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Cornucopia, le satellite de recherches de Kyocera-Merck, se trouvait tout près de Valparaiso Nuevo, l’affaire de deux cents kilomètres. C’était l’un des points brillants parmi la multitude qui dansait dans l’espace, à proximité du L-5, l’une des innombrables méduses scintillant dans l’océan de ténèbres.

Farkas devait se rendre à Cornucopia pour recevoir les détails de sa prochaine mission ; de toute façon, il tenait à avoir une chance de s’entretenir avec le docteur Wu avant de quitter la zone des satellites. On le laisserait bien avoir une petite conversation avec Wu ; on lui devait bien cela. Mais, pour mettre toutes les chances de son côté, Farkas donna un caractère officiel à sa demande, comme s’il voulait apprendre de la bouche de Wu quelque chose qu’un autre service de K.M. lui avait demandé de découvrir. Les résultats seraient certainement meilleurs que s’il se contentait de solliciter une faveur personnelle.

Il attendit deux jours à Valparaiso Nuevo, pour leur laisser le temps d’installer correctement les nouvelles recrues. Puis il prit un billet pour Cornucopia, sur la navette de midi qui faisait quotidiennement la tournée des satellites habités circonvoisins.

Il n’y avait même pas à s’embarrasser d’un visa : accès limité au personnel autorisé. Pas question d’acquérir un billet à destination de Cornucopia sans motif légitime, d’ordre professionnel, et d’y être attendu. Même dans ces conditions, l’autorisation de quitter la navette n’était accordée à l’arrivée qu’après vérification de la liste des passagers et avec le consentement formel des autorités locales.

Un comité d’accueil attendait Farkas sur l’aire d’atterrissage : un petit homme et une grande femme. Pour Farkas, l’homme se présentait comme une suite de spirales jaunes disposées autour d’un cône vert renversé ; la femme avait la forme d’un grand pan vertical de tissu bleu, à la texture souple. Farkas ne comprit pas bien leur nom, mais cela n’avait pas d’importance. L’homme occupait un poste dans le domaine technique, de toute évidence pas très élevé ; la femme se présenta comme un cadre administratif Échelon Vingt. Farkas avait appris depuis longtemps que nul ne se donnait la peine de retenir le nom d’un Échelon Vingt.

— Un ordre de mission vous attend, monsieur Farkas, annonça sans préambule l’Échelon Dix. Il se trouve dans votre casier de logistique. Vous y avez accès de votre espace d’hébergement.

Elle semblait retenir difficilement un mouvement de recul devant l’étrangeté de ce visage.

— Merci, dit Farkas. J’ai également demandé un entretien avec le docteur Wu. Avez-vous des renseignements à ce sujet ?

L’Échelon Vingt tourna un regard hésitant vers le technicien.

— Paolo ?

— Affirmatif. Le sujet Wu doit être mis à la disposition de l’Expéditeur Farkas pour une entrevue, à la demande de ce dernier.

— Très bien, dit Farkas. J’en fais la demande. Sur-le-champ.

L’Échelon Vingt parut perturbé par tant de promptitude.

— Vous désirez voir le docteur Wu sur-le-champ ? Avant même d’être conduit dans votre chambre ?

— Oui, répondit-il. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Bien sûr, fit l’Échelon Vingt. Pas de problème, monsieur Farkas. Elle est dans un dortoir de sécurité et il me faudra faire une notification de visite. Mais c’est l’affaire d’une minute.

Elle, se dit Farkas. Bien sûr, pour ces gens-là, Wu était une femme. Il comprit qu’il lui faudrait reprogrammer la manière dont il pensait au chirurgien, afin d’éviter toute confusion.

L’Échelon Vingt s’était éloigné de quelques pas et s’affairait à entrer des codes sur un terminal. Il fallut un peu plus longtemps qu’elle ne l’avait affirmé pour voir Wu. Il y avait à l’évidence des complications. Mais elle arriva à ses fins.

