25

— Je ne devrais pas, fit Carpenter quand Rhodes reprit son verre et commença de le remplir. Je ne tiens pas l’alcool aussi bien que toi.

— Laisse-toi donc aller, répliqua Rhodes. Pourquoi pas, bordel ?

Le liquide ambré gicla dans le récipient. Carpenter ne savait même plus s’ils buvaient du bourbon ou du whisky. Il se dit que le bourbon avait un goût un peu plus fruité, mais il se sentait incapable de différencier les saveurs. Il avait l’impression d’avoir bu sans discontinuer depuis le début de la soirée. Pour Rhodes, il en était sûr, mais c’était une habitude chez Nick.

Ai-je vraiment bu autant que lui ? se demanda Carpenter.

Oui. Je crois bien que oui.

— Laisse-toi aller, lança Rhodes.

Il l’avait déjà dit, non ? Commençait-il donc à se répéter ? Ou bien Carpenter avait-il simplement recréé dans son esprit la phrase prononcée par Rhodes un instant plus tôt ? Il n’en savait plus rien. Aucune importance.

— Je n’ai rien contre cette idée, fit Carpenter. Comme tu l’as si élégamment dit, Nick, pourquoi pas, bordel ?

Carpenter était arrivé dans le courant de la journée, après un voyage de retour bizarre, dont il n’avait conservé que des souvenirs indistincts. La voiture était restée en conduite automatique pendant tout le trajet, programmée pour chercher l’itinéraire le plus court entre l’Illinois et la Californie, ne s’arrêtant que lorsqu’il lui était nécessaire de se recharger, tenant à peine compte des limites de vitesse. Carpenter avait passé le plus clair du temps à dormir, recroquevillé sur la banquette arrière comme un paquet de vieux habits. Il se rappelait qu’il y avait eu un problème quand la voiture, tombant sur une extension récente du périmètre de quarantaine, avait dû faire un grand détour par le nord ; il se souvenait d’un coucher du soleil, dans l’ouest du Nebraska, où il avait vu une boule de feu plonger au-dessous de l’horizon ; il avait le souvenir vague, sujet à caution, de la traversée, à l’aube du jour suivant, d’une large et mystérieuse plaine noire de cendres entassées et de matières volcaniques vitrifiées. À cela se limitaient pour lui les réminiscences du voyage.

Les souvenirs de Chicago étaient plus vifs.

Jeanne haletant dans ses bras, surprise par le plaisir dans le courant d’une longue nuit d’étreintes avides. Jeanne éclatant aussi brusquement en sanglots convulsifs, un peu plus avant dans cette même nuit, et refusant de lui dire pourquoi. Jeanne avouant qu’elle était devenue catholique et proposant de prier pour lui. Jeanne, enfin, le repoussant à l’approche de l’aube et lui disant qu’elle avait perdu l’habitude de l’amour et avait eu son content.

Tous deux, le masque sur le visage, le corps bourré d’Écran, déambulant en plein midi, la main dans la main, par une chaleur à faire regretter son royaume à Satan, sous un ciel barbouillé de vert, évoquant une cuvette de vomi renversée. Percevant, malgré le masque, l’odeur d’œuf pourri de l’acide sulfhydrique. Les yeux levés vers les énormes immeubles anciens dont les hautes façades de pierre, soumises à la virulence de l’air corrosif, sculptées par les pluies acides, offraient une composition fantasmagorique de style gothique, parapets et tourelles, clochetons et fléchés asymétriques.

Jeanne, dans la même journée, le corps enfoui dans un ample peignoir, affirmant qu’elle était trop laide pour se montrer avec la lumière, se mettant en colère quand il avait dit qu’elle était folle, qu’elle avait un corps réellement magnifique.

Jeanne, enfin, s’adressant à lui avec gravité.

— C’est merveilleux de t’avoir eu ici, Paul. Je le pense sincèrement, tu sais. D’avoir vraiment vécu cela, après avoir fait semblant si longtemps. Mais, maintenant… Si tu crois pouvoir trouver la force de te remettre en route…

Épuiser ensuite les maigres réserves d’alcool de Jeanne, à une allure soutenue, consciencieusement, à la manière de Nick Rhodes. Essayer d’appeler Jolanda à Berkeley, en espérant que Jeanne ne serait pas trop blessée de le voir se tourner aussi rapidement vers une autre femme, mais n’obtenant à son numéro qu’un message enregistré, pas une indication pour faire suivre son appel. Puis appeler Nick. S’inviter chez lui. Annoncer à Jeanne qu’il reprenait sans délai la route de la Californie, voir une expression égarée se peindre sur son visage et se demander si, en l’incitant à partir, elle attendait réellement de lui qu’il prenne ses paroles au pied de la lettre.

— C’est le milieu de la nuit, Paul.

— Ça ne fait rien. La route est longue ; je ferais mieux de partir tout de suite.

Les yeux brillants de Jeanne. Larmes de tristesse ? De soulagement ? Les signaux qu’elle envoyait étaient toujours contradictoires.

— Appelle-moi, Paul. Reviens me voir dès que tu en auras envie.

— Oui. Oui.

— C’était merveilleux de te voir.

— Oui. Oui. Oui.

— Je t’aime, Paul.

— Je t’aime, Jeannie. C’est vrai.

