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Il était 10 heures du matin et Nick Rhodes ne cessait de s’émerveiller. Compte tenu de la saison et des conditions atmosphériques prévisibles, la journée était mystérieusement, miraculeusement claire et lumineuse : diminution de l’intensité photochimique, idem pour le brouillard, échappées de ciel bleu – enfin, presque bleu – apparaissant derrière les inévitables strates aux couleurs vives de saloperies à effet de serre sur le fond habituel d’un blanc sinistre.

Rhodes avait lu des descriptions de ciel bleu dans des livres d’histoire, quand il était gosse, mais, depuis une trentaine d’années, il n’avait guère eu l’occasion d’en voir un de ses propres yeux. Ce jour-là, sans raison apparente, l’air était propre. Relativement propre, en tout cas. De son bureau au treizième étage de la tour Santachiara Technologies, un bâtiment élancé, aérien, bâti sur le flanc de la plus haute colline de Berkeley, à trois kilomètres au sud du campus, il avait une vue circulaire de toute la baie de San Francisco : les ponts, les flots miroitants, la ravissante cité miniature au fond de la baie et, dans les terres, les collines arrondies aux flancs desséchés, tapissés d’herbe fauve. À cette distance, il n’était pas possible de distinguer la lèpre des implacables fumées corrosives qui mangeaient la surface de tous les bâtiments ou presque. Et il y avait la voûte du ciel dont la majeure partie était de ce bleu magnifique, inimaginable. Impossible, par une telle journée, de garder l’esprit au travail. Rhodes passait d’une fenêtre à l’autre, le tour complet, pour tout embrasser du regard.

Une journée extraordinaire, assurément. Mais il savait que cela ne pourrait durer très longtemps et il ne se trompait pas.

Le témoin lumineux de l’annonceur s’alluma et une voix calme, impersonnelle d’androïde se fit entendre.

— Un appel du docteur Van Vliet sur la Trois, docteur. Il veut savoir quelle est votre réaction à son rapport.

Rhodes eut une sensation de vide au creux de l’estomac. Il était beaucoup trop tôt pour affronter Van Vliet et les complications qu’il représentait.

— Dites-lui que je suis en réunion et que je le rappellerai, fit-il machinalement.

Nick Rhodes était directeur adjoint des recherches de Santachiara Technologies pour le projet Survie/Modification, c’est-à-dire qu’il gagnait sa vie en essayant de trouver des moyens de transformer l’être humain en quelque chose de plus ou de moins humain ; Rhodes ne savait pas encore très bien. Santachiara Technologies était une filiale de Samurai Industries, la mégafirme qui possédait à peu près tout ce qui, dans l’univers, n’appartenait pas à Kyocera-Merck, Ltd. Alex Van Vliet était probablement le plus brillant et assurément le plus dynamique de l’équipe de jeunes généticiens de pointe de Santachiara. C’est lui qui avait lancé un nouveau projet d’avant-garde préconisant le remplacement de l’hémoglobine, qui, d’après ceux qui avaient écouté les explications de Van Vliet à l’heure du déjeuner, offrait de très intéressantes perspectives. C’était un angle nouveau, certes, mais qui suscitait chez Rhodes une inquiétude diffuse, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi. À ce moment de la journée, Rhodes tenait par-dessus tout à éviter une conversation avec Van Vliet.

Non par lâcheté, mais simplement parce qu’il éprouvait une certaine gêne sur le plan moral. Il aimait à penser qu’il y avait une différence. Tôt ou tard, il finirait par résoudre les contradictions intimes dans lesquelles il commençait à s’empêtrer ; ensuite, il s’occuperait de Van Vliet. Mais pas maintenant, de grâce ! Non, pas tout de suite !

Rhodes revint vers son bureau.

