— Docteur Rhodes, fit la voix impersonnelle de l’annonceur, le docteur Van Vliet vous appelle sur la Trois.
Neuf heures moins le quart. Il n’était jamais trop tôt pour Van Vliet pour entamer tambour battant une journée de labeur et de harcèlement. Beaucoup trop, en revanche, pour que Rhodes commence à taquiner la bouteille.
— Plus tard, dit-il. Je ne veux pas prendre d’appels maintenant.
Il était arrivé peu après 8 heures, plus tôt qu’à l’accoutumée. La veille au soir, à la fin de sa journée de travail, son bureau était encore jonché de choses en souffrance, les deux terminaux virtuels étaient chargés et, comme d’habitude, d’autres problèmes urgents accumulés pendant la nuit réclamaient dès le matin toute son attention. Et le temps, lui aussi, ne faisait qu’empirer : une chaleur étouffante, dépassant de loin les normes de l’époque et le Diablo, ce vent effrayant, soufflant de l’est avec force, qui apportait une nouvelle fois la menace, presque hebdomadaire maintenant, de la propagation d’incendies dévastateurs sur les hauteurs couvertes d’herbes sèches d’Oakland et de Berkeley. Le vent apportait aussi de la Grande Vallée des tonnes de fumées toxiques, assez puissantes pour cribler les façades de bâtiments en pierre de marques semblables à de l’acné.
À part cela, Rhodes avait passé une soirée épouvantable avec Isabelle et dormi à peine trois heures. La journée s’annonçait merveilleuse sur toute la ligne. Il était énervé, irritable, en proie à des accès de fureur, et son esprit troublé n’était pas loin, par moments, de céder à la panique. Cela faisait déjà près d’une heure que tout se bousculait dans sa tête et il n’avait encore rien fait d’utile.
Le moment était enfin venu de se mettre au travail.
— Sésame, ouvre-toi ! articula Rhodes d’une voix ferme.
Le Virtuel Un commença aussitôt de dégorger des flots d’informations. Atterré, il regarda le torrent se déverser. Des rapports, des rapports, encore des rapports. Analyses quantitatives sur l’absorption d’enzymes, envoyées par le labo de Portland ; un compte rendu d’une longueur ridicule, émanant de l’un des sous-départements et traitant d’un projet condamné d’avance, qui visait à pourvoir le troisième âge d’implants pulmonaires à la place de la restructuration génétique ; une flopée de condensés et de prépublications de Nature et de Science dont il n’aurait jamais le temps de venir à bout de son vivant ; une horrible pile de conneries relatives à un litige interne concernant des portiers androïdes du troisième étage, à qui il était reproché d’outrepasser les limites de leurs compétences ; le procès-verbal d’une réunion, dans ses bureaux de San Paulo, d’une filiale de Samurai dont il n’avait jamais entendu parler, mais dont les activités empiétaient manifestement, d’une manière non spécifiée, sur le domaine de son service. Et ainsi de suite.
Il y avait de quoi pleurer…
Insensiblement, son travail était devenu purement administratif et la science n’occupait plus qu’une part très réduite de son temps. Les travaux scientifiques étaient maintenant effectués par des jeunes comme Van Vliet alors que Rhodes devait faire face à un torrent de rapports, de demandes de subventions, d’analyses stratégiques, de projets n’ayant aucune chance d’aboutir, comme celui des implants pulmonaires, etc. Il lui fallait également supporter une multitude de réunions d’un ennui mortel et s’efforcer, quand il avait une soirée de libre, de détourner la curiosité horripilante d’un espion israélien. Après le bureau, en guise de détente, il se trouvait embarqué dans des querelles d’une incroyable virulence avec celle qu’il était censé aimer. Ce n’était assurément pas la vie dont il avait rêvé ; à l’évidence, il n’avait pas su tenir le cap.
Et cette chaleur insensée ! L’air âpre, méchant, corrosif… les mugissements du vent torride…
Van Vliet…
Isabelle…
Isabelle…
Isabelle…
Des sensations violentes et diffuses l’assaillirent comme un accès de fièvre. Une sorte d’explosion semblait se préparer en lui. Il en fut terrifié. C’est en ce type de circonstance, songea-t-il, que des hommes habituellement pacifiques sont conduits à se jeter dans le vide du haut d’un pont ou à commettre au hasard un acte criminel. Voilà l’effet que le Diablo pouvait avoir sur un homme ; il était réputé pour cela.
J’ai besoin d’un changement de vie radical, se dit-il. Oui, un changement radical.
Mais de quel ordre ? Dans sa vie professionnelle ? Sa vie sentimentale ? Paul Carpenter lui avait conseillé de rompre et de chercher un poste dans une autre mégafirme. Il y avait du bon dans ces deux suggestions.
Pourtant, la première était au-dessus de ses forces et la seconde, certes tentante, le terrifiait. Changer de métier ? Pour aller où ? Comment se libérer de Santachiara et de Samurai ? Il était coincé, pieds et poings liés… par la Compagnie, par Isabelle, par le projet adapto, par tout le bordel.
Il se prit la tête entre les mains et écouta les gémissements du vent.
Isabelle…
Bon Dieu ! Isabelle !
La veille au soir, après dîner, dans l’appartement d’Isabelle. Quand il reste chez elle, cela se passe toujours mal. Il est assis dans la cuisine, seul, devant un verre de scotch. Toute la soirée, pour des raisons qui lui échappent, Isabelle a été très distante, très froide. Rhodes n’est jamais parvenu à comprendre ce qui provoque ces périodes de repli sur soi-même et elle ne l’aide pas beaucoup à y voir clair. Elle s’est retranchée dans son petit bureau attenant au séjour, où elle dicte, pour son usage personnel, le compte rendu d’une consultation donnée dans la journée à une patiente vraiment dans le pétrin.
Il commet une erreur impardonnable en la voyant revenir chercher un verre d’eau : pour essayer de la faire sortir de sa réserve, Rhodes lui pose une question sur le problème qui l’occupe, il lui demande si le cas de cette patiente présente des difficultés particulières.
— Je t’en prie, Nick ! lance-t-elle avec un regard glacial. Tu ne vois pas que j’essaie de me concentrer ?
