26

— Nous placerons une bombe sur chaque rayon, déclara Davidov, sept en tout, chacune à moins de cinq cents mètres du moyeu. Cela représente six engins de plus que ce dont nous avons réellement besoin, mais la quantité est la clé de la réussite de notre entreprise. Il ne fait aucun doute que les services de contre-espionnage du Generalissimo sont capables de découvrir deux ou trois des cachettes, mais il serait probablement impossible à quiconque de toutes les trouver dans le délai imparti. De plus, nous voulons qu’ils en découvrent une ou deux.

— Pourquoi ça ? demanda Carpenter.

— Pour leur prouver que nous sommes sérieux, répondit Davidov avec le sourire radieux, rassurant, que l’on adresse à un enfant.

Ils étaient réunis dans une petite chambre d’hôtel, un établissement sans prétention de la cité de Conception, sur le Rayon B de Valparaiso Nuevo : Davidov, Carpenter, Enron, Jolanda et Farkas. Partis tous les cinq de Los Angeles, ils avaient échelonné leur arrivée sur une période de plusieurs jours ; Davidov d’abord, puis Farkas en deux étapes, via Cornucopia, le satellite de recherches de Kyocera, Enron et Jolanda. Carpenter était arrivé le dernier, voyageant seul, inoffensif assistant de recherche officiellement inscrit comme employé de Kyocera, un tour de passe-passe réalisé par Farkas. Il était passé deux heures plus tôt à la douane du terminal du moyeu avec l’aide d’un courrier du nom de Nattathaniel également engagé par Farkas pour l’escorter.

Assis tout seul au fond de la chambre, Enron considérait son verre d’un air renfrogné, Farkas avait commis une erreur, il l’avait senti depuis le début, en invitant ce Carpenter à se joindre à l’opération ; la question naïve qu’il venait de poser ne faisait que confirmer l’opinion de l’Israélien. Il était difficile de croire Farkas capable d’une telle bourde. Non seulement Carpenter était poursuivi par la poisse – un perdant, un oiseau de mauvais augure, une fréquentation dangereuse – mais c’était un imbécile.

Seul un imbécile aurait laissé en vie ces naufragés ballottés dans leur canot, en plein Pacifique, pour que certains d’entre eux s’en sortent et aillent raconter leur histoire. Seul un imbécile ne comprendrait pas pourquoi il était utile que le colonel Olmo, chef de la Guardia Civil de Valparaiso Nuevo, prenne conscience qu’il ne s’agissait pas d’un coup de bluff, que les hommes de Davidov avaient réussi à faire entrer dans la station orbitale une quantité de bombes démontées, les faisant passer pour des pièces détachées pour machines-outils, qu’ils étaient parvenus à les remonter et les avaient dissimulées en divers endroits du satellite, dans l’intention bien arrêtée d’en faire exploser une ou plusieurs, si la vie d’une longueur excessive du Generalissimo Callaghan n’était pas abrégée sans délai par son fidèle entourage.

— Évidemment, ajouta in petto Enron, surpris par cette idée, la possibilité existe que Carpenter ne soit pas l’imbécile que l’on croit. Dans ce cas, il pourrait être encore plus dangereux pour nos intérêts ; Dire que Farkas l’a fait entrer au sein de notre groupe…


Le dos tourné à la fenêtre donnant sur la nuit étoilée, indifférent à sa splendeur, Farkas s’adressa à Davidov.

— Quand désirez-vous que je prenne contact avec Olmo ?

— Demain matin, à la première heure. Vous l’appelez, vous lui annoncez la grande nouvelle, vous lui donnez jusqu’à midi pour agir.

— Ce sera assez long ?

— Il le faudra, répondit Davidov. Le départ de la navette pour la Terre est prévu à 12 h 15. Si quelque chose a foiré et si Olmo n’est pas en mesure de nous donner satisfaction, nous devrons être à bord. Le délai très bref que nous lui laissons l’aidera à fixer son attention sur sa tâche.

— Pas de problème, elle sera fixée. Olmo sait où se trouve son intérêt. À propos, ajouta Farkas après un silence, il a eu vent de notre projet.

Une expression de surprise jaillit simultanément de la bouche de Davidov et de celle d’Enron.