C’était un meuble à l’aspect imposant, une plaque de bois lisse, soigneusement poli, en forme de boomerang, rouge jaspé, un fabuleux bloc de bois précieux, d’une valeur inestimable, découpé dans le cœur d’un monarque de quelque forêt pluviale sud-américaine. Ce qui en couvrait la surface avait aussi de quoi inspirer le respect : cubes de données dans un angle, vidéos dans un autre, tout au bout une haute pile de virtuels comprenant la série de simulations et de propositions de Van Vliet. À gauche, sous le plateau, un tableau de contrôle pour tous les gadgets électroniques de la pièce ; à droite, un tiroir suspendu, protégé par une serrure à cristaux, qui renfermait un assortiment de cognacs et de whiskies, la réserve personnelle de Nicholas Rhodes, docteur en philosophie. Au milieu du bureau, près de la grille de l’annonceur, trônait un holobloc hexaédrique, cadeau de Noël d’Isabelle Martine, son amie, qui affichait en lettres de feu, quand on lui donnait l’inclinaison voulue, les six mots formulés par Rhodes pour résumer les tâches spécifiques de son service. Un mot sur chaque face :


OS – REINS

POUMONS – CŒUR

PEAU – POUMON


Délicate attention. D’autant plus qu'Isabelle n’avait au fond que mépris pour ses travaux et espérait en son for intérieur qu’ils n’aboutiraient pas. Rhodes prit l’objet, le tourna et le retourna au creux de sa paume. OS. POUMON. PEAU. Oui. REINS. CŒUR. CERVEAU. Il garda quelques secondes les yeux fixés sur le mot CERVEAU. Là était le vrai problème, là était le hic. CERVEAU.

Le signal lumineux de l’annonceur se déclencha de nouveau, suivi de la voix impersonnelle.

— Meshoram Enron sur la Deux.

— Qui ?

— Meshoram Enron, répéta l’automate, détachant les syllabes. Le journaliste israélien. Vous avez accepté de déjeuner avec lui aujourd’hui.

— Ha ! c’est vrai !

Rhodes hésita. Il ne se sentait pas prêt non plus à voir Enron, pas maintenant… pas en tête à tête, en tout cas.

— Dites-lui que, pour le déjeuner, c’est impossible. Demandez-lui s’il est libre pour dîner.

Rhodes saisit machinalement les virtuels de Van Vliet, les remit à leur place, les rapprocha derechef de lui en les considérant comme s’ils venaient d’arriver dans son bureau.

— S’il est d’accord, appelez Mlle Martine de ma part et passez-la-moi quand vous l’aurez. Je vais lui demander de se joindre à nous.

Quelques instants plus tard, l’androïde fit son rapport. M. Enron serait très heureux de dîner avec le docteur Rhodes. Aurait-il l’obligeance de passer le prendre à 19 h 30 à son hôtel, à San Francisco ? Quant à Mlle Martine, elle n’avait pas répondu, mais un message de recherche était joint à son numéro. Et il y avait un autre message du docteur Van Vliet qui attendait avec impatience l’occasion de discuter de vive voix de ses propositions avec le docteur Rhodes, dès que possible, blablabla, et espérait une réponse rapide, blablabla…

Oui. Blablabla. Une journée chargée, d’un coup. Rhodes commençait à se sentir traqué. Van Vliet qui le talonnait, cet Enron qui fouinait partout en espérant découvrir Dieu sait quoi. Un espion, sans l’ombre d’un doute. Pour Rhodes, d’une manière ou d’une autre, tous les Israéliens étaient des espions. Qu’allait-il lui arriver ensuite ? Et il n’était que 10 heures du matin. Le moment était peut-être venu de prendre son premier verre ?

Non, décréta Rhodes. Ce n’est pas encore l’heure de boire.