— Excuse-moi. Je croyais que tu faisais une pause.
— Moi, oui. Pas mon cerveau.
— Excuse-moi, répète-t-il. Je ne savais pas.
Échange de sourires. Haussements d’épaules conciliants. Il essaie d’arranger les choses. Il a le sentiment de consacrer plus de la moitié du temps qu’il passe avec Isabelle à essayer d’arranger les choses, à se raccommoder, après des mésententes dont la raison lui échappe la plupart du temps.
Au lieu de regagner l’autre pièce, elle reste devant l’évier, raide, tenant son verre d’eau sans le porter à sa bouche, comme pour évaluer la densité de son contenu.
— Oui, reprend-elle au bout d’un moment, d’une voix sépulcrale, il y a une complication. Je commence à croire que cette fille est véritablement suicidaire.
Finalement, elle a envie d’en parler. À moins qu’elle ne réfléchisse à voix haute.
— De qui parles-tu ? demande Rhodes avec précaution.
— Angela ! Je parle d’Angela ! Tu n’écoutes donc jamais ce qu’on te dit ?
— Oui, c’est vrai. Angela.
Il croyait que la patiente en question était une certaine Emma Louise. La pensée d’Isabelle est parfois très brouillonne.
Il essaie de se remémorer le peu qu’il sait sur Angela. Seize, dix-sept ans, vit quelque part au nord de Berkeley, père professeur d’histoire, ou d’autre chose, à l’université. Soignée par Isabelle pour… pour quoi, au fait ? Dépression ? Anxiété ? Non, il s’en souvient : elle souffre du syndrome de l’effet de serre, le dernier truc à la mode. Paranoïa de tout ce qui touche à l’environnement. Dieu sait pourquoi cela ne se répand que maintenant ; c’est plutôt caractéristique de la fin du XXe siècle. Mais tous les jeunes gens en semblent atteints. Ils ont non seulement le sentiment que le ciel enserre la planète comme un cercle de métal, mais que les murs des maisons se rapprochent, que le plafond descend, que l’asphyxie n’est plus très loin.
— Suicidaire ? dit Rhodes. Vraiment ?
— Je le crains. En arrivant aujourd’hui pour sa séance, elle portait deux masques.
— Deux ?
— Convaincue qu’un seul ne suffit pas. Que l’air est un véritable poison, que, si par hasard elle respire un grand coup, ses poumons vont se transformer en bouillie. Elle voulait que je lui prescrive de l’Écran, le double de la dose habituelle. Quand je lui ai répondu que je n’étais pas en droit de rédiger des ordonnances, elle est devenue hystérique.
— Cela me paraît contradictoire avec des tendances suicidaires, objecte doucement Rhodes. Un besoin maladif de se protéger, je veux bien, mais en quoi cela signifie-t-il… ?
— Tu n’as pas compris. Mais tu ne comprends jamais rien !
— Isabelle…
— Elle croit que, quelles que soient les précautions prises, ce sera inutile. Elle pense qu’elle est condamnée, Nick. Que notre environnement est au bord de la destruction apocalyptique, qu’elle fait partie de la dernière génération de l’espèce humaine, qu’un terrifiant désastre écologique va balayer l’humanité de la manière la plus affreuse qui soit. Elle en éprouve une terrible colère.
— C’est son droit. Même si, à mon avis, elle a une centaine d’années d’avance. Mais de là à vouloir se suicider…
— Le geste suprême de colère. Cracher à la face du monde. Mettre fin à ses jours en signe de protestation.
— Tu crois vraiment qu’elle le fera ?
— Je ne sais pas. Elle en est tout à fait capable.
Une nouvelle expression se peint sur le visage d’Isabelle, mélange de doute, de crainte, d’incertitude. Ce n’est pas sa manière. L’air absent, elle tire sur ses cheveux, les emmêle, y fait des nœuds. Elle commence à marcher de long en large.
— Au fond, ce qui m’inquiète, c’est que cette histoire est peut-être en train de sortir de mon domaine professionnel. Je suis thérapeute, pas psychiatre. Je me demande s’il ne faudrait pas la confier à quelqu’un d’autre.
Elle est toute à ses interrogations. Rhodes en est maintenant persuadé. Mais il y a toujours la possibilité qu’elle attende de lui un signe prouvant qu’il lui prête attention.
— Eh bien, si tu estimes qu’il y a un risque…
La voix d’Isabelle se fait plus douce, c’est celle de la thérapeute.
— Ce serait trahir sa confiance. Nous avons un engagement moral, Angela et moi. Je suis là pour la guider ; elle a confiance en moi. Je suis la seule personne en qui elle ait confiance.
Sa voix se durcit de nouveau, en un instant : une voix d’acier accompagnée d’un regard furieux. Les sautes d’humeur d’Isabelle se succèdent à la vitesse de la lumière.
— Je me demande bien pourquoi je te parle de ça ! Tu es incapable de comprendre la profondeur de ses craintes. L’envoyer consulter quelqu’un d’autre, l’adresser à un inconnu en cette période si délicate… Mon pauvre ami !
— Mais si tu as peur qu’elle ne mette fin à ses jours…
Ces paroles apaisantes ne font que jeter de l’huile sur le feu. Isabelle s’enflamme de colère.
— Écoute, Nick, c’est à moi, et à moi seule, de décider ! Il y a là une relation qui ne te regarde pas, qui dépasse, et de loin, ton entendement limité. Une relation personnelle complexe entre une jeune fille très inquiète et le seul être humain qui s’intéresse véritablement à elle, et, toi qui n’y connais rien, tu n’as pas à te mêler…
Elle s’interrompt, cligne des yeux comme au sortir d’une transe, respire profondément, goulûment, comme si elle se rendait compte qu’elle a, cette fois, dépassé les bornes.
Un long silence. Rhodes attend.
— Ce n’est pas bien, dit-elle enfin.
— Quoi ?
— Ce que nous faisons, toi et moi. Nous ne devrions pas nous disputer pour des choses de ce genre.
La voix d’Isabelle a retrouvé une douceur apaisante.
— Non, dit Rhodes avec un soulagement profond. Tu as entièrement raison. Nous ne devrions jamais nous disputer pour quoi que ce soit, Isabelle.
