À 19 h 45 précises, Carpenter sortit de son hôtel pour attendre l’arrivée de Rhodes. La nuit était douce, humide, une brise légère soufflait de l’océan. On aurait presque pu croire que la pluie s’annonçait, à moins d’être au fait des prévisions météorologiques pour la côte Ouest ; dans ce cas, on savait que le second avènement du Messie était, ce soir-là, plus probable à San Francisco. Rhodes, comme à son habitude, était en retard et il flottait dans l’air humide une odeur âcre, désagréable, chimique, qui piquait les narines ; Carpenter commença à se sentir inquiet à l’idée de rester longtemps dehors sans masque, malgré tout ce que Nick lui avait dit dans l’après-midi sur l’innocuité relative de l’atmosphère de la baie. Il revint sur ses pas, regagna l’hôtel et se planta devant les hublots du hall. Quand Rhodes arriva enfin, il était à peu près 20 h 10.
Il était au volant d’une grosse automobile au capot renflé, un modèle ancien, qui semblait bourrée à craquer. Carpenter monta à l’arrière, à côté d’une plantureuse créature de type latin, dotée d’une énorme masse de cheveux noirs et souples, qui lui adressa un sourire éclatant, d’une éblouissante blancheur. Le brillant de son œil au globe saillant indiqua immédiatement à Carpenter qu’elle faisait une grosse consommation d’hyperdex. Elle semblait sur le point de se présenter quand, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, un homme trapu, au teint basané, assis à l’autre bout du siège, tendit la main devant elle et étreignit celle de Carpenter avec une violence surprenante.
— Mon nom est Meshoram Enron, déclara-t-il d’une grosse voix, grave et puissante, teintée d’un accent européen à l’origine incertaine. Je suis israélien.
Comme si cela pouvait m’échapper, songea Carpenter.
— Paul Carpenter, fit-il. Un ami du docteur Rhodes. Un ami d’enfance, pour être précis.
— Très bien. Je suis absolument ravi de faire connaissance, docteur Carpenter. Je travaille pour Cosmos, j’écris des articles scientifiques et technologiques. Vous connaissez cette revue ? L’une des plus vendues au monde. Je suis basé à Tel-Aviv. Je suis arrivé d’Israël avant-hier, exprès pour m’entretenir avec votre ami.
Carpenter hocha la tête, se demandant combien de phrases Enron commençait par autre chose que le pronom personnel de la première personne du singulier. Une sur trois ? Une sur cinq ?
— Moi, c’est Jolanda, glissa sa plantureuse voisine à la brune crinière, au sourire éclatant et aux yeux globuleux, profitant de ce qu’Enron reprenait son souffle.
Elle avait une voix travaillée, riche et vibrante, s’appuyant sur le diaphragme. Elle semblait émettre en parlant un nuage odorant de phérormones ; Carpenter sentit une réaction immédiate dans son bas-ventre. Mais il avait trop d’expérience pour échafauder là-dessus de réjouissantes Hypothèses. Selon toute probabilité, elle se comportait ainsi avec tout le monde : une grande intensité apparente, pas grand-chose derrière.
— Paul, fit Rhodes sans se retourner, je te présente Isabelle.
La femme assise à l’avant, à côté de Nick, pivota pour esquisser un sourire de politesse, un mouvement fugace, sans chaleur. Carpenter se prit immédiatement pour elle d’une antipathie instinctive. Pendant l’instant où elle se montra avant de se retourner, il vit qu’elle était très séduisante, mais d’une manière étrangement discordante, avec trop de force dans les yeux et trop peu dans le reste du visage, et une couronne de cheveux en bataille, écarlates et crêpelés, témoignant d’un souverain mépris pour les conventions de la beauté ordinaire. Elle doit être insupportable, se dit Carpenter, sans que rien ne vienne étayer ce jugement, un mélange instable de tendresse et de férocité.
Il secoua la tête. Pauvre Nick, il n’a jamais eu de chance avec les femmes.
— Je vous emmène à Sausalito, annonça Rhodes. Un bon restaurant avec une vue merveilleuse. Nous y allons souvent, Isabelle et moi.
