La fenêtre de la chambre de Carpenter, au trentième étage du Manito, un vieil hôtel crasseux du centre de Spokane, était orientée plein est. Pendant les dix-huit mois qu’il y avait passés, il n’avait jamais opacifié les vitres. Tous les matins, la lumière éclatante du soleil levant qui amorçait avec majesté son terrible trajet quotidien au-dessus de la surface érodée du continent nord-américain lui servait de réveil à travers le verre blanc.
Ces temps-ci, Carpenter gagnait sa vie comme prévisionniste météo dans cette région agricole désolée, frappée par la sécheresse. Son boulot consistait à évaluer les chances des fermiers qui jouaient leurs moyens d’existence en essayant de deviner quand les prochaines pluies d’orage tomberaient sur l’est de l’État de Washington. Dans un mois, dans un an ou encore plus tard. L’intérieur de l’État, situé entre la zone agricole fertile et humide du sud du Canada et les terres stériles et arides du nord-ouest des États-Unis, était juste à la limite. Les précipitations y étaient très aléatoires. Tantôt il pleuvait et les fermiers s’engraissaient ; tantôt la zone des pluies s’éloignait vers le nord et l’est, et ils étaient tous condamnés. Ils comptaient sur Carpenter pour leur prédire plusieurs semaines, voire plusieurs mois à l’avance comment les choses se passeraient pour eux, saison après saison. Il était le devin, il était leur aruspice.
Il avait déjà été beaucoup d’autres choses. Avant qu’on lui confie ce poste à la météo, il avait été expéditeur de fret sur une des navettes L-5 de Samurai Industries. Avant cela, transporteur, et encore avant… Tiens, il commençait à oublier. En bon Salarié, Carpenter acceptait tous les postes auxquels il était affecté et faisait en sorte de maîtriser les connaissances exigées.
Un jour prochain, s’il se tenait à carreau, il s’installerait dans le fauteuil d’un bureau d’angle, tout en haut de la pyramide Samurai, à New Tokyo, à Manitoba. C’est là que le siège de Samurai avait été établi, alors que le Niveau Un du gigantesque combinat Kyocera-Merck, le principal concurrent de Samurai, se trouvait à New Kyoto, au Chili. New Tokyo, New Kyoto, c’était du pareil au même ; deux lettres étaient simplement interverties. Ce qui importait, c’était d’entrer au siège. L’essentiel était d’être accepté dans le giron des Japs, de devenir un type du siège, de faire partie de leurs cadres choyés. Quand on y entrait, c’était pour la vie. En termes de vues idéalistes, ce n’était pas une ambition très grisante, mais il ne pouvait espérer mieux. Carpenter savait qu’il n’y avait pas d’autre solution que de jouer le jeu de la Compagnie.
Ce jour-là, à 6 h 30 du matin, la lumière du soleil inondait déjà la chambre et Carpenter commençait à se réveiller quand le bourdonnement du communicateur de la Compagnie retentit. Le viseur placé en face du lit s’alluma et une voix de contralto familière se fit entendre.
— Debout, Salarié Carpenter ! Lève-toi et chante avec moi l’hymne de Samurai Industries ! Nous avons le cœur pur, nous avons l’esprit loyal. Nos pensées, toutes nos pensées vont à toi, chère Compagniiie !… Ai-je appelé trop tôt. Salarié Carpenter ? La matinée est déjà bien avancée sur la côte Ouest, non ? Es-tu réveillé ? Es-tu seul ? Allume ton visuel, Salarié Carpenter ! Montre-moi ton sourire éclatant. C’est ta Jeanne chérie qui te le demande !
— Par pitié, attends un peu ! marmonna Carpenter. Mon cerveau ne s’est pas encore mis en route.
Les paupières plissées, il regarda le viseur et découvrit les yeux noirs et le visage d’Eurasienne, large et carré, de Jeanne Gabel. Avec quelques légères modifications de la mâchoire et des pommettes, ce visage aurait pu être celui d’un homme. Carpenter et Jeanne avaient été très amis, jamais amants, à l’époque où ils travaillaient dans les mêmes bureaux de Samurai, à Saint Louis. Cela remontait à quatre ans. Elle était maintenant à Paris et lui à Spokane ; la Compagnie aimait faire tourner le personnel. Ils s’appelaient de temps en temps.
Il alluma son visuel, lui montrant la chambre miteuse, le lit défait et ses yeux chassieux.
— Des ennuis ? demanda-t-il.
— Rien de particulier. Mais j’ai des nouvelles.
— Bonnes ou mauvaises ?
— Ça dépend de la manière dont tu vois les choses. J’ai une proposition à te faire. Mais va d’abord faire un brin de toilette ; brosse-toi les dents et donne-toi un coup de peigne. Tu sais que tu es dans un état épouvantable ?