Monter en voiture. Prendre la route. Les yeux bouffis de fatigue, la langue alourdie par l’alcool, les joues mangées par une barbe de plusieurs jours. Le périmètre de quarantaine. Le soleil dilaté, tombant comme une pierre. Les cendres et les matières volcaniques ; et puis, une éternité plus tard, les formes arrondies des collines fauves de la région de la baie, le tunnel menant à Berkeley, l’appartement de Nick Rhodes, perché à flanc de coteau, la vue stupéfiante.

— Isabelle ne va pas tarder, déclara Rhodes. Nous irons tous dîner ensemble. Jolanda veut se joindre à nous. À moins que tu n’aies pas envie de la voir, bien sûr. Elle est avec Enron, tu sais. Je te l’ai dit, quand tu as appelé, non ?

— Oui, tu me l’as dit. Je m’en fiche. Plus on est de fous, plus on rit.

Un drôle de dîner. Isabelle terriblement douce, gentille, tendre, exprimant à plusieurs reprises sa profonde compassion pour toutes les épreuves que Carpenter venait de traverser – Isabelle la thérapeute, celle que Carpenter n’avait jamais connue, la femme bienveillante dont Nick Rhodes était éperdument amoureux. Ce soir-là, au restaurant, on les eût dits mari et femme, épris l’un de l’autre, plus des adversaires, un vrai couple. Jolanda aussi affirma à Carpenter qu’elle était navrée de tous ses ennuis et, en manière de consolation, lui offrit une étreinte torride, plaquant ses seins contre sa poitrine, dardant la langue pour la glisser entre ses lèvres, ce qui, venant de n’importe qui d’autre, eût semblé une invitation à se mettre au lit sans perdre un instant n’était, de la part de Jolanda, qu’une démonstration d’amitié tout à fait ordinaire. Enron ne parut pas s’en formaliser. Il regardait à peine Jolanda, ne manifestait pas le moindre intérêt pour elle. L’Israélien demeurait étrangement distant, privé de la véhémence frénétique dont il avait fait montre au cours du dîner, déjà si lointain, à Sausalito, ouvrant à peine la bouche ; il était présent physiquement, mais son esprit semblait ailleurs.

Le dîner de ce soir-là, pris de bonne heure dans un restaurant d’Oakland inconnu de Carpenter, vit se déverser des quantités de vin, des quantités de bavardages superficiels, vraiment pas grand-chose d’autre. Jolanda, à l’évidence bourrée d’hyperdex, discourut interminablement sur les merveilles de la station L-5 qu’Enron et elle venaient de quitter.

— Quel était le motif de ce voyage ? lui demanda Carpenter.

— Vacances, répondit Enron à sa place, un peu trop rapidement, un peu trop fougueusement. Rien d’autre que des vacances.

Curieux.

Quelque chose tracassait Nick Rhodes aussi. Silencieux, maussade, il buvait encore plus que de coutume. Il est vrai, se dit Carpenter, qu’il y a toujours quelque chose qui tracasse Nick.

— Demain, annonça Jolanda, vous dînez tous chez moi, Nick, Paul, Isabelle et Marty. Il faut terminer tout ce que j’ai au congélateur.

Elle repartait déjà, avec Enron, à Los Angeles cette fois. Curieux de les voir faire tous ces voyages ensemble, alors qu’ils paraissaient s’occuper si peu l’un de l’autre.

— Il y aura un autre invité, demain soir, ajouta Jolanda à l’attention de Carpenter, un homme que nous avons rencontré sur Valparaiso Nuevo. Il s’appelle Victor Farkas. Il peut vous être utile de parler avec lui, Paul. Il travaille pour Kyocera, à un échelon assez élevé, et je lui ai déjà touché un mot de vos difficultés récentes. Il pourrait peut-être vous trouver quelque chose chez Kyocera. Quoi qu’il en soit, vous le trouverez intéressant. C’est un homme comme on en voit peu, tout à fait fascinant, même s’il donne le frisson.

— Il n’a pas d’yeux, expliqua Enron. Une expérience génétique prénatale, une des atrocités commises en Asie centrale, à l’époque du Second Démembrement. Mais il a une grande vivacité. Il voit tout, même ce qu’il y a dans son dos, grâce à une sorte de don qui s’apparente à la télépathie.

Carpenter hocha la tête en silence. Ils pouvaient bien inviter à dîner un homme à trois têtes, ou même sans tête du tout, pour ce que cela lui faisait. Il avait l’impression de flotter, juste au-dessus du sol, indifférent à tout ce qui se passait autour de lui. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué de sa vie.

Jolanda et Enron s’éclipsèrent juste après le dîner. Isabelle accompagna Rhodes et Carpenter chez Nick, mais elle ne resta pas. Carpenter s’en étonna, compte tenu de ce qui les avait unis au restaurant.

— Elle veut nous donner la possibilité d’être seuls, expliqua Rhodes. Elle imagine que nous avons des choses à nous dire.

— En avons-nous ?

C’est alors que Rhodes avait sorti le bourbon, à moins que ce ne fût du whisky.

— Qui est cette femme que tu as vue à Chicago ? interrogea Rhodes.

— Juste une amie. Je l’ai connue à Saint Louis, il y a des années, chez Samurai. Une femme très douce, que j’aime beaucoup, un peu paumée.

— Aux femmes paumées ! lança Rhodes. Et aux hommes paumés !

Ils choquèrent bruyamment leurs verres.

— Pourquoi n’es-tu pas resté plus longtemps avec elle ?

— Apparemment, elle n’en avait pas envie. Nous n’avions jamais été amants, tu sais, juste de bons amis. Je crois que le sexe a quelque chose de très pesant pour elle. Elle a été vraiment sympa de me recevoir comme ça, au pied levé, de me dire de venir, sans hésiter. Un port dans la tempête est toujours un soulagement.