— Absolument, reprit Farkas. Des rumeurs lui sont parvenues, il y a déjà un certain temps, par l’entremise, je présume, des services de renseignements du satellite. Bien avant que je ne participe à l’affaire, il m’a contacté pour voir si je pouvais l’aider à découvrir les conspirateurs. C’est son boulot, vous savez, d’assurer la protection du gouvernement de don Eduardo Callaghan. Mais, à mon avis, il n’y aura pas de problème. Ne croyez-vous pas qu’il sautera sur l’occasion de prendre part à la conspiration dès qu’il aura compris que notre réussite est inévitable ?

— Que deviendra-t-il après le coup d’État ? demanda Jolanda. Continuerons-nous à lui faire confiance ? Est-ce vraiment lui qui deviendra le nouveau Generalissimo ?

— Bien sûr, répondit Farkas. Il en a, depuis longtemps, reçu l’assurance de Kyocera. Même si ce projet n’est pas uniquement l’œuvre de Kyocera et si, par une intervention directe, nous précipitons la fin du règne de Callaghan, nous pensons qu’Olmo est le meilleur choix pour prendre sa succession. Notre but n’est évidemment pas de déstabiliser Valparaiso Nuevo, mais de tirer profit des ressources qui s’y trouvent. Olmo est l’une de ces ressources.

— Vous avez dit de lui qu’il était le numéro trois du régime, glissa Enron. Qui est le numéro deux ?

— Un ancien torero du nom de Francisco Santiago, le meilleur ami de Callaghan, au bon vieux temps du Chili. En théorie, il occupe la fonction du président du Conseil d’État. Il ne compte pas. Nonagénaire et sénile, il n’a rigoureusement aucun pouvoir réel. Olmo se chargera de lui.

— Pouvons-nous aussi compter sur lui pour se charger du Generalissimo ? demanda Carpenter. Il ne me paraît pas très fiable. Imaginons qu’il décide de nous dénoncer à Callaghan en échange de la garantie de lui succéder ? Il lui serait facile de jouer sur les deux tableaux. Il est, dans tous les cas, en position d’hériter du pouvoir. Cela lui éviterait les complications d’un coup d’État.

— Alors ? fit Davidov en se tournant vers Farkas. Olmo est votre homme. Pouvons-nous lui faire confiance ?

— Nous lui donnerons le choix entre trahir don Eduardo pour devenir d’ici demain après-midi le chef suprême de Valparaiso Nuevo ou mourir avec le Generalissimo et tous les autres quand nous ferons sauter la station. À votre avis, quelle option choisira-t-il ?

— Et s’il décide, quand tout sera terminé, insista Carpenter, qu’il aimerait autant ne pas rester lié à une poignée de criminels sans pitié et de voyous de Los Angeles ainsi qu’à la sinistre mégafirme et à l’État impérialiste qui soutiennent les criminels et les voyous ?

Enron se prit le front entre les mains dans un geste de désespoir.

Il faut vraiment faire quelque chose, songea-t-il.

— Vous ne comprenez donc pas, lança-t-il d’un ton glacial, que le but poursuivi en obtenant la participation de Kyocera et de l’État d’Israël était précisément de se prémunir contre cette éventualité ? Olmo est la créature de Kyocera. Il ne commettra pas l’erreur de lâcher ceux dont il tient son pouvoir. Je le soupçonne aussi de ne pas vouloir d’ennuis avec l’État d’Israël.

— Aucun doute, approuva Carpenter.

— Très bien, fit Davidov. Les dés sont jetés. En ce moment même, les bombes sont assemblées et elles seront posées cette nuit. Farkas, demain matin, à 7 heures, vous prenez contact avec Olmo. À midi précis, nous devons avoir de sa bouche confirmation de la mort du Generalissimo ; signal codé ides de mars, très subtil. Nous attendrons au terminal ; nos autorisations de départ seront prêtes. Si le signal ne nous est pas parvenu à l’heure fixée, nous embarquons dans la navette de 12 h 15 et nous quittons le satellite. Carpenter, votre tâche consistera à vous rendre au terminal dans le courant de la matinée et à attendre notre arrivée. La navette ne doit pas partir sans nous, c’est bien compris ? Il vous incombera de vous en assurer. Vous ferez, si nécessaire, un esclandre de tous les diables avec les autorités, en inventant un problème idiot de passeport ou toute autre diversion que vous jugerez bon de créer, dans le but de retarder le départ jusqu’à notre arrivée, ou jusqu’à ce que vous receviez sur votre terminal le Signal IDES DE MARS.

