La coque du segment El Mirador de Valparaiso Nuevo était en réalité une double coque au milieu de laquelle un passage de faible hauteur entourait tout le globe baptisé El Mirador. À la périphérie de la coque donnant sur le vide se trouvait d’abord une épaisse couche de scories lunaires maintenues en place par la force centrifuge, des résidus récupérés après extraction des gaz et minerais utilisés pour la construction du satellite. Au-dessus, il y avait le passage réservé aux ouvriers de l’entretien, chichement éclairé par un chapelet d’ampoules de faible puissance. Enfin venait l’enveloppe même d’El Mirador, protégée par la couche de scories de toute mauvaise surprise causée par des objets se promenant dans l’espace. Juanito, plutôt trapu, parvenait presque à se tenir droit à l’intérieur de la coque, mais, avec ses longues jambes, Farkas devait se plier en deux et marcher en crabe pour le suivre.
— Le vois-tu ? demanda Farkas.
— Je crois qu’il est devant. Il fait assez sombre.
— Vraiment ?
Juanito aperçut Wu sur sa droite, se déplaçant de côté, lentement, pour passer derrière Farkas. Dans la pénombre, le généticien était à peine visible, l’ombre d’une ombre. Wu avait ramassé deux poignées de scories. De toute évidence, il s’apprêtait à les lancer sur Farkas pour attirer son attention ; quand il se retournerait vers Wu, ce serait le moment pour Juanito d’utiliser son arme pour se débarrasser de l’aveugle.
Juanito se laissa glisser en arrière pour prendre position près du coude gauche de Farkas. Il plongea la main dans sa poche et posa le bout de ses doigts sur la crosse froide et lisse de la petite arme. Le cran de l’intensité était tout en bas, réglé sur « commotion ». Juanito le fit coulisser jusqu’à « mortel », sans sortir l’aiguille de sa poche. En face de lui, Wu inclina la tête.
Le moment d’agir était venu.
Juanito commença à sortir son arme.
À cet instant précis, sans lui laisser le temps d’achever son mouvement, sans même laisser à Wu celui de lancer ses poignées de scories, Farkas poussa un rugissement semblable à celui d’un grand fauve devenu fou furieux. Pétrifié par le cri terrible, Juanito émit un grognement de surprise. Il eut le temps de se dire que cela allait mal tourner. Au même instant, Farkas pivota sur lui-même, le saisit par la taille en une étreinte puissante et lui fit décoller les pieds du sol sans effort apparent. D’un mouvement fluide, presque en douceur, Farkas le fit tournoyer comme un marteau avant de le lâcher et de le projeter avec violence, lui faisant décrire en l’air un arc de cercle, en plein dans le ventre de Wu.
Le souffle coupé, le chirurgien s’affaissa et se mit à vomir tandis que Juanito, étourdi, restait étendu sur lui.
Les lumières s’éteignirent d’un coup – Farkas avait dû arracher le fil – et Juanito se retrouva la joue plaquée sur le lit raboteux de scories, incapable de bouger. Farkas l’avait immobilisé, lui broyant la nuque d’une main et lui écrasant la colonne vertébrale d’un genou. Wu était allongé à ses côtés, cloué au sol de la même manière.
— T’imaginais-tu que je ne l’avais pas vu tourner autour de moi pour me prendre à revers ? demanda Farkas. Et que je ne t’avais pas vu saisir ton arme ? La vision aveugle est une vision périphérique. C’est quelque chose que le docteur Wu a dû oublier. Quand on vit dans la clandestinité pendant de si longues années, je suppose que l’on oublie pas mal de choses.
Sainte mère de Dieu ! songea Juanito.
Même pas capable de surprendre un aveugle en l’attaquant par-derrière ! Et maintenant, il va me tuer ! Quelle manière idiote de mourir !
Il imagina ce que Kluge pourrait dire s’il apprenait ce qui s’était passé. Et Delilah. Et Nattathaniel. Envoyé au tapis par un aveugle ! Que c’est bête ! Que c’est bête ! Mais il n’est pas vraiment aveugle. En fait, il n’est pas aveugle du tout.
— Pour quelle somme m’as-tu vendu, Juanito ? reprit Farkas d’une voix basse, rauque, vibrante de colère contenue.
Juanito ne put émettre en réponse qu’un gémissement étouffé. Il avait la bouche pleine de fragments coupants de scories.
