27

Cette nuit-là, Carpenter rêva qu’il était en mer, qu’il naviguait sur une sorte de yacht, pour une traversée en solitaire du Pacifique, de la Californie à Hawaii. Mais c’était en des temps meilleurs, dans un monde meilleur, car le ciel était propre et bleu, il humait une brise pure, vivifiante, iodée, au lieu de l’odeur âcre de l’oxyde nitrique, la surface de l’eau était lisse et limpide, sans les boules rouges des algues mutantes, ondoyantes, dérivant au gré des courants, sans amas phosphorescents de méduses, sans rubans flottants de goudrons fossilisés du XXe siècle.

Il ne portait qu’un jean effrangé, coupé aux genoux, mais montait tous les matins sur le pont sans crainte du soleil qui se levait sans halo immonde de gaz à effet de serre et dispensait sur les flots une lumière douce, tendre, presque délicate. Il écoutait le vent et réglait les voiles, vaquait aux tâches du bord qu’il achevait en milieu de matinée avant de lire ou de gratter sa guitare jusqu’à minuit. Puis il lançait par-dessus bord le filin de sécurité et se jetait à l’eau pour faire quelques brasses et nager le long de la coque, dans une mer limpide, douce, chaude, non polluée. Et l’après-midi, il…

L’après-midi, il vit une île posée seule au milieu de l’océan, un îlot plutôt, qui ne figurait sur aucune carte, trois palmiers, un bouquet d’arbustes et une ravissante langue de sable blanc. Sur la grève où venaient mourir des vaguelettes, une grande femme brune et lascive lui faisait des signes. Elle était nue, à part un minuscule bout de tissu rouge autour des reins. Sa peau magnifiquement hâlée luisait à la lumière éclatante des tropiques, ses seins étaient lourds, ses cuisses charnues…

— Paul ? cria-t-elle. Paul, c’est moi, Jolanda… Viens à terre, Paul, viens jouer avec moi…

— J’arrive, répondit-il en posant la main sur la barre.

Il se dirigea vers elle, jeta l’ancre dans l’eau peu profonde, partit à la nage vers ses bras grands ouverts et… et…

Et le téléphone sonnait.

C’est un faux numéro. Fichez-moi la paix.

Cette sonnerie ne cesserait donc jamais ?

Allez-vous me foutre la paix ? Vous ne voyez pas que je suis occupé ?

La sonnerie continuait, incessante, implacable. Carpenter se résolut enfin à établir la communication, en poussant de l’orteil.

— Oui ?

— Debout, Carpenter. C’est l’heure.

La face cauchemardesque de Victor Farkas occupait tout le viseur.

— Pour quoi faire ? demanda Carpenter. Il est… à peine 6 heures du matin, si je ne me trompe. J’ai encore plusieurs heures devant moi, avant de me rendre au terminal.

— J’ai besoin de vous tout de suite.

Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Un changement de plan ? En un instant, Carpenter fut parfaitement réveillé.

— Il y a un problème ?

— Tout baigne dans l’huile, dit Farkas. Mais j’ai besoin de vous. Habillez-vous et retrouvez-moi dans une demi-heure. Cité d’El Mirador, Rayon D, café La Paloma, sur la grand-place, vous ne pouvez pas le rater.

À ta place, je me méfierais de lui. Ne le quitte pas des yeux.

— Puis-je vous demander de me dire pourquoi ?

— Olmo doit me retrouver là-bas. Nous avons à parler de choses importantes, comme vous le savez. Je tiens à ce qu’il y ait un témoin à notre conversation.

— Ne serait-il pas préférable de demander à l’Israélien d’être ce tém…

— Non, surtout pas lui. C’est vous que je veux. Dépêchez-vous, Carpenter. El Mirador, Rayon D.

6 h 30, au plus tard. C’est à peu près à mi-chemin entre le moyeu et la périphérie.

— D’accord, soupira Carpenter.

Il ne lui était pas possible de refuser. Mais ce brusque changement de programme était bizarre. Si Farkas avait besoin de lui à ses côtés pour cette conversation avec Farkas, il aurait dû en parler la veille au soir. Mais ils poursuivaient un but commun ; la matinée serait cruciale et, à part l’inquiétude de Jolanda, Carpenter n’avait aucune raison de croire que celui qui l’avait entraîné dans cette aventure le faisait venir pour le frapper dans le dos. Farkas disait avoir besoin de lui ; il n’avait pas le choix, il fallait y aller.

— Et pourtant… Quand même…

Ce type n’a aucune moralité, il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois. Il peut être dangereux.