Elle semble faire des efforts sincères pour étouffer les bouillonnements de sa colère et l’hostilité qui couve en elle. Il a presque l’impression d’entendre le tic-tac des rouages de son cerveau.
Il attend de voir ce qui va venir.
Ce qui vient, d’une manière totalement inattendue, c’est un changement radical de sujet.
— Parlons d’autre chose, veux-tu ? Savais-tu que Jolanda et l’Israélien sortent ensemble ? Je croyais que tu avais arrangé le coup pour ton ami Paul.
Heureux d’être débarrassé de la déprime d’Angela, Rhodes doit s’adapter aussi vite que possible au nouveau sujet.
— Paul cherchait ce soir-là une compagnie agréable. De toute façon, il est en mer maintenant… L’Israélien, dis-tu ? Et elle le voit souvent ?
— Un soir sur deux, depuis le dîner à Sausalito.
Rhodes réfléchit. Au fond, il s’en fiche, mais Isabelle et Jolanda sont très liées et il faut maintenant envisager l’éventualité qu’une autre soirée déplaisante en compagnie d’Enron ne lui soit bientôt imposée.
— Il l’a invitée à partir en voyage avec lui, reprend Isabelle.
— En voyage ? Où ?
— Une des stations orbitales. Je ne me rappelle plus laquelle.
— C’est un malin, dit Rhodes avec un sourire. Jolanda meurt d’envie depuis des années d’aller faire un tour sur les satellites. Je croyais que son ami de Los Angeles devait l’y emmener, mais Enron a pris les devants. Il est vrai qu’il n’est jamais très difficile pour un homme d’attirer l’attention de Jolanda.
— Ce qui signifie ? demande sèchement Isabelle.
Aïe ! Aïe !
La voix dure comme l’acier est de retour, et le regard de glace. Rhodes comprend qu’il a encore mis les pieds dans le plat.
— Eh bien…, commence-t-il après une hésitation, Jolanda est une fille saine et joviale, aux robustes appétits…
— Un coup facile, c’est bien ce que tu veux dire ?
— Écoute, Isabelle, mon intention n’était pas…
— Mais c’est bien ce que tu penses d’elle, non ?
C’est reparti : agressive, le regard noir, elle recommence à faire les cent pas.
— Voilà pourquoi tu as manigancé ce coup avec ton vieux pote. Une nuit de plaisir pour lui, aussi sûr que deux et deux font quatre !
Cela va de soi ; elle le sait aussi bien que lui. Ils sont tous adultes ; Jolanda n’est pas un modèle de vertu, Isabelle non plus. Il est beaucoup trop tard pour se mettre à faire l’éloge de la chasteté de Jolanda. En défendant son amie, Isabelle ne fait que chercher une mauvaise querelle. Mais Rhodes n’ose pas lui dire un seul mot de tout cela.
Il n’ose rien dire du tout. C’est Isabelle qui le fait à sa place.
— Tu as dit à Paul qu’elle couche avec tout le monde, c’est ça ?
— Pas explicitement. Mais, enfin, Isabelle !… Tu sais aussi bien que moi que Jolanda mène une vie de patachon !
— Elle a couché avec toi ?
— Isabelle !
— Alors ? J’attends !
En réalité, la réponse est oui. Rhodes ignore si Isabelle est au courant. Jolanda confie des tas de choses à son amie, mais peut-être lui a-t-elle caché cela. Il se demande comment sortir de cette impasse : il ne veut ni que la situation s’envenime pour s’achever en une scène de tous les diables ni se faire prendre en flagrant délit de mensonge. Il cherche une échappatoire.
— Quel rapport avec notre conversation ? lance-t-il.
— A-t-elle couché avec toi, oui ou non, Nick ?
Une longue inspiration. Très bien, il va lui dire ce qu’elle veut savoir.
— Oui. Une fois.
— Salaud !
— Tu n’étais pas là. Elle est passée me voir ; je ne sais plus quand c’était. Il faisait une chaleur terrible, caniculaire, nous sommes allés à la plage, et après…
— Ça va ! Tu n’es pas obligé de me repasser tout le film !
Le dos tourné, elle se tient devant la fenêtre, telle une statue de marbre.
— Isabelle…
— Va te faire foutre !
— Tu veux que je parte ?
— À ton avis ?
— Nous n’allons pas nous séparer pour une histoire comme celle-là.
— Je ne sais pas. Peut-être, nous verrons.
Au son de sa voix, il sent qu’elle vacille, qu’elle se radoucit. L’alternance du chaud et du froid, une de ses spécialités. Rhodes s’avance vers le buffet et se sert un verre, bien tassé. Ce n’est qu’après qu’il se rend compte qu’il en avait déjà un sur la table. Il avale une grande goulée du nouveau et le pose près du premier.
— Tu peux rester, si tu en as envie, articule-t-elle, l’air indifférent, d’une voix lointaine, sans énergie. Tu peux partir, si tu préfères.
— Je suis désolé, Isabelle.
— Pour quoi ?
— Pour Jolanda.
— Laisse tomber. Qu’est-ce que ça changera ?
Il se prend fugitivement à redouter qu’Isabelle, à son tour, ne lui confesse une aventure, dans l’intention de le punir ou d’alléger son sentiment de culpabilité. Quoi qu’il en soit, il ne veut pas d’aveu de ce genre, si aveu il doit y avoir. En ce qui le concerne, Jolanda fut son seul écart de conduite. Le fait de coucher avec elle fut presque automatique, machinal : elle semblait ne pas lui donner d’autre importance, en cette unique occasion, que celle d’une agréable occupation, pour terminer la soirée, une partie amicale de jambes en l’air, sans signification ni avenir. Et il avait foncé tête baissée.
— Écoute, Isabelle…
Rhodes s’avance vers elle, ouvre les bras, lui effleure les épaules du bout des doigts. Ses mains tremblent. Les muscles de son dos sont noués ; il a l’impression que ce sont des plaques de fonte.
— J’aimerais rester.
— Comme tu voudras, dit-elle, toujours distante.
— Tu le savais, n’est-ce pas ? Jolanda et moi ?