— Si vous voulez bien me suivre, monsieur Farkas…

Cornucopia était très différente de Valparaiso Nuevo : austère, fonctionnelle, une structure purement industrielle, assemblage de traverses, de poutrelles et autres pièces de charpente nues. Même avec la vision aveugle, Farkas vit et perçut immédiatement la différence. Pas de fontaines sur Cornucopia, pas de cascades, pas de végétation luxuriante, pas de bananiers, juste le gros matériel austère de la Compagnie. Toutes sortes de recherches s’y poursuivaient. Il était plus économique de construire un satellite dans l’espace que d’essayer d’aménager sur la Terre un laboratoire d’une propreté satisfaisante. La pureté de l’air et de l’eau était indispensable à la recherche scientifique. Et il ne fallait pas oublier l’avantage de la pesanteur variable existant à bord d’un satellite, très utile, d’après ce que Farkas avait entendu dire, dans certains domaines de recherches.

Paolo et l’Échelon Vingt le guidèrent dans une enfilade de portes verrouillées et de couloirs voûtés jusqu’à ce qu’ils débouchent dans une sorte de vestibule gardé par un androïde qui demanda à Farkas une goutte de sang afin de comparer l’empreinte de son sérum avec celle du fichier de la Compagnie, apparemment pour s’assurer qu’il était bien celui qu’il prétendait être et non un imposteur qui se serait fait enlever les yeux pour pouvoir entrer là où il n’avait rien à faire. L’androïde se contrefichait de l’invraisemblance de la chose et que Farkas fût un Échelon Neuf, avec tout le prestige attaché à ce grade. Il avait ses ordres.

— Votre doigt, monsieur, je vous prie.

Soit, se dit Farkas en tendant obligeamment son index. Il avait l’habitude de donner des gouttes de sang à cette fin d’identification. Le mode habituel de vérification de l’identité de la Compagnie était l’examen par scanner de l’empreinte rétinienne, mais il était difficile de l’utiliser dans son cas.

L’androïde préleva sa goutte avec brusquerie et efficacité, puis la plaça sous un scanner.

— Identité confirmée, annonça l’androïde après quelques instants. Vous pouvez entrer, Expéditeur Farkas.

Wu était retenu dans un local à l’aspect un peu plus luxueux qu’une cellule et un peu moins confortable qu’une chambre d’hôtel. Quand Farkas entra dans la pièce, Wu ne bougea pas et demeura assis au bureau placé contre le mur du fond.

Farkas se retourna vers l’Échelon Vingt qui se tenait juste derrière lui, le technicien Paolo à ses côtés.

— J’aimerais m’entretenir en privé avec le docteur Wu.

— Désolée, Expéditeur Farkas. Vous n’êtes pas autorisé à avoir un entretien particulier.

— Vraiment ?

— Nous avons pour consigne d’être présents pendant l’entretien. Je regrette, Expéditeur Farkas.

— Je n’ai pas l’intention de l’assassiner, vous savez.

— Si vous le souhaitez, nous pouvons faire une demande officielle pour obtenir une modification exceptionnelle de nos instructions, mais cela risque de prendre…

— Ce n’est pas la peine, fit Farkas.

Aucune importance. Ils peuvent bien écouter…

— Ravi de vous revoir, docteur, ajouta-t-il, se tournant vers Wu.

— Que voulez-vous de moi ? demanda Wu, qui n’avait pas l’air particulièrement enchanté.

— Ce n’est qu’une visite. Une visite de politesse. J’ai demandé l’autorisation d’avoir une petite conversation avec vous.

— Je vous en prie ! Je suis employé par Kyocera-Merck maintenant et j’ai le droit de ne pas être dérangé pendant mes heures de repos.

Farkas s’installa sur une sorte de canapé bas, près du bureau.

— Je crains qu’il ne vous soit pas loisible de refuser, docteur, répliqua-t-il d’une voix douce. J’ai demandé cet entretien et on a accédé à ma requête. Mais je tiens à ce que ce soit une visite amicale.

— Amicale ?

— Absolument. Et je suis sincère. Nous ne sommes pas ennemis ; comme vous l’avez dit, nous sommes tous deux employés par Kyocera-Merck.

— Que voulez-vous de moi ? demanda de nouveau Wu.