— Que deviendront les bombes si Olmo n’arrive pas à ses fins ? demanda Jolanda. Elles sauteront ?

— Elles seront réglées pour exploser à 13 h 30. Cela nous donnera une petite marge de sécurité pour agir, si Olmo devait rencontrer des problèmes de dernière minute.

— Et s’il ne rencontre pas de problèmes ? Nous partons, tout simplement, et toute la station vole en éclats ?

— Oui, répondit Davidov avec détachement. Ce sera tout ou rien.

— Je n’aime pas cela, Mike. Outre la question morale, qui n’est pas à négliger, car des milliers d’innocents vivent ici, à qui cela rapportera-t-il quelque chose si nous faisons sauter le satellite ?

— Olmo ne nous décevra pas, fit Davidov. C’est pour lui autant que pour nous l’occasion de sa vie. La séance est levée, conclut-il en se mettant debout. Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver.

— Quelqu’un a envie de prendre un verre ? lança Jolanda. Il y a un bar en bas.

— Allons-y, fit Carpenter.

Au moment où ils quittaient la chambre pour s’engager dans le couloir, Enron se porta à la hauteur de Farkas.

— Puis-je vous parler un moment ? demanda-t-il.


D’entrée de jeu, Farkas avait éprouvé de l’antipathie pour Enron ; les relations ne s’étaient guère améliorées au fil de leur association. Il pouvait pardonner à l’Israélien son arrogance, son obstination égoïste et acharnée à employer tous les moyens pour arriver à ses fins, et même son mépris à peine masqué pour tout ce qui n’était pas Meshoram Enron. Des attitudes que Farkas pouvait comprendre.

Mais Enron était irritant. Comme une grosse mouche bleue, volant et bourdonnant sans relâche à ses oreilles. Jamais il n’arrêtait, et c’était assommant. Ils n’en restaient pas moins associés. Farkas appréciait la vivacité et l’agilité de son intelligence, à défaut de son caractère, de sa personnalité ou de ses manières. Il écouta donc attentivement ce qu’Enron avait à lui dire, dans le petit couloir sinistre du modeste établissement de la cité de Conception, sur le Rayon B de Valparaiso Nuevo.

Ce qu’Enron avait à dire était ennuyeux et offensant : l’Israélien affirmait en effet, en substance, que Farkas, par négligence et manque de vigilance, avait introduit dans cette opération conjointe d’une extrême délicatesse un espion à la solde de Samurai Industries. Accusation qui atteignait Farkas au vif, dans le sentiment de sa compétence et de sa fermeté de jugement.

Plus exaspérant encore, Farkas était plus qu’à moitié convaincu qu’Enron pouvait être dans le vrai.

— Si l’on regarde les choses sous cet angle, poursuivit Enron, que voyons-nous ? Un homme qui a commis une très grave erreur de jugement dans des circonstances difficiles, très délicates, et s’est fait licencier par Samurai, une mesure principalement destinée aux relations publiques, pour avoir stupidement abandonné en mer un groupe de naufragés de Kyocera qui ont survécu, et pour qui tout avenir est définitivement bouché dans le monde des mégafirmes. En conséquence, il s’est lancé dans des activités criminelles, d’accord ? Bon. Mais qui a jamais vu un Échelon Onze se faire licencier, avec ou sans motif valable, sans faire appel de cette décision ? Jamais un Échelon Onze ne se fait renvoyer. Jamais.

— Comme vous venez de le dire, Carpenter a commis une très grave erreur de jugement.

— Croyez-vous ? Il commandait un pauvre petit remorqueur d’icebergs où il était absolument impossible de caser des passagers supplémentaires, à bord duquel je ne sais combien de marins de Kyocera cherchaient à monter. Qu’auriez-vous fait, à sa place ?

— Pour commencer, je ne me serais pas laissé entraîner aussi loin, répondit Farkas.

— D’accord. Imaginons quand même que vous l’ayez fait.

— Pourquoi parlons-nous maintenant de cette histoire ?

— Parce que je pense que Carpenter, carrière totalement brisée dans le monde de l’entreprise, mais ayant encore le sentiment d’appartenir à ce monde, pourrait fort bien projeter de se réhabiliter aux yeux de Samurai en offrant à don Eduardo votre tête et la mienne.

