IX Insolences


A l’heure du repas, les hôtes du monastère qui n’avaient pas choisi de dîner tranquillement dans leur chambre se retrouvaient, regroupés par affinités, autour des tables en bois du réfectoire. Sorciers et Apprentis allaient se servir à leur gré, et autant de fois qu’ils le souhaitaient, à un comptoir, sur lequel le maître cuisinier déposait des plats variés, et de qualité tout aussi variable Bertram et Guillemot étaient assis à la même table, en compagnie d’un Sorcier originaire de l’autre bout du Pays d’Ys. Il était venu montrer Gifdu à son Apprenti qui ouvrait continuellement des yeux ronds.

Après avoir avalé une portion entière de poulet aux petits pois, Bertram se pencha vers Guillemot :

– Tu vas voir ce que tu vas voir…

Il invoqua dans un Mudra discret Laukaz, le Graphème en forme de crochet utilisé dans tous les processus de croissance, et le dirigea sur la chaise de l’intendant général de Gifdu, un homme grand, barbu, et à l’air sévère. Aussitôt, le siège s’allongea d’un mètre de haut, élevant le Sorcier au-dessus de la table.

– Qui a fait ça ? Qui a fait ça ? hurla l’intendant tandis que ses voisins de table l’aidaient à descendre en se retenant d’éclater de rire.

Bertram se contenta de baisser la tête, un sourire ironique accroché aux lèvres. En face de lui, le Sorcier de province et son Apprenti n’avaient d’yeux que pour l’homme barbu furieux.

« Ce n’est pas croyable, pensa Guillemot, sidéré. Il a la maturité d’un Apprenti en début de cycle ! Comment Gérald a-t-il permis qu’il devienne Sorcier ? »

– C’est pour me venger de toutes les brimades que ce vieil hibou m’a fait subir, expliqua Bertram à l’oreille de Guillemot. Allez, viens, on ne va pas moisir ici…

Guillemot hésita un instant, mais en voyant le mauvais regard que jetait sur lui l’intendant général, il s’empressa d’emboîter le pas au jeune Sorcier. Depuis l’épisode de la fausse Pierre Bavarde qu’il avait fabriqué avec du papier mâché et qui avait provoqué l’errance d’une colonne d’Apprentis dans les buanderies du sous-sol, il était devenu la bête noire de l’intendant général !

– Je croyais qu’on n’avait pas le droit d’user de magie contre d’autres Sorciers, s’étonna Guillemot dès qu’ils se furent éloignés.

– Obéir au doigt et à l’œil n’est pas très amusant, bougonna Bertram en rejetant ses cheveux en arrière d’un mouvement de tête. D’ailleurs, si ce qu’on raconte est vrai, tu es mal placé pour me faire la morale !

Guillemot hésita avant de répondre. Lui-même, se dit-il, n’était qu’un Apprenti, alors que Bertram était, officiellement du moins, un véritable Sorcier. Un jeune Sorcier, encore en formation certes, mais cela suffisait à faire la différence ! Il garda ses réflexions pour lui et se rangea aux arguments de Bertram.

– Tu as raison. Mais quand même, ce pauvre Intendant...

– Il n’en mourra pas ! Et puis il l’avait mérité. Assez parlé de ça, suis-moi : je vais t’emmener voir quelque chose de vraiment passionnant !

– Ah oui ? Et quoi ?

– Tu es trop curieux. Tu verras bien.

Ils marchèrent un moment dans les couloirs, Bertram roulant des épaules et Guillemot, comme à l’accoutumée, plongé dans ses pensées. Quelque chose chez Bertram intriguait Guillemot. C’était son accent, qui ne ressemblait à rien de connu à Ys. L’Apprenti se décida à lui poser franchement la question.

– Dis, Bertram, tu es d’où, à Ys ?

Bertram hésita une fraction de seconde puis répondit :

– D’un trou perdu, comme toi. Il n’y a que des trous perdus, à Ys. Enfin, il paraît que ça s’appelle des villages…

– Tu cherches à esquiver. Je t’ai déjà dit que ça ne marche pas avec moi…

– Je viens du hameau de Jaggar, dans les Montagnes Dorées. Voilà, tu es content ?