Trop tôt pour prendre un verre, trop tôt pour s’occuper du rapport de Van Vliet, l’atermoiement était à l’ordre du jour et ce n’était pas satisfaisant non plus. Avec un esprit de décision farouche, Rhodes prit le contre-pied de tout ce qu’il venait de se dire. Un changement complet de direction, voilà ce qu’il fallait. Il plongea la main sous son bureau, actionna prestement le mécanisme du tiroir secret renfermant les alcools, sortit une bouteille de cognac et en avala une lampée. Il réfléchit un instant et but une autre gorgée, juste un petit coup. Puis, sentant la chaleur qui commençait à se diffuser, il saisit de nouveau la proposition de Van Vliet et l’introduisit dans le lecteur.

Immédiatement, une image virtuelle d’Alex Van Vliet apparut, grandeur nature : un petit bonhomme vif et sec, des yeux d’un bleu de glace, une barbiche courte et drue, un regard direct, provocant, destiné à donner de la carrure à sa frêle carcasse. Rhodes, bien charpenté, un peu balourd, se méfiait des petits pleins d’agilité. Ils lui donnaient la sensation d’être un gorille encerclé par une bande de singes jacasseurs. Et les gorilles étaient en voie d’extinction. Au contraire des singes qui se multipliaient comme des moustiques dans les nouvelles jungles de la planète.

Derrière Van Vliet, les extrémités tendues vers l’avant pour entourer son image comme une sorte de nimbe ouvert, apparut une figure ondoyante de points colorés, à trois dimensions, dans laquelle Rhodes reconnut presque instantanément une chaîne bêta de molécule d’hémoglobine.

« Ce sont des protéines conjuguées formées de quatre groupements héminiques et de la molécule de globine. Le composant de l’hème est une porphyrine dans laquelle l’ion métallique combiné est à l’état ferreux, c’est-à-dire Fe2+. Le composant globinique comprend quatre chaînes de polypeptides, désignées alpha, bêta, gamma, etc., selon leur composition en acides aminés. »

C’était le milieu d’un cours élémentaire sur la fonction de l’hémoglobine. Rhodes comprit qu’il avait mal actionné le visuel et raté les remarques préliminaires de Van Vliet. Mais cela n’avait guère d’importance. Il lui était facile d’imaginer en quoi elles consistaient. Il valait mieux entrer en douce dans son exposé.

«… le rôle essentiel du pigment qu’est l’hémoglobine dans la respiration des mammifères est de se combiner librement avec les molécules d’oxygène, pour être en mesure de transporter cet oxygène dans l’organisme, des points d’inspiration de l’air aux points d’utilisation. Mais l’hémoglobine possède une affinité pour de nombreuses autres molécules : elle s’unit par exemple aisément avec l’oxyde de carbone, ce qui entraîne des effets désastreux sur le corps. Il en va de même pour les nitrites. La sulfhémoglobine, combinaison de l’hémoglobine avec l’hydrogène sulfuré, est une forme pathologique du pigment. L’hématine, qui est la forme oxydée de l’hème…» Tout en parlant, Van Vliet se déplaçait rapidement sur l’estrade virtuelle, modifiant les représentations moléculaires derrière son image simulée avec des mouvements vifs et assurés, tel un magicien redisposant ses accessoires. Un geste preste de la main et les figures colorées se métamorphosaient instantanément pour montrer chacune des formes altérées de l’hémoglobine énumérées par Van Vliet. Les couleurs étaient très jolies. Rhodes s’accorda une autre gorgée de cognac. C’était bon pour les nerfs. Son attention se relâcha petit à petit, non à cause du cognac, simplement parce qu’il se laissait gagner par l’ennui et l’agacement.

Van Vliet poursuivait implacablement ses explications élémentaires de biochimie. La démonstration était à l’évidence destinée à des responsables de plus haut niveau que Rhodes, aux connaissances techniques plus limitées. « Sels ferreux… Apport d’oxygène insuffisant dans les tissus… Affinité pour le carbone, le phosphore, le manganèse, le vanadium, le tungstène… Le fer forme des dihalogénures avec les quatre halogènes courants…»

Mais oui, mais oui. Bien sûr.