— C’est notre endroit à nous, ajouta-t-elle.
Elle avait parlé d’un ton un peu grinçant. Carpenter crut percevoir une pointe de sarcasme dans ses paroles, mais il n’en était pas sûr.
De fait, c’est un lieu agréable et romantique qu’ils découvrirent une heure plus tard, en arrivant enfin au restaurant, de l’autre côté du pont du Golden Gate, après un trajet éprouvant à travers le cœur de la cité. Carpenter avait oublié à quel point Rhodes était un conducteur exécrable ; il ne tenait aucun compte du cerveau de la voiture, imposait son jugement farfelu à chaque échangeur et laissait dans son sillage un chapelet d’automobilistes stupéfaits, actionnant frénétiquement leur klaxon. Carpenter avait de la peine à imaginer comment on pouvait s’égarer entre Frisco et Sausalito, un itinéraire en ligne droite des deux côtés du pont, mais Rhodes réussit à le faire à plusieurs reprises. Le plan en couleurs qui s’affichait sur le tableau de bord préconisait quelque chose, Rhodes s’obstinait à ne pas suivre ses recommandations. Le cerveau de la voiture n’aimait pas cela et des voyants s’allumaient sur le tableau de bord. Rhodes n’en tenait aucun compte. Petite affirmation de son pouvoir.
Rhodes était astucieux, certes, et il vivait depuis assez longtemps à Berkeley pour être persuadé de savoir s’orienter dans San Francisco, mais la voiture, malgré son âge, était encore plus astucieuse dans son domaine particulier et sa mémoire contenait un plan extrêmement détaillé de la cité. Elle guidait Rhodes, l’aidait patiemment à sortir des faubourgs ouest par lesquels il semblait irrésistiblement attiré et le ramenait vers le pont. Tout le monde surmonta l’épreuve, même le cerveau de la voiture, pourtant surmené et sans doute proche de la limite de rupture. Le restaurant, douillettement niché à flanc de colline, dominant le front de mer de Sausalito, leur fit l’accueil chaleureux réservé aux habitués.
La vue était réellement extraordinaire : toute la partie septentrionale de San Francisco ceignant la baie de sa multitude de lumières éclatantes et la splendeur du pont illuminé.
L’apéritif fut servi presque instantanément. Carpenter découvrit que Rhodes était très doué pour cela.
— Il est bien entendu, déclara Enron, que c’est la revue qui régale ce soir, le dîner, tout. Ne vous privez surtout de rien.
En sa qualité d’invité et d’étranger, on lui avait donné une place face à la fenêtre panoramique.
— Décidément, poursuivit-il, San Francisco est une ville magnifique qui me rappelle beaucoup Haïfa, avec ses collines, ses bâtiments blancs, sa végétation. Mais l’air n’est pas aussi sec et il n’y a pas tant de poussière à Haïfa. Loin de là. Êtes-vous déjà allé en Israël, docteur Carpenter ?
— Pas docteur, juste monsieur… Non, je n’y suis jamais allé.
— C’est si beau, vous aimeriez. Des fleurs partout, des arbres, des plantes de toutes sortes. Et c’est la totalité du pays qui est magnifique, comme un grand jardin. C’est le paradis. Chaque fois que je dois partir, je ne puis retenir mes larmes.
Enron lança à Carpenter un regard scrutateur d’une surprenante acuité. Il avait des yeux noirs, impénétrables, étincelants de curiosité ; sur son visage maigre, anguleux, rasé de près, les premiers poils noirs de ce qui ne pouvait être qu’une barbe assyrienne commençaient à apparaître sur la peau fraîchement et soigneusement raclée.
— … Vous travaillez aussi pour Samurai Industries, si j’ai bien compris. Puis-je vous demander en quelle qualité ?
— Salarié Onze, répondit Carpenter. J’espère passer Dix un de ces jours. Je viens du Nord où je travaillais comme prévisionniste météo et je vais bientôt embarquer en qualité de capitaine sur un remorqueur d’icebergs, pour le compte du Service public du district de San Francisco. Il n’y a pas ici autant d’eau de pluie qu’au Moyen-Orient.