Carpenter se doucha et s’habilla rapidement. Il se sentait plein d’énergie, sur le qui-vive, mais, avant de quitter sa chambre, il avala un des comprimés d’hyperdex de Jolanda. Le stimulant lui donnerait un surcroît de vivacité, lui aiguiserait l’esprit, si jamais quelque chose d’anormal devait se produire. Il glissa les deux autres pastilles dans la poche de sa chemise.

Il avait apporté un gilet de laine, léger et sans manches, car il avait entendu dire que l’air des stations orbitales était maintenu à une température plus basse que celle à laquelle il était habitué ; il mit ce gilet, moins parce qu’il avait froid que parce que le vêtement empêcherait les comprimés de tomber de sa poche, s’il se penchait.

Le seul trajet qu’il connût pour gagner le Rayon D était de descendre jusqu’au moyeu et de prendre l’élévateur sur l’autre rayon. Il avait cru comprendre qu’il y avait des connecteurs au milieu du rayon, mais personne ne lui avait indiqué comment les utiliser.

Malgré l’heure matinale, l’activité battait son plein à Valparaiso Nuevo. Des gens allaient et venaient en tous sens, l’air affairés. Carpenter se dit que le satellite ressemblait à une sorte de gigantesque terminal aérien qui ne connaissait ni jour ni nuit et fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à la lumière artificielle. Avec cette différence que la principale source de lumière n’était pas artificielle. La lumière était fournie par le soleil tout proche, qui fonctionnait aussi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, disponible à tout moment.

Le trajet de l’élévateur était jalonné de sorties. Quand Carpenter vit apparaître l’indication EL MIRADOR, il descendit et chercha la grand-place du regard. Des panneaux lui indiquèrent la direction. Quelques minutes plus tard, il déboucha sur un espace découvert, revêtu d’un pavage pittoresque, entouré de terrasses de café. Un lieu irréel, qui avait quelque chose de féerique. De fait, il était sur un monde irréel. Un monde artificiel, tout au moins.

Carpenter aperçut immédiatement Farkas, de l’autre côté de la place, se distinguant des autres comme un éléphant au milieu d’un troupeau de moutons. Il se dirigea vers lui.

Farkas était seul.

— Olmo n’est pas encore arrivé ?

— Notre conversation aura lieu dans la coque extérieure du satellite. C’est le seul endroit vraiment sûr pour parler de choses aussi délicates, totalement protégé du système de détection sonore du Generalissimo.

Une réunion dans la coque, voilà qui semblait très curieux. Carpenter sentit l’inquiétude revenir. Ce serait peut-être une bonne idée d’aiguiser un peu plus ses perceptions. Tandis que Farkas le conduisait vers une porte s’ouvrant dans le mur, derrière le café, il glissa la main sous son gilet, prit un des deux comprimés et le fourra dans sa bouche. Il le croqua rapidement et se força à l’avaler. Jamais encore il n’avait pris d’hyperdex de cette manière, sans eau : le goût était incroyablement amer. Jamais non plus il n’en avait pris deux coup sur coup ; il se sentit partir presque aussitôt, entrer dans un état de surexcitation. Il avait envie de courir, de bondir, de se suspendre du haut des arbres. C’était assez effrayant, ce sentiment de perte de l’équilibre mental, mais il éprouvait simultanément des sensations fortes et toutes nouvelles, perceptions plus aiguës, vivacité accrue des réflexes. Quelle que fût la surprise que Farkas lui avait préparée dans la coque du satellite, Carpenter se sentait sûr de pouvoir déjouer ses plans.

— Par ici, dit Farkas.

Il ouvrit la petite porte et fit signe à Carpenter de le précéder.

Dans l’ouverture, le regard de Carpenter se perdit dans un océan de ténèbres.

— Je ne verrai pas dans quoi je vais me cogner, fit-il. C’est vous qui avez cette vision magique, Farkas. Passez devant.

— Comme vous voudrez. Suivez-moi.

Ils pénétrèrent dans la coque. La lumière et la gaieté de la place d’El Mirador s’effacèrent d’un coup. Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur de la lugubre carapace de Valparaiso Nuevo, sous l’enveloppe sombre et secrète du satellite.

Une fois à l’intérieur, Carpenter se rendit compte que l’obscurité n’était pas totale. Sur sa gauche s’ouvrait un passage étroit, chichement éclairé par une rangée d’antiques ampoules fixées au plafond bas, donnant une infime clarté jaunâtre. Quand sa vision stimulée par l’hyperdex s’adapta à la pénombre, il distingua, de place en place, de noirs amas de scories, sans doute destinés à servir de lest au satellite, et des sortes de voiturettes de golf, probablement utilisées par le personnel de maintenance. Derrière s’étendait une zone de ténèbres, noire comme l’espace.

