— Le type en question s’appelle Wu Fang-shui, dit Juanito. Il doit avoir dans les soixante-quinze ans, il est chinois et c’est à peu près tout ce que je sais, sauf qu’il y aura beaucoup d’argent pour celui qui le retrouvera. Il n’y a certainement pas tant de Chinois que ça sur Valparaiso Nuevo.
— Il ne sera plus chinois, objecta Kluge.
— Ce ne sera peut-être même plus un homme, glissa Delilah.
— J’y ai pensé, fit Juanito. Mais il devrait quand même être possible de retrouver sa trace.
— Qui vas-tu engager pour la traque ? demanda Kluge.
Juanito lui lança un long regard froid. Venant de Kluge, un professionnel chevronné et qui tenait à ce que tout le monde le sache, la question était pratiquement un affront à ses qualités de courrier.
— Je m’en chargerai moi-même, répondit Juanito.
— Toi ?
Un sourire fugace joua sur les lèvres de Kluge.
— Oui, moi-même. Pourquoi pas ?
— Jamais tu n’as traqué personne, si je ne me trompe.
— Il y a un commencement à tout, répliqua Juanito sans le quitter des yeux.
Il croyait savoir pourquoi Kluge l’asticotait de la sorte. Une certaine quantité du travail disponible sur Valparaiso Nuevo consistait à retrouver des gens qui étaient venus s’y réfugier et à vendre les renseignements à qui les pourchassait. Mais, jusqu’alors, Juanito s’était tenu à l’écart de cet aspect de la profession. Il gagnait sa vie en aidant des dinkos à entrer dans la clandestinité, pas en dénonçant des fugitifs. Une des raisons était que personne ne lui avait jamais encore fait de proposition alléchante ; une autre qu’il était lui-même le fils d’un ancien fugitif. Sept ans plus tôt, quelqu’un avait été engagé pour traquer son père ; c’est ainsi qu’il avait péri assassiné. Juanito préférait se consacrer au côté sanctuaire de la station orbitale.
Mais lui aussi était un professionnel. Son boulot consistait à fournir des services. Un point, c’est tout. S’il ne retrouvait pas, pour le compte de ce dinko aveugle, ce Farkas bizarre, le chirurgien en fuite, quelqu’un d’autre le ferait à sa place. Et Farkas était son client. Juanito sentait qu’il était important de se comporter en professionnel.
— Si j’ai des problèmes, dit-il, je pourrais sous-traiter. En attendant, je voulais juste vous mettre au courant, pour le cas où vous tomberiez sur une piste. Je paie le plein tarif. Vous savez que ça fait un joli paquet.
— Wu Fang-shui, fit Kluge. Chinois. Vieux. Je vais voir ce que je peux faire.
— Moi aussi, dit Delilah.
— Allons ! lança Juanito. Combien d’habitants y a-t-il en tout sur Valparaiso Nuevo ? Pas plus de neuf cent mille ? J’en vois une cinquantaine qui ne peuvent absolument pas être le type que je cherche. Cela réduit déjà le champ des possibilités. Ce qu’il faut, c’est continuer à le réduire. C’est tout.
En réalité, Juanito n’était pas très optimiste. Il allait naturellement faire de son mieux, mais le système instauré sur Valparaiso Nuevo visait grandement à protéger ceux qui tenaient à vivre cachés. Farkas lui-même l’avait compris.
— Les lois sur le respect de la vie privée sont très strictes, n’est-ce pas ?
— Ce sont presque nos seules lois, vous savez, répondit Juanito avec un sourire. L’inviolabilité du sanctuaire. La compassion d’El Supremo a fait de Valparaiso Nuevo un refuge pour les fugitifs de tout poil, venant de tous les mondes, la Terre comme les autres planètes artificielles, et il nous est interdit de faire obstacle à la compassion d’El Supremo.
— Qui, si j’ai bien compris, est extrêmement lucrative.
— En effet. Les droits de sanctuaire sont renouvelables annuellement. Vous devez comprendre que celui qui fait du tort à un résident permanent bénéficiant de la compassion d’El Supremo provoque une réduction des revenus annuels du Generalissimo. Ce n’est pas très bien vu.
Ils étaient assis au café Villanueva, dans la cité de San Martin de Porres, Rayon E, après avoir passé la journée à visiter la station orbitale, de la périphérie au moyeu, montant par un rayon, redescendant par le suivant. Farkas avait demandé à connaître tout ce qui était possible sur Valparaiso Nuevo. Pas à voir, à connaître. C’est le mot qu’il avait employé. Et son appétit était immense. Insatiable, il arpentait les coins et les recoins, absorbant tout, s’imprégnant de tout. Jamais il ne ralentissait l’allure. Il déployait une énergie que Juanito trouvait fantastique, vu qu’il devait avoir au moins le double de son âge. Et quelle démarche assurée ! À le voir se pavaner, on aurait pu se croire en présence du nouveau Generalissimo et non d’un dinko infirme, aux jambes interminables, appartenant corps et âme à Kyocera-Merck, le combinat dénué de scrupules, sur la Terre immonde.