— Bien sûr.
— Alors, pourquoi… ?
— Pour voir ta réaction.
— Ma franchise me vaudra au moins un bon point.
— Oui, je suppose que tu l’as mérité. Bon, je vais terminer ce que j’étais en train de faire. D’accord ?
Elle se dégage et s’éloigne. Rhodes revient au centre de la pièce, vide l’un de ses deux verres, puis le second et, au bout d’un moment, s’en verse un troisième. C’est un affreux tord-boyaux ; Isabelle a un penchant pervers pour les plus mauvaises marques. Mais il est bien obligé de boire ce qu’elle a. Celui-ci est assurément l’un de ces alcools bon marché à base d’algues fermentées, scandaleusement autorisés à porter le nom de scotch. Mais, si on lui donne le choix entre un mauvais alcool et pas d’alcool du tout, il boira sans se plaindre le mauvais alcool et en quantité. Parfois, il n’en revient pas de ce qu’il est capable d’ingurgiter, ces temps-ci. Quand il entend enfin qu’Isabelle s’apprête à se coucher, il va la rejoindre. Il est minuit passé et il est épuisé. Malgré la climatisation, l’air brûlant et vicié de la nuit a envahi l’appartement, faisant pénétrer à travers les murs ses impalpables tentacules pestilentiels, emplissant toutes les pièces, du sol au plafond, d’une suffocante odeur de renfermé.
Elle lui tourne le dos dans l’obscurité. Rhodes commence à lui caresser les épaules.
— Non ! fait-elle d’une voix sépulcrale.
— Isabelle…
— Non. Il est tard.
Il se raidit dans le lit, bien éveillé. Il sait qu’elle ne dort pas non plus. Le temps passe : une demi-heure, une heure. Le hurlement d’une sirène retentit quelque part sur l’autoroute. Rhodes repasse les événements de la soirée dans son esprit et se demande pourquoi les choses ont mal tourné. Elle s’inquiète pour Angela ; ce ne peut être que cela. Sa compétence professionnelle est remise en question. Et elle a dû s’attacher à la jeune fille ; on appelle cela un « contre-transfert ». Pas étonnant. Mais il y a aussi l’histoire de Jolanda…
Il fait une nouvelle tentative, pose la main sur elle.
Muscles durs comme du fer. Corps rigide.
Il a follement envie d’elle. Comme toujours, nuit après nuit. Sa main épouse les contours du bras et vient se nicher contre le globe doux de son sein droit. Les seins d’Isabelle sont tout ce qu’il y a de doux chez elle : son corps est mince, dur, athlétique. Elle ne fait pas un mouvement. Il la caresse tout doucement, il souffle sur sa nuque. Aucune réaction ; elle pourrait aussi bien être morte.
— Très bien, lance-t-elle enfin, puisque tu en as tellement envie ! Finissons-en !
Elle se retourne, s’allonge sur le dos. Elle écarte les jambes, le regard noir.
— Isabelle ! Je t’en prie !
— Vas-y ! Qu’est-ce que tu attends ?
Bien sûr, il ne veut pas que cela se passe comme ça, non, vraiment pas. Mais, avec elle, il est désarmé, incapable de résister quand elle l’attire violemment à elle pour le faire rouler sur son ventre. Vite, piteusement, il la pénètre – elle est quand même prête à le recevoir – et elle commence à remuer les hanches pour le conduire implacablement vers une prompte conclusion. Il couvre son visage de baisers reconnaissants, mais, en même temps, il se sent choqué, hébété, horrifié par ce qu’ils font, par cette baise rageuse, morbide, la mort de l’amour. Au moment du plaisir, il fond en larmes.
Elle le prend dans ses bras, le serre contre sa poitrine, lui caresse les cheveux, lui murmure des mots doux. Comme si tout allait pour le mieux. Mais Rhodes, lui, ne s’en remet pas.
Les paroles de Carpenter résonnent brusquement dans ses oreilles.
— Elle est perturbée, Nick.
— Non, elle est simplement une ardente…
— Écoute-moi ! Isabelle souffre de troubles affectifs. Tout comme son amie Jolanda que tu as eu la bonté de jeter dans mon lit, l’autre soir. Ces femmes ont une sexualité très développée et, nous autres, toujours en quête du réconfort d’une partie de jambes en l’air, sommes terriblement vulnérables à l’appel de la drogue mystérieuse qui palpite entre leurs cuisses…
Bon ! Bon ! S’il avait tant soit peu de courage, il prendrait la fuite. Il le sait, mais il a toujours eu de la difficulté à faire ce genre de chose. Il cherche désespérément à s’accrocher à tout ce qui laisse seulement entrevoir un réconfort.
Rhodes finit par succomber à un sommeil agité. À 5 heures, il est réveillé ; il embrasse Isabelle endormie sur le bout du nez et rentre chez lui.
Il est à son bureau quelques minutes après 8 heures. Les événements de la nuit pèsent encore sur lui, mais il espère qu’une dure journée de travail lui permettra de chasser cette déprime. Il songe que, malgré les moments affreux, ils ont au moins échappé à une nouvelle dispute au sujet de ses travaux. Mais c’est vraiment une piètre consolation.
Il fit attendre Van Vliet aussi longtemps que possible, bien avant dans la matinée. La perspective de voir Van Vliet lui faisait mal au ventre. L’accord pour l’augmentation du budget de recherches sur l’hémoglobine avait été transmis à New Tokyo quatre jours auparavant ; selon toute probabilité, il serait accepté sans soulever d’objection, étant donné le prestige dont Rhodes jouissait auprès de la direction générale.
En attendant, Van Vliet avait intérêt à se tenir tranquille. Mais il en semblait incapable et c’est deux ou trois fois par jour qu’il appelait Rhodes pour l’informer avec excitation de tel ou tel nouveau corollaire de sa théorie initiale. Rhodes n’avait aucun désir d’en ingurgiter une nouvelle dose, pas après la nuit qu’il venait de passer, du moins pas de si bonne heure.
Il traîna autant que possible, fourrageant obstinément dans ses deux bureaux virtuels et dans le fouillis du réel, signant des papiers sans se donner la peine de les lire, poussant, sans les avoir signés, des documents au rebut, travaillant avec une coupable distraction. Petit à petit, il sentit diminuer le feu de certaines des plus récentes brûlures de son âme.