— Aux ports ! Aux tempêtes !

Rhodes leva derechef son verre pour porter un toast. Il le vida d’un trait et versa deux rasades d’alcool.

— Doucement, protesta Carpenter. Je ne peux pas boire comme un trou, moi.

— Bien sûr que si. C’est seulement que tu n’es pas encore allé au bout de tes capacités.

Il se resservit et remplit à ras bord le verre de Carpenter. Il resta songeur un instant, le regard fixé sur la pointe de ses chaussures.

— Je crois que je vais accepter l’offre de Kyocera, dit-il enfin.

— Oh !

— Ce n’est pas encore chose décidée, mais disons qu’il y a six chances sur dix. Peut-être même plus. Je dois leur donner une réponse définitive dans les deux jours.

— Tu vas accepter. Tu le sais bien.

— Cela me fiche la trouille. Travailler avec Wu Fang-shui… Nous allons faire des miracles, je le sais. C’est tout le problème. Cette bonne vieille peur de la réussite.

— Tu redoutes peut-être la réussite, mais tu l’aimes aussi. Accepte, Nick. Fonce et transforme-nous tous en monstres de science-fiction. Cette saleté de monde ne mérite pas autre chose.

— Bien parlé. Santé !

— Santé ! Cul sec !

Ils éclatèrent de rire.

— Si je pars chez Kyocera, reprit Rhodes, je pourrais peut-être te trouver quelque chose. Qu’en dis-tu ?

— Tu rigoles ! Tu es exactement comme Jolanda. Elle m’a dit tout à l’heure qu’elle pourrait demander à son ami Farkas de me trouver un boulot chez eux. Avez-vous perdu la tête, tous les deux ? Vous oubliez que c’est moi qui ai abandonné en mer des naufragés employés par Kyocera ?

— Ils n’en auront plus rien à faire quand il se sera écoulé un peu de temps. Je devrais pouvoir te faire engager à titre de faveur, sinon il serait encore plus facile à ce Farkas de le faire. Tu changes de nom pour ne pas attirer l’attention et on te trouvera une petite place. Très vraisemblablement à un échelon inférieur à celui qui était le tien, mais tu pourras regagner le terrain perdu. Ta valeur sera toujours reconnue.

— Tu débloques ! Jamais Kyocera ne voudra de moi.

— Je connais un Échelon Trois chez eux. Je ne plaisante pas. Si je lui dis qu’il n’aura mon accord qu’à la condition d’engager mon ami dont la réputation a été récemment entachée par une malheureuse affaire, mais qui est désireux de se racheter sous une nouvelle identité, de prendre un nouveau départ…

— Ne fais pas ça.

— Pourquoi ?

— C’est idiot, répondit Carpenter. Idiot et impossible. N’essaie même pas, Nick, je t’en prie.

— Mais, alors, que vas-tu faire ?

— Les gens ne cessent de me poser cette question. Et je leur réponds que je n’en sais rien. Mais je ne crois pas que mon avenir soit chez Kyocera, voilà tout.

— Peut-être pas, après tout. Tiens, prends donc un autre verre.

— Je ne devrais pas, fit Carpenter. Je ne tiens pas l’alcool aussi bien que toi.

— Laisse-toi donc aller, répliqua Rhodes. Pourquoi pas, bordel ?


Dans le courant de la nuit, Carpenter se rendit compte, sans en éprouver la moindre angoisse, qu’il sombrait dans un délire alcoolique. Ils étaient encore assis à la table du salon, devant deux bouteilles vides, peut-être trois – il ne s’arrêtait plus à ce genre de détail – et Rhodes continuait de remplir verre sur verre comme un androïde atteint de folie, derrière son bar. La conversation avait tari depuis longtemps. De l’autre côté de la baie, les lumières de San Francisco commençaient à s’éteindre. Il était au moins 2 heures du matin, peut-être 3 ou 4.

Des plantes grimpantes envahissaient les fenêtres. De grosses lianes sinueuses, épaisses comme le bras, armées de petites ventouses d’octopode et chargées de touffes de feuilles. Tout devenait vert. Une vapeur verte flottait à l’extérieur. Une pluie fine tombait, verte, elle aussi. La sécheresse de la côte Ouest s’était achevée par magie et toute la région de la baie faisait maintenant partie de la serre universelle abritant une luxuriante végétation tropicale.

Carpenter regarda par la fenêtre, s’efforçant de voir au loin, à travers la verdure. La transformation instantanée était stupéfiante. Une lumière verte jouait sur le versant de la colline. Il voyait partout des plantes grimpantes ou rampantes, des fougères gigantesques, d’énormes arbustes d’espèces inconnues, aux colossales feuilles vernissées, aux grandes fleurs épanouies de couleur vive. C’était un jardin démentiel, magique, certes, mais produit par une magie inquiétante, maléfique. Sous la pluie incessante, les plantes frémissaient et bruissaient, croissaient continûment, s’élevant, se renforçant, se déployant.

— Allons faire un tour dehors, suggéra Carpenter.

Ils traversèrent le panneau vitré et se laissèrent flotter en douceur dans l’univers humide et verdoyant.