Carpenter avait à peine la place de se tenir debout. Farkas, lui, gardait les genoux fléchis, dans une position à moitié accroupie. Plus loin, le plafond semblait encore plus bas.

Ils étaient seuls.

— Où est votre ami Olmo ? demanda Carpenter. En retard à notre rendez-vous ?

— Juste devant nous, répondit Farkas. Vous ne le voyez pas ? Non, bien sûr. Mais, moi, avec ma vision magique, comme vous dites, je n’ai aucune difficulté pour le distinguer, là-bas, au fond.

Il n’y avait personne d’autre qu’eux à l’intérieur de la coque, Carpenter en aurait donné sa main à couper ; les ennuis n’allaient donc pas tarder. Il prit le troisième hyperdex dans la poche de sa chemise, le porta à sa bouche, le croqua et l’avala.

Il eut l’impression qu’une bombe explosait dans son crâne.

— Que faites-vous ? demanda Farkas.

— Je ne vois pas Olmo, dit Carpenter. Ni personne d’autre.

Il ne parvenait pas à articuler correctement. Sa voix lui donnait l’impression de retentir dans une chambre sonore.

— Non. En fait, Olmo n’est pas là.

— C’est bien ce qu’il me semblait.

— En effet, dit Farkas. Il n’y a ici que vous et moi. Et maintenant, dites-moi, Carpenter : êtes-vous toujours à la solde de Samurai Industries ?

— Vous êtes fou !

— Répondez-moi. Nous espionnez-vous, oui ou non, pour le compte de Samurai ?

— Non. Que signifient ces conneries ?

— Je crois que vous mentez, déclara Farkas.

— Si je travaillais encore pour Samurai, fit Carpenter avec une horrible lenteur, comme un robot dont la batterie se décharge, s’efforçant de parler à haute et intelligible voix tandis que l’effet du troisième comprimé d’hyperdex se faisait sentir avec violence sur son système nerveux, serais-je mêlé à une entreprise aussi insensée que celle-ci ?

Au lieu de répondre, Farkas pivota sur lui-même mit un genou à terre et referma la main sur quelque chose qu’il ramassa sur le sol – une poignée de scories, peut-être – qu’il lança en visant la tête de Carpenter. Mais l’hyperdex faisait son effet. Carpenter s’attendait à une attaque, sous une forme ou une autre ; dès que Farkas déclencha son mouvement, il recula en faisant un pas de côté, prenant largement de vitesse Farkas dont le bras acheva vainement son geste dans le vide. Carpenter entendit son grognement de surprise et de colère.

Il bondit vers l’avant, en essayant de passer derrière Farkas pour regagner la lumière de la place d’El Mirador. Mais Farkas bloquait le passage ; quand Carpenter feinta, il se contenta d’étendre ses bras interminables et attendit que Carpenter se jette dedans. Carpenter recula. Il regarda par-dessus son épaule, ne vit rien d’autre que l’obscurité impénétrable dans laquelle il s’enfonça, sans savoir le moins du monde où cela le menait.

Farkas le suivit.

— Continuez dans cette direction, dit-il, et vous basculerez dans le vide. Il y a une saillie, juste avant la couche de débris, et après un à-pic dans lequel vous tomberez. La chute sera longue et lente, mais, quand vous arriverez au fond, à la périphérie, la pesanteur sera celle de la Terre et le résultat ne sera pas beau à voir.

Était-ce du bluff ? Carpenter n’avait pas une idée précise de la topographie des lieux. Il eut un instant d’hésitation et Farkas bondit. Il était rapide, il était grand, mais, encore une fois, la triple dose d’hyperdex changea tout. Les mouvements de Farkas semblaient pesants, presque ralentis. Il était facile de les esquiver. Carpenter fit un pas de côté et le coup qui lui était destiné ne fit qu’effleurer son épaule gauche.

Il entendit Farkas, dérouté et furieux, marmonner entre ses dents.

Mais l’aveugle était toujours placé entre la sortie et lui. Et Carpenter ne savait absolument pas ce qu’il y avait derrière lui, près de l’enveloppe du satellite.

Il pouvait être aussi dangereux de continuer à reculer que Farkas l’avait dit. Et Farkas se trouvait devant lui. Il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois, avait dit Jolanda. D’accord. Mais il n’avait pas tellement le choix. Carpenter se courba pour abaisser autant que possible son centre de gravité et fonça droit sur Farkas. Dès que Carpenter fut à sa portée, Farkas le saisit et les deux hommes luttèrent furieusement quelques instants. Carpenter était absolument incapable de faire bouger son adversaire. Farkas était immense, il avait une force peu commune, il s’arc-boutait. Ses mains avaient trouvé la gorge de Carpenter et il serrait.