— C’est toi qui m’appelles au petit matin, c’est toi qui me demandes d’allumer le visuel !
— C’est déjà la fin de la journée à Paris. J’ai attendu aussi longtemps que possible. Allez, va te laver ! Je t’attends.
— Alors, tourne la tête. Je n’ai pas une tenue décente.
— D’accord, fit-elle en souriant, sans le quitter des yeux dans le viseur.
Avec un haussement d’épaules, Carpenter sortit de son lit dans le plus simple appareil. Après tout, se dit-il, elle peut bien se rincer l’œil, si elle en a envie. Cela lui fera peut-être du bien. À l’approche de la quarantaine, encore mince, les cheveux blonds mi-longs, la barbe châtain, il était puérilement fier de son corps : muscles longs, ventre plat, fesses fermes. Il traversa la pièce d’une démarche souple en direction du coin-toilette et avança la tête sous le purificateur à ultrasons. L’instrument se mit à vibrer en ronronnant.
En un instant, il se sentit propre, bien réveillé ou presque. L’injecteur d’Écran était posé sur la tablette des W.C. Il le prit et se fit son injection matinale, machinalement, sans même y penser. On se levait, on se nettoyait, on pissait et on se faisait l’injection d’Écran : le même rituel quotidien pour tout le monde. Le soleil était en embuscade dans le ciel implacable, d’un blanc vaporeux, et il n’était pas question d’affronter sa merveilleuse férocité sans avoir renouvelé l’armure cutanée destinée à repousser ses assauts furieux.
Carpenter enroula une serviette autour de sa taille et se retourna vers le viseur. Jeanne le regardait d’un air bienveillant.
— Je préfère ça, dit-elle.
— Bon, bon, fit-il. Tu as dit que tu avais quelque chose à me proposer ?
— C’est possible ; cela dépend de toi. La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu m’as dit que tu allais devenir fou si tu restais à Spokane et que tu n’avais qu’une hâte, recevoir une nouvelle affectation. Alors, Paul, qu’en dis-tu ? Une mutation, loin de Spokane, cela t’intéresse toujours ?
— Quoi ? Bien sûr que je suis partant !
Son pouls commença à s’accélérer. Il détestait Spokane et son boulot de météorologue dans ce coin paumé et désolé lui apparaissait de plus en plus comme un énorme détour dans sa vie.
— Je peux te faire quitter ce trou si tu en as envie. Que dirais-tu de devenir capitaine au long cours ?
— Capitaine au long cours ? répéta Carpenter d’une voix sans expression.
Elle l’avait pris au dépourvu. Il ne s’attendait certes pas à une proposition de ce genre. C’était comme si elle lui avait demandé s’il aimerait devenir un hippopotame.
Il se demanda si Jeanne pouvait lui monter un bateau, juste pour rigoler. Il était beaucoup trop tôt pour qu’il trouve la blague amusante. Mais, non, cela ne lui ressemblait pas.
— Tu parles sérieusement ? Tu veux dire en travaillant pour Samurai ?
— Bien sûr, pour Samurai. Je ne peux rien pour ce qui est de ta carrière, mais je peux t’obtenir une mutation, si cela te tente. Le Tonopah Maru, un remorqueur d’icebergs prêt à appareiller de San Francisco, a besoin d’un officier pour le commander, Salarié Échelon Onze. C’est arrivé ce matin au service du personnel. Tu es bien un Échelon Onze, Paul ?
Carpenter ne voulait pas paraître ingrat. Il l’aimait beaucoup et elle prenait soin de ses intérêts. Mais il était vraiment pris de court par cette proposition.
— Tu m’imagines dans la peau de l’officier commandant un remorqueur d’icebergs, Jeanne ?
— Et dans celle d’un météorologue ou dans tous les autres métiers que tu as faits ? Tu n’as qu’à t’en remettre à la providence de Dieu. De Dieu et de Samurai Industries. On t’enseignera tout ce que tu as besoin d’apprendre. Tu le sais bien. On te donne le cube d’instruction adéquat, tu le branches et, en deux heures, tu deviens aussi bon navigateur que Christophe Colomb. Mais, si l’idée de prendre la mer ne te plaît pas…
— Si, si… Continue. Est-ce qu’il y a des possibilités d’avancement ?
— Bien sûr. Tu passes dix-huit mois à bord de ton petit bateau à haler des icebergs en tenant en main ton équipage de matelots grognons mais compétents et je te parie que tu es promu Échelon Dix. Tu auras fait la démonstration de tes qualités de chef dans des conditions pénibles. On t’expédiera en Europe en t’aiguillant sur la filière administrative. Là, tu tiendras le bon bout et les portes de New Tokyo s’ouvriront devant toi. J’ai pensé à toi dès que la proposition nous est parvenue.