Deux verres d’alcool l’aidèrent à traverser ce moment difficile. Le premier avait un goût étrangement métallique – sans doute le contrecoup de la veille, des dégâts infligés à son palais par l’abus du prétendu scotch à base d’algues d’Isabelle –, mais le second lui fit du bien. Le troisième descendit sans le moindre problème.
Enfin, se sentant requinqué et sachant qu’il ne pouvait se dérober plus longtemps à l’entretien avec son jeune collègue, Rhodes se tourna vers l’annonceur.
— Je suis libre pour m’entretenir avec le docteur Van Vliet, dit-il.
— Cela signifie-t-il que vous prenez de nouveau des appels ? demanda l’androïde.
— Je suppose. Y en a-t-il eu ?
— Un seul.
Isabelle ! Elle regrette que tout soit devenu si moche hier soir !
Non, ce n’était pas Isabelle.
— M. Nakamura a appelé, dit l’androïde.
— Qui ?
— M. Nakamura, de la société immobilière East Bay. À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter.
Rhodes ne connaissait personne du nom de Nakamura. Il n’envisageait pas d’acheter une maison, ni à Walnut Creek ni ailleurs.
— Ce doit être un faux numéro, expliqua-t-il. Ce monsieur devait vouloir parler à un autre Nicholas Rhodes.
— Il a dit que cela vous viendrait certainement à l’esprit. Mais il m’a demandé de vous dire que ce n’était pas une erreur, que vous comprendriez tout de suite les conditions de son offre et qu’elles vous plairaient beaucoup, si vous en parliez avec lui.
Nakamura ?
Walnut Creek ?
Cela n’avait aucun sens. Mais il y réfléchirait plus tard. Van Vliet était déjà en ligne.
Il tenait à apporter sur-le-champ de nouveaux tableaux dans le bureau de Rhodes. Quelle surprise de voir rappliquer Van Vliet avec une brassée de tableaux !
— Des tableaux de quoi ? soupira Rhodes.
— Nouvelles extrapolations atmosphériques, prévisions des niveaux d’acide cyanhydrique, mesures envisagées pour faire face à leurs conséquences.
— Mon bureau est affreusement encombré, Van Vliet. Cela ne pourrait pas attendre un peu ?
— Mais c’est terriblement excitant !
— Excitant de respirer de l’acide cyanhydrique ? lança Rhodes. Oui, sans doute. Mais pas très longtemps.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Nick.
Du jour au lendemain, il l’avait appelé par son prénom, précisément depuis que la demande d’augmentation de son budget avait été expédiée à New Tokyo. Ce changement ne plaisait guère à Rhodes.
— Voyez-vous, Nick, nous venons de sortir un système d’équations assez effrayant, qui indique la probabilité d’une formation d’aminoacides océaniques. Des aminoacides nouveaux ! Si vous pouviez m’accorder cinq petites minutes pour me permettre de vous montrer ce dont il s’agit…
— D’accord, fit Rhodes. Cinq minutes.
Van Vliet en arracha quinze. Surtout par la faute de Rhodes qui prit intérêt aux explications de Van Vliet, dont les prévisions semblaient montrer que, dans un avenir proche, la composition chimique de l’océan pouvait, dans une certaine mesure et sans certitude, reproduire certains aspects de celle de la mer primitive. Après avoir, pendant plusieurs siècles, joyeusement empli la biosphère de toutes sortes de déchets mortels, l’humanité semblait sur le point de se faire une nouvelle et géniale surprise, ayant trait cette fois à la vie plutôt qu’à la mort. Une biogenèse inattendue, accompagnée d’une morbidité prévisible, une réapparition des forces chimiques originelles ayant donné naissance aux premiers êtres vivants de la planète, un méli-mélo marin de purine, d’adénine et d’aminoacides s’agitant et se recombinant en polymères complexes dont certains s’auto-reproduisaient et d’où pouvait naître…
N’importe quoi ou presque.
Un affreux bouillonnement d’informations génétiques aléatoires mijotant dans les profondeurs des océans du XXIVe siècle.
— Vous imaginez ? s’écria Van Vliet. Les conditions de l’apparition de nouvelles formes de vie sont réunies ! Une nouvelle création est en cours !
— Une seconde chance pour les trilobites, hein ? lança Rhodes avec un petit rire cordial qu’il alla chercher tout au fond de lui-même.
Cette saillie ne sembla pas amuser Van Vliet qui lui jeta un regard réprobateur.
— Je parle d’organismes unicellulaires, Nick. Des bactéries, des protozoaires. Une microfaune pélagique dont l’évolution spontanée et imprévisible pourrait causer de graves ennuis aux organismes déjà présents sur la planète. Nous, par exemple.
C’est juste, se dit Rhodes. Tout un paquet de saloperies indéterminées remontant du fond des mers pour s’attaquer à une planète qui n’a vraiment pas besoin d’un nouveau fléau.
C’était une spéculation hardie mais intéressante ; Rhodes le reconnut en toute sincérité. Mais, en toute sincérité, il ne comprenait pas, du moins à première vue, quel rapport tout cela pouvait avoir avec les travaux du programme Survie/Modification de Santachiara Technologies. Il décida d’y aller prudemment.
— J’admire le soin avec lequel vous examinez toutes les conséquences de cette situation, Van, mais je ne suis pas sûr de pouvoir obtenir un budget pour une étude portant sur des maladies provoquées par des micro-organismes dont l’évolution n’a pas encore commencé.
— Au contraire, Nick, répliqua Van Vliet avec un sourire froid, presque dédaigneux. Si nous pouvons prévoir les conséquences potentielles d’un bond en avant dans le processus naturel de l’évolution, il nous sera peut-être possible de préparer des défenses contre des variétés nouvelles et hostiles de…
— Van, je vous en prie ! Avançons pas à pas, voulez-vous ?