Un univers lumineux aussi. Tout baignait dans une étrange clarté phosphorescente, faible et tremblotante. L’air était lourd, moite, douceâtre. Tout semblait enveloppé de fourrure. Non, pas de fourrure, mais de sortes de champignons, une moisissure dense et humide. D’organes gonflés jaillissaient de loin en loin des nuages sombres de spores qui cherchaient et trouvaient rapidement les fentes minuscules où elles pourraient se fixer et se développer. Aucun angle saillant n’était visible, aucune surface nue, tout était tapissé de moisissures. Les arbres, énormes et majestueux, semblaient bosselés et barbus. Ils portaient de stupéfiantes protubérances, des excroissances noueuses.

La lune luisait faiblement au milieu des vapeurs. Des tiges de bambou mutant zébraient sa face grêlée. Un sang vert dégouttait du ciel.

Des silhouettes se déplaçaient dans la brume. Des trolls, des êtres invertébrés, informes, tentaculaires, d’aspect inhumain, monstrueux, qui pouvaient être originaires d’une autre planète ; mais, à mesure que Carpenter se rapprochait d’eux, il distinguait leur visage, leurs yeux, et percevait l’humanité qui était en eux. Yeux fixes, égarés, bouches béantes, horrifiées. Peau squameuse, membres ondulants, corps boursouflé, avachi, formes étrangères enveloppant le noyau d’humanité encore visible en eux. Eux aussi avaient subi dans le courant de la nuit une transformation magique.

Nick Rhodes semblait tous les connaître. Il les saluait comme on salue des voisins, des amis. Il leur présentait Carpenter d’un mouvement joyeux d’un de ses tentacules.

— Mon ami Paul, disait-il. Mon meilleur et mon plus vieil ami.

— Ravi de vous connaître, disaient-ils, avant de poursuivre leur chemin au milieu des vapeurs, sous la pluie verte, dans la forêt d’arbres chevelus, parmi les nuages de spores duveteuses emplissant l’air humide.

D’interminables plantes ligneuses festonnaient les façades de tous les bâtiments. Une vie végétale effrénée se développait follement sous un ciel couleur cannelle. Sous les entrelacs des plantes tentaculaires, enchevêtrement de cordes et de fouets, Carpenter percevait les formes indistinctes des ruines de l’ancien monde, pyramides mouchetées de lichen, cathédrales effondrées, stèles de marbre couvertes d’hiéroglyphes illisibles, statues renversées de dieux et d’empereurs. Sur un autel noyé de sang vert, un sacrifice avait lieu, une foule d’êtres munis de tentacules se pressait solennellement autour de l’un des leurs, attaché par des cordes pelucheuses sur une dalle de pierre. Un couteau vert se levait et s’abattait. Un chant lointain parvenait à Carpenter, une psalmodie, plutôt, sur une seule note. « Oh, oh, oh, oh. » La plainte douce, étouffée et distante d’une douleur inexprimable.

— Depuis combien de temps le monde est-il ainsi ? demanda-t-il.

En guise de réponse, Rhodes eut un haussement d’épaules, comme si la question n’avait aucun sens.

Carpenter écarquillait les yeux. Il se rendait compte que le monde qu’il avait connu était perdu à jamais. La Terre de l’humanité était moribonde, ou déjà morte, sa longue histoire s’achevait ; c’était le tour des champignons et des moisissures filamenteuses, des lianes et des bambous. La jungle ensevelirait tous les ouvrages de l’homme. L’humanité même serait engloutie par cette jungle, réduite à une tribu de créatures égarées, traquées, se protégeant des vrilles insidieuses, cherchant de misérables refuges au sein de l’efflorescence luxuriante de cette nouvelle création. Mais de refuges il n’y avait point. Les derniers humains finiraient, eux aussi, par se transformer en quelque espèce végétale, la bouche emplie des nouvelles spores, donnant naissance à une génération d’inimaginables créatures.

Et nous, se demanda Carpenter, qu’allons-nous devenir ? Ceux d’entre nous qui n’ont pas encore changé, qui se déplacent encore sous leur forme animale, avec leurs os rigides et leur vieille peau humaine ? N’y aura-t-il plus de place pour nous ? Ne pourrons-nous échapper à la catastrophe planétaire ?

Son regard se porta au-delà de la lune zébrée de bambous, en direction du semis d’étoiles indéchiffrable.

Là-haut, se dit Carpenter. Là-haut : une renaissance dans les étoiles, c’est notre seul espoir. Là-haut. Là-haut. Nous quitterons la Terre, nous prendrons notre essor vers le ciel et nous serons tous sauvés. Oui. Pendant que la Terre mutilée se régénérera sans nous.

— Regarde, dit Rhodes, le doigt tendu vers la baie.

Il s’en élevait quelque chose d’énorme, une massive colonne verte surmontée d’yeux, un être inconnaissable, inconcevable. L’eau qui ruisselait de ses épaules retombait dans la baie en nuages crépitants.

Il avait des yeux immenses, courroucés, effrayants. Rhodes s’était laissé tomber à genoux et faisait signe à Carpenter de l’imiter.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Carpenter. Cette créature… qu’est-ce que c’est ?

— À genoux et incline-toi ! souffla Rhodes avec véhémence. À genoux et incline-toi !

— Non, répliqua Carpenter. Je ne comprends pas.

Mais le monde entier donnait des marques d’humilité devant la créature sortie des eaux. Une musique majestueuse s’élevait vers le ciel. Un nouveau dieu était apparu, le seigneur de ce monde transformé. Carpenter se sentit malgré lui bouleversé par la majesté et l’étrangeté de la scène. Ses genoux se dérobaient sous lui. Il commença à se baisser vers le sol humide et spongieux.

— Incline-toi, répéta Rhodes.