Farkas avait dit à Juanito qu’il n’était jamais allé sur aucun des satellites habités. Il n’en revenait pas de découvrir des forêts et des lacs, de grands champs de blé et des rizières, des vergers, des troupeaux de chèvres et de bovins. Il s’attendait apparemment à n’y trouver qu’un assemblage de poutrelles d’aluminium et de sinistres petites boîtes en béton abritant une population qui se nourrissait de pilules, et tout à l’avenant. Les gens de la Terre avaient toujours beaucoup de mal à comprendre que les stations habitées de grande taille étaient des endroits confortables, avec un ciel bleu, des nuages floconneux, de beaux jardins, d’élégantes constructions d’acier, de brique et de verre. À l’image de la Terre, avant que les hommes ne la saccagent.
— Si les fugitifs sont protégés par le gouvernement, demanda Farkas, comment vous y prenez-vous pour les traquer ?
— Il y a toujours des moyens. Tout le monde connaît quelqu’un qui sait quelque chose sur quelqu’un d’autre. Ici les renseignements s’achètent tout comme la compassion.
— Le Generalissimo ? demanda Farkas, l’air étonné.
— Ses fonctionnaires, parfois. Il faut être très prudent. C’est important, car des vies sont menacées. Il y a aussi des courriers qui ont des renseignements à vendre. Nous savons tous des tas de choses que nous sommes censés ignorer.
— Je suppose que, toi, tu connais de vue de nombreux fugitifs.
— Quelques-uns, répondit Juanito. Vous voyez cet homme, assis près de la fenêtre ? Je ne sais pas si vous le voyez, reprit-il après une hésitation. Pour moi, il a une soixantaine d’années, il est chauve, de grosses lèvres, pas de menton…
— Je le vois, oui. Pour moi, il ne ressemble pas tout à fait à ça.
— Je m’en doute ! Eh bien, ce type-là, il a monté une escroquerie dans un des dômes de Luna. Il a vendu un paquet d’actions bidon pour un programme off-shore qui n’existait pas, pour cinquante millions de dollars Capbloc. Il paie très cher pour vivre ici. Et l’autre, là-bas… Vous le voyez ? Avec la blonde ?… Lui, il a détourné des fonds. C’est un as de l’informatique qui a raflé presque tout le capital d’une grosse banque de Singapour. Et l’autre, avec la moustache – vous le voyez ? –, il se faisait passer pour le pape. Incroyable, non ? Eh bien, à Rio de Janeiro, tout le monde y a cru !
— Attends un peu, le coupa Farkas. Comment puis-je être sûr que tu n’inventes pas tout ça ?
— Vous ne pouvez pas, répondit tranquillement Juanito. Mais je n’invente rien.
— Alors, comme ça, tu me dévoiles gratuitement l’identité de trois fugitifs ?
— Ce ne serait pas gratuit si c’étaient des gens que vous recherchiez.
— Et si c’était le cas ? Si je faisais seulement semblant de rechercher Wu Fang-shui pour donner le change ?
— Mais vous ne recherchez aucun de ces trois-Là, répliqua Juanito avec une pointe de dédain. Je le saurais.
— C’est vrai, reconnut Farkas, ils ne m’intéressent pas.
Il but une gorgée de son verre qui contenait une boisson verdâtre, trouble et sucrée.
— Comment se fait-il que ces hommes n’aient pas mieux réussi à dissimuler leur identité ? reprit-il.
— Ils croient l’avoir fait, répondit Juanito.
Découvrir une piste était une opération de longue haleine et coûteuse. Juanito laissa Farkas parcourir les rayons de la station orbitale pour aller prendre contact avec ses sources d’information habituelles : les amis de son père, certains de ses collègues et même des gens du siège du Parti de l’Unité, l’organisation de masse d’El Supremo, où il n’était pas difficile de trouver quelqu’un qui savait quelque chose et était disposé à monnayer ses renseignements. Juanito resta prudent, se contentant de dire qu’il cherchait un Chinois d’un certain âge. Personne ne lui demanda ce qu’il voulait à ce Chinois. On ne posait pas ce genre de question. Il pouvait y avoir une multitude de raisons, d’un contrat sur sa personne à la remise du gros lot d’un million de dollars Capbloc, gagné l’année précédente au New Yucatan, au tirage d’une loterie. Sur Valparaiso Nuevo, personne ne cherchait à connaître les raisons. Tout le monde acceptait les règles : les affaires de chacun étaient strictement personnelles.
Un homme du nom de Federigo, un ancien camarade du père de Juanito à l’époque du Costa Rica, connaissait une femme qui connaissait un homme dont le compagnon, castré, avait appartenu à quelqu’un de haut placé au département du Recensement. Il fallait arroser tout le monde, mais, après tout, c’était l’argent de Farkas ou, qui mieux est, celui de Kyocera-Merck. À la fin de la semaine, Juanito avait obtenu l’accès au fichier d’immigration stocké sur mégapuces dorées, quelque part dans les profondeurs du moyeu. Les données informatiques ne fourniraient assurément pas le numéro de téléphone de Wu Fang-shui, mais ce qu’elles pouvaient apprendre à Juanito – ce qui se produisit après avoir déboursé huit cents callaghanos –, c’était le nombre d’individus d’origine chinoise vivant sur Valparaiso Nuevo et la date de leur arrivée.