Carpenter se débattit frénétiquement, se tortilla comme un ver, se contorsionna, laissa son corps devenir tout mou avant de bander brusquement ses muscles. Il parvint à se dégager, échappa à l’étreinte de Farkas et s’écarta avec souplesse. Il avait eu de la chance ; il savait qu’il ne pourrait probablement pas recourir une seconde fois à la même ruse.

Farkas le suivit, d’un pas très sûr, et ils s’enfoncèrent dans une obscurité encore plus profonde, où Carpenter ne distinguait presque rien de ce qui l’entourait. Il discerna vaguement les bras interminables de Farkas tendus vers lui, deux lignes sombres sur le fond de ténèbres. Du bout du pied, il explora précautionneusement le sol derrière lui, essayant de découvrir s’il s’approchait de l’abîme dont Farkas avait parlé ou si, au contraire, l’aveugle le poussait dans un cul-de-sac. Mais cela ne lui apprit rien. Il ne voyait pratiquement plus rien.

Farkas, lui, voyait.

Aussi bien derrière que devant. D’après Jolanda, sa vision aveugle lui permettait de voir à un angle de trois cent soixante degrés.

Carpenter perçut son souffle saccadé. Il sentit, sans la voir, la forme massive s’approcher de lui. Carpenter avait l’avantage d’une vitesse surhumaine, mais Farkas voyait dans le noir et il était plus grand, plus fort. Dans cette obscurité, la partie n’était pas égale.

D’un mouvement preste, Carpenter enleva son gilet de laine et le saisit délicatement, entre deux doigts Farkas s’élança pesamment vers lui. Carpenter attendit, s’arc-boutant aussi solidement que possible sur ses jambes.

Les corps se heurtèrent. Carpenter reçut un choc terrible sur la poitrine et crut que tout l’air était chassé d’un coup de ses poumons. Il eut l’impression que sa cage thoracique se disloquait.

Mais il réussit à surmonter la douleur et à rester debout. Il leva le gilet, le tenant comme un nœud coulant, et, au moment où Farkas se penchait pour porter le coup de grâce, le fit vivement glisser sur le dôme du crâne de Farkas, le tordit autour du cou, en remonta le bas qu’il fit passer dessous, l’entortilla et le noua autour de la tête de Farkas, pour en faire une sorte de cagoule. Il eut l’impression de disposer de tout le temps nécessaire pour achever ce qu’il avait à faire. En réalité, il ne lui fallut sans doute pas plus d’un dixième de seconde.

Farkas hurla. Il rugit. Il trépigna en émettant des grondements de fureur étouffés.

Voyons si sa vision aveugle fonctionne à travers une couche de laine, se dit Carpenter.

À l’évidence, non. Écumant de rage, Farkas tâtonnait dans le vide comme un cyclope aveuglé ; Carpenter, avec l’agilité et l’énergie frénétique d’un Ulysse, le poussa si violemment dans le dos au moment où il passait devant lui que Farkas fit un tour complet sur lui-même. Il trébucha, parvint à conserver son équilibre et fonça sur Carpenter avec une incroyable vélocité.

Il était rapide, mais Carpenter l’était encore plus. Cette fois encore, il esquiva la charge. Il ne distinguait presque rien dans l’obscurité, mais il sentit un souffle d’air au passage de Farkas, éructant des injures, fonçant à grandes et pesantes enjambées, les bras battant l’air comme les ailes d’un moulin.

Puis un grand cri retentit… Cri de surprise ? De rage ? D’horreur ?

Un hurlement prolongé qui s’acheva dans le silence.

Il y eut ensuite le bruit d’un choc, un bruit mat et distant.

— Farkas ? cria Carpenter.

Pas de réponse.

— Vous êtes tombé dans le trou, Farkas ? Vous vous êtes écrasé en bas ?

Pas un bruit. Le silence. Rien que le silence.

Farkas avait donc disparu. Disparu à jamais. Difficile de croire que toute cette force menaçante n’existait plus. Que cet homme étrange n’était plus. Carpenter fouilla les ténèbres du regard.

Mais il n’éprouvait aucun sentiment de triomphe au moment de la victoire, il se sentait juste désorienté et fatigué. Il savait que l’hyperdex venait d’atteindre son plein effet et qu’il allait commencer à redescendre. La montée avait été fulgurante, la descente serait affreuse.