— Ah ! fit simplement Enron.
Carpenter vit quelque chose se refermer brusquement au fond de ses yeux. L’étincelle de curiosité s’évanouit. Fin de l’intérêt momentané d’Enron à l’endroit de Carpenter, Salarié Onze chez Samurai Industries. L’Israélien se tourna vers Jolanda, assise entre Carpenter et lui.
— Et vous, mademoiselle Bermudez ? Vous êtes artiste, je ne me trompe pas ?
Enron semblait vouloir interviewer tout le monde.
— Sculpteur, surtout, répondit-elle en lui décochant un sourire éblouissant.
Elle devait avoir au moins une cinquantaine de dents, juste sur le devant. Son visage était rond, plein, plaisant, avec une belle bouche et ces grands yeux globuleux que l’hyperdex rendait étonnamment saillants.
— Je travaille essentiellement des matières bioréactives. Le spectateur et l’œuvre d’art sont unis par une rétroaction, de sorte que ce que l’on voit est modifié par ce que l’on est intrinsèquement.
— Fascinant, fit Enron qui, à l’évidence, n’en pensait absolument rien. J’espère participer très activement à votre travail.
— Je fais aussi de la danse moderne, reprit Jolanda. J’ai même tâté un peu de la poésie, mais je sais que ce n’était pas très bon, et, bien sûr, du théâtre. J’ai joué dans La Saga de la terre, l’été dernier, à Berkeley, en plein air, sur le front de mer. C’était pour nous un événement hors du commun, qui tenait autant de l’incantation que de la représentation théâtrale. Une incantation visant à protéger la planète, si vous voyez ce que je veux dire. Nous nous sommes efforcés de placer le public en harmonie avec les forces cosmiques qui exercent leur emprise sur nous d’une manière continue, mais nous apparaissent si rarement. J’espère que nous pourrons remonter ce spectacle à Los Angeles, pendant l’hiver.
Avec un nouveau sourire éblouissant, elle se pencha vers Enron en projetant vers lui une autre bouffée de phérormones.
— Ah ! fit de nouveau l’Israélien.
Carpenter vit une seconde fois son attention retomber d’un coup. Nul doute qu’il parviendrait à marquer un intérêt soutenu à Jolanda Bermudez dans un domaine qui sautait aux yeux, mais il en avait manifestement assez entendu sur ses entreprises artistiques. Carpenter se sentit lui aussi un peu déçu. Jolanda débordait de passion et d’énergie, assurément provoquées par une drogue quelconque, et l’éventualité qu’elle pût réellement être une artiste de talent l’avait fugitivement nimbée d’une aura prestigieuse ; mais Carpenter se rendait compte qu’elle n’avait probablement aucun talent, vraisemblablement pas la moindre disposition innée d’aucune sorte, assurément pas une once de bon sens, rien d’autre que ce côté artiste extravagant, un peu démodé, qui, de toute éternité, semblait avoir été une tradition à San Francisco. Et cette idée d’incantation destinée à protéger la planète lui donnait presque la nausée. C’est tout l’avenir de l’humanité qui était menacé et elle en était encore à psalmodier des mantras séculaires.
Jolanda était malgré tout très attirante. Mais Rhodes l’avait prévenu qu’elle était un peu dérangée et il devait savoir de quoi il parlait.
Pendant que Rhodes – déjà – faisait signe au garçon pour commander une autre tournée, Isabelle se mêla à la conversation. Elle voulait qu’Enron lui parle de sa revue, savoir si elle était publiée en israélien, en arabe ou les deux. Enron lui expliqua, en faisant de son mieux pour rester mesuré, que la langue-parlée dans son pays s’appelait l’hébreu et non pas l’israélien, et lui apprit que Cosmos était essentiellement publiée en anglais, comme toutes les revues qui comptaient dans le monde. Il précisa que les lecteurs avaient toujours la possibilité, en appuyant sur une touche, de faire apparaître sur leur viseur la version arabe ou hébraïque. Aussi incroyable que cela pût paraître, ajouta-t-il, il se trouvait encore, dans les régions les plus reculées du vaste monde judéo-islamique, quelques individus incapables de lire couramment l’anglais.