— Je vous le répète, c’est une visite de politesse. Oublions le passé. Comprenez-vous ce que je dis ?

Wu garda le silence.

— Alors, reprit Farkas, comment trouvez-vous votre nouveau logement ? Tout est à votre convenance ? Que pensez-vous du laboratoire que l’on vous aménage ?

— Le logement est tel que vous le voyez. J’ai vécu dans des conditions moins confortables, mais aussi dans de bien meilleures. Quant au laboratoire, il est fort bien équipé. Une grande partie du matériel m’est absolument inconnu.

Wu parlait d’une voix monocorde, morne, éteinte, comme si cela lui eût coûté de moduler aussi peu que ce fût.

— Vous apprendrez à vous en servir, dit Farkas.

— Peut-être. Peut-être pas. Mes connaissances dans ce domaine de recherches sont périmées depuis des années, des décennies même. Rien ne garantit que je sois à la hauteur de ce que la Compagnie attend de moi.

— Peu importe, riposta Farkas. Vous êtes là et vous y serez dorloté jusqu’à ce que vous ayez accompli quelque chose de marquant ou que la Compagnie ne décide que vous ne lui êtes d’aucune utilité. J’ai l’intuition qu’en vous familiarisant avec ce nouveau matériel vous serez enthousiasmé par les progrès accomplis dans votre spécialité depuis votre départ et qu’il ne vous faudra pas longtemps pour réapprendre ce que vous avez oublié et assimiler les nouvelles découvertes. Après tout, docteur, que risquez-vous ? Vos travaux seront effectués dans la plus stricte légalité.

— Mes travaux ont toujours été effectués dans la plus stricte légalité, répliqua Wu du même ton morne et mécanique.

— Ah ! nous y voilà ! C’est de cela que je voulais vous parler.

Wu garda le silence.

— Vous est-il jamais venu à l’esprit, poursuivit Farkas, que vos sujets d’expérience, dans votre laboratoire de Tachkent, ne tenaient pas véritablement à ce que leur matériel génétique soit modifié ?

— Rien ne m’oblige à parler de ça. Vous avez dit vous même que le passé était oublié.

— Rien ne vous y oblige, c’est vrai, mais j’aimerais que vous le fassiez. Je n’ai aucun désir de vengeance, mais j’éprouve une certaine curiosité. Une très forte curiosité, je l’avoue, de certaines choses que vous pourriez m’apprendre sur vous-même.

— Pourquoi devrais-je vous répondre ?

— Parce que vous m’avez fait quelque chose de monstrueux, répondit Farkas d’une voix toujours calme, mais qui, pour la première fois, se faisait plus sèche, cinglante comme un coup de fouet. Cela me donne le droit, pour le moins, d’entendre des réponses de votre bouche. Dites-moi quelque chose, par simple compassion humaine. Vous êtes humain, docteur Wu, je ne me trompe pas ? Vous n’êtes pas seulement une sorte de créature sans âme, une manière d’androïde doué d’intelligence ?

— Vous me tuerez, n’est-ce pas, quand mon travail sur ce satellite sera terminé ?

— Vous croyez ? Je n’en sais rien. Je ne vois pas ce que cela pourrait m’apporter et ce serait une attitude bien mesquine. Mais, bien sûr, si jamais vous souhaitez que je vous tue…

— Non. Non.

— Vous savez, poursuivit Farkas en souriant, si j’avais vraiment voulu vous tuer, docteur, je l’aurais fait à Valparaiso Nuevo. Je ne suis pas inféodé à Kyocera-Merck au point de faire passer aveuglément les intérêts de la Compagnie avant les miens. Il est donc évident que je n’ai vu aucune raison de vous tuer quand j’en ai eu l’occasion. Je me suis contenté de remplir la mission pour laquelle on m’avait envoyé à Valparaiso Nuevo, à savoir vous amener à Cornucopia afin que vous puissiez mener à bien, pour le compte de la Compagnie, certaines recherches pour lesquelles vous aviez des compétences hors du commun.