« Mais, ajouta brusquement Van Vliet avec un sourire diabolique, tout cela sera bientôt périmé, du moins en ce qui concerne l’espèce humaine. Comme je l’ai déjà signalé, les prévisions unanimes sur la composition de l’atmosphère terrestre vers l’an 2350 indiquant un remplacement sensible de l’oxygène et de l’azote par des hydrocarbures et des composés sulfureux complexes ainsi qu’un accroissement continu du pourcentage déjà critique de dioxyde de carbone, il nous faudra adapter à ces nouvelles conditions la capacité respiratoire du corps humain. Les risques qu’il y aurait à continuer d’utiliser l’hémoglobine, pigment renfermant du fer, comme mode de transport essentiel du système respiratoire sont manifestes. Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène. Un cycle hydrogène-méthane est une des solutions possibles, en employant une protéine de transport qui utilise la fermeture et l’ouverture d’une double liaison soufre, comme on peut le voir sur ce diagramme. »

Le nouveau schéma était celui d’un serpent aux anneaux serrés d’un rouge acide et d’un violet criard, la tête au-dessus de sa propre queue, comme s’il s’apprêtait à mordre.

Rhodes arrêta la présentation de Van Vliet et revint quatre-vingt-dix secondes en arrière.

Les risques qu’il y aurait à continuer d’utiliser l’hémoglobine, pigment renfermant du fer, comme mode de transport essentiel du système respiratoire sont manifestes. Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène.

Il a perdu la tête, se dit Rhodes.

Une protéine de transport qui utilise la fermeture et l’ouverture d’une double liaison soufre.

D’accord. D’accord. Le visuel, continuant de se dérouler, avait atteint l’endroit où Rhodes était revenu en arrière. Pour la seconde fois, tel un demi-dieu bondissant, avec des gestes vifs et délicats des deux mains. Van Vliet donna vie à son serpent rouge et violet. Penché sur son bureau, les poings soutenant son menton, Rhodes regarda Van Vliet poursuivre son développement jusqu’à la fin de la première capsule et brosser un tableau apocalyptique du système respiratoire humain dans cet avenir proche où l’oxygène viendrait à manquer. La seconde capsule, annonça Van Vliet, comme s’il posait une colle, contenait les spécifications techniques du travail de correction qu’il se proposait d’entreprendre. Rhodes prit la seconde capsule, mais décida de ne pas la visionner.

Les ragots de couloir étaient donc fondés.

Il nous faudra détruire la dépendance de l’espèce humaine à l’oxygène.

Ce petit bonhomme proposait rien moins que de remanier l’ensemble des systèmes respiratoire et circulatoire afin de permettre à l’espèce humaine de respirer un mélange d’anhydride sulfureux, de méthane et de gaz carbonique, et ainsi de ne plus avoir besoin d’oxygène. De tous les projets adapto qui circulaient depuis un an et demi dans les labos de Santachiara, c’était de loin le plus radical. De loin, vraiment de très loin. Personne n’avait jamais envisagé une transformation aussi totale. Rhodes avait déjà étudié une partie des travaux de Van Vliet, mais il doutait qu’il eût une chance de réussir. Cela lui paraissait beaucoup trop éloigné de son idée du possible.

Il sentit un muscle de sa joue se contracter, comme un trapéziste miniature se préparant à effectuer un très long saut. Il y porta deux doigts et appuya fort pour relâcher la tension qui était en train de s’accumuler.

Encore un petit cognac ?

Non, décida-t-il. Pas tout de suite.

La trouvaille de Van Vliet pouvait-elle marcher ? Jamais, au grand jamais, se dit Rhodes. Il faudrait tout réorganiser, des pieds à la tête, toute la collection des organes – les poumons, le foie, jusqu’à la capacité osmotique des membranes cellulaires –, une refonte totale, à parler franc, une seconde création du genre humain. Un projet absurde, exagérément ambitieux, dépassant de loin les capacités techniques que Santachiara pouvait espérer développer et qui, si d’aventure il était mené à bien malgré les difficultés apparemment insurmontables, transformerait l’humanité au point de la rendre méconnaissable.