— Des Arabes, pour la plupart, je suppose, fit Isabelle. Il existe encore des quantités d’Arabes arriérés, n’est-ce pas ? Ils vivent comme au Moyen Âge dans l’univers de la haute technologie ?
La flatterie était grossière. Enron répondit avec une étincelle de mépris dans la prunelle et un sourire fugace et sans joie.
— En réalité, il n’en est rien, mademoiselle. Les Arabes proprement dits sont tous très évolués. Il faut apprendre à faire la distinction entre les Arabes et ceux qui parlent la langue arabe. Je pensais en particulier à nos lecteurs des régions agricoles du nord du Soudan et du Sahara, des arabophones islamisés, mais assurément pas des Arabes à proprement parler.
— Nous en savons si peu, chez nous, reprit Isabelle, désarçonnée, sur ce qui se passe réellement dans les autres parties du monde.
— C’est malheureusement vrai, fit Enron. L’étroitesse d’esprit de ce pays est tout à fait regrettable. Je me sens triste pour l’Amérique. L’ignorance est dangereuse, dans les temps difficiles que nous connaissons. Surtout celle qui s’étale avec une suffisance triomphante.
— Peut-être faudrait-il passer la commande, glissa Rhodes d’une voix contrainte. Si je puis faire deux ou trois suggestions…
Il en fit beaucoup plus. Mais Carpenter remarqua qu’Enron ne prêtait guère d’attention à ce que Rhodes disait. Ses yeux ne quittaient pas le menu ; il avait choisi ses plats et tapé sa commande sur le clavier du système informatique du restaurant bien avant que Rhodes eût terminé. Carpenter trouvait que l’Israélien n’était pas dépourvu d’un certain charme caustique ; avec son agressivité flamboyante, il incarnait tout le mal que Carpenter avait entendu dire sur la rudesse et l’arrogance de ses compatriotes. Ce petit bonhomme théâtral était sûr de lui à l’excès, à tel point que l’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il jouait un rôle. Et pourtant l’intelligence, la faculté d’adaptation darwinienne, l’esprit enjoué et mordant du personnage forçaient le respect. Un salaud, assurément, mais un salaud amusant, pour qui pouvait trouver amusant un individu de ce genre. C’était le cas de Carpenter.
Un beau salaud, quand même. Jouant comme un chat avec les souris qu’étaient le pauvre Nick harcelé de soucis, la pauvre Isabelle toute crispée et cette pauvre écervelée de Jolanda. Prenant un peu trop de plaisir à la domination qu’il exerçait sur eux. À Tel-Aviv, au milieu des siens, Enron était peut-être considéré comme un homme courtois et plein de tact, d’un commerce agréable, mais ici, chez les goyim, ces barbares d’Américains, il éprouvait le besoin, à chaque phrase, de marquer des points à leurs dépens. On aurait pu croire que les Israéliens, l’un des rares peuples à avoir tiré le bon numéro en ces temps où la Terre devenait de plus en plus inhospitalière, seraient en mesure d’être un peu plus détendus, de profiter de leur nouvelle position de force sans insister trop lourdement. Pas celui-là, apparemment.
— Nous pourrions maintenant en venir au sujet qui nous intéresse au premier chef, la grande affaire qui m’a amené ici, ce soir, déclara Enron sans attendre que les autres convives aient fini de taper leur commande.
Il posa un petit cube enregistreur cristallin près de son assiette et l’actionna en l’effleurant du pouce.
Puis il fit lentement du regard le tour de la table, s’arrêtant pensivement sur chaque visage, avec une insistance embarrassante, avant que ses yeux ne se fixent sur Nick Rhodes.