— Combien ? insista Farkas en lui donnant un coup de genou dans la colonne vertébrale. Cinq mille ? Six mille ?
— Huit, fit doucement Wu, d’une voix montant du sol.
— Je n’ai pas été bradé, c’est déjà ça, murmura Farkas en plongeant la main dans la poche de Juanito pour en sortir l’arme. Debout ! ordonna-t-il. Tous les deux ! Restez l’un près de l’autre. Si l’un de vous s’avise de faire le malin, je n’hésiterai pas à vous tuer tous les deux. N’oubliez pas que je vous vois très distinctement. Je vois aussi la porte par laquelle nous sommes entrés dans la coque. Cette chose en forme d’étoile de mer, là-bas, d’où palpitent des coulées de lumière pourpre. Nous allons retourner à El Mirador et je ne veux pas de mauvaises surprises. C’est compris ? Si l’un de vous essaie de me fausser compagnie, je vous envoie une décharge mortelle et je m’arrangerai après avec la Guardia Civil.
Juanito cracha les scories qui lui emplissaient la bouche. Résigné, il garda le silence.
— Docteur Wu, poursuivit Farkas, sachez que ma proposition tient toujours. Vous m’accompagnez pour faire ce que je vous ai indiqué. Vous n’êtes pas à plaindre, compte tenu de ce que je pourrais vous infliger, après ce que vous m’avez fait subir. Mais soyez assuré que seules vos compétences m’intéressent. Je pense quand même que vous aurez besoin de ce cours de recyclage.
Wu marmonna quelques mots inintelligibles.
— Vous pouvez vous exercer sur notre jeune ami, si ça vous chante, reprit Farkas. Essayez d’abord sur lui une restructuration pour lui donner la vision aveugle et, si vous n’avez pas perdu la main, vous ferez la même chose à notre équipage. C’est d’accord ? Il ne s’y opposera pas : il est extrêmement curieux de savoir comment je perçois le monde. N’est-ce pas, Juanito ? Nous allons donc lui donner l’occasion de le découvrir directement.
Farkas éclata de rire et continua de s’adresser à Juanito qui sentit le contact froid de l’aiguille dans son dos.
— Si tout se passe bien, mon garçon, nous te laisserons peut-être embarquer avec nous à bord du vaisseau. Tu aimerais bien, hein ? Le premier voyage interstellaire ! Ton nom passerait à la postérité. Qu’est-ce que tu dis de ça, Juanito ? Tu deviendrais célèbre.
Juanito ne répondit pas. Il avait encore la langue irritée par le contact des scories et se sentait tellement abattu, en proie à une peur et à un découragement si profonds qu’il n’essaya même pas de protester. L’arme dans les reins, il se mit pesamment en marche aux côtés de Wu, dans la direction de la porte qui, pour Farkas, avait l’apparence d’une étoile de mer. Pour lui, elle ne ressemblait aucunement à une étoile de mer, ni à une étoile, ni à aucun animal marin. Pour lui, ce n’était qu’une porte, autant qu’il pût en juger à distance, à la lumière indécise de quelques ampoules lointaines. Ce n’était qu’une porte qui ressemblait à une porte. Pas à une étoile de mer. Mais il ne servait à rien de s’interroger là-dessus, ni sur autre chose, ce n’était pas le moment, avec Farkas qui le poussait entre les omoplates avec sa propre arme. Il fit le vide dans son esprit et continua de marcher mécaniquement.
En débouchant de la coque du satellite sur la place d’El Mirador, Farkas prit rapidement connaissance de tout ce qui l’entourait : le cercle de cafés sympathiques, la fontaine qui en occupait le centre, la statue de don Eduardo Callaghan, El Supremo, qui se dressait, bienveillante, sur la droite. Il ne voyait pas tout cela, bien sûr, mais sa vision aveugle lui en donnait l’équivalent : les cafés étaient perçus comme une guirlande de points-sources de lumière verte mouvante, la fontaine comme une lance de feu, le monument à don Eduardo comme un prisme blanc triangulaire en saillie, portant les traits caractéristiques, massifs et burinés, du Generalissimo.
Et il y avait bien sûr les deux prisonniers, Wu et Juanito, juste devant lui. Wu – le cube luisant surmontant la pyramide cuivrée – semblait calme. Il s’était résigné à la nouvelle situation. Juanito – la demi-douzaine de sphères bleues reliées par un câble orange – était plus nerveux. Cette agitation prenait pour Farkas la forme d’une variation de la couleur de ce qu’il appelait la zone de démarcation entre l’objet-Juanito et ce qui l’entourait.