Ce qui est précisément le but pour lequel toute une équipe de chercheurs a été rassemblée ici, songea Rhodes. Le but que je suis payé, et bien payé, pour atteindre. Le but dans lequel j’ai engagé le jeune Alex Van Vliet pour m’aider.

Et si Van Vliet avait raison de croire à la faisabilité de son projet, et si je me trompais…

Il regarda ses mains : elles tremblaient légèrement. Il écarta les doigts pour maîtriser le tremblement, puis enfonça une touche et repassa le virtuel de Van Vliet, cette fois depuis le commencement.

Sûr de lui jusqu’à la suffisance, il souriait à Rhodes comme à un vieux copain. Vingt-quatre ans, presque assez jeune pour être son fils ! À quarante ans, Rhodes n’avait jamais encore eu l’occasion de sentir la poussée de la nouvelle génération et il n’aimait pas du tout cela.

« Ce que je me propose de faire dans cette présentation initiale, c’est procéder à une réévaluation fondamentale de l’état de nos travaux, en posant comme postulat qu’à une situation extrême des mesures extrêmes sont la seule réaction appropriée. »

Van Vliet disparut et fut remplacé par l’image virtuelle d’une femme ravissante en robe arachnéenne, jeune et fragile, traversant une forêt d’un pas léger, sur le fond verdâtre d’un ciel épais comme une soupe. Elle était toute fraîche, d’une élégante minceur, une figure préraphaélite au teint éblouissant : l’archétype de la jolie jeune fille. L’air qui l’environnait était fétide, grumeleux, parsemé d’amas de ce qui ressemblait à des étrons célestes. Elle ne semblait pas s’en soucier le moins du monde. Non, cela ne la troublait aucunement. Rhodes voyait ses mignonnes petites narines se dilater délicatement pour inspirer la crottosphère tout en sautillant et en fredonnant gaiement une chansonnette.

Rhodes comprit qu’il s’agissait d’une manière de publicité pour la Nouvelle Race Humaine que Van Vliet était résolu à créer. La nouvelle Terre abjecte de demain serait-elle vraiment peuplée d’une race de jeunes filles féeriques comme celle qu’il avait devant les yeux ?

« On ne peut contester sérieusement nos prévisions, reprit Van Vliet, selon lesquelles, d’ici quatre ou cinq générations, six dans l’estimation la plus optimiste, l’air de notre planète, dans sa composition actuelle, sera devenu irrespirable pour l’espèce humaine. Malgré toutes les mesures préventives, il est indéniable que l’accumulation des gaz à effet de serre a déjà atteint un stade irréversible et il est désormais inévitable, à mesure que les polluants accumulés continueront de dégager des gaz, que nous passions au-dessous du seuil d’oxygénation du vivant des petits-enfants des enfants que nous mettons au monde aujourd’hui. Comme nous n’avons pas la capacité d’agir globalement sur l’atmosphère terrestre pour rétablir le mélange de l’ère préindustrielle et compte tenu de la libération inévitable et continue dans l’atmosphère d’hydrocarbures contenus dans les océans et la croûte terrestre au long des XIXe et XXe siècles, nous avons décidé à Santachiara d’essayer d’agir sur le génome humain pour faire face aux changements à venir. Différents projets à différents degrés de complexité sont à l’étude, mais, après une analyse approfondie de l’ensemble du programme de Santachiara tel qu’il est conçu aujourd’hui, je suis arrivé à la conclusion que nous avons choisi d’opter pour un ensemble de demi-mesures inéluctablement vouées à l’échec et…»

— Bon Dieu ! souffla Rhodes. Il me dit ça tout crûment, et avec le sourire en prime !