— Bon, vous avez fait votre boulot. C’est très important, pour vous, de bien faire votre boulot. Mais, quand la Compagnie n’aura plus besoin de moi, vous me tuerez. Je le sais, Farkas. Pourquoi devrais-je parler avec vous ?

— Pour me donner des raisons de ne pas vous tuer quand la Compagnie n’aura plus besoin de vos services.

— Comment pourrais-je faire cela ?

— Eh bien, répondit Farkas, nous pouvons toujours essayer. Si je parvenais à comprendre un peu mieux votre point de vue, je serais un peu plus porté à la clémence. Par exemple, pendant vos expériences sur les fœtus, à Tachkent, que ressentiez-vous exactement au fond de vous-même, dans votre cœur, à propos de la nature de vos travaux ?

— Tout cela est si loin.

— Oui, près de quarante ans. Certains de ces fœtus sont devenus depuis des hommes, des adultes privés d’yeux. Mais vous devez avoir conservé quelques souvenirs. Dites-moi, docteur, avez-vous eu la moindre hésitation, le plus petit scrupule d’ordre moral avant de commencer à me charcuter dans le ventre de ma mère ? Un mouvement de répulsion sur le plan de l’éthique ? Ou de pitié, qui sait ?

— Je n’ai rien ressenti d’autre qu’une intense curiosité scientifique, répondit Wu, imperturbable. Je cherchais à apprendre des choses dont la découverte paraissait importante. C’est en se faisant la main que l’on apprend.

— Et en utilisant des victimes humaines.

— Des sujets humains, oui. C’était nécessaire : le génome de notre espèce est différent de celui des animaux.

— Certainement pas ! Ce n’est pas vrai ! Ou en partie seulement. En pratiquant vos expériences sur des fœtus de chimpanzés, vous auriez pu travailler sur un lot de gènes très voisin du nôtre. Vous le savez bien, docteur !

— Avec cette différence que des chimpanzés n’auraient pas été en mesure de nous décrire la nature des perceptions élargies auxquelles la vision aveugle permet d’accéder.

— Je vois. Pour cela, il vous fallait des humains.

— Absolument.

— Et vous aviez à votre disposition à Tachkent un stock de cobayes humains, grâce au chaos engendré par le Démembrement. Des humains pas encore nés, convenant à l’expérimentation génétique. Votre intense curiosité scientifique pouvait donc être assouvie et vous en étiez très heureux. Cependant, le souci de l’éthique médicale aurait pu vous pousser à demander aux mères des fœtus l’autorisation d’opérer. La mienne, par exemple, non seulement n’a jamais donné son accord, mais était de nationalité étrangère et bénéficiait de l’immunité diplomatique. Et pourtant…

— Que voulez-vous que je dise ? s’écria Wu. Que je vous ai fait subir quelque chose d’abominable ? Eh bien, oui ! Oui ! Je le reconnais. J’ai fait quelque chose d’abominable. J’ai profité d’une population sans défense, en temps de guerre. Vous voulez me faire dire que je suis un être malfaisant ? Que j’éprouve du remords ? Que j’accepte de mourir de votre main pour le crime commis contre vous ? Je reconnais que je suis malfaisant. Je suis bourrelé de remords. J’ai un affreux sentiment de culpabilité et je sais que je mérite un juste châtiment. Qu’attendez-vous ? Tuez-moi tout de suite ! Allez-y, Farkas, tordez-moi donc le cou et qu’on en finisse !

— Monsieur Farkas, glissa d’un ton embarrassé l’Échelon Vingt, debout près de la porte, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de poursuivre cette conversation. Il vaudrait peut-être mieux partir. Je peux vous conduire à votre chambre et…

— Encore une minute, dit Farkas en se retournant vers Wu qui s’était replongé dans un silence renfrogné.

— Vous ne pensez pas un mot de ce que vous venez de dire, n’est-ce pas ? Vous continuez aujourd’hui encore à croire que ce vous avez fait à Tachkent, à moi et à d’autres, est parfaitement justifiable au nom de la science toute-puissante et vous n’éprouvez pas l’ombre d’un remords. N’est-ce pas, docteur ?