— J’ai quelqu’un à appeler, dit Farkas. Restez tranquillement assis avec moi, à cette table. N’oubliez pas que mon arme est prête à tirer et que je n’hésiterai pas à le faire, si vous m’y obligez. Juanito ?
— Je n’ai rien dit.
— Je sais. Je voulais seulement te demander si tu avais l’intention de te montrer coopératif. Je n’ai pas envie d’être obligé de te tuer, mais, si tu tentes de faire le malin, je le ferai. Je suis beaucoup plus rapide que toi. Tu le sais, Juanito ?
— Oui.
— Alors, sois gentil et reste tranquillement assis. Si tu vois des amis à toi traverser la place, n’essaie surtout pas de leur faire un signe quelconque. Je m’en rendrais compte et ce serait ton dernier geste. Compris ?
— Écoutez, lança Juanito d’un ton implorant, vous n’avez qu’à me laisser partir. Rien ne nous oblige à nous revoir. Je n’ai rien à gagner à vous causer des ennuis.
— Non, répliqua Farkas. Tu as essayé de m’avoir, mon petit gars. Tu travaillais pour moi et tu m’as vendu. J’ai pour règle de punir très sévèrement ce genre de comportement. Tu ne t’en sortiras pas comme ça. Et vous, docteur ? poursuivit-il, se tournant vers Wu. Je suis disposé à faire pour vous, si vous coopérez, une exception à cette règle. Il n’est pas question d’influencer votre décision, mais je crois savoir comment vous préférez que les choses se passent. Vous préféreriez travailler pendant quelque temps pour Kyocera-Merck, avec un bon salaire, dans un laboratoire fort bien équipé plutôt que vous exposer à ce que je vous démontre à quel point je suis mécontent de ce que vous avez fait à mes yeux et jusqu’à quelles extrémités mon caractère vindicatif peut me pousser. Vous êtes de mon avis, docteur ?
— Je vous l’ai déjà dit, murmura Wu, le marché est conclu.
— Bien. Très bien.
Un flexible de communicateur public était fixé au bord de la table. Sans détourner son attention de Wu et Juanito, Farkas le tira à lui de la main gauche, la droite tenant toujours l’aiguille, et composa le numéro du colonel Emilio Olmo, de la Guardia Civil. Il s’écoula un certain temps, le temps d’une courte partie de cache-cache, pendant que l’ordinateur central essayait de le trouver, puis la voix d’un androïde demanda à Farkas son code d’identification. Il le fournit aussitôt.
— C’est un appel sur le Canal 17, ajouta-t-il.
C’était une demande pour obtenir une ligne brouillée. Il y eut une nouvelle attente, un silence interrompu de loin en loin par des grésillements électroniques.
— Victor ? fit enfin une voix.
— Je voulais juste vous faire savoir, Emilio, que j’ai la marchandise sous la main.
— D’où appelez-vous ? demanda Olmo.
— De la place d’El Mirador.
— Restez où vous êtes, Victor. J’arrive aussi vite que possible ; il faut que je vous parle.
— C’est ce que vous êtes en train de faire, répliqua Farkas. Tout ce que je demande, c’est que deux de vos hommes passent prendre livraison de la marchandise, sans délai. Je suis sur la place avec notre cargaison et je n’aime pas jouer en public le rôle de commissionnaire.
— Où êtes-vous exactement ? À quel endroit précis ?
— Comment s’appelle ce café ? demanda Farkas à Juanito.
Il avait souvent des difficultés à lire les panneaux : sa vision particulière n’était pas l’équivalent exact de l’appareil de vision normal, comme il avait cent occasions de le constater chaque jour avec exaspération.
— Café La Paloma, répondit Juanito.
— La Paloma, répéta Farkas pour Olmo.
— Bueno. Je vais demander à la patrouille de la place de prendre livraison dans deux minutes. Dès que nous serons en possession de la marchandise, nous la transporterons au dépôt, comme convenu.
— Il y a une chose que vous devez savoir, poursuivit Farkas. Nous avons un article supplémentaire.
— Ah bon ?
— J’envoie aussi le courrier au dépôt. Ne vous inquiétez pas, je vous remettrai le connaissement en bonne et due forme.