De toute évidence, ce n’était pas la méthode préférée de Van Vliet. Et l’absence manifeste de marques d’enthousiasme de la part de Rhodes pour cette nouvelle approche n’était, pour le jeune chercheur, qu’une preuve supplémentaire du conservatisme incurable du directeur adjoint. Rhodes parvint pourtant à l’apaiser en le félicitant chaleureusement de la nouvelle orientation de ses recherches, en demandant à voir d’autres études, en promettant d’aborder le sujet de la nouvelle biogenèse lors de la prochaine réunion des directeurs. Et il le reconduisit en douceur jusqu’à la porte.
Quand Van Vliet fut sorti, il s’octroya encore un verre, un petit, juste pour l’aider à passer plus aisément au problème suivant.
En l’occurrence, réfléchir à l’appel de M. Nakamura. Rhodes était encore convaincu que ce Nakamura avait fait un faux numéro, mais il trouvait bizarre que l’inconnu eût précisé que ce n’était pas une erreur, comme s’il avait prévu sa réaction perplexe. Il y avait là quelque chose qui le turlupinait et exigeait d’être tiré au clair.
À propos de la maison de Walnut Creek que vous aimeriez acheter…
L’idée lui traversa l’esprit qu’il s’agissait peut-être d’une sorte de code faisant référence à quelque mystérieuse entreprise dans laquelle Nakamura comptait l’entraîner ; la vente de secrets de ses recherches, une opération tordue de contre-espionnage, ce genre de choses. Rhodes n’ignorait pas que c’était monnaie courante dans l’univers des mégafirmes, même s’il n’avait aucune expérience personnelle de la chose.
Il appela Ned Svoboda, du service Imagerie et Schématique.
Svoboda était un compagnon de beuverie occasionnel qui présentait la particularité d’avoir travaillé pour trois mégafirmes en une douzaine d’années ; outre Samurai Industries et Kyocera-Merck, il avait été employé auparavant par un groupe un peu moins gigantesque : I.B.M./Toshiba. Svoboda était perspicace, aussi digne de confiance que quiconque, et il avait pas mal roulé sa bosse. Nul ne s’y connaissait mieux que lui en matière de codes d’entreprise, d’espionnage industriel et le reste.
— Cela te dérange si je passe te voir pour discuter quelques minutes ? demanda Rhodes. Il s’est passé quelque chose de bizarre et j’ai besoin d’un petit conseil.
Pas besoin d’ajouter en termes explicites qu’il valait mieux ne pas en parler sur le réseau de communications de la Compagnie. Les fils téléphoniques avaient des oreilles, tout le monde le savait.
Comme cela ne le dérangeait pas, Rhodes descendit les huit étages et retrouva Svoboda sur la terrasse de détente sous bulle, attenante à son bureau. Petit et costaud, la quarantaine, il avait des cheveux bruns ébouriffés et des traits slaves accentués.
— J’ai reçu un coup de fil très particulier ce matin, expliqua Rhodes. Un type de Walnut Creek au nom japonais, qui se prétend agent immobilier. Il disait dans son message qu’il aimerait s’entretenir avec moi d’une maison que je souhaiterais acheter.
— Je ne savais pas que tu avais l’intention de t’établir là-bas.
— Je n’en ai pas l’intention. Et je ne connais ce Japonais ni d’Ève ni d’Adam.
— Je vois…
— Mais il le sait. Il s’est donné la peine de préciser à mon annonceur que, quoi que je puisse en penser, il ne s’agissait pas d’une erreur, que c’était bien moi qu’il essayait de joindre et que je serais vraiment intéressé par ce qu’il avait à me proposer. Alors, j’ai commencé à me poser des questions…
— Je comprends ça, fit Svoboda, les yeux écarquillés.
— Et je me suis dit que c’était peut-être plus compliqué que cela ne le semble à première vue… que cela pouvait cacher quelque chose que tu pourrais m’expliquer, un message codé que je devrais comprendre, mais dont je ne vois pas… Chut !
— Que se passe-t-il ?
— N’en dis pas plus !
Svoboda leva la main gauche pour le faire taire et porta l’autre à son oreille pour indiquer qu’il devait y avoir des micros. La Compagnie avait des yeux et des oreilles partout… même sur les terrasses de détente, semblait-il.
— As-tu un stylo et du papier sur toi ? demanda Svoboda.
— Oui. Tiens.
C’était un petit bout de papier, mais Rhodes n’avait rien d’autre. Les lèvres serrées, Svoboda commença à écrire avec une application exagérée, suivant les bords de la feuille dans son souci de loger tout ce qu’il avait à dire. Il cachait le papier de sa main libre pour le protéger d’une caméra invisible. Quand il eut terminé, il plia la feuille en deux, puis en quatre et la pressa dans le creux de la main de Rhodes.
— Va faire un tour et lis ça, dit-il. Tu peux m’appeler chez moi, ce soir, si tu as envie d’en reparler.
Avec un petit sourire, il esquissa un salut en portant deux doigts à sa tempe et rentra dans son bureau.
Rhodes regagna son service, en proie à une grande perplexité. Il envisagea d’aller lire la note de Svoboda dans les toilettes, mais se ravisa en songeant que, dans tout le bâtiment, c’était vraisemblablement l’endroit où il y avait le plus de chances qu’un œil électronique fût installé dans un mur. Il décida donc simplement de s’adosser au mur en face de son bureau et déplia le bout de papier dans sa paume qu’il approcha de son visage, tout près, comme s’il voulait lire les lignes de sa main.
Le texte en majuscules d’imprimerie était le suivant :
C’EST UNE OFFRE D’EMPOI, DIRE QU’ILS VEULENT TE VENDRE UNE MAISON SIGNIFIE QU’ILS VEULENT T’ENGAGER.
Rhodes sentit instantanément son pouls s’emballer. Son cœur cognait dans sa poitrine avec une force effrayante.
Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
C’EST UNE OFFRE D’EMPLOI.
— De qui ? Pourquoi ?
Il relut le texte, deux fois, puis une troisième, roula le papier en boule et le fourra au fond de sa poche.
ILS VEULENT T’ENGAGER.
Ils ? Qui « ils » ?
T’ENGAGER… ILS VEULENT…
Trois ans auparavant, la baie de San Francisco avait subi un séisme assez violent, d’une magnitude supérieure à 6 sur l’échelle de Richter. Le bâtiment avait oscillé pendant deux minutes et demie ; Rhodes avait le sentiment d’une secousse comparable.