— Comment se fait-il que le poste soit vacant ? demanda Carpenter.
En règle générale, on s’arrachait immédiatement tout poste recelant des promesses d’avancement, aussi déplaisant fût-il, avant même qu’il ne soit proposé dans les services généraux de la Compagnie.
— Pourquoi personne de la division remorqueurs n’a-t-il sauté dessus ?
— Quelqu’un l’a fait, répondit Jeanne. Hier. Mais, deux heures plus tard, son numéro de loterie est sorti et il a embarqué sur une navette à destination d’une station orbitale. Comme ça, sans même prendre le temps de faire ses bagages. Je crois que c’était un poste sur Outback, peut-être Commonplace. La Compagnie, prise au dépourvu, a chargé le service du personnel de trouver un Échelon Onze, en quatrième vitesse. Dans les cinq noms de la première sélection, il y avait le tien. Je me suis dit qu’il valait mieux t’appeler avant de m’occuper des quatre autres.
— C’est gentil.
— Je perds ma salive, c’est ça ?
— Je t’adore, Jeanne.
— Je sais, mais dis-moi si ce boulot t’intéresse.
— Parle-moi un peu des délais.
— Tu disposeras de cinq semaines de transition. C’est suffisant pour mettre ton successeur au parfum, à Spokane, descendre à San Francisco pour suivre la procédure d’instruction et peut-être même passer quelques jours à Paris pour faire bombance et mener joyeuse vie, si tu tiens le coup.
Il y avait dans les yeux de Jeanne l’habituelle lueur ironique, mais Carpenter crut y percevoir une pointe de nostalgie. Du temps où ils travaillaient ensemble à Saint Louis, ils avaient entretenu des relations de séduction, s’amusant, chaque fois qu’ils se trouvaient en société, à faire croire aux autres qu’ils couchaient ensemble. Mais ce n’était qu’un jeu. Quelqu’un avait fait souffrir Jeanne, sur le plan sentimental, pas physique, dans un passé déjà lointain – Carpenter n’avait jamais demandé de détails –, et, autant qu’il pût en juger, elle était totalement asexuée. Il l’avait regretté, car lui ne l’était pas.
— J’aimerais bien, fit-il. Quelques jours à Paris. La Seine, la place de la Concorde, le restaurant de la tour Eiffel, le Louvre pendant une journée pluvieuse…
— Toutes les journées sont pluvieuses ici.
— Tant mieux… L’eau qui tombe du ciel, des gouttes qui s’écrasent sur le front, pour moi ce serait miraculeux. J’arracherais mes vêtements et je danserais tout nu sous la pluie en descendant les Champs-Élysées.
— Cesse de faire le mariolle. Tu te ferais arrêter au bout de deux secondes ; ici, il y a des flics à tous les coins de rue. Des androïdes, très stricts.
— Je leur dirais que je ne parle pas français. Est-ce que tu danserais avec moi ?
— Non, pas toute nue sur les Champs-Élysées.
— Et dans le grand salon du George-V ?
— Bien sûr, si c’est au George-V.
— Je t’aime, Jeanne.
Jamais il n’irait la voir à Paris, cela ne faisait aucun doute. Quand il serait revenu de son expédition au pays des icebergs, elle aurait été mutée au fin fond de la Terre de Feu, à Hong Kong ou à Kansas City.
— Je t’aime, dit-elle à son tour. Prends soin de toi, Paul.
— Pas de problème, fit Carpenter.
Le jour où sa mutation arriva enfin – il fallut une dizaine de jours, et il commençait à se demander si Jeanne avait réussi à tout mettre en branle –, Carpenter venait de travailler dix-neuf heures d’affilée au bureau de Spokane du service de météorologie de Samurai. Tout le monde était soumis au même régime. Une alerte toxique de niveau cinq, la plus grave de ces trois ou quatre dernières années, avait été déclarée, et tout le personnel du service météo mettait les bouchées doubles pour suivre les mouvements atmosphériques inhabituels qui pouvaient présenter un risque majeur pour l’ensemble de la côte Ouest.
Ce qui se passait, c’est qu’une vaste zone de hautes pressions venait de s’installer sur le Wyoming, le Colorado, le Nebraska et le Kansas. Il n’y avait là rien de vraiment nouveau ; une zone de hautes pressions se trouvait en permanence au-dessus de ces États, ce qui expliquait qu’il n’y pleuvait jamais ou presque.
Mais, cette fois, l’énorme masse d’air pesant, effectuant une puissante rotation en sens inverse des aiguilles d’une montre, commençait à attirer du Middle West sinistré des quantités de gaz à effet de serre. Toutes les abjectes substances toxiques – méthane, oxyde azoteux et autres saletés – qui, en temps normal, étaient disséminées dans l’atmosphère au-dessus de Chicago, Milwaukee, Saint Louis, Cincinnati et Indianapolis se trouvaient aspirées au nord du Nebraska et du Wyoming, jusqu’à l’Idaho.