— À votre guise, mon ami, fit Olmo, une pointe de perplexité dans la voix. Il est à vous, quels que soient vos desseins, et bon débarras ! Je vous le donne de bon cœur. Mais pas gratuitement, cela va sans dire. Vous savez qu’il y aura des frais d’expédition supplémentaires ?
— Peu importe.
— Bueno. On va passer prendre la marchandise très rapidement. Ne bougez pas. Je viens en personne vous retrouver dans très peu de temps pour que nous puissions discuter. Il y a une affaire assez grave dont je tiens à m’entretenir avec vous.
— Le brouillage n’est pas suffisant ? demanda Farkas, perplexe et légèrement inquiet.
— Loin de là, Victor. Nous devons parler en tête à tête. C’est une affaire délicate, extrêmement délicate. Vous m’attendez ? Café La Paloma ?
— Parfaitement, répondit Farkas. En signe de reconnaissance, je porterai un œillet rouge à la boutonnière.
— Pardon ?
— C’était une blague. Voulez-vous donner des ordres pour que l’on vienne prendre livraison de la marchandise, Emilio ?
— Sur-le-champ.
— Bueno, fit Farkas.
Olmo raccrocha. Farkas replaça le flexible dans son logement.
— C’est au colonel Olmo que vous parliez ? demanda Juanito d’un ton incrédule.
— Qu’est-ce qui te fait croire cela ?
— Vous l’avez appelé « Emilio ». Vous lui avez demandé d’envoyer des hommes de la Guardia. Je ne vois pas qui d’autre ce pourrait être.
— En effet, fit Farkas avec un haussement d’épaules, c’était le colonel Olmo. Il nous arrive, de temps en temps, de travailler ensemble. Nous sommes amis, d’une certaine manière.
— Sainte mère de Dieu ! s’exclama Juanito d’une voix rauque, en faisant un signe que Farkas reconnut comme celui de la croix, un mouvement saccadé, tremblotant des deux sphères bleues médianes parmi les six composant le corps apparent de Juanito. Vous êtes l’ami d’Olmo ! Vous l’appelez, comme ça, et il vous parle ! Eh bien, je suis vraiment foutu !
— Oui, vraiment, approuva Farkas. Todo jodido, c’est bien ce qu’on dit ?
— Si, fit piteusement Juanito. Estoy jodido. Complètement !
Il détourna la tête et son regard se perdit au loin. Wu émit un petit gloussement. Une bonne chose, se dit Farkas. Il est capable de rire du désarroi de l’autre, ce qui signifie qu’il a cessé de s’inquiéter de son propre sort. L’idée que celui qui, avant même sa venue au monde, avait transformé sa vie d’une manière irréparable en agissant si gratuitement, si légèrement, restait foncièrement indifférent aux circonstances et conservait la froideur d’un technicien, d’une pure force de la nature, cette idée plaisait à Farkas.
Quelques instants plus tard, dans la direction où regardait Juanito, il perçut deux formes se dirigeant vers lui d’un pas résolu : un tétraèdre rouge monté sur de petites jambes épineuses et une paire de colonnes émeraude réunies par trois barres dorées parallèles. Farkas comprit que ce devait être la patrouille locale de la Guardia Civil. Olmo n’avait pas perdu de temps. Il fallait dire que K.M. le payait grassement pour sa coopération. De plus, Valparaiso Nuevo était un État policier d’une grande efficacité et la Guardia devait disposer de techniques de communication de pointe.
— Monsieur… Farkas ?
C’est le tétraèdre qui s’adressait à lui, avec une légère hésitation dans la voix, une sorte de tressaillement vocal. Farkas savait ce que cela signifiait : la découverte de l’absence des yeux, de son front parfaitement lisse, provoquait souvent cette réaction chez les gens.
— C’est le colonel Olmo qui nous envoie, poursuivit le garde, l’air désorienté. Il a dit qu’il y avait deux hommes que nous devions emmener.
— Je n’ai pas été aussi précis, fit Farkas. J’ai simplement parlé de deux personnes. Un jeune homme et une femme âgée, en l’occurrence. Les voici.
— Bien, monsieur. À votre service, monsieur.
— Olmo vous a bien précisé que vous ne devez pas les molester ? Je ne veux pas de brutalités. Contentez-vous de les garder au frais jusqu’au terme de la procédure d’expulsion. Vous avez bien compris ?
— Oui, monsieur. Parfaitement, monsieur.