Il fut saisi de tremblements. Il s’efforça de les maîtriser, mais en vain.
C’EST UNE OFFRE D’EMPLOI.
Oublie tout ça, se dit-il.
Ne t’embringue pas dans une histoire de ce genre. Tu as déjà un poste. Un bon poste. Tu diriges un bon service, tu as des tas de gens compétents sous tes ordres, un salaire confortable, un bel avenir en perspective. Tu as fait toute ta carrière chez Samurai Industries. Tu n’as jamais voulu travailler pour quelqu’un d’autre.
Il plongea la main dans sa poche et la referma sur le papier froissé.
Jette-le, Nick. Jette-le.
Rhodes entra dans son bureau. De nouvelles données clignotaient sur tous les terminaux, mais il n’y prêta aucune attention. Il se servit un verre, une grande rasade cette fois.
Puis il commença à réfléchir à ce que cela lui ferait de travailler pour une autre entreprise.
Assurément, il était coincé chez Samurai par son ambivalence et ses hésitations. De la même manière qu’il l’était dans sa relation avec Isabelle. Il n’y avait pas longtemps qu’il avait pris conscience d’un besoin de changement dans sa vie et tout lui revenait d’un coup : la montée de ressentiments vagues, un grand bouillonnement qu’il sentait près d’éclater en lui, il n’était pas loin le jour où il s’était ouvert à Paul Carpenter de ses craintes d’offrir à Samurai Industries le monopole de la technologie de l’adapto humain. Et Paul lui avait aussitôt soufflé la solution.
Tu n’as qu’à quitter Santachiara et t’adresser ailleurs, chez Kyocera-Merck par exemple. Emmène toute ton équipe. Fais profiter la concurrence du fruit de vos recherches en biotechnologie. Laisse Samurai et K.M. s’entre-déchirer pour la domination planétaire.
Était-on en train de lui donner l’occasion de le faire ?
Dans ce cas, il fallait la saisir.
Essaie au moins de découvrir le fin mot de l’histoire ! Appelle Nakamura. Prends rendez-vous avec lui.
— Appelez M. Nakamura, de la société immobilière East Bay, dit-il à son annonceur.
Comme un rendez-vous galant, songea-t-il, qui peut mener à une liaison adultère.
Il lui fallut attendre un long moment. On pourrait croire qu’un promoteur est impatient de s’entretenir avec un client potentiel, mais, à l’évidence, joindre M. Nakamura n’était pas chose facile. Des lumières se mirent enfin à clignoter et un visage de type japonais apparut sur le viseur. Faciès impénétrable, regard neutre, inexpressif, sourire d’androïde. Rhodes eut l’impression, sans que cela repose sur rien de concret, que ce visage était celui d’un vrai Nippon, non d’un Américain d’origine japonaise. Intéressant.
— Je suis M. Kurashiki, articula le visage impassible. M. Nakamura vous est profondément reconnaissant de l’avoir rappelé. Il pourra vous recevoir aux heures suivantes, aujourd’hui et demain.
Une liste s’afficha sur le viseur : midi, 14 heures, 16 heures ; 9 et 11 heures, le lendemain matin.
Rhodes en eut un petit frisson dans le dos. Il se demanda s’il rencontrerait un jour M. Nakamura, s’il existait un M. Nakamura en chair et en os, et même si M. Kurashiki était un être vivant. M. Kurashiki avait plutôt l’aspect et la voix d’une simulation que d’une personne.
Mais Rhodes se dit qu’il était vraiment stupide. Kurashiki était le secrétaire chargé des rendez-vous et il était bien réel, autant que ces Japonais pouvaient l’être. Svoboda avait vu juste : c’était une affaire sérieuse, une véritable offre d’emploi émanant d’une entreprise rivale.
— Midi, aujourd’hui, trancha Rhodes.
Il allait devoir partir presque aussitôt, mais c’était un bon moyen d’éviter que son manque légendaire de ponctualité ne fiche tout par terre. Pour une fois, il était sans doute judicieux d’arriver à l’heure.
— Si vous voulez bien m’indiquer l’itinéraire…
— Vous venez de Berkeley ? De la tour de Santachiara Technologies ?
— Oui.
— Le trajet prendra quatorze minutes et trente secondes. En arrivant sur la N. 24, indiquez à votre véhicule que le code du module de parcours est H112.03/accès WR52.
Rhodes tapota pendant trente secondes un rappel de données et le numéro de code sortit par la fente de l’imprimante. Il remercia Kurashiki et coupa la communication.
— Annulez mes rendez-vous de l’après-midi, dit-il à l’annonceur. Je sors.
Le Diablo soufflait encore quand sa voiture arriva du garage ; un vent tangible, palpable, dur et tranchant, soufflant à près de quatre-vingts kilomètres à l’heure, contre lequel il allait rouler. Un vent que l’on pouvait voir, dont on pouvait suivre le mouvement dans le continuum de l’atmosphère. Il se présentait comme un sinistre halo doré, pisseux : une vapeur organique animée d’un mouvement rapide en direction de l’ouest, un tourbillon phosphorescent de virulents polluants aériens provenant de la zone industrielle qui s’étendait de l’autre côté de Walnut Creek. L’air en était tellement chargé qu’il paraissait fertile, capable de féconder tout ce qu’il rencontrerait dans sa course vers l’océan. Rhodes songea à la nouvelle théorie de Van Vliet, le bouillon marin d’amino acides qui donnerait naissance à des bactéries extrêmement virulentes. Ce vent était peut-être le facteur clé qui, dès ce jour-là, donnerait vie à la nouvelle et réjouissante configuration chimique qui, selon Van Vliet, ne devait pas tarder à prendre forme dans les mers.
Rhodes détestait laisser au cerveau de sa voiture le soin de la réflexion. Mais, dans le cas présent, il ignorait totalement où il allait ; tout ce qu’il savait, c’est que le code du module de parcours était H112.03/accès WR52, quelque part aux environs de Walnut Creek.
— Conduisez-moi à H112.03/accès WR52, ordonna-t-il à la voiture.