En temps normal, il n’y aurait pas eu lieu de s’inquiéter. Il arrivait de temps en temps qu’un flux de saloperies atmosphériques, attiré au-dessus des États de l’ouest des Rocheuses, soit rapidement entraîné vers le sud-ouest avant de repartir d’où il était venu. Mais, cette fois, les détecteurs orbitaux signalaient la formation d’une suite de mouvements tourbillonnaires secondaires à la lisière occidentale de la zone de hautes pressions, turbulences assez fortes pour attirer le nuage toxique au moment où il amorçait un virage en direction de l’Utah et le pousser vers le nord-ouest du littoral pacifique. Il s’installerait quelques jours au-dessus de Seattle et de Portland, après quoi les vents dominants qui soufflaient du nord s’empresseraient de le pousser le long de la côte pour accabler successivement San Francisco, puis Los Angeles et San Diego.
Les grandes villes côtières avaient déjà assez à faire avec leurs propres productions toxiques ; si un paquet de saletés atmosphériques supplémentaires leur était expédié du Middle West, la pollution dépasserait de loin les seuils de tolérance en vigueur. L’effet serait comparable au souffle brûlant d’un dragon. Les gens tomberaient raides morts dans les rues, étouffés par la puanteur sulfureuse. Le nuage mortel brûlerait leurs narines, attaquerait leurs poumons, noircirait leur sang. Il faudrait ordonner à la population de rester cloîtrée chez elle ; la production industrielle serait suspendue, plusieurs semaines peut-être, de même que tous les transports par voie de terre non essentiels, pour éviter d’aggraver la situation. À court terme, ce serait un coup terrible porté à l’économie de toute la région, probablement accompagné de dommages durables causés à l’environnement : augmentation de l’arsenic, du cadmium et du mercure dans les réserves d’eau, dégradation continue de l’infrastructure, ravages causés à ce qui subsistait de la faune et de la flore de la côte Ouest. Les séquoias n’auraient pas d’endroit où se cloîtrer si un nuage toxique alerte cinq arrivait de l’est.
Mais il était encore possible, à tout moment, que la masse toxique fasse demi-tour et reparte sans avoir provoqué de dégâts. La diffusion prématurée de l’annonce d’un danger imminent qui ne se réalisait pas pouvait entraîner des fermetures d’usines inutiles et provoquer un mouvement de panique dans la population ; une fuite massive des habitants de la région provoquant un engorgement des voies de communication terrestres et une dégradation de l’environnement était vraisemblablement à redouter. La conséquence en serait une cascade de procès en dommages-intérêts, la catastrophe annoncée ne s’étant pas produite. Les gens demanderaient des réparations pour le traumatisme psychique, les dépenses inutiles engagées, l’interruption de leur activité professionnelle, tout ce qu’on pouvait imaginer. Samurai Industries détestait se laisser entraîner dans des procès de ce genre. La Compagnie avait de quoi payer, tout le monde le savait.
L’évolution de la situation exigeait donc d’être suivie dans le détail, minute par minute, et tout le personnel du service météo de Spokane avait été placé en service continu jusqu’à la fin de l’alerte. Carpenter, à qui on attribuait un don presque métapsychique pour prévoir les mouvements de l’air à grande échelle, était particulièrement sollicité. Bourré d’hyperdex, ruisselant de sueur, il avait passé la nuit devant son ordinateur, les perceptions aiguisées par la drogue, le regard rivé sur les traits et les points jaune et vert des images mouvantes, assimilant les données changeantes à mesure qu’elles arrivaient, dans l'espoir d’atteindre à une sorte de perception mystique de l’ordre cosmique des choses, une pénétration gestaltiste qui lui permettrait de lire l’avenir. La nuit s’écoula en un rien de temps. Et il venait de trouver ; oui, il venait de trouver. Scrutant le futur, se projetant quarante-huit heures plus tard, il venait de voir le nuage mortel de polluants atmosphériques amorcer un changement de direction – juste l’amorce d’un mouvement –, descendre vers Cœur d’Alene et infléchir d’une manière presque imperceptible sa course vers le sud et l’est… L’est, vraiment ? Oui, peut-être… oui.
— Carpenter.
… Oui, aucun doute, un changement dans le mouvement de l’air se produirait mardi, un peu après 15 heures…
— Carpenter ?
Une voix venue du néant : ténue, flûtée, agaçante. Carpenter agita la main avec colère, sans se retourner.
— Foutez-moi la paix, voulez-vous ? lança-t-il en s’efforçant de maintenir sa concentration.