Bertram avait pressé son allure, l’air contrarié.

Guillemot se mordit les lèvres. C’était le hameau de Jaggar qui avait été décimé, quelques années plus tôt, par les troupes de l’Ombre, peu avant que les Chevaliers du Vent ne repoussent les Orks et leur maître dans les ténèbres du Monde Incertain d’où ils étaient sortis ! Bertram possédait très certainement des parents et des amis parmi les morts retrouvés entassés sur la route…

« Bravo Guillemot, se dit-il en lui-même. Tu n’en rates pas une ! »

Il se rapprocha du jeune Sorcier.

– Hum… excuse-moi Bertram. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû…

– Non, laisse tomber. Tu n’y peux rien et moi non plus.

Bertram retrouva bientôt sa superbe et afficha de nouveau son air exaspérant. Guillemot fut plutôt content de le voir redevenir lui-même. Soudain, Bertram lui fit signe de se taire. Ils s’approchèrent silencieusement d’une porte entrebâillée qui donnait sur une grande salle.

A l’intérieur, Qadehar et les Sorciers choisis pour mener l’attaque contre l’Ombre enchaînaient inlassablement des postures et des gestes.

– Qu’est-ce qu’ils font ? demanda Guillemot, intéressé au plus haut point par la scène qui se déroulait devant ses yeux.

– Ils s’entraînent à apprivoiser les Graphèmes du Monde Incertain. Nos Graphèmes fonctionnent différemment là-bas…

– Oui, je sais, coupa Guillemot. Moi, en projetant Thursaz, j’y ai défait un nœud tellurique !

Bertram observa l’Apprenti avec un intérêt manifeste.

– Gérald m’a dit que tu possédais l’Ônd le plus puissant qu’il avait jamais vu.

– C’est aussi ce que m’a dit Maître Qadehar, ajouta modestement Guillemot. Tu sais, je n’y suis pas pour grand-chose ! Il paraît que je suis né avec.

– Tudieu, quelle chance ! Si j’avais seulement la moitié de ta force magique, je serais, avec mes talents, le Sorcier le plus puissant de la Guilde !

Guillemot resta estomaqué par l’aplomb qu’affichait son ami. « Quel présomptueux ! » songea-t-il. Si l’impertinence de Bertram l’amusait, sa suffisance l’agaçait.

– L’orgueil peut être un vilain défaut, finit-il par dire.

– Ce n’est pas de l’orgueil, c’est la vérité ! s’insurgea Bertram. Je suis un Sorcier assez brillant, il faut me croire !

– Faire pousser une chaise dans un réfectoire n’est pas un exploit bien grand, objecta Guillemot. Écoute, Bertram : je veux bien rester ton ami, mais à condition que tu abandonnes tes vantardises. Crois-moi sur parole : c’est très dangereux d’oublier que Prudence…

–… et Humilité sont les maîtres mots du Sorcier ! Arrête un peu, tu veux ? Je croirais entendre mon Maître !

– Tu l’as peut-être entendu, mais tu ne l’as pas assez écouté, rétorqua Guillemot. Si tu avais vécu ce que j’ai vécu, tu penserais comme moi. On ne rigole pas avec le Wyrd !

Cette fois, Bertram ne trouva rien à répondre. Il considéra Guillemot qui lui faisait face, les poings sur les hanches, tremblant d’émotion, et il se sentit brusquement tout petit devant cet Apprenti qui possédait la maturité d’un Mage. Ce garçon avait dû vivre des choses terribles ! Des choses qui l’avaient obligé à grandir trop vite…

– D’accord, admit le jeune Sorcier. Tu as raison. Il y a des choses dont on ne doit pas se moquer.

Un sourire vint éclairer le visage de Guillemot.

– Ce n’est pas tout à fait ça, précisa-t-il en faisant un clin d’œil à Bertram. On peut se moquer de tout, mais on ne doit rien mépriser.

A cet instant, Qadehar s’aperçut de leur présence derrière la porte et mit un terme à leur échange philosophique en les expédiant dans leur chambre, d’un ton qui n’admettait aucune réplique. L’Apprenti et le trop jeune Sorcier filèrent sans mot dire.

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