— Cela me paraît tiré par les cheveux.

— Pas à moi, répliqua Enron. Réfléchissez. Qui est le meilleur ami de Carpenter, son ami d’enfance ? Nick Rhodes, le généticien de Samurai. Après ses ennuis, Carpenter est allé pleurer dans le gilet de Rhodes qui, permettez-moi de vous le dire, est un esprit confus, un être lâche, insipide, mais, heureusement pour lui, un génie, et qui, c’est une supposition, a dit à Carpenter que le seul moyen qui lui restait de remettre de l’ordre dans sa vie était de se livrer à l’espionnage industriel. Si tu obtiens la preuve de pratiques répréhensibles de la part de Kyocera, Toshiba ou une autre mégafirme, et si tu en informes les yeux bridés de la direction de Samurai, pour leur permettre de taper publiquement sur les doigts des méchants, tu seras récompensé en rentrant dans les bonnes grâces de la Compagnie. Rhodes lui indique par exemple que notre chère Jolanda reçoit à dîner le lendemain soir un certain Victor Farkas, un fier-à-bras de chez Kyocera. « Tu te fais inviter, lui dit-il, tu lèches les bottes à ce Farkas et tu réussiras peut-être à découvrir quelque chose de très vilain à quoi il se livre pour le compte de Kyocera, car il y a neuf chances sur dix qu’il soit mêlé à quelque chose de… »

— Vous échafaudez toute une hypothèse à partir de rien du tout, coupa Farkas.

— Laissez-moi terminer, voulez-vous ? Carpenter vient donc à ce dîner et vous finissez par discuter ensemble, comme c’était prévu depuis le début. Carpenter attend d’apprendre quelque chose d’utile pour sauter sur l’occasion. D’un seul coup, l’idée vous vient de le faire participer à notre projet, lui, le parfait inconnu, le transfuge de Samurai où sa carrière s’est achevée en queue de poisson. Pourquoi faites-vous cela ? Dieu seul le sait. Mais vous le faites. Pour Carpenter, c’est un miracle. Il exposera au grand jour le rôle de Kyocera dans une entreprise véritablement funeste, à côté de laquelle l’abandon en mer d’une poignée de pêcheurs de calmars est une bagatelle sans importance. Nous serons appréhendés par la Guardia Civil et Carpenter deviendra un héros. Le passé sera effacé et il obtiendra une promotion de deux échelons.

— Il me paraît invraisemblable que cette hypothèse soit en quelque manière…

— Attendez. Attendez, ce n’est pas tout. Savez-vous qu’il est l’un des amants de Jolanda ? Le premier soir où j’ai rencontré toute cette bande, Carpenter était avec elle. Après dîner, il l’a emmenée à son hôtel.

Farkas fut pris au dépourvu par cette révélation. Mais il fit de son mieux pour dissimuler sa surprise.

— Et après ? Je n’ai pas l’impression qu’elle soit réputée pour sa chasteté.

— Jolanda était au courant de ce projet avant nous, poursuivit Enron. C’est elle qui m’a mis dans le coup, le saviez-vous ? Et elle a également mis dans le coup son ami Carpenter, parce qu’il est sur la paille et qu’elle veut l’aider. Jolanda, qui sait qu’une partie des ficelles est tirée par Kyocera, apprend que son ami Carpenter a été sacrifié pour faire une fleur à Kyocera et elle voit un moyen pour lui de retrouver son poste. Elle organise donc le petit dîner où vous lui êtes présenté et où vous avez l’extrême obligeance de vous confier à lui, et de l’associer à notre projet. Se pourrait-il qu’elle vous ait manœuvré pour arriver précisément à ce résultat, afin que son cher Carpenter soit en mesure de nous dénoncer, vous-même, Davidov et moi – nous qui avons tous été ses amants, bien sûr, mais quelle importance ? – à la Guardia Civil et de reprendre ainsi le cours de sa carrière chez Samurai ?

— Vous la présentez comme une diablesse, protesta Farkas.

— Peut-être en est-elle une, fit Enron. À moins qu’elle ne soit amoureuse de Carpenter et ne considère les autres que comme des jouets.

Farkas prit le temps de réfléchir à cette possibilité.