Carpenter ferma les yeux, baissa la tête et mouilla de ses larmes la terre imbibée d’eau. Avec un mélange d’émerveillement et d’incompréhension, il fit allégeance au nouveau maître du monde ; puis la vision se dissipa et il reprit conscience, dégrisé, effaré, aux premières lueurs grisâtres du jour. Le sang battait à ses tempes. Des bouteilles vides traînaient dans toute la pièce. Nick Rhodes était étendu de tout son long, au pied du canapé. Carpenter porta la main à ses tempes douloureuses, il frotta et frotta dans l’espoir illusoire d’effacer cette douleur, et il écouta la voix aux accents lugubres de son esprit qui lui répétait avec une morne et absolue conviction qu’il n’y avait plus d’espoir pour la pauvre vieille planète usée, défigurée, non, plus aucun espoir. Tout était perdu. Tout, tout, tout. Perdu, perdu, perdu. Tout. Perdu.

Tout. Perdu. Perdu.

Perdu.


Un bain d’enzymes, une journée d’oisiveté dans l’appartement, une ou deux heures dans la centrifugeuse de Rhodes pour chasser, au moins provisoirement, tous les maux de son système nerveux, et Carpenter se sentit de nouveau presque opérationnel. Rhodes ne paraissait pas se ressentir de leur beuverie nocturne. Isabelle Martine fit son apparition vers 17 heures, cette fois encore fort aimable, pleine de sollicitude, conciliante ; après un ou deux verres de sherry et une conversation à bâtons rompus, ils sortirent tous les trois pour se rendre chez Jolanda Bermudez, au nord du campus.

Carpenter fut amusé et séduit par la beauté surchargée de la petite maison – son apparence baroque et vieillotte, la multitude de pièces exiguës, bourrées de myriades d’objets insolites, les bouffées d’encens flottant dans l’air, la tribu de chats, tous d’une race étrange et gracieuse. C’était exactement le genre de maison, légèrement ridicule, mais pleine d’une vitalité excentrique, dans laquelle il imaginait Jolanda.

Et ce Farkas, l’aveugle de Kyocera, que Jolanda avait trouvé en chemin, quelque part dans les satellites L-5, il semblait avoir sa place au milieu de ses possessions. Une curiosité, un objet insolite, une pièce unique.

Comment ne pas être impressionné par le bonhomme ? se demanda Carpenter. Immensément grand, bien bâti, imposant, il émanait de lui un sentiment de force et d’assurance qui semblait remplir la petite pièce où Jolanda leur servait des canapés. Vêtements de bonne coupe, complet gris perle et foulard orange, boots impeccablement cirées : une élégance raffinée. Pommettes très saillantes, menton en galoche. Et surtout ce front haut, lisse, incurvé, cette fascinante surface unie de peau, là où tout le monde avait sourcils et orbites : un monstre, une créature onirique, quelqu’un que l’on ne s’attendait pas à rencontrer dans la vie de tous les jours. Pas seulement aveugle, mais totalement dépourvu d’yeux ; et pourtant rien dans ses mouvements n’indiquait que sa vision fût diminuée le moins du monde.

Carpenter sirota prudemment un verre, grignota un canapé. Il observa la scène changeante :

Les groupes se formaient curieusement, demeuraient unis quelques instants, puis se séparaient. Les gens changeaient de place, glissaient dans la pièce.

Farkas et Enron – un géant majestueux et un petit homme nerveux, ramassé – s’entretenaient à voix basse dans un coin discret comme deux associés mal assortis discutant d’un contrat qu’ils devaient bientôt recevoir. Peut-être s’agissait-il de cela ?

Puis Farkas se dirigea vers Jolanda, s’arrêta tout près d’elle, sous le regard rempli d’aigreur d’Enron qui les observait de loin, toutes les attitudes d’un Farkas visiblement fasciné traduisant l’intense intérêt qu’il lui portait. Épaules pointées vers l’avant, grand front bombé incliné vers elle, il semblait utiliser une vision extrasensorielle, comme une manière de radiographie, pour distinguer à travers la robe d’un rouge flamboyant la nudité plantureuse de Jolanda.

Et elle y prenait plaisir, rougissant comme une collégienne, se trémoussant, le visage rayonnant, prête à se jeter sur lui. Il était manifeste que ces deux-là étaient en train, à la barbe d’Enron, de convenir de quelque chose. C’est aussi ce que l’Israélien semblait penser. Son front plissé était extrêmement expressif. Puis Isabelle intervint, entraînant Enron au fond de la pièce. Fidélité envers son amie, supposa Carpenter. Écarter l’Israélien afin de permettre à Jolanda de tendre ses filets ; même si Farkas semblait plutôt désireux de s’y laisser prendre.

Enron discutait maintenant avec Nick Rhodes ; peut-être une nouvelle interview ? Jolanda s’avança vers eux. Échange de sourires entre Jolanda et Nick, étrangement intime, mais fugitif. Carpenter se remémora un certain nombre de choses que Rhodes avait dites sur Jolanda, le soir du dîner à Sausalito ; il comprit qu’elle devait avoir couché avec tous les hommes présents dans la pièce et qu’elle en était fière.

Les groupes se défaisaient et se recomposaient. Carpenter se trouva enfin face à Farkas. C’est Jolanda qui le lui amena.

— Voici notre ami Paul Carpenter, fit-elle. Je vous ai parlé de lui, vous vous en souvenez ?

Sur ce, elle leur décocha un sourire radieux accompagné d’une œillade incendiaire et s’éloigna d’une démarche ondulante en direction d’Enron.