Il ne pouvait pas en entendre davantage, du moins pour l’instant. Il appuya sur une touche et Van Vliet disparut.

— Mlle Martine sur la Une, articula aussitôt l’annonceur.

Ravi de l’interruption, Rhodes actionna le viseur.

L’image d’Isabelle, cadrée à la hauteur des épaules, lui apparut. Mince, le regard vif, elle avait des traits étrangement contrastés. Des yeux gris-violet étincelants, farouches, un nez fin aux ailes délicates, des lèvres charnues, pulpeuses : rien ne s’accordait vraiment avec le reste. Au printemps, Isabelle avait teint ses cheveux, et Rhodes n’avait pas encore réussi à se faire à ce rouge ardent.

Elle attaqua bille en tête, avec la franchise et la brusquerie qui lui étaient habituelles.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dîner avec un Israélien, Nick ? Je croyais que nous devions aller à Sausalito et puis…

Elle s’arrêta net.

— Nick ? Tu as l’air tout drôle !

— Vraiment ? Drôle comment ?

— Tu as le visage bizarrement fermé, les pupilles dilatées. Tu as des ennuis, hein ?

Isabelle était toujours prompte à remarquer ses changements somatiques. Mais c’était son métier, somme toute : elle était cinéthérapeute et parlait le langage du corps comme sa langue maternelle. Il ne servait absolument à rien d’essayer de lui cacher des choses. Isabelle et Nick se voyaient depuis deux ans et demi, et on commençait à lui demander quand ils comptaient se marier.

Elle lui lança un de ses regards empreints de sensibilité et de bienveillance : Isabelle, la thérapeute anxieuse de soulager son patient. « Parle-moi, mon chéri. Dis-moi tout, tu te sentiras mieux. »

— J’ai passé une sale matinée, ma chère, fit Rhodes. Il y a deux ou trois jours, un de mes jeunes chercheurs m’a soumis un projet d’une portée considérable. Une idée véritablement révolutionnaire. Je n’avais pas eu l’occasion avant ce matin de passer les virtuels qu’il m’a remis ; je n’en ai regardé que la moitié et je suis trop bouleversé pour aller plus loin.

— Pourquoi ça ?

— En partie, parce c’est une idée tellement radicale qu’elle implique des mesures extrêmes, de celles qui t’ont toujours inquiétée, une adaptation physiologique fondamentale de l’homme, pas un petit réglage de rien du tout. Mais aussi parce qu’il présente les choses comme un insupportable morveux. Il commence en déclarant, en substance, que nous sommes tous si désespérément conservateurs que nous devrions rendre notre tablier et le laisser prendre les commandes du labo.

— Toi ? Conservateur ?

— Ici, oui. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas encore prêt à entendre un morveux qui a à peine la moitié de mon âge dire explicitement qu’il est temps pour les vieux croûtons comme moi de passer la main et de cesser de faire obstacle à la solution du problème.

— Une solution qu’il peut apporter ?

— Je n’ai pas regardé jusqu’au bout. Peut-être, mais ce n’est pas sûr. J’aurais tendance à penser que non ; ce qu’il propose est tellement dingue que je considère que c’est irréalisable. Il y a des problèmes techniques intrinsèques qui me paraissent insolubles. Mais je ne sais pas de quoi je parle, je ne suis qu’un vieux croûton. Ce qu’il voudrait, c’est remplacer par du soufre le fer de l’hémoglobine, de sorte que nous puissions nous passer d’oxygène quand nous y serons contraints, dans les deux siècles à venir.

— Et, à ton avis, c’est possible ?

— Je ne sais pas, mais j’en doute fort. Si cela s’avère possible, il sera le patron du labo dans moins d’un an et je me retrouverai à la rue. Il vaudrait peut-être mieux que je me débarrasse de lui tout de suite, poursuivit-il avec un sourire forcé, pour le cas improbable où il aurait mis le doigt sur quelque chose.