Farkas suivit les formes des deux gardes tandis qu’ils emmenaient Wu et Juanito.
N’étant plus obligé de surveiller deux prisonniers en même temps, il se permit un moment de détente. Il s’enfonça dans son siège et considéra la place au sol pavé.
Un étrange sentiment de vide l’envahit.
Il avait mené sa mission à bien avec une étonnante facilité. Mais il était étrange d’avoir eu Wu en sa possession, après avoir imaginé pendant toutes ces années ce qu’il ferait si, un jour, il mettait enfin la main sur lui. Et il n’avait absolument rien fait.
Déguisé en femme, une vieille bonne femme mal fagotée ! Incroyable !
Il eût été si facile, dans la pénombre de la coque mal aérée, sur la couche de scories, de placer les deux pouces sur les globes oculaires de Wu et d’appuyer. Mais Farkas savait bien que cela ne lui aurait pas rendu ce dont il avait été privé dès le ventre de sa mère. De toute façon, il n’était même pas sûr, plus maintenant, de vouloir une vision normale ; mais se venger de Wu lui aurait assurément procuré un certain plaisir.
Il fallait pourtant considérer que ce bref moment d’assouvissement sanglant aurait mis sa carrière en péril ; or, il était très satisfait de sa carrière, extrêmement profitable dans bien des domaines. Cela n’en aurait pas valu la peine.
Et Juanito…
Farkas n’éprouvait pas le moindre remords à son sujet. Il souffrirait ; tant mieux. Ce n’était qu’un petit salopard perfide qui s’était conduit exactement comme Farkas l’avait prévu, se vendant au plus offrant ; comme son père, à ce qu’il semblait, l’avait fait en son temps. Il avait besoin d’une leçon et il en aurait une, une bonne. Farkas chassa Juanito de son esprit et fit signe au garçon.
Il commanda une petite carafe de vin rouge qu’il commença à siroter patiemment en attendant l’arrivée d’Olmo.
Il n’eut pas à attendre longtemps.
— Victor ?
Olmo se tenait devant lui, près de son épaule. À en juger par la couleur qui émanait de lui, il devait être très tendu.
— Je vous vois, Emilio, asseyez-vous. Voulez-vous un peu de vin ?
— Je ne bois jamais.
Olmo s’installa pesamment à la table, son siège formant un angle de quatre-vingt-dix degrés avec celui de Farkas. C’était la première fois qu’ils se rencontraient, en chair et en os ; tous leurs contacts précédents avaient eu lieu par l’intermédiaire de communications brouillées. Le colonel était plus petit que Farkas ne l’avait imaginé, mais très trapu. Des deux cubes composant son corps, celui du dessus était le plus large, indication d’une forte carrure et de bras puissants. Assis, Olmo semblait assez grand, massif.
Farkas l’imagina, plus tôt dans sa carrière, en train de s’échiner dans un sous-sol, une corde de chanvre à la main, pour arracher des aveux aux ennemis du Generalissimo : un tortionnaire sorti du rang pour occuper le poste éminent qui était le sien aujourd’hui. El Supremo torture-t-il ses ennemis ? se demanda Farkas. Bien sûr ! Tous les tyrans au petit pied le font. Il se promit d’interroger un jour Olmo. Un autre jour.
Farkas but pensivement une gorgée de vin. Un produit local, sans doute. Pas mauvais du tout.
— Vous avez éveillé ma curiosité, Emilio, fit-il pour rompre un silence qui, il en était sûr, résultait de l’embarras d’Olmo devant les réalités de son aspect extérieur. Un sujet si délicat que vous n’osez même pas m’en parler sur une ligne brouillée ?
— C’est exact. Je crois que je vais prendre un peu d’eau. Cela paraîtra plus naturel pour ceux qui nous observent, et je sais qu’il y en a, si je bois aussi quelque chose.
— Comme vous voulez, dit Farkas en faisant signe au garçon.
Olmo se pencha en avant, la main refermée sur son verre. Il parla d’une voix très basse, un peu plus qu’un murmure, mais loin du ton normal de la conversation.
— Ce ne sont que des rumeurs, commença-t-il. La source est sujette à caution et la teneur en est si surprenante que je suis extrêmement sceptique. Mais je tiens quand même à vous en faire part. Il va sans dire, si on vous interroge, que cette discussion n’a jamais eu lieu.
— Bien entendu, fit Farkas avec une pointe d’impatience.