— C’est vous qui êtes chez Samurai ? demanda l’aveugle sans préambule. Capitaine d’un remorqueur d’icebergs, si j’ai bien compris ?

— Je l’étais, répondit simplement Carpenter, stupéfait de la brusquerie de cette entrée en matière.

Il leva la tête, Farkas étant sensiblement plus grand que lui, et il fixa son regard sur la zone de peau lisse, à peine ombrée, où auraient dû se trouver les yeux.

— Un accident en mer a provoqué un petit scandale. J’ai été licencié.

— Oui, c’est ce qu’on m’a rapporté. J’avais pourtant l’impression que Samurai ne se séparait que très rarement de ses Salariés.

— Les victimes étaient des employés de Kyocera. Une enquête a eu lieu. L’affaire risquait de porter gravement atteinte à l’image de la Compagnie. On a donc estimé que je n’étais pas irremplaçable et des excuses sincères ont été adressées aux intéressés.

— Je vois, fit Farkas, ce qui, dans sa bouche, paraissait vraiment bizarre. Et maintenant ? Vous avez des projets ?

— J’envisageais d’attaquer une banque. Ou d’enlever la fille d’un Échelon Un, pour obtenir une rançon.

Farkas eut un sourire grave, comme s’il s’agissait de solutions plausibles.

— Avez-vous pensé, demanda-t-il, à prendre un nouveau départ sur l’une des stations orbitales ?

— Une possibilité à envisager, en effet.

En réalité, cela n’était pas venu à l’idée de Carpenter. Mais, oui, c’est vers l’espace que partaient tous ceux qui, sur la Terre, se trouvaient dans une impasse. Les stations orbitales ! Pourquoi pas ? Il faudrait certes trouver un moyen de s’y rendre. Il commença à tourner et retourner fébrilement cette nouvelle idée dans son esprit.

Puis il se rendit compte que Farkas continuait de parler.

— Nous venons juste de revenir de Valparaiso Nuevo. Le sanctuaire, vous savez. Cela pourrait vous intéresser. Connaissez-vous la station ?

— J’en ai entendu parler. La dernière des glorieuses républiques bananières, c’est bien cela ? Un vieux général sud-américain timbré en a fait son empire personnel et gagne des sommes colossales en vendant sa protection à ceux qui fuient la justice. Mais je ne fuis pas la justice, poursuivit Carpenter en secouant la tête. On ne m’a reconnu coupable de rien d’autre que d’avoir commis une erreur dans l’exercice de mes fonctions. Je n’ai pas reçu d’autre condamnation que la perte de mon emploi. De toute façon, je n’ai pas d’argent pour payer mon entrée.

— Non, fit Farkas, vous m’avez mal compris. Je ne voulais pas dire que vous iriez vous y réfugier, mais qu’il y aurait peut-être une occasion à saisir.

— Une occasion ? De quelle sorte ?

— De différentes sortes. Savez-vous, poursuivit Farkas d’une voix plus basse, qui se fit insinuante, presque charmeuse, que le Generalissimo don Eduardo Callaghan doit bientôt être déposé ?

Surpris, Carpenter eut un mouvement de recul.

— Vraiment ?

Cela commençait à devenir complètement fou.

— Absolument, fit Farkas avec affabilité. Ce que je viens de vous dire est la pure vérité. Un petit groupe de conspirateurs très habiles projette de mettre fin à son long règne. J’appartiens à ce groupe. Jolanda aussi, et notre ami commun, M. Enron. Il y en a encore quelques autres. Peut-être aimeriez-vous vous joindre à nous ?

— Qu’est-ce que vous racontez ? lança Carpenter, de plus en plus perplexe.

— Cela me paraît extrêmement simple. Il nous reste quelques détails à régler avec des gens de San Francisco, après quoi nous partirons à Valparaiso Nuevo et nous prendrons possession de la station orbitale. Il y aura de gros profits à tirer de la vente des réfugiés aux gouvernements qui souhaitent leur retour. Vous auriez part aux bénéfices, ce qui vous fournirait les ressources nécessaires pour commencer une nouvelle vie dans l’espace. Puisqu’il paraît évident qu’il n’y a pas d’avenir pour vous sur la Terre.

De la pure démence. Ou peut-être une forme de sadisme. Ce n’est pas ainsi qu’agissaient de vrais conspirateurs, ils ne mettaient pas dans la confidence de parfaits inconnus, sur un coup de tête. Non, non. Si Farkas débitait ces sornettes, ce n’était que pour s’amuser cruellement à ses dépens. Ou alors il était complètement fou. S’efforçant de faire le tri dans le flot de paroles apparemment délirantes, prononcées si calmement par l’homme sans yeux, Carpenter sentit la colère monter en lui.

— Vous vous fichez de moi, n’est-ce pas ? C’est une manière malsaine que vous avez de vous amuser ?

— Pas le moins du monde. Je suis on ne peut plus sérieux. Il existe une conspiration. Vous êtes invité à y prendre part.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi m’y inviter ? Pourquoi moi ?

— Appelez cela un acte gratuit, répondit posément Farkas. Un instant d’inspiration. Jolanda m’a confié que vous êtes un homme intelligent qui traverse une mauvaise passe. Qui est même désespéré. Disposé, j’imagine, à courir des risques extrêmes. Et qui ne manque ni de talents ni de compétences. Tout cela, l’un dans l’autre, me donne l’impression que vous pourriez nous être très utile. Et il me serait particulièrement agréable, acheva-t-il dans une sorte de roucoulement, de rendre service à un ami de Jolanda.