— Ma revue, commença-t-il d’une voix aux inflexions plus solennelles, souhaite se pencher au début de l’année prochaine sur le problème crucial de notre temps : je veux parler, bien entendu, du problème de la dégradation constante de notre environnement malgré tous les palliatifs. Un problème plus aigu dans certaines régions, mais qui, tôt ou tard, finira par concerner l’ensemble de la population. Car, nulle part sur la Terre, il ne restera un endroit où se réfugier. Elle est bien petite, notre planète ! Et nous en avons fait un lieu où il est si incommode et pénible de vivre.
— Plus pénible pour certains que pour d’autres, glissa Carpenter.
— Pour l’instant, monsieur Carpenter. Pour l’instant. Je vous concède que le changement du régime des précipitations dans ma partie du monde a procuré à ma patrie de gros avantages économiques tout à fait inattendus.
Certes, songea Carpenter, mais il ne faut pas oublier l’abandon général des combustibles fossiles, qui avait réduit à néant les richesses accumulées par les Arabes au long des années où la planète entière dépendait du pétrole, les forçant, en désespoir de cause, à se tourner vers le vieil ennemi israélien pour obtenir son aide technologique.
— Mais c’est un avantage de courte durée, poursuivit Enron. Si nous, habitants du Moyen-Orient, prétendions ne pas avoir souffert des problèmes d’environnement qui touchent en ce moment d’autres régions, et même en avoir grandement bénéficié, ce serait comme si les passagers du pont supérieur d’un paquebot en train de faire naufrage cherchaient à se persuader qu’ils n’ont rien à craindre, parce que seule l’autre extrémité du navire coule et que, lorsque ceux qui s’y trouvent se seront noyés, il restera à bord beaucoup plus de caviar à se partager.
Manifestement ravi de sa comparaison éculée, Enron partit d’un grand rire enthousiaste.
— Seule l’autre extrémité est en train de couler ! Vous rendez-vous compte ? Mais nous respirons tous le même air ! Faute de trouver des solutions, nous coulerons tous ensemble. Ma revue consacrera donc un numéro entier à l’étude de la situation et aux solutions envisageables. Et à vous, docteur Rhodes… à vos recherches, à l’espoir extraordinaire qu’elles suscitent…
Enron s’interrompit, les yeux brillants. Il émanait de son visage anguleux, aux traits marqués, une intelligence de prédateur. Il s’apprêtait à l’évidence à fondre sur sa véritable proie.
— Nous sommes persuadés que vos travaux, si nous avons bien compris leur finalité, renferment peut-être la seule réponse qui puisse assurer le salut de l’espèce humaine.
— Ah ! non ! s’écria brusquement Isabelle Martine d’une voix retentissante. Certainement pas ! Fasse le ciel que ce que vous venez de dire ne soit pas vrai ! Les travaux de Nick, la seule solution ? Seigneur ! Vous ne comprenez donc pas que ses recherches de merde sont justement le problème et non la solution !
Carpenter entendit Rhodes étouffer une exclamation. Il le vit se tourner lentement, comme engourdi, vers Isabelle et la considérer d’un regard chargé de tristesse, comme s’il était sur le point de fondre en larmes.
Personne n’ouvrit la bouche. L’Israélien lui-même était interloqué. Pour la première fois de la soirée, son calme imperturbable parut ébranlé. Les méplats accusés de son visage où se peignait la perplexité semblèrent fugitivement se dissoudre, comme si la raison de l’accès de colère d’Isabelle lui échappait totalement. Il cligna des yeux à deux reprises et posa sur elle un regard aussi ébahi que si elle avait saisi la bouteille de vin pour en renverser le contenu au milieu de la table.
— Isabelle et moi avons des divergences d’ordre politique, monsieur Enron, fit enfin Rhodes d’une voix douce, rompant le silence vibrant de tension contenue.
— Ah bon ! Oui, je vois…
Enron paraissait toujours perplexe. Une manifestation publique si véhémente de déloyauté envers son compagnon devait dépasser les bornes, même pour un Israélien chicaneur.
— Mais la survie de notre espèce ne peut pas être une question de politique. Il s’agit simplement de faire ce qui doit être fait.
— Il y a différentes manières d’y arriver, répliqua Isabelle, refusant de se laisser fléchir par le regard implorant de Rhodes.