— Le patron vous demande de faire une pause. Il veut vous parler.
— J’y suis presque arrivé ! Je vois… Et merde ! Merde !
Il frappa du poing l’angle de son bureau. L’interruption lui avait fait l’effet d’un seau d’eau glacée en plein visage. Tout avait volé en éclats, il était incapable de distinguer quoi que ce fût. Les images dansant sur le viseur n’étaient plus que taches en mouvement, dénuées de signification. Carpenter leva la tête, les nerfs tendus à se rompre. Une des coursières se tenait tranquillement à côté de lui, une frêle et pâle jeune fille, Sandra Wong, Sandra Chen, un nom chinois en tout cas, totalement insensible à son irritation.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda Carpenter, laissant éclater sa fureur.
— Je vous l’ai dit, répondit la jeune fille. Le patron veut vous voir.
— Pour quoi faire ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? « Dites à Carpenter de faire une pause et de venir me voir », c’est tout ce qu’il a dit.
Carpenter se leva en hochant la tête. Tout autour de lui, ses collègues, eux aussi speedés à l’hyperdex, les yeux rivés sur leur viseur avec une fixité de déments, bredouillaient devant l’ordinateur qui les abreuvaient de flots de données météo en provenance de l’espace. Ce dévouement fanatique à leur tâche lui parut incompréhensible et suscita en lui de la répulsion. Deux minutes plus tôt, rien n’était plus important au monde que de suivre les mouvements du nuage de saloperies atmosphériques, mais maintenant il n’était plus dans le coup ; totalement détaché, il ne se préoccupait plus le moins du monde du sort de Seattle et de Portland, de San Francisco, Los Angeles ou San Diego.
Il comprit qu’il avait dû passer sans s’en rendre compte dans un autre état de conscience dû à l’épuisement. Il n’était plus speedé ; l’effet de la drogue s’était dissipé depuis plusieurs heures, mais il avait continué sur sa lancée, par la seule contention d’esprit, aux dépens de son système nerveux.
Carpenter passa dans l’autre salle, s’avança jusqu’au grand bureau en fer à cheval de l’administrateur du service.
— Vous m’avez demandé ? fit-il.
Le service était dirigé par un lugubre Échelon Dix du nom de Ross McCarthy qui, malgré son patronyme, avait quelques gouttes de sang japonais dans les veines. Cela n’avait pourtant servi strictement à rien à McCarthy dans sa quête d’avancement et peut-être même contribué à le faire piétiner. Échelon Dix depuis des années, il était à l’évidence bloqué à ce niveau et en concevait une profonde amertume. C’était un homme râblé, au visage plat, au teint verdâtre, aux cheveux raides, noirs comme du jais, au sommet du crâne dégarni.
McCarthy tenait une dépêche du bout des doigts, précautionneusement, comme si le papier était radioactif.
— Qu’est-ce que ça signifie, Carpenter ?
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Je vais vous le dire, moi, fit McCarthy sans faire un geste pour lui montrer la dépêche. C’est la fin de votre carrière que je tiens à la main. Une affectation sur un fichu remorqueur d’icebergs, voilà ce que c’est ! Avez-vous perdu la tête ?
— Non, je ne pense pas, répondit Carpenter, la main tendue vers la dépêche.
Mais McCarthy la garda hors de sa portée.
— Ce navire, reprit-il, sera pour vous un cul-de-sac définitif. Vous allez passer deux ans au milieu du Pacifique, vous vous échinerez à effectuer des tâches manuelles débiles et, à votre retour, vous découvrirez que tous ceux qui étaient au même échelon que vous ont pris une longueur d’avance. Loin des yeux, loin du tableau d’avancement, Carpenter ; c’est comme cela que ça marche. Dans votre intérêt, ne faites pas ça. Suivez mon conseil. Le plus intelligent pour vous, c’est de rester ici. Là où on a besoin de vous.
— Apparemment, répliqua Carpenter que ce discours commençait à agacer, la Compagnie estime avoir besoin de moi ailleurs.
— Si vous restez ici, vous aurez une promotion en un rien de temps, c’est sûr. Je vais bientôt passer à l’Échelon Neuf ; on m’a assuré que Yoshidasan l’annoncerait sous peu. Dès que ce sera fait, vous vous glisserez dans mon fauteuil. Vous ne trouvez pas que c’est mieux que de remorquer vos fichus icebergs dans l’océan ?
Carpenter savait parfaitement que la promotion de McCarthy était renvoyée aux calendes grecques. À un moment ou à un autre de sa carrière, il avait commis un manquement quelconque aux convenances, peut-être en essayant imprudemment de faire pression sur un vague cousin japonais pour obtenir une promotion, et il moisirait à l’Échelon Dix jusqu’à la fin des temps. McCarthy le savait aussi. Il tenait à ce que tous ceux qui travaillaient sous ses ordres croupissent perpétuellement avec lui dans la même immobilité forcée.