Elle répéta docilement la combinaison de chiffres et de lettres.
— À propos, demanda Rhodes, où est-ce, exactement ?
Mais la voiture ne put que lui indiquer de nouveau le code. Pour son cerveau, l’emplacement de H112.03/accès WR52 était un endroit connu sous ce numéro de code. Un point, c’est tout.
Le véhicule tenait fort bien la route, compte tenu de la force du vent contraire. Il conduisit Rhodes sans une embardée jusqu’au vieux tunnel de Caldecott qui débouchait à l’est des collines et s’engagea dans une campagne desséchée, calcinée, où il faisait toujours 100 C de plus que sur la côte, car la brise rafraîchissante du Pacifique ne pouvait arriver si loin dans les terres, même les jours où le Diablo ne sévissait pas. Ce jour-là, avec le vent d’est brûlant, la différence de température devait être beaucoup plus élevée ; une chaleur de désert, se dit Rhodes, une vraie fournaise, où l’on cuirait comme une omelette en trente secondes. Mais il était en sécurité dans la bulle hermétique et confortable de la voiture qui le conduisait rapidement sur la route longeant les vénérables tours d’habitation des anciennes banlieues tranquilles : Orinda, Lafayette, Pleasant Valley, en direction de Walnut Creek, la tentaculaire métropole délabrée… mais, juste avant l’échangeur de Walnut Creek, après deux virages en zigzag, la voiture quitta la route principale et commença à gravir une colline. La contrée, rigoureusement déserte, donnait une étonnante impression de vide piqueté de loin en loin par un chêne dont la silhouette rabougrie se détachait sur l’herbe roussie. La voiture franchit une première grille, puis une seconde, et arriva devant un poste de contrôle auprès duquel les deux grilles n’étaient que barrières de gaze.
Des lettres d’un vert éclatant, flottant à une douzaine de mètres du sol, annonçaient :
KYOCERA-MERCK, LTD
CENTRE DE RECHERCHES DE WALNUT CREEK
Il avait donc la réponse qu’il attendait, même si elle ne faisait déjà plus guère de doute.
La voiture, comme sous l’emprise d’un cerveau invisible, programmé par Kyocera, franchit le poste de contrôle, longea une suite de bâtiments en brique d’aspect luxueux et pénétra sous un dôme de réception.
M. Kurashiki l’attendait ; ce n’était pas une simulation, mais un vrai Japonais, un être de chair et de sang, pourvu d’une certaine grâce reptilienne. M. Kurashiki salua cérémonieusement, à la japonaise, une rapide inclination de la tête, tel un automate. Un petit sourire, d’automate aussi. Rhodes lui rendit son sourire, mais se dispensa de la courbette. Les formalités achevées, Kurashiki conduisit Rhodes dans une cabine de transport ; elle les monta et les déposa dans un bureau qui, à en juger par le mobilier ad hoc et l’impression générale d’improvisation et d’austérité, était à l’évidence destiné à ce genre de réunion au pied levé.
Il était midi tapant.
M. Kurashiki disparut sans un bruit ; Rhodes s’avança. Un Japonais d’une taille inhabituelle se tenait précisément au centre de la pièce. Celui-ci était d’un genre totalement différent. On l’eût dit sculpté dans une obsidienne jaune-vert : traits anguleux, grain luisant de la peau, yeux noir de jais, brillants, écartés, surmontés de sourcils touffus formant une ligne continue. Pommettes très saillantes, aux arêtes vives.
Pas de salut de ce Japonais. Mais un sourire qui semblait presque humain.
— Bonjour, docteur Rhodes. Je suis extrêmement heureux que vous ayez pu nous faire l’honneur de votre présence aujourd’hui. Vous me pardonnerez, je n’en doute pas, notre petit subterfuge, le prétexte d’une affaire immobilière. Ce genre de chose est parfois nécessaire, comme vous le savez, j’en suis certain.
Il avait une voix grave et sonore, un accent étranger perceptible, l’anglais japonais moderne international, cet accent roucoulant de la race en exil qui, de ses différents refuges éparpillés aux quatre coins du globe, avait commencé à mettre au point un parler nouveau et distinctif de la langue universelle.
— Mais je ne me suis pas présenté. Nakamura, Cadre, Échelon Trois.
Une carte de visite apparut dans sa main comme par un tour de prestidigitateur, un élégant rectangle plastifié, à bordure dorée, qu’il tendit à Rhodes avec le geste preste d’une main exercée.
Rhodes regarda la carte. Les caractères métalliques émettaient une sorte de lueur intérieure de talisman. Elle portait le logo de Kyocera-Merck, le nom hideki nakamura en lettres éclatantes à trois dimensions et le chiffre 3 dans un angle. La marque du standing de Nakamura, sa position dans la hiérarchie de l’entreprise.
Un Échelon Trois ?
Un très important poste de direction, juste un cran au-dessous des deux échelons suprêmes, occupés dans leur quasi-totalité par les dynasties héréditaires qui exerçaient sur les mégafirmes un pouvoir absolu. Dans toute sa carrière, Rhodes n’avait jamais eu l’occasion de voir quelqu’un, a fortiori de parler à quelqu’un de plus haut dans la hiérarchie qu’un Échelon Quatre.
Un peu secoué, il glissa la carte dans sa poche. Nakamura lui tendait maintenant la main pour le salut occidental conventionnel. Rhodes la prit. Elle ne différait guère de la main du commun des mortels.
Nakamura continuait de sourire. Mais, derrière le sourire, Rhodes crut percevoir la rage froide qui dévorait ces Nippons de haute volée chassés de leur patrie par les flots déchaînés, malgré leur richesse, leur puissance et leur intelligence. Contraints de refaire leur vie aux quatre coins du monde, parmi les barbares au teint blême et au gros nez, laids, malodorants, velus. Et même de devoir de temps à autre leur serrer la main.
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire, docteur Rhodes ? J’ai personnellement un faible pour le cognac et vous accepterez peut-être de vous joindre à moi…
Ils ont déjà fait leur enquête, songea Rhodes avec une pointe d’admiration.
— Certainement, répondit-il, peut-être un peu trop vite. Très volontiers.