Il sentit un vertige le saisir, d’un genre qu’il n’avait jamais éprouvé, et une nausée presque irrésistible. Tout vacillait autour de lui. Il se laissa tomber à genoux et s’agrippa à la surface rugueuse du sol invisible qui oscillait, qui palpitait, qui ondulait. Son estomac commença à se soulever, les haut-le-cœur n’en finissaient pas, et il crut qu’ils allaient le retourner comme une étoile de mer. Quand ils se calmèrent, Carpenter s’éloigna de quelques mètres en rampant et resta un long moment étendu, la joue sur le sol raboteux, sentant la triple dose d’hyperdex ravager tout son être comme un trio d’ouragans. Aucun signe de vie de Farkas ne filtrait des ténèbres. Farkas avait disparu. Farkas était mort.

Carpenter demeura longtemps étendu, plusieurs heures, peut-être. Un long moment s’écoula dans un état hallucinatoire. Puis il retrouva une conscience claire de la réalité, du moins quelque chose qui y ressemblait.

Frissonnant, tremblant, gémissant, sanglotant, il laissa se dissiper les effets de la dose massive d’hyperdex qui soumettait son système nerveux à si rude épreuve.

Il essaya de se lever, se rendit compte que c’était impossible. Il avait les jambes en caoutchouc, la tête vide, plus aucune force. Il s’allongea derechef, attendit et, au bout d’un moment, commença à se sentir un peu plus calme. Lentement, il se mit à ramper, à tâtons, pour s’assurer qu’aucun précipice ne s’ouvrait devant lui. Il finit par se rendre compte qu’il avait réussi à regagner l’endroit où la faible clarté des ampoules fournissait au moins quelques repères.

Il trouva la porte qui donnait accès à la place d’El Mirador.

— Farkas ? cria-t-il une dernière fois en se retournant, le regard perçant les ténèbres.

Rien. Rien que le silence.

Il déboucha en titubant dans la lumière de la place au sol pavé.


Carpenter n’avait aucune idée de l’heure. Pendant le corps à corps, sa montre avait été arrachée. Mais la matinée semblait déjà bien avancée. Aux terrasses des cafés entourant la place, la plupart des tables étaient pleines. Carpenter en trouva une qui restait libre et se laissa tomber sur un siège. Il sentit qu’on le regardait avec curiosité. Il se demanda s’il était très amoché, couvert d’ecchymoses, s’il était vraiment sale.

Il se sentait épuisé, hébété, abruti.

L’hyperdex lui embrasait encore le cerveau. La force d’accélération de la drogue s’était quelque peu émoussée et ses mouvements avaient retrouvé une vitesse normale, mais les pensées tourbillonnaient follement dans sa tête, à la vitesse de la lumière.

Une triple dose pouvait-elle être fatale ? Devait-il consulter un médecin ?

Un comprimé suffira dans des circonstances normales, avait dit Jolanda. Deux si elles sont exceptionnelles. Il en avait pris trois.

Il continuait de frissonner et de trembler. Il faisait des efforts pour s’empêcher de basculer, face la première, sur la table du café.

— Désirez-vous boire quelque chose, monsieur ? demanda un garçon.

La question lui sembla d’une drôlerie irrésistible. Il partit d’un immense éclat de rire. L’androïde attendit devant la table, patiemment, poliment.

— Ou quelque chose à manger, peut-être ?

— Rien, merci, se força à dire Carpenter. Rien du tout.

Sa voix lui paraissait encore indistincte, le débit trop rapide. Et il remerciait un androïde !

Le garçon s’éloigna. Carpenter essaya de se détendre. Inspiration. Expiration.

Au bout d’un moment, il lui revint à l’esprit que, dans le plan de Davidov, Farkas devait prendre contact avec le colonel Olmo, de la Guardia Civil, à 7 heures du matin, pour l’informer que des bombes avaient été dissimulées dans toute la station orbitale et que, si le Generalissimo Callaghan n’avait pas renoncé au pouvoir à midi, le satellite sauterait. Farkas avait-il transmis l’ultimatum à Olmo ?

Non. Non. À 6 heures, Farkas s’apprêtait à se débarrasser de lui dans la coque du satellite. Farkas avait préféré régler d’abord le problème de l’espion de Samurai, avant d’aller s’entretenir avec Olmo. Selon toute vraisemblance, l’ultimatum n’avait jamais été communiqué, à moins que Farkas n’eût précipité les choses en s’entretenant avec Olmo au milieu de la nuit.

Olmo n’était donc pas au courant. La tentative de coup d’État avait fait long feu.

— Excusez-moi, dit Carpenter à une femme assise à une table voisine.

Sa voix était rauque, cassée, chevrotante, la voix d’une victime de tortures, fraîchement sortie des geôles de l’inquisition.

— Pouvez-vous me dire l’heure ? reprit-il.

— 11 h 30, répondit-elle.

Seigneur ! À peine une demi-heure avant l’échéance fixée pour le départ du Generalissimo. Deux heures avant le moment où les bombes étaient réglées pour exploser.