— Je crois avoir atteint mon maximum comme prévisionniste, reprit Carpenter en faisant un grand effort pour se contrôler. Maintenant, j’ai envie d’essayer autre chose.
— Un remorqueur d’icebergs ! Merde, Carpenter ! Refusez ça, bon Dieu !
— Non, je ne pense pas.
Il prit l’ordre de mutation dans la main de McCarthy et le fourra dans sa poche sans le regarder.
— À propos, ajouta-t-il, vous pouvez vous disposer à annuler l’alerte cinq. Le nuage toxique va se disperser.
Les petits yeux noirs de McCarthy se mirent à briller d’un éclat fiévreux.
— Vous en êtes sûr ?
— Absolument, répondit Carpenter, stupéfait de sa propre audace. Tout le système sera reparti vers l’est d’ici mardi après-midi.
S’il se trompait, c’est tout le service de Spokane qui serait remplacé et viré dès le début des procès en cascade. Qu’ils aillent se faire voir ! Il serait à des milliers de kilomètres avant que les ennuis ne commencent.
De toute façon, ses prévisions étaient justes ; il en avait le pressentiment.
— Venez me montrer ça, fit McCarthy, l’air légèrement soupçonneux.
Carpenter le précéda dans la salle des données. Plus que jamais, il eut l’impression d’arriver dans un asile d’aliénés, peuplé de dingues complètement défoncés à l’hyperdex, le sourire aux lèvres, le regard halluciné, fixé sur les volutes et les tourbillons colorés qui dansaient sur leurs viseurs. Il s’arrêta devant son propre terminal et indiqua du doigt les images jaune et vert aux couleurs éclatantes. Elles ne signifiaient absolument plus rien pour lui. Des peintures avec les doigts faites par des chimpanzés, rien d’autre.
— Regardez, dit-il à McCarthy en tapotant l’écran, ces courbes isobares indiquent les gradients de pression. Vous voyez, là, le long de la frontière de l’Idaho ? Le premier signe visible d’un affaiblissement du nuage toxique. L’indication très claire d'une rétropoussée venant du Canada, là, comme si une main géante orientait toute la masse dans la bonne direction.
C’était du baratin, il n’y avait pas un mot de vrai. Avant qu’on ne vienne le déranger, il avait indiscutablement perçu que quelque chose de nouveau prenait forme, mais il lui était devenu impossible d’y comprendre quoi que ce fût.
McCarthy considérait pensivement le viseur du terminal.
— Ce serait un foutu miracle si cette saleté disparaissait toute seule, non ?
— En effet. Mais regardez, Ross…
Carpenter se permettait rarement d’appeler McCarthy par son prénom.
— Regardez ici, là et encore là… surtout là. Je sais bien que ça a l’air bouché comme l’intestin d’une baleine constipée, mais, tout à l’heure, quand j’étais plongé dans l’observation de cette carte, j’ai senti que la situation était indiscutablement en train d’évoluer, d’évoluer en notre faveur, qu’il y avait des indications de changement de gradient sur le pourtour de cette masse. Regardez. Mais regardez donc !
— Mmm…, fit McCarthy en hochant la tête. Ouais, ouais…
Carpenter savait qu’il faisait semblant de suivre. À l’Échelon Dix, les connaissances techniques exigées étaient extrêmement superficielles ; ce qu’il fallait, c’était des qualités de chef. Celles qu’il avait peut-être eues, un jour.
— Vous voyez ? reprit Carpenter. Je me suis fié à mon intuition, c’est sûr, mais les données probantes dont nous disposons commencent à devenir tangibles. On peut d’ores et déjà affirmer que la masse toxique va s’éloigner. Vous le voyez, Ross, n’est-ce pas ?
— Absolument, fit McCarthy en continuant de hocher la tête. Je m’en réjouis. Bien, bien, bien… Écoutez, Paul, poursuivit-il vivement, vous allez refuser cette mutation. Restez avec nous. Nous avons besoin d’un cerveau comme le vôtre.
Jamais Carpenter n’avait entendu McCarthy supplier quelqu’un. Mais, au plaisir qu’il en éprouva, succéda immédiatement un affreux sentiment de mépris.
— Je ne peux pas, Ross. Il faut que je passe à autre chose. Vous devez comprendre ça.
— Mais enfin, capitaine d’un remorqueur d’icebergs…
— Peu importe. Je prends ce qui se présente.
D’un coup, Carpenter se sentit tout étourdi, ses globes oculaires devinrent douloureux.