— Il y en a dix-neuf en tout, annonça-t-il à Farkas. Onze d’entre eux sont des femmes.
— Et alors ? Ce n’est pas une affaire de changer de sexe.
— C’est vrai, mais toutes les femmes ont moins de cinquante ans. Le plus âgé des hommes n’a que cinquante-deux ans. L’arrivée du premier sur Valparaiso Nuevo remonte à neuf ans.
Cela ne sembla pas perturber Farkas.
— Tu crois que cela suffit pour tous les éliminer ? Pas moi. On peut changer d’âge aussi facilement que de sexe.
— Oui, mais, à ma connaissance, on ne peut pas changer sa date d’arrivée. Et vous avez dit que votre Wu Fang-shui est arrivé il y a quinze ans. À moins que vous n’ayez fait erreur, il ne peut pas être l’un de ces Chinois. À mon avis, votre Wu Fang-shui, s’il n’est pas déjà mort, a choisi un autre mélange racial.
— Il n’est pas mort, dit Farkas.
— Vous en êtes certain ?
— Il était encore vivant il y a trois mois et en relation avec sa famille restée sur la Terre. Il a un frère à Tachkent.
— Merde ! fit Juanito. Vous n’avez qu’à demander à son frère sous quel nom il vit ici.
— Nous l’avons fait. Sans pouvoir obtenir le renseignement.
— Vous n’avez qu’à insister.
— Nous avons trop insisté, fit Farkas. Nous n’obtiendrons plus le renseignement. En tout cas, ce n’est pas lui qui nous le fournira.
Juanito fit sa petite enquête sur les dix-neuf Chinois, juste pour être sûr. Cela ne lui coûta pas grand-chose, ne prit pas beaucoup de temps, et il y avait toujours la possibilité que le docteur Wu eût réussi à falsifier son dossier d’immigration. Mais ses recherches furent vaines.
Juanito en dénicha six d’un coup, qui jouaient à un de leurs jeux chinois dans un club de la cité de Havana de Cuba, Rayon B. Ils continuèrent à rire en avançant leurs petits pions de porcelaine tandis que Juanito les observait. Ils ne se conduisaient pas comme des sanctuarios. Il y avait toujours une certaine nervosité chez un sanctuario, une circonspection jamais très loin de la surface. Tout le monde n’était pas venu s’établir à Valparaiso Nuevo pour échapper à la justice ; la plupart des résidents, mais pas tous. Ceux-là donnaient l’impression d’un groupe de commerçants chinois prospères, passant un bon moment à une table de jeu. Juanito prit le temps de s’assurer qu’ils étaient tous plus petits que lui, ce qui signifiait soit qu’ils n’étaient pas le docteur Wu, assez grand pour un Chinois, soit que le chirurgien avait accepté de se faire raccourcir les jambes de quinze centimètres afin de mieux brouiller les pistes. C’était possible, mais peu vraisemblable.
Les treize autres Chinois étaient bien trop jeunes ou trop féminins, trop ceci, trop cela, pour que le doute fût permis. Juanito les raya tour à tour de sa liste. De toute façon, il n’avait jamais cru que Wu serait encore chinois.
Il poursuivit ses recherches. Toutes les pistes, l’une après l’autre, s’achevèrent en cul-de-sac. Il commençait à penser que le docteur Wu, ayant sans doute appris qu’un homme sans yeux le recherchait, s’était terré quelque part ou avait même quitté Valparaiso Nuevo. Juanito paya un ami travaillant à l’astroport pour qu’il vérifie sur les manifestes si le nom de Wu figurait sur les listes des passagers au départ. Cela ne donna rien. Puis quelqu’un lui rappela que, dans la cité et les faubourgs d’El Mirador, Rayon D, vivait une colonie de réfugiés, des durs de durs, installés de longue date, détestant que l’on se mêle de leurs affaires. Juanito alla voir. Comme on savait qu’il était le fils d’un réfugié assassiné, on ne lui chercha pas noise ; il serait assurément le dernier à traquer un fugitif.
Cette visite n’eut pas de résultat immédiat. Juanito ne courut pas le risque de poser des questions et il ne découvrit rien dont il pût tirer parti. Mais il revint avec la conviction que la réponse se trouvait à El Mirador.
— Emmenez-moi là-bas, demanda Farkas.
— Je ne peux pas. C’est une cité repliée sur elle-même, où les étrangers sont mal acceptés. Vous attirez l’attention autant qu’un dinosaure.
— Emmenez-moi, répéta Farkas.
— Si Wu s’y cache et s’il vous aperçoit, il comprendra tout de suite qu’il y a un contrat sur lui et s’évanouira en un instant. Vous n’en reviendrez pas.
— Emmenez-moi à El Mirador, insista Farkas. Je paie pour des services et vous me les rendez. C’est bien ce qui était convenu ?
— D’accord, fit Juanito. Allons à El Mirador.