— Bueno. Voici donc la nouvelle. La nouvelle qui demande confirmation. J’ai appris, de source tout à fait occasionnelle et, comme je l’ai dit, pour le moins douteuse, qu’un groupe de criminels établi en Sud-Californie s’apprêterait à déclencher sur notre satellite une insurrection contre le pouvoir en place.
— Californie du Sud, dit Farkas.
— Comment ?
— Californie du Sud. C’est ce que l’on doit dire.
— Ha !
— Une insurrection ?
— Ils ont l’intention d’envahir Valparaiso Nuevo et de renverser le Generalissimo. Puis ils comptent établir leur propre gouvernement et rassembler tous les fugitifs venus se réfugier ici. Ensuite, ils les vendront, pour des milliards de dollars Capbloc, aux diverses forces et agences de la Terre avides de mettre la main sur eux.
— Vraiment ? fit Farkas.
C’était une idée fascinante. Dingue, certes, mais fascinante.
— Quelqu’un a véritablement projeté de faire ça ?
— Je n’en sais rien. Mais ce n’est pas irréalisable et l’entreprise serait extrêmement lucrative si elle est menée comme il convient.
— Oui. Je n’en doute pas.
Valparaiso Nuevo était un véritable filon, une mine d’or avec ses fugitifs dont la tête était mise à prix. Mais Callaghan devait bien protéger son trésor et sa propre personne. Surtout sa propre personne. Ce n’est pas pour rien qu’il se faisait appeler le Défenseur. Pour le renverser, le seul moyen serait de faire sauter toute la station.
— Je vois pourquoi vous m’avez parlé d’un sujet délicat, fit Farkas. Mais pourquoi me raconter tout cela, Emilio ?
— D’une part, parce que, s’il existe une menace contre la vie du Generalissimo, il est de mon devoir de prendre des mesures préventives.
— J’entends bien, mais pourquoi me mettre dans le coup ? Croyez-vous que je puisse vous mener aux conspirateurs ?
— Peut-être.
— Bon Dieu, Emilio ! Je vous prenais pour quelqu’un d’intelligent !
— Assez intelligent, je pense.
— Si j’étais mêlé à cette affaire, vous imaginez-vous que je vous en dirais un seul mot ?
— Cela dépend, répondit Olmo. Il y a d’autres facteurs à prendre en considération. Je n’ai pas seulement à me préoccuper de la sécurité du Generalissimo, mais aussi de la mienne.
— Naturellement.
— Je vous suis utile, du moins à votre employeur. Votre employeur est Kyocera-Merck, Victor. Vous n’en faites pas un secret ; à quoi bon le cacher ? Moi aussi, je travaille pour K.M., bien sûr, mais pas aussi ouvertement. Pas du tout, en réalité.
— Exact.
— Le Generalissimo est à la tête de Valparaiso Nuevo depuis trente-sept ans, Victor. Il n’était déjà plus de la première jeunesse quand il a pris le pouvoir et, aujourd’hui, c’est un vieillard. Quand il partira, la Compagnie estime qu’il sera dans son intérêt que je succède au Generalissimo. Mais vous le saviez, n’est-ce pas ?
— Plus ou moins, répondit Farkas.
Il commençait à se lasser des circonlocutions du colonel. Fatigué par la bagarre qui avait eu lieu dans la coque, il n’aspirait qu’à regagner son hôtel.
— Voulez-vous en venir au fait, Emilio ?
— Je vous ai apporté une aide considérable pour réaliser ce que la Compagnie vous avait chargé de faire ici. À vous de m’aider maintenant. Ma requête est raisonnable, entre employés de K.M. Dites-moi la vérité : savez-vous quelque chose sur ceux qui œuvrent pour renverser le pouvoir établi ?
Farkas n’en crut pas ses oreilles ; jamais il n’aurait imaginé qu’Olmo pût être si bête.
— Absolument rien, répondit-il. C’est la première fois que j’entends parler de cette affaire.
— Vous me le jurez ?
— Ne soyez pas stupide, Emilio ! Je pourrais vous jurer tout ce que vous voulez, mais cela n’y changerait rien.
— Je vous fais confiance.
— Vraiment ? Oui, je suppose que vous êtes sincère. Vous ne devriez faire confiance à personne, mais tant pis, si cela peut vous faire du bien. La vérité vraie est que je ne sais absolument rien sur cette affaire. C’est la pure vérité, Dieu m’en soit témoin ! Par les archanges et les apôtres, c’est la première fois que j’en entends parler ! Et je soupçonne qu’il s’agit d’une rumeur dénuée de tout fondement.