— En effet, répondit Wu. Si c’était à refaire, je le referais.

— C’est bien ce que je pensais.

— Vous avez donc obtenu confirmation de ce que vous saviez déjà. Et maintenant, allez-vous me tuer ? Je crains que cela ne déplaise à vos employeurs.

— Non, répondit Farkas, je ne vais pas vous tuer, ni maintenant ni plus tard. J’avais seulement besoin d’entendre de votre bouche ce que vous venez de reconnaître. Mais il y a encore une chose que je veux vous entendre dire : retiriez-vous du plaisir de ce que vous faisiez ?

— Du plaisir ? répéta Wu, l’air totalement dérouté. Je ne faisais pas ça pour le plaisir. Le concept de plaisir m’était totalement étranger. Cela faisait partie de mes recherches, comprenez-vous ? Si je l’ai fait, c’est parce que je devais savoir si cela pouvait être fait. Mais sans qu’il soit question de plaisir ; ce mot est totalement déplacé.

— Le pur technicien s’adonnant à la recherche objective de la vérité.

— Rien ne m’oblige à supporter vos sarcasmes. Je vais demander de vous faire sortir.

— Mais je ne me moque pas de vous, rétorqua Farkas. Vous êtes un homme d’une grande intégrité, n’est-ce pas, docteur ? Si l’on définit ce mot comme la qualité de ce qui est parfaitement cohérent, une substance sans mélange, formant un tout. Vous êtes entièrement, totalement ce que vous êtes. C’est bien. Je vous comprends beaucoup mieux maintenant.

Wu demeura rigoureusement immobile ; il paraissait à peine respirer. Un cube luisant de métal noir monté sur un socle pyramidal de la couleur du cuivre.

— Il n’y avait pas la moindre dimension affective dans ce que vous m’avez fait. Vous n’en avez éprouvé aucune joie sadique. Comme vous l’avez dit, il y avait quelque chose à découvrir et vous avez simplement fait ce qu’il fallait pour obtenir vos réponses. Il n’y a donc aucune raison pour moi d’en faire une affaire personnelle. C’est bien cela ? À vos yeux, je n’ai jamais existé en tant que personne humaine ; je n’étais qu’une hypothèse pour vous. Un problème d’algèbre biologique, un défi intellectuel abstrait. Vouloir me venger de quelqu’un comme vous serait comme chercher à se venger d’un ouragan, d’un tremblement de terre, d’un glissement de terrain, de toute force impersonnelle de la nature. Ces catastrophes se produisent simplement, avec toutes leurs conséquences, mais il n’y a rien de personnel dans leur action et aucune raison d’être furieux d’en avoir été la victime. Mais on ne pardonne pas non plus à un ouragan, n’est-ce pas ? Le souvenir de ce qui s’est passé ne quitte jamais la victime. Pourtant, tout ce qu’elle peut faire, c’est reprendre ses esprits, se secouer, se dire qu’elle a eu la malchance d’être au mauvais endroit au mauvais moment et se remettre à vivre.

C’était peut-être le plus long discours que Farkas eût jamais prononcé. Il l’acheva d’une voix saccadée, à peine audible ; et il n’avait qu’une seule envie, s’en aller et se coucher.

Wu le regardait toujours du même air pétrifié. Farkas se demanda s’il comprenait. S’il éprouvait quelque chose.

— Très bien, fit-il, se tournant vers l’Échelon Vingt. J’ai terminé. Vous pouvez me conduire à ma chambre.


La chambre, une sorte de box de trois mètres de long sur une hauteur d’un mètre cinquante, laissait à peine la place de s’étendre et d’écarter les bras. Mais il n’avait pas envie d’autre chose dans l’immédiat.

Un signal lumineux clignotait, indiquant qu’un message codé l’attendait dans le compartiment des messages. Il en prit connaissance et découvrit qu’on le renvoyait illico à Valparaiso Nuevo. Pour enquêter sur des rumeurs de coup d’État, un complot visant à renverser le Generalissimo Callaghan.

Pas un mot à quiconque, précisait-on dans les instructions. Promenez-vous un peu partout, tendez l’oreille et informez-nous de ce qui se passe, s’il se passe quelque chose.