Carpenter commençait à comprendre qu’il avait dû rester plusieurs heures sans connaissance, sous l’empire de la drogue, après le corps à corps avec Farkas.

Il chercha un communicateur public sur sa table, en trouva un fixé sur le côté gauche. Le clavier était minuscule, ses doigts paraissaient gros comme des troncs d’arbre et, quand il essaya de se remémorer le code d’appel de la chambre de Davidov, cinquante mille numéros à huit chiffres lui remontèrent à la mémoire en un cinquante millième de seconde.

Du calme. Du calme. Il fit le tri dans le dédale de numéros, retrouva le bon et le composa sur le clavier.

Pas de réponse.

Pas de transfert d’appel non plus.

Carpenter enfonça la touche « aide » et demanda à l’appareil de lui trouver Davidov, où qu’il soit sur le satellite. Il ne comprenait pas pourquoi cela n’avait pas été fait automatiquement ; un instant plus tard, l’appareil afficha un code invalide pour la personne demandée.

Où était passé Davidov ?

Il essaya le numéro de la chambre que partageaient Enron et Jolanda. Personne.

C’était très inquiétant. Où étaient-ils donc tous passés ? Et le mécanisme des bombes était réglé pour l’explosion.

Il inspira longuement, composa ce qu’il espérait être le code des renseignements et indiqua au communicateur qu’il désirait parler au colonel Olmo, de la Guardia Civil. L’appareil le mit en communication avec la salle des transmissions.

— Le colonel Olmo, je vous prie.

— De la part de qui ?

— Je m’appelle Paul Carpenter. Je travaille pour…

Il faillit dire Samurai Industries et se retint au dernier moment.

— Kyocera-Merck, Ltd. Je suis un associé de Victor Farkas. Donnez-lui ce nom : Victor Farkas.

Il avait toutes les peines du monde à articuler correctement.

— Un moment, s’il vous plaît.

Carpenter attendit. Il se demanda ce qu’il fallait dire à Olmo, s’il devait lui déballer toute la vérité sur la conspiration. Ce n’est pas lui qui avait été chargé de transmettre l’ultimatum. Il n’était qu’un larbin dans cette affaire. Par ailleurs, c’est lui qui avait éliminé Farkas et, cela, personne ne le savait. Lui incombait-il maintenant de reprendre le rôle de l’aveugle dans le déroulement de l’action ?

— Quelle est la nature de votre appel ? demanda une voix.

Seigneur ! Seigneur !

— C’est une affaire confidentielle. Je ne puis m’en entretenir qu’avec le colonel Olmo.

— Le colonel Olmo n’est pas libre. Désirez-vous parler à l’officier de permanence, le capitaine Lopez Aguirre ?

— Olmo et personne d’autre. Je vous en prie. C’est très urgent.

— Le capitaine Lopez Aguirre va prendre votre appel dans un instant.

— Olmo, répéta Carpenter, contenant une envie de pleurer.

— Lopez Aguirre à l’appareil, fit une nouvelle voix, brusque, agacée. Quel est l’objet de votre appel, je vous prie ?

Carpenter considéra la baguette dans sa main comme si elle venait de se transformer en serpent.

— J’essaie de joindre le colonel Olmo, dit-il en s’efforçant de parler intelligiblement. C’est une question de vie ou de mort.

— Le colonel Olmo n’est pas libre.

— On me l’a déjà dit. Vous devez me le passer quand même. C’est de la part de Victor Farkas.

— Qui ?

— Farkas. Farkas. Kyocera-Merck.

— Qui est à l’appareil ?

Carpenter déclina de nouveau ses nom et prénom, puis il ajouta, luttant toujours contre l’hyperdex qui le faisait bafouiller :

— Peu importe qui je suis. Ce qui compte, c’est que M. Farkas a des renseignements très importants à communiquer au colonel Olmo, et…

— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous êtes ivre, c’est ça ? Vous croyez que j’ai du temps à perdre avec des ivrognes ?

Lopez Aguirre paraissait vraiment très irrité. Carpenter comprit que le capitaine n’allait pas tarder à envoyer quelqu’un à El Mirador pour appréhender et questionner un individu suspect, qui troublait l’ordre public. On le mettrait au frais et on le cuisinerait après déjeuner. Ou le lendemain.

Il coupa la communication et commença à traverser la place, s’attendant à voir un homme de la Guardia Civil jaillir de derrière un palmier et lui passer une paire d’aimants avant qu’il ne soit arrivé de l’autre côté. Mais personne ne se jeta sur lui. Il allait d’une démarche saccadée, au pas redoublé, encore un peu speedé. L’effet de l’hyperdex ne se dissiperait pas totalement avant plusieurs heures.