La physionomie d’Isabelle s’assombrit à mesure qu’il parlait. Son regard se fit dur comme l’acier. La thérapeute avait disparu, le visage sur l’écran était celui de l’activiste politique. Rhodes sentit l’inquiétude le gagner : il redoutait cette expression.

— C’est donc la seule chose qui te préoccupe, Nick ? La crainte de perdre ton poste au profit d’un jeune rival ? Et l’avenir de l’humanité, tu y penses ? Cette transformation physiologique fondamentale, qu’est-ce que ça veut dire, exactement ? Il veut l’un de nous des monstres de science-fiction ?

— Isabelle…

— Du soufre dans le sang ? L’idée est dégoûtante !

— Oui, bien sûr… Cela me donne envie de vomir, rien que d’y penser.

Rhodes regretta de lui en avoir trop dit ; il n’avait pas à mettre quiconque au courant des affaires du labo, surtout pas Isabelle. Elle était en relation avec une demi-douzaine de groupes humanistes et réactionnaires de San Francisco. Elle pouvait, si l’envie lui en prenait, lui créer de sérieux ennuis.

— Écoute, reprit-il, ce n’est pas le moment de parler de tout ça, surtout au téléphone. Je me rends bien compte que ce n’est pas le genre de projet qui te fera bondir de joie. Nous en reparlerons plus tard, si tu veux. Pour ce soir…

— L’Israélien ?

— Exact.

En songeant au dîner avec Enron, Rhodes se prit à regretter encore plus vivement de s’être ouvert à Isabelle.

— Il prétend être journaliste et préparer une série d’articles euphorisants sur l’avenir de l’espèce humaine. Tu sais, le genre « Les terribles défis de l’humanité », et « Ce que nos grands esprits comptent faire pour les relever ». Il travaille pour une de ces revues luxueuses qui doivent avoir un milliard de lecteurs dans le monde israélo-arabe et il veut me cuisiner sur l’état actuel des recherches génétiques en Amérique. Je crois que c’est un espion.

— Bien sûr. Tous les Israéliens sont des espions, tout le monde sait ça. Je m’étonne que tu aies accepté de le rencontrer.

— Je ne peux pas faire autrement. Il a eu le feu vert de New Tokyo. Il n’est bien entendu pas question de lui révéler quoi que ce soit d’important, mais Samurai veut que je fasse un effort de relations publiques. C’est vraiment une très grosse revue. Et le Croissant fertile constitue un énorme marché pour les produits de la Compagnie. Nous sommes censés nous présenter auprès de ses lecteurs comme l’ancre de salut de l’humanité. Je devais déjeuner avec lui, mais je préfère un dîner. Je tiens à ce que tu m’accompagnes pour me donner des coups de pied sous la table dès que je commencerai à aborder des domaines réservés.

— Compte sur moi, fit-elle en souriant.

— Mais, de grâce, Isabelle, pas de politique ! Pas de diatribes ! Nous avons des divergences philosophiques et nous n’y pouvons rien, mais pas question de les étaler ce soir devant ce journaliste.

Le sourire d’Isabelle s’effaça.

— J’essaierai de me dominer, Nick. J’y arrive très bien, tu sais. Mais ne serait-il pas préférable que son article offre une perspective plus large en montrant la diversité de l’opinion américaine au sujet des travaux sur l’adapto humain ?

— Je t’en prie !

— D’accord, fit-elle.

Elle avait acquiescé d’un ton froid ; Rhodes se demanda si elle saurait tenir sa langue pendant le dîner. Isabelle était pleine de bonnes intentions, mais très versatile. Il avait probablement commis une erreur en l’invitant. Mais c’est sans doute leurs relations mêmes qui étaient une erreur et il n’avait jusqu’alors jamais laissé cela empiéter sur le reste.