— C’est incroyable, fit Carpenter, vous ne me connaissez pas du tout. Et je ne comprends pas pourquoi vous me confiez tout cela, si tant est qu’il y ait un mot de vrai là-dedans. Je pourrais vous dénoncer. Je pourrais avertir directement la police.

— Pourquoi feriez-vous cela ?

— Pour l’argent, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça Farkas, mais la prise de Valparaiso Nuevo pourrait vous rapporter infiniment plus que ce que la police vous donnerait. Non, non, mon ami, la seule raison qui vous pousserait à nous trahir serait un amour abstrait de la justice. Peut-être est-ce une émotion que vous ressentez réellement, malgré vos déboires récents. Mais j’en doute fort… Dites-moi : ce que je viens de vous révéler vous intéresse-t-il en quelque manière que ce soit ?

— Je pense toujours qu’il s’agit d’une plaisanterie de mauvais goût.

— Dans ce cas, interrogez M. Enron. Interrogez Jolanda Bermudez. Elle dit que vous êtes amis. N’est-ce pas la vérité ? Je suppose donc que vous avez confiance en elle. Demandez-lui si je suis sérieux. Allez-y, monsieur Carpenter, je vous en prie : allez le lui demander.

Tout cela semblait totalement irréel. Une proposition extravagante qui tombait du ciel, venant de quelqu’un dont l’aspect était à peine humain. Mais qui, si ce n’était pas une blague, paraissait extrêmement tentante.

Carpenter tourna la tête vers Jolanda, au fond de la pièce. Elle avait dit la veille que Farkas serait peut-être en mesure de lui trouver quelque chose chez Kyocera, affirmation à laquelle il n’avait nullement ajouté foi. Était-ce à cela qu’elle pensait ? Vraiment ?

Non, se répéta-t-il, ce ne peut être qu’une mauvaise plaisanterie. Une blague stupide faite à ses dépens. Jolanda devait être dans le coup ; il allait la voir et lui demander de confirmer ce que Farkas venait de dire, elle le ferait et ils continueraient ainsi, toute la soirée, à lui raconter des histoires de plus en plus délirantes, jusqu’au moment où l’un d’eux ne pourrait plus s’empêcher de sourire, et tout le monde éclaterait de rire, et…

Pas question.

— Je regrette, fit Carpenter, mais je ne suis pas d’humeur à supporter que l’on se paie ma tête.

— Comme vous voudrez. Oubliez ma proposition ; je regrette de l’avoir faite. J’ai peut-être commis une erreur en vous révélant tout cela.

Carpenter perçut brusquement dans la voix de Farkas une menace voilée qu’il trouva déplaisante. Mais elle indiquait aussi que l’affaire n’était peut-être pas une plaisanterie. Carpenter, qui avait commencé à se retourner, interrompit son mouvement et leva de nouveau les yeux vers le visage extraordinaire de l’homme de Kyocera.

— Ce que vous m’avez raconté est vraiment sérieux ? demanda-t-il.

— Absolument.

— Alors, allez-y. Dites-m’en un peu plus.

— Accompagnez-nous à Los Angeles, si vous voulez en savoir plus. Mais, si vous le faites, il ne vous sera plus loisible de revenir en arrière. Vous serez l’un des nôtres et vous n’aurez plus la possibilité de tourner casaque.

— Vous êtes donc vraiment sérieux !

— Ça y est, vous me croyez ?

— Si ce n’est qu’une sale blague, Farkas, je vous ferai la peau ! À vous de me croire, cette fois ! Moi aussi, je suis sérieux.

Carpenter se demanda s’il l’était réellement.

— Il n’y a pas de blague, fit Farkas en tendant la main.

Après un instant d’hésitation, Carpenter la serra.

— Le dîner est servi ! cria Jolanda, d’une autre pièce.

— Nous en reparlerons plus tard, dit Farkas.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers la salle à manger, Rhodes rejoignit Carpenter.

— De quoi avez-vous parlé si longtemps ? demanda-t-il.

— Une drôle d’histoire. Je crois qu’il me faisait une offre d’emploi.

— Chez Kyocera ?

— En indépendant, répondit Carpenter. Mais je ne sais pas très bien. C’était sacrément mystérieux.

— Tu veux m’en parler ?

— Plus tard, dit Carpenter en s’effaçant pour le laisser passer.


Il était 2 heures du matin quand Carpenter eut enfin l’occasion de raconter à Rhodes sa conversation avec Victor Farkas, après avoir regagné l’appartement de Rhodes, après qu’Isabelle se fut décidée à rentrer chez elle, en expliquant qu’elle ne pouvait rester, car elle devait se rendre à Sacramento le lendemain pour participer à un colloque. Après l’avoir raccompagnée à la porte, Rhodes et Carpenter restèrent un moment dans le séjour, contemplant la baie par la fenêtre, dans le calme de la nuit chaude et humide.

Ils avaient bu en abondance chez Jolanda, mais Rhodes avait quand même envie de prendre un petit dernier. Il alla chercher une bouteille de verre sombre, de forme bizarre, qui portait une étiquette de papier bruni, aux caractères très anciens, et semblait avoir au moins un siècle.

— Du vrai cognac, annonça Rhodes. De France. Très rare. J’ai envie de marquer le coup. Qu’est-ce que tu en dis ?

Il lança un regard interrogateur à Carpenter.

— Pourquoi pas ? Mais un seul, Nick. Je ne pourrais pas supporter une autre cuite comme celle d’hier soir.