Il se sentait extrêmement mal à l’aise. Enron semblait certes tirer un tas de conclusions trop hâtives, mais plus Farkas y pensait, plus il lui paraissait évident qu’il avait fort bien pu être victime de manœuvres des amis de Carpenter visant à le mettre en situation de rendre service au Salarié déchu de Samurai. Pour quelle raison aurait-il embarqué Carpenter dans cette aventure, sinon pour se faire bien voir de Jolanda ? C’est tout juste si elle ne lui avait pas demandé franchement de faire quelque chose pour aider Carpenter à retomber sur ses pieds. Eh bien, c’est ce qui s’était produit, dans un moment de spontanéité aberrante, le soir du dîner chez Jolanda ; ce faisant, il les avait tous – Davidov, Enron, lui-même, jusqu’à la Compagnie – rendus inutilement et terriblement vulnérables.

Serait-il possible, se demanda Farkas, que mon engouement de collégien pour les cuisses soyeuses et la fabuleuse poitrine de notre plantureuse Californienne m’ait stupidement poussé au bord de la catastrophe ?

— Je crois que je devrais parler à Jolanda, dit-il à Enron.


Elle était avec Carpenter, dans le bar de l’hôtel, assise à une table, face à lui, rien de très compromettant. Quand Enron et Farkas apparurent, Carpenter se leva, s’excusa et se dirigea vers les toilettes.

— Bonne idée, fit Enron. Veux-tu me commander un whisky soda, Jolanda ?

Farkas se glissa près d’elle, tandis qu’Enron partait dans la direction prise par Carpenter.

— Reste avec moi ce soir, fit Farkas à voix basse, comme si l’Israélien pouvait l’entendre du centre de la salle.

— Je ne peux pas, tu le sais bien. Marty serait furieux.

— Tu n’es pas mariée avec lui.

— Je voyage avec lui. Nous partageons une chambre dans cet hôtel. Je ne peux pas m’esquiver comme ça, pour passer la nuit avec toi.

— Tu en as envie, insista-t-il. Je sens la chaleur qui émane de toi.

— Bien sûr que j’en ai envie. Mais je ne peux pas, tant que Marty est là. Et surtout pas ce soir. Il est extrêmement nerveux et redoute que quelque chose n’aille de travers.

— Moi aussi, pour ne rien te cacher.

Son refus irritant de passer la nuit avec lui signifiait que Farkas allait devoir découvrir ce qu’il cherchait dans le peu de temps qui restait avant le retour d’Enron et de Carpenter. Il se prit à espérer que Carpenter prendrait tout son temps, ou que l’Israélien trouverait un moyen de le retarder.

— Ce qui m’inquiète, reprit-il, c’est ton ami Carpenter.

— Paul ? Pourquoi ?

— Que sais-tu de lui ? Dans quelle mesure pouvons-nous vraiment lui faire confiance ?

Il perçut un changement dans les émanations de Jolanda : elle était sur ses gardes, ses radiations se déplaçaient sur le spectre, elle émettait un signal ultraviolet tremblotant.

— Je ne comprends pas, dit-elle. Si tu n’as pas confiance en lui, pourquoi l’as-tu invité à se joindre à nous ?

— C’est toi qui me l’as demandé.

Cette réplique fit encore changer les radiations.

— J’ai seulement émis l’idée que tu pourrais peut-être lui donner une chance d’entrer chez Kyocera. Je ne te demandais pas de le faire participer à cette opération.

— Je vois, fit Farkas.

Toujours aucun signe du retour de Carpenter.

— Crois-tu que sa présence constitue un danger pour nous ?

— Bien sûr que non. Qu’est-ce qui te rend soudain si soupçonneux à son égard ?

— Les nerfs, je suppose. Moi aussi, je suis nerveux.

— Je ne l’aurais jamais imaginé.

— Je t’assure que c’est vrai. Dis-moi, Jolanda, tu le connais bien, ce Carpenter ?

— En fait, c’est l’ami d’un ami.

— C’est tout ?

— Euh !…

Elle s’empourprait. Farkas perçut les radiations infrarouges.

— Je ne parle pas de tes rapports intimes. Depuis combien de temps le connais-tu ? Un an ? Trois ans ?