— Je passe te prendre à 7 heures, dit-il. L’hôtel d’Enron est en ville et nous n’avons pas choisi le restaurant. Tout compte fait, nous irons peut-être quand même à Sausalito.

Il envoya un baiser à l’image du viseur et se prit à songer à la fin de la soirée, après les interminables bavardages du dîner, quand Meshoram Enron aurait cessé de lui taper sur le système, quand il se retrouverait seul avec Isabelle dans l’appartement dominant la baie… Lumières tamisées, musique douce, peut-être un petit alcool sur le canapé, Isabelle dans ses bras, le parfum suave d’Isabelle qui lui faisait tourner la tête, sa tête qu’il baissait lentement et nichait entre les seins d’Isabelle…

Oui… Oh oui !… Au diable Van Vliet et ses serpents rouge et violet, au diable Meshoram Enron, au diable toute cette foutue planète moribonde, étouffée par la pollution ! La seule chose qui importait, c’était de se ménager un îlot de bien-être au cœur de la nuit.

Seigneur, faites que mon amour soit dans mes bras et que je retrouve mon lit !

La lumière de l’annonceur se mit de nouveau à clignoter. Rhodes lança un regard noir à l’appareil.

— Si c’est encore Van Vliet, vous pouvez lui dire…

— M. Paul Carpenter sur la Une, annonça la voix impersonnelle de l’androïde.

— Paul Carpenter ? répéta Rhodes d’un ton incrédule.

Il enfonça vivement une touche. C’était bien son vieux Paul, au centre du viseur, il n’y avait pas à s’y méprendre, un peu vieilli, peut-être plus qu’un peu, la moitié inférieure du visage mangée par une barbe broussailleuse remplaçant la barbiche soigneusement taillée qu’il affectionnait. Ses cheveux blonds vigoureux étaient beaucoup plus longs que dans le souvenir de Rhodes. Le teint hâlé, la peau tannée, des pattes-d’oie au coin des yeux, il donnait l’impression d’avoir passé beaucoup de temps – un peu trop – au grand air. Leur dernière rencontre remontait à cinq ans.

— Ça alors ! s’écria Rhodes. Le retour de l’enfant prodigue ! D’où appelles-tu, mon vieux ?

— Je suis tout près de chez toi, à San Francisco. Comment vas-tu, Nick ? Tu tripotes des gènes intéressants, ces temps-ci ?

— À San Francisco ? fit Rhodes, les yeux écarquillés. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu aurais pu me prévenir de ton arrivée !

— Je me suis dit que ce n’était pas nécessaire. Je vais rester quelques semaines, avant que la Compagnie m’expédie dans le Pacifique Sud. J’ai été promu capitaine d’un remorqueur d’icebergs. Tu peux m’appeler Achab ! Crois-tu pouvoir te libérer pour déjeuner avec un vieux pote, dans le courant de la semaine prochaine ?

— La semaine prochaine ? Pourquoi pas aujourd’hui ?

— Tu peux te libérer aussi rapidement ? fit Carpenter sans cacher son étonnement. Un type important comme toi ?

— Cela me ferait tellement plaisir. Enfin une occasion de sortir de cette maison de fous et de me changer les idées.

— Je peux prendre une nacelle pour traverser la baie et te retrouver dans une demi-heure. Je vais directement au labo et tu me fais tout visiter avant d’aller déjeuner… Qu’en dis-tu ?

— Pas une bonne idée, répondit Rhodes. Les zones de travail intéressantes sont rigoureusement interdites au public et le reste n’abrite que des bureaux. De plus, il y a quelqu’un que je tiens à éviter ce matin et je ne veux pas me montrer avant le déjeuner. Retrouve-moi à midi chez Antonio, poursuivit-il après avoir regardé sa montre. C’est un restaurant sur le front de mer de Berkeley, juste au bord de la digue. Tous les taxis connaissent l’adresse. Quel plaisir de te revoir, Paul ! Pour une bonne surprise, c’est une bonne surprise !

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