Il prit l’élévateur. Descente vers le moyeu, le terminal des navettes. C’est très probablement là qu’ils se trouvaient tous, Enron, Jolanda, Davidov et ses compagnons. Prêts à prendre la navette de 12 h 15, si Olmo se révélait incapable de déloger le Generalissimo Callaghan de son trône.

Par la paroi vitrée du tube de l’élévateur, Carpenter aperçut une pendule. Il était midi moins le quart. À moins que Davidov n’eût prévu un plan de remplacement, l’ultimatum arriverait à expiration sans que le colonel Olmo en eût seulement été informé. Ce qui n’était pas un gros problème. Le seul véritable problème était qu’au terme du délai de grâce de quatre-vingt-dix minutes, si Olmo n’avait pas donné de nouvelles, les bombes exploseraient.

Au terminal, la navette à destination de la Terre était prête à partir. Carpenter vit l’axe luisant fiché au centre du module d’arrimage et le vaisseau spatial qui le surmontait. Des panneaux lumineux clignotaient dans tous les coins, lui brouillant les idées. Où pouvait bien être la salle d’embarquement ?

Il se retrouva dans une sorte de salle d’attente où étaient vautrés une demi-douzaine de jeunes autochtones. Il se rappela les avoir vus à son arrivée : c’étaient des courriers, des dégourdis qui guettaient les nouveaux venus. Il chercha celui qui l’avait aidé à passer la douane – Nattathaniel, c’est le nom qu’il avait donné –, mais ne le vit pas. Un autre, blond, un costaud au teint rosé, probablement pas aussi doux que son apparence le donnait à penser, s’avança vers lui.

— Je peux vous aider, monsieur ? J’appartiens à la corporation des courriers. Je m’appelle Kluge.

— J’ai un billet pour le vol de 12 h 15, à destination de la Terre.

— Passez par cette porte, monsieur. Désirez-vous que j’aille chercher vos bagages à la consigne ?

Les modestes bagages de Carpenter étaient restés dans sa chambre d’hôtel. Aucune importance.

— Je n’en ai pas, dit-il. Mais je cherche des amis qui doivent prendre la même navette que moi.

— Ils sont certainement dans la salle d’embarquement. Ou déjà à bord. L’embarquement des passagers est presque terminé, vous savez.

— Oui. Je me demande si vous les auriez vus passer.

Il donna une description d’Enron, de Davidov et de Jolanda. Les yeux du courrier se mirent à pétiller à l’évocation de Jolanda.

— Ils ne sont pas à bord, déclara Kluge.

— Vous en êtes certain ?

— Je les connais. M. Enron est israélien, la dame s’appelle Jolanda Bermudez. L’autre, le grand aux cheveux courts, utilise différents noms. J’ai travaillé pour M. Enron et Mlle Bermudez lors de leur séjour précédent. Je suis ici depuis une heure et je les aurais vus s’ils étaient passés.

Les yeux écarquillés, Carpenter prit un air consterné.

— Vous devriez gagner la salle d’embarquement, monsieur, reprit Kluge. Le dernier appel ne va pas tarder. Si je vois vos amis arriver, je leur dirai que vous êtes déjà à bord de la navette. Cela vous convient ?

Où étaient-ils donc ? Qu’avait-il bien pu se passer ?

Olmo aurait dû découvrir des bombes. C'était le plan exposé par Davidov : faire en sorte que le colonel en découvre quelques-unes. Afin qu’il sache que la menace devait être prise au sérieux, qu’il ne s’agissait pas d’un coup de bluff. Imaginons donc qu’Olmo ait découvert les bombes, du moins plusieurs engins, qu’il ait aussi découvert qui les avait posées, les hommes de Davidov, qu’il ait utilisé les moyens délicats auxquels la Guardia Civil de ce satellite avait généralement recours pour obtenir les renseignements qu’elle voulait. Qu’il ait ramassé les autres – Davidov, Jolanda, Enron – et les ait jetés dans une cellule pour les questionner dans le courant de la journée, peut-être le lendemain…

— Dernier appel pour le vol 1133, annoncèrent les haut-parleurs du terminal. Les passagers à destination de San Francisco sont priés d’embarquer immédiatement…

— Vous devriez y aller, monsieur, répéta Kluge.

— Oui. Oui. Écoutez-moi : quand ils arriveront, vous leur direz que je suis à bord et… Attendez, dites-leur aussi que Farkas n’a pas transmis le message, comme prévu, ce matin. Vous avez bien compris ? Farkas n’a pas transmis le message.

— Oui, monsieur. « Farkas n’a pas transmis le message. »

— Bien. Merci.