— Dites-moi, Ross, vous permettez que je rentre chez moi ? Je ne tiens plus debout et je ne ferai plus rien de bon aujourd’hui. De toute façon, le danger est passé. Il est passé, je vous le jure. Je peux partir, c’est d’accord ?
— Oui, oui, fit distraitement McCarthy. Rentrez donc chez vous, si c’est nécessaire. Mais, si les choses tournent mal, nous vous ferons revenir, même s’il faut vous tirer du lit.
— Elles ne tourneront pas mal, croyez-moi. Croyez-moi, Ross.
— Je compte sur vous demain. Il va falloir prendre des dispositions pour votre remplacement.
— Bien sûr.
Dans le hall, Carpenter mit son masque, couvrant soigneusement son visage du respirateur destiné à protéger sa gorge et son système respiratoire de la pourriture atmosphérique ambiante, et sortit du bâtiment en titubant. Le ciel était vert et noir, souillé de larges traînées répugnantes s’étirant autour du gros œil fixe et hideux du soleil ; l’air, chaud et humide, pesait sur les rues comme une lourde chape poisseuse. Malgré son masque, Carpenter sentait l’atmosphère âcre lui picoter les narines comme un fil de fer très fin. C’est avec soulagement qu’il vit un bus-bulle s’arrêter presque aussitôt. Il sauta vivement à bord du véhicule et joua des coudes au milieu des passagers masqués pour se faire une place. Dix minutes plus tard, il était dans sa chambre d’hôtel.
Il se débarrassa de son respirateur, se jeta sur son lit sans se déshabiller, les nerfs trop tendus pour pouvoir dormir.
La planète est une pourriture, songea-t-il. Une poubelle dans laquelle s’accumulent interminablement, depuis un siècle, les catastrophes écologiques. Eutrophisation. Marée rouge. Mort spontanée de plantes ligneuses. Mutagenèses tout aussi spontanées. Zones littorales englouties. Tornades mystérieuses et perturbations thermiques. Hectares couverts de végétaux morts, tués par la chaleur, fermentant sous le soleil implacable. Hordes d’insectes en marche, traversant des continents entiers, dévorant tout sur leur passage, laissant derrière eux de grandes cicatrices sur le sol. Une multitude d’effets sur l’environnement apparaissaient brusquement sur toute la surface du globe, des effets dont les causes n’étaient plus directement apparentes, étant essentiellement caractérisées par l’absence de cohérence. Les dommages profonds avaient été causés longtemps auparavant, d’une manière irréversible. Les germes d’un désastre continu, d’une ampleur croissante, avaient été semés. Aujourd’hui, la récolte levait un peu partout.
C’était encore pire sous les latitudes médianes, la zone tempérée, autrefois si fertile. La pluie n’y tombait plus jamais ou presque. Les forêts étaient moribondes, les nouvelles savanes gagnaient du terrain, le désert s’installait quand l’herbe ne pouvait pousser, les glaces polaires s’effritaient, le ciel d’un blanc voilé, comme délavé, était strié de couleurs criardes produites par les polluants à effet de serre ; dans les plaines englouties par les eaux, le sommet des bâtiments effondrés dépassait de la mer. Bien entendu, dans certaines régions, le problème n’était pas la pénurie mais l’abondance de pluie. Carpenter aimait à considérer cela comme la vengeance de la forêt pluviale : la conquête de ces lieux bénéficiant autrefois d’un climat chaud et agréable. Pluies incessantes et moiteur étouffante les transformaient en jungles saturées d’humidité, où les lianes poussaient sur les routes, d’où singes et alligators migraient vers le nord, où d’étranges maladies tropicales se répandaient dans les villes.
L’idée lui traversa l’esprit que, s’il s’était leurré sur les mouvements imminents du nuage toxique et s’il devait déverser ses saloperies sur Seattle et Portland dans quelques jours, McCarthy n’hésiterait pas une seconde à lui passer la corde autour du cou. Un bouc émissaire serait nécessaire ; il était tout trouvé. Au lieu de franchir une nouvelle étape dans sa carrière en prenant le commandement du remorqueur d’icebergs, il serait rétrogradé à un poste subalterne, au fond d’un trou sinistre à côté duquel Spokane aurait une allure de paradis.
La Compagnie offrait un emploi à vie à qui savait courber l’échine, mais la plus petite trace d’irresponsabilité, la moindre déviation nihiliste du droit chemin et c’était fichu. On ne se faisait pas renvoyer, non ; les licenciements étaient rares, très rares. Mais un coup d’arrêt était donné et il devenait presque impossible de recommencer à gravir les échelons. Il s’était donc mis dans une situation délicate. Un carriériste avisé n’aurait jamais affirmé d’une manière aussi péremptoire qu’un changement dans les mouvements aériens était probable. Il se rendit compte qu’il avait complètement négligé de protéger ses arrières.