— Je ne doute pas de votre franchise, fit Olmo. Mais je crains que cette conspiration ne soit bien réelle et que Kyocera-Merck ne soit derrière. Peut-être en utilisant ces Californiens comme des hommes de paille. Je crains aussi, quand don Eduardo sautera, de sauter avec lui. D’être devenu inutile à la Compagnie ; qu’elle ait décidé de se débarrasser de moi.
— Cela me paraît absurde. Autant que je sache, vous êtes toujours aussi important pour la Compagnie. Et le rôle que vous aurez joué pour faciliter le règlement de l’affaire Wu ne pourra que renforcer votre position à leurs yeux.
— Et le coup d’État ? Imaginons qu’il y ait du vrai dans les histoires que j’ai entendues sur ce groupe de Californiens. Supposons qu’ils existent et qu’ils fomentent réellement une conspiration. Êtes-vous persuadé qu’ils ne seraient aucunement liés à Kyocera-Merck ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis pas japonais. Réfléchissez un peu, Emilio ! Je ne suis qu’un expéditeur de la Compagnie, Échelon Neuf. C’est assez haut dans la hiérarchie, mais bien loin des niveaux de décision. Les gars de New Kyoto ne me mettent pas au courant de leurs projets les plus secrets.
— Vous pensez donc que les conspirateurs ne sont qu’une bande de criminels indépendants de Sud-Californie, travaillant uniquement pour leur propre compte ? De Californie du Sud, pardon !
— Seigneur ! soupira Farkas, exaspéré, presque à bout de patience. Ne vous ai-je pas fait clairement comprendre que je ne sais rien d’autre sur ce projet idiot que ce que vous m’en avez dit ? Je n’ai pas la moindre preuve de la réalité d’une telle conspiration et, apparemment, vous ne savez pas grand-chose non plus. D’accord, d’accord… Si cela peut vous rassurer, Emilio, laissez-moi vous dire qu’à mon avis les conspirateurs, s’ils existent et quelle que soit leur identité, préféreront probablement, s’ils ont le moindre bons sens, collaborer avec vous plutôt que vous éliminer. Quand ils s’apprêteront, si cela doit se produire, à passer à l’action, l’attitude la plus intelligente pour eux consisterait à se mettre en rapport avec vous et vous engager pour les aider à renverser le Generalissimo. Vous aurez en outre, quoi qu’il advienne, le soutien de Kyocera-Merck, car la Compagnie, Dieu seul sait pourquoi, tient à attirer cette minable petite station orbitale dans sa sphère d’influence et vous a déjà choisi pour succéder au Generalissimo. Il est donc peu probable qu’elle reste les bras croisés et laisse une poignée de bandits californiens faire passer par la fenêtre l’homme de son choix. D’accord, Emilio ? Vous vous sentez mieux maintenant ?
Olmo garda le silence quelques instants.
— Merci, Victor, dit-il enfin. Si vous apprenez quelque chose sur cette affaire, vous m’en parlerez, n’est-ce pas ?
— Bien entendu.
— Bueno, fit le colonel, une fraction de seconde avant que Farkas ne le dise à sa place. Je vous fais confiance, mon ami. Autant que je puisse faire confiance à quelqu’un.
— C’est-à-dire pas du tout. Exact ?
Olmo se mit à rire de bon cœur. Il paraissait soudain plus à son aise, après l’accès d’irritation de Farkas.
— Je sais que vous ne ferez rien pour me nuire, sauf si vous vous trouvez obligé, dans votre propre intérêt, de vous retourner contre moi.
— Cela me semble assez juste.
— Oui. Oui.
— Si vous apprenez quoi que ce soit sur cette conspiration, vous me le ferez savoir, c’est bien entendu ?
— Seigneur ! Je vous ai déjà dit que je le ferai. Dans les conditions que vous venez d’exposer. Êtes-vous enfin satisfait ?
— Oui.
— Dans ce cas, nous pouvons revenir à notre affaire. Vous êtes d’accord pour faire en sorte que Wu et Juanito soient promptement expédiés vers le satellite-labo de K.M., comme la Compagnie nous a chargés de le faire ? C’est oui ?
— Absolument.
— Bueno, fit Farkas.
Et ils éclatèrent tous deux de rire.