Rhodes versa soigneusement le cognac. Un alcool très rare, oui, pas de doute. Carpenter le dégusta lentement, pensivement. La soirée avait été curieuse. Il avait un peu l’impression d’avoir traversé une étrange frontière pour pénétrer en pays totalement inconnu.

Mais Rhodes, de son côté, avait aussi franchi une frontière ce soir, semblait-il, et il avait envie d’en parler.

— Il y avait, hier soir, six chances sur dix, tu t’en souviens ? Puis sept. Mais, toute la soirée, le pourcentage a augmenté et, quand je suis arrivé à neuf sur dix, j’ai su que la chose était réglée.

— De quoi parles-tu, Nick ? demanda Carpenter en levant vers lui un regard empreint de lassitude.

— De l’offre de Kyocera. Je vais accepter, c’est certain. J’ai pris ma décision vers minuit.

— Ah oui ! Très bien.

— Demain, je dois faire connaître mes intentions à Walnut Creek. Nakamura, l’Échelon Trois qui m’a recruté, attend mon appel. Je vais lui dire que c’est oui.

Carpenter leva son verre ballon en un geste de salut.

— Félicitations. J’aime les hommes qui savent prendre une décision.

— Merci. Santé.

— Moi aussi, reprit Carpenter, je vais accepter un nouveau boulot qu’on m’a proposé.

Rhodes, qui sirotait une gorgée de cognac, faillit s’étouffer et posa aussitôt son verre.

— Quoi ? lança-t-il, l’air incrédule. Où ça ?

— Avec Farkas. Quelque chose d’illégal sur une station orbitale.

— Contrebande ? Ne me dis pas que Kyocera fait passer de la drogue en douce !

— Pire que ça, fit Carpenter. Si je te mets au courant, je fais de toi un complice, mais, tant pis, je vais tout te raconter. Un projet est en cours pour s’emparer de Valparaiso Nuevo, Nick. Une entreprise menée conjointement par Israël et Kyocera, exécutée par des voyous de Los Angeles, les merveilleux amis de Jolanda. Leur but est de prendre le contrôle du satellite et de le diriger eux-mêmes pour en tirer un profit personnel. Il semble que Jolanda, Enron et Farkas ont tout mis au point la semaine dernière, quand ils étaient à Valparaiso Nuevo. Farkas m’a proposé ce soir de me joindre à eux. Je ne sais pas précisément quel sera mon rôle, mais je présume qu’il s’agira de quelque chose de périphérique, désinformer, répandre le brouillard et la confusion pendant que le coup d’État se déroulera.

— Non, fit Rhodes.

— Non, quoi ?

— Tu ne le feras pas. C’est de la folie, Paul !

— Bien sûr. Mais ai-je vraiment le choix ? Sur la Terre, je suis non seulement sans emploi, mais sans espoir d’en trouver un. Le seul endroit qui me reste, c’est l’espace. Mais je ne peux même pas me payer un aller simple.

— Je pourrais te l’offrir.

— Et après ? Comment gagnerai-je ma vie quand je serai là-haut ? Activités criminelles, je suppose. La délinquance en col blanc. C’est plus simple et plus rapide. Tout est possible dans les stations orbitales, tu le sais bien. Il n’existe pas de loi interplanétaire, pas encore. Nous renversons le Generalissimo, nous prenons le pouvoir et personne ne trouvera à y redire.

— Je n’en crois pas mes oreilles.

— Je n’ai pas l’impression que ce soit moi qui parle. Mais je vais le faire.

— Écoute-moi, Paul. On m’a un peu parlé de Farkas ; il est totalement insensible, complètement dénué de scrupules. Un monstre, au propre et au figuré.

— Parfait. C’est exactement ce qu’il faut pour ce genre de chose.

— Non, écoute-moi. Si tu t’acoquines avec lui, tu finiras de toute façon au rancart. Cet homme est dangereux, amoral, plein de haine. Il se fiche complètement de ce qu’il fait et du mal qu’il inflige aux autres. Regarde ce qu’on lui a fait, à lui. Sa vie durant, il le fera payer. Et pourquoi aurait-il besoin de toi ? Il te gardera quelque temps à ses côtés, puis, quand tout sera fini, il te laissera tomber.

Jolanda a confiance en lui, objecta Carpenter. C’est elle qui lui a suggéré de me mettre dans le coup.

— Jolanda ! lança Rhodes d’un ton méprisant. Elle pense avec ses nichons, celle-là !

— Et Enron ? Il pense avec ses nichons, lui aussi ? Il est l’associé de Farkas et, en apparence, il lui fait confiance aussi.

— Enron ne fait pas confiance à son gros orteil. De plus, même si Enron et Farkas sont comme cul et chemise, en quoi cela te protège-t-il ? Ne t’approche pas d’eux, Paul. Ne fais pas ça.

— Puis-je avoir encore un peu de ce vieux cognac ? demanda Carpenter.

— Bien sûr. Bien sûr. Mais promets-moi une chose : tiens-toi à l’écart de cette affaire.

— Tu sais bien que je n’ai pas le choix.

— Ce défaut te perdra, répliqua Rhodes. Tu présentes toujours une situation moralement inacceptable comme quelque chose d’inévitable. Tiens, ajouta-t-il en versant du cognac à Carpenter. Bois et prends du plaisir. Tu as vraiment l’intention de le faire, mon salaud ?

— Vraiment, répondit Carpenter en levant son verre pour porter un toast. À nous deux ! À notre nouvelle et éblouissante carrière ! Santé, Nick.

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