Aucune importance : il avait la certitude de voir se réaliser sa prédiction. Il fallait parfois se fier à ses intuitions.
Le lendemain matin, quand Carpenter se présenta au bureau après avoir passé douze heures sur son lit comme un zombie au repos, ce ne fut pourtant pas sans la vive appréhension de trouver tout le monde rassemblé sur le seuil, la mine allongée, prêt à bondir sur lui dès son arrivée pour le ligoter et lui bander les yeux avant de le conduire au poteau d’exécution. Ses craintes n’étaient pas fondées. McCarthy avait un sourire épanoui. Ses yeux brillaient. Il rayonnait littéralement de cordialité et de fierté.
— Alors ? demanda Carpenter.
— Tout va bien ! Vous avez vu juste, Paul. En plein dans le mille ! Vous êtes un génie, mon vieux ! Un vrai génie, vieux salopard ! Bon Dieu, vous allez nous manquer ! Hein, les gars, qu’est-ce que vous en dites ?
Les cartes météo semblaient avoir confirmé les conclusions intuitives de Carpenter. Le processus cyclonal normal avait enfin repris le dessus pendant la nuit et toutes les pourritures diaboliques provenant du Middle West et empoisonnant l’atmosphère au-dessus des montagnes allaient être refoulées au-delà de la ligne de partage des Rocheuses, jusqu’à leur source. McCarthy était aux anges. Il le proclama de cinq ou six manières différentes.
Mais il n’y eut pas de réjouissances, pas de champagne. McCarthy n’était pas capable de pousser aussi loin la générosité. D’autre part, il sautait aux yeux qu’il lui avait fallu faire des efforts considérables afin de parvenir à ces démonstrations chaleureuses de joie quasi paternelle. La cordialité s’évanouit très rapidement et Carpenter perçut la colère froide qui se trouvait juste dessous. Envie d’un raté aigri dont la carrière s’achevait dans un cul-de-sac devant la réussite triomphale d’un brillant subordonné ? Simple agacement de voir partir un employé précieux ? Quoi qu’il en fût, McCarthy, changeant rapidement d’attitude, se fit brusque, froid, et la fête se termina avant d’avoir commencé.
Il était temps de se remettre au boulot. Normalement.
Carpenter apprit que son remplaçant, venant d’Australie, arriverait la semaine suivante. On lui demandait de rédiger un document exposant en détail les paramètres de ses responsabilités officielles avant d’être libre de procéder à son changement de poste.
Pas de problème, il allait rédiger ça. Il se mit tout de suite au travail.
Un peu plus tard, pendant la pause du déjeuner de McCarthy, Carpenter se mit pour la première fois en contact avec la division remorqueurs qui l’avait engagé. On lui passa une femme du nom de Sanborn, Salariée Neuf à la Pyramide de Samurai, à Manitoba. Elle avait la voix posée, assurée d’un cadre du siège central se sachant arrivé. Quel contraste avec le lugubre et bilieux McCarthy ! songea Carpenter.
— Vous aurez un équipage exceptionnel, expliqua Sanborn, et le Tonopah Maru est un excellent navire, vraiment très moderne. Il est en ce moment à Los Angeles, en réparation au chantier naval de San Pedro, et doit reprendre la mer dans une dizaine de jours, deux semaines au plus. Ce que nous vous demandons, c’est de vous rendre à San Francisco dès que vous aurez tout réglé à Spokane, pour suivre votre programme d’instruction et attendre l’arrivée du navire. Cela vous convient-il ?
— Je me débrouillerai, répondit Carpenter.
Quelques semaines d’oisiveté rétribuée à San Francisco ? Pourquoi pas ? Il avait passé son enfance à Los Angeles, mais avait toujours eu un faible pour la cité septentrionale, plus petite, plus froide. La brise de mer, la brume, les ponts, les vieilles constructions ravissantes, la baie d’azur miroitante… Oui. Oui, cela lui ferait drôlement plaisir. Surtout après Spokane. Il connaissait des gens à San Francisco, de vieux amis, de bons amis. Ce serait vraiment chouette de les revoir.
Carpenter éprouva le sentiment grisant d’un nouveau départ, comme la caresse d’un vent frais. Bénie soit Jeanne Gabel ! Il lui devait une fière chandelle de lui avoir indiqué ce boulot. Dès sa première permission à terre, il ferait un saut à Paris et l’inviterait à dîner dans le meilleur restaurant. Dans la mesure de ses moyens, bien sûr.
L’exaltation fut de courte durée ; ces grandes bouffées d’optimisme ne durent jamais longtemps. Mais Carpenter les savourait quand elles se produisaient. Tous les moments de joie étaient bons à prendre. C’était un monde dur et les choses allaient de mal en pis.
Oui, de mal en pis. On ne pouvait le nier.