— Oh non ! Pas si longtemps ! J’ai fait sa connaissance il y a quelques mois, un soir où je suis allée dîner avec Nick, Isabelle et Marty. Il venait d’arriver à San Francisco après avoir travaillé quelque part dans le Nord, et Nick m’a invitée pour lui tenir compagnie. C’est à peu près tout ce qu’il y a eu entre nous, juste ce soir-là.

— Je vois, fit Farkas. Juste ce soir-là.

Il sentit un creux se former dans son estomac. Tu as permis à cette idiote de te ridiculiser encore plus que tu ne l’imaginais, songea-t-il tristement.

— En tout cas, reprit-elle, je ne crois pas qu’il représente le moindre danger pour nous. Tout ce que je sais de lui me donne à penser que c’est un homme extrêmement intelligent, compétent…

— Très bien, dit Farkas. Ça suffit, il revient.


Le plan prévoyait qu’ils dîneraient ce soir-là par petits groupes. Enron avec Jolanda, Farkas et Carpenter séparément, Davidov avec le reste de sa mystérieuse bande de Los Angeles. Au moment de se séparer, dans le hall, Jolanda tira Carpenter à l’écart.

— Surveille Farkas, lui dit-elle à voix basse.

— Que veux-tu dire ? Surveiller quoi ?

— Il n’a pas confiance en toi.

— C’est lui qui m’a entraîné dans cette affaire.

— Je sais. Mais il commence à avoir des doutes. Peut-être Marty lui a-t-il dit quelque chose sur toi.

— Marty ? Il n’a aucune raison de penser que je…

— Tu sais comment sont les Israéliens. La paranoïa est leur passe-temps national.

— Que se passe-t-il, à ton avis ? demanda Carpenter.

— Je n’en sais rien, répondit Jolanda en secouant la tête. Farkas vient de me poser des questions sur toi. Il m’a demandé si je pensais qu’il était dangereux de t’avoir dans notre groupe. Si je te connaissais bien. Il m’a dit que ce n’était qu’une question de nervosité. Possible, mais, à ta place, je me méfierais de lui.

— Bien. Je suivrai ton conseil.

— Ne le quitte pas des yeux. Ce type n’a aucune moralité, il est terriblement rapide et puissant, et il peut voir dans toutes les directions à la fois. Il peut être dangereux. Je sais ce dont il est capable. J’ai couché avec lui une fois, juste une fois, et jamais je n’ai ressenti cela avec personne. Si rapide, si puissant.

Elle fouilla dans son sac, en sortit trois petits comprimés jaunes, de forme octogonale.

— Tiens, reprit-elle. Prends-les et garde-les sur toi. Si tu te trouves en difficulté, ils te seront peut-être utiles.

Elle fourra les comprimés dans le creux de la main de Carpenter.

— Hyperdex ? demanda-t-il.

— Oui. En as-tu déjà pris ?

— De temps en temps.

— Alors, tu connais. Un comprimé te suffira dans des circonstances normales. Deux, si elles sont exceptionnelles.

— Es-tu sûre que Farkas pense du mal de moi ? Ou est-ce que ce sont tes nerfs qui te lâchent, toi aussi ?

— Ce n’est pas impossible. Mais je te répète qu’il m’a posé des questions sur toi, il y a quelques minutes. Il voulait savoir si j’avais confiance en toi, ce genre de chose. Cela m’a paru inquiétant, mais ce n’est peut-être rien. Tiens-toi sur tes gardes, c’est tout.

— Oui.

— Et tes nerfs, à toi ? Ils te tracassent ?

— Non, répondit Carpenter. Tout m’est complètement égal, maintenant. Un court-circuit a dû se déclencher dans mon système nerveux, il y a quelque temps.

Il lui adressa un sourire et posa un baiser sur sa joue.

— Merci pour les comprimés, fit-il. Et pour la mise en garde.

— N’en parle à personne.

Il dîna seul, de bonne heure, à l’hôtel. Il passa la soirée dans sa chambre, devant des cassettes vidéo, seul. Puis il se coucha. Le lendemain était le grand jour. Se coucher tôt pour se lever tôt.

Je sais ce dont il est capable, avait dit Jolanda.

J’ai couché avec lui une fois, juste une fois.

Juste une fois. Surprise, surprise. Elle se débrouillait, cette fille.

Bon, se dit Carpenter. Demain, nous serons fixés.

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