Le message ne mentionnait aucune source à l’origine de cette rumeur. La plus probable était le colonel Olmo qui, il ne fallait pas l’oublier, était l’homme de confiance de Kyocera-Merck à Valparaiso Nuevo. Mais pourquoi, dans ce cas, la Compagnie ne lui avait-elle pas ordonné, pour commencer, de prendre contact avec le colonel ? Ne faisait-elle plus confiance à Olmo, les rumeurs de coup d’État provenaient-elles d’une autre source ou bien tout simplement la main droite se fichait-elle éperdument de ce que faisait la gauche ? En tout cas, la théorie d’Olmo selon laquelle la Compagnie trempait dans le complot ne semblait guère avoir de fondement. Kyocera-Merck ne paraissait pas en savoir plus long que lui.

Le plus vraisemblable, conclut Farkas, c’est qu’il n’y avait pas de complot du tout, qu’il ne s’agissait que d’un nuage de désinformation répandu autour du système. Sinon, il existait bel et bien un projet ourdi en Californie du Sud par une poignée de conspirateurs qui, comme on l’avait dit à Olmo, n’étaient aucunement liés à une mégafirme. Possible, après tout. Une entreprise téméraire, mais qui, si elle était couronnée de succès, pouvait rapporter des milliards.


Farkas reprit la navette du matin à destination de Valparaiso Nuevo. Une nuée de courriers empressés s’agglutina autour de lui, dès son arrivée, mais il repoussa gentiment leurs offres de service et se rendit seul à l’hôtel San Bernardito, à Cajamarca, où il eut la chance de retrouver la chambre libérée la veille. Il aimait la vue de cette chambre qui s’ouvrait sur les étoiles. Et l’intensité de la pesanteur égale à celle de la Terre dont bénéficiait Cajamarca était très agréable pour sa musculature de Terrien.

Après une longue douche, il sortit flâner dans les rues.

Il se plaisait de plus en plus dans cet endroit et s’était bien habitué à son atmosphère. Tout cet air pur et vif, riche en oxygène qui, à chaque inspiration, donnait un coup de fouet. On pouvait s’enivrer avec cet air-là. Il l’aspirait à pleins poumons, s’amusait avec lui, essayait de l’analyser avec ses alvéoles, isolant chaque molécule de gaz carbonique, d’azote et d’oxygène.

Il avait conscience que cela pouvait rapidement devenir dangereux. Il ne serait pas facile, en revenant sur la Terre, de retrouver son air vicié et toxique. De reprendre l’existence d’un de ces dinkos qui se roulent dans la fange et respirent de la merde, comme le disaient les habitants des L-5 de ceux qui étaient condamnés à finir leurs jours sur la pauvre planète mère. Mais, dans l’immédiat, personne ne semblait pressé de le voir regagner la Terre.

Tant mieux. C’était une bonne chose. Qu’il prenne son temps, qu’il s’amuse, qu’il profite de ces petites vacances dans le cosmos. Qu’il mène une enquête minutieuse sur le prétendu complot contre le gouvernement du Generalissimo Callaghan.

Il connaissait un café très agréable à la limite extérieure de Cajamarca, pas loin de l’hôtel. Il était juste sous l’une des baies du bouclier, avec, cet après-midi-là, une vue extraordinaire sur la Terre et la Lune. Farkas choisit une table en terrasse, commanda un brandy et s’enfonça dans son siège pour siroter son verre. L’un des conspirateurs allait peut-être s’approcher de lui et proposer de lui vendre des renseignements utiles.

Bien sûr. Pourquoi pas ?

Il continua à déguster son brandy. Il attendit tranquillement. Personne ne proposa de lui vendre quoi que ce fût. Au bout d’un moment, il regagna sa chambre d’hôtel et mit de la musique douce. Il fit les subtils réglages mentaux qui équivalaient pour lui à fermer les yeux. Les derniers jours avaient été très chargés et il se sentait fatigué. Un peu de repos s’impose, se dit-il. Oui, oui. Assurément, un peu de repos s’impose.

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