Carpenter fouilla dans sa poche, sortit une pièce de monnaie locale. Ils appelaient cela des callaghanos. En réalité, ce n’étaient pas vraiment des pièces, plutôt des plaques convertibles. Il n’avait pas la moindre idée de la valeur de celle-ci ; elle était grosse, avec des reflets argentés, portait le chiffre 20 et Kluge devrait s’en contenter. Il la tendit au courrier.

— Dernier appel pour le vol 1133…

Où étaient Enron et Jolanda ? Où était passé Davidov ? En prison : Carpenter en avait la certitude :

Et Olmo avait trouvé les bombes, bien sûr. Mais les avait-il toutes découvertes ? Savait-il combien il y en avait ? Avait-il pensé à le demander ?

Carpenter gagna la salle d’embarquement. Il s’attendait plus ou moins à être arrêté dès qu’il présenterait sa plaque d’identité, mais, non, on lui dit que tout était en ordre. La voie était donc libre, il n’était lié en aucune manière aux conspirateurs, trop insignifiant pour avoir attiré l’attention sur lui pendant son bref séjour sur Valparaiso Nuevo.

Midi.

On lui avait demandé de faire de l’esclandre si les autres n’étaient pas là à l’heure dite : retarder le départ, faire en sorte que la navette ne décolle pas avant leur arrivée.

— J’ai des amis qui ne sont pas encore là, dit-il à l’enregistrement. Il faut retarder le départ jusqu’à ce qu’ils arrivent.

— C’est impossible, monsieur. Le plan de vol orbital…

— Je les ai vus hier soir. Ils étaient absolument décidés à prendre cette navette !

— Dans ce cas, peut-être sont-ils déjà à bord.

— Non. J’ai parlé à un courrier qui les connaît et qui m’a dit…

— Puis-je avoir leurs noms, monsieur ?

Carpenter donna les noms à toute allure. Il était encore speedé. L’employé de l’enregistrement lui demanda de répéter plus lentement et il s’exécuta. Hochement de tête de droite à gauche.

— Ces personnes ne figurent pas sur la liste des passagers de ce vol, monsieur.

— Comment cela, n’y figurent pas ?

— Les réservations ont été annulées. Pour ces trois passagers. Il est indiqué sur ce document qu’ils ne prendront pas ce vol.

Carpenter ouvrit des yeux ronds.

Ils ont été arrêtés, se dit-il. Maintenant, cela ne fait plus aucun doute. Ils sont entre les mains d’Olmo et, avec un peu de chance, ils lui ont tout révélé sur la conspiration, à moins, bien entendu, qu’ils n’aient pas encore été interrogés.

Et les bombes – les bombes ! – Olmo les avait-il toutes découvertes ? Était-il au courant de leur existence ?

— Si vous voulez bien, monsieur… Vous allez devoir embarquer, maintenant…

— Oui, fit machinalement Carpenter. Bien sûr.

Du pas pesant d’un robot moribond, il se dirigea vers la navette, monta à bord. Chercha des yeux Jolanda, Enron, Davidov. Ne les vit pas. Évidemment.

Se laissa attacher dans l’arceau d’apesanteur. Attendit le décollage de la navette.

Enron. Davidov. Jolanda.

Un fiasco colossal. Il ne pouvait rien faire. Rien du tout. Retarder le décollage ? Impossible. On le ferait descendre de la navette et on l’internerait dans le terminal. Un suicide pur et simple.

— Nous espérons que vous êtes confortablement installés et vous souhaitons un agréable vol…

Oui, bien sûr.

La navette décollait. 12 h 15 précises. Carpenter mit les mains devant ses yeux. Il avait cru un peu plus tôt être aussi fatigué qu’il l’avait jamais été de sa vie, mais il avait maintenant le sentiment d’avoir dépassé ce stade, d’être aussi fatigué qu’il pourrait jamais l’être de son vivant. Si l’on pouvait mourir de pure fatigue, songea-t-il, je serais déjà mort.

— Avez-vous l’heure ? demanda-t-il, bien plus tard, au passager assis en face de lui.

— Heure de Valparaiso Nuevo ?

— Oui.

— 13 h 28, exactement.

— Merci, fit Carpenter.

Il tourna la tête vers son hublot, le regard fixe, se demandant de quel côté de la navette se trouvait Valparaiso Nuevo et, si c’était le bon, lequel, parmi les nombreux petits points lumineux, était le satellite qu’il avait quitté une heure plus tôt.

Il n’eut pas à attendre longtemps pour le savoir.

Quand l’explosion se produisit, il vit s’épanouir en un instant dans le ciel une fleur écarlate. Un deuxième flamboiement rutilant lui succéda, puis un troisième.

Загрузка...