— Oui, bien sûr.
L’air agacé, choqué même par l’esprit querelleur d’Isabelle, Enron lui lança un regard glacial. Carpenter surprit dans ses yeux un éclair de fureur difficilement contenue. L’Israélien pensait sans aucun doute qu’Isabelle allait être un obstacle à l’obtention des renseignements qu’il était venu chercher. Rien d’autre qu’une petite emmerdeuse. Rhodes, l’air découragé, inconsolable, les yeux rivés sur la nappe, s’occupait sérieusement de son dernier verre.
— Si vous voulez bien, reprit prudemment Enron avec un effort visible pour se maîtriser, je vais préciser mon point de vue et celui de ma rédaction.
Il s’interrompit et prit une longue inspiration. Carpenter comprit qu’un discours préparé allait suivre et qu’il allait parler à titre officiel.
— Nous acceptons l’opinion scientifique généralement admise, selon laquelle les dégâts causés à l’environnement de la planète pendant l’époque industrielle sont irréversibles : l’utilisation incontrôlée des combustibles fossiles sur une période de deux à trois siècles a engendré des émissions de dioxyde de carbone et d’acide nitrique dépassant de loin les seuils de tolérance, ce qui a provoqué un réchauffement progressif mais sensible de l’atmosphère ; les changements de température et de pression des océans résultant de ce réchauffement ont provoqué des dégagements de méthane dans l’atmosphère qui n’ont fait qu’amplifier le phénomène de réchauffement ; l’accumulation dans l’atmosphère des gaz dits à effet de serre à laquelle s’ajoutent d’importantes quantités de ces polluants piégés dans les entrailles de la planète et sous la forme d’une végétation hypertrophiée, stimulée par l’excédent de gaz carbonique, cette accumulation est telle que les choses ne peuvent qu’empirer avant de s’arranger, car ces gaz accumulés dans le sous-sol pendant la période de destruction de l’environnement et inéluctablement destinés à s’échapper commencent déjà à être libérés par des émanations et la décomposition des matières végétales. Je pense avoir brossé un tableau assez juste de la situation.
— Et l’ozone, glissa Carpenter.
— Oui, bien sûr, il y a ça aussi. Je n’aurais pas dû oublier d’ajouter que les dommages causés au XXe siècle à la couche d’ozone par l’utilisation des chloro-fluorocarbones et de substances similaires ont provoqué une augmentation inquiétante du rayonnement solaire, accentuant le problème du réchauffement général. Et ainsi de suite. Mais je pense avoir suffisamment déblayé le terrain pour notre discussion. Il n’est pas vraiment nécessaire de développer cet exposé des nombreux problèmes auxquels nous devons faire face, en énumérant par exemple les divers mécanismes qui ont joué pour faire empirer une situation déjà mauvaise. Il n’y a là rien de nouveau pour vous. Tout le monde s’accorde pour dire que nous entrons dans une période de grands périls.
— C’est profondément vrai, il faut protéger la planète, déclara Jolanda Bermudez d’une voix éthérée, comme si elle présentait un bulletin d’information en direct de Vénus.
— Je suis absolument d’accord avec Jolanda, renchérit Isabelle. Nous devons revenir à la raison. C’est toute la planète qui est menacée ! Il faut faire quelque chose pour la sauver !
— Permettez-moi de ne pas partager cet avis, mademoiselle, fit Enron avec un sourire glacial. Ce n’est pas la planète qui est en danger. Peu lui importe, vous en conviendrez, que la pluie tombe sur le Sahara ou les plaines agricoles du centre de l’Amérique du Nord. Le Sahara cesse donc d’être un désert alors que la désertification gagne le Kansas et le Nebraska. Cela intéresse assurément les fermiers de ces États et les tribus nomades du Sahara, mais que représentent ces changements pour la planète ? Elle n’a que faire du blé qui était produit dans le Kansas et le Nebraska. L’atmosphère contient beaucoup moins d’oxygène et d’azote qu’au siècle dernier, mais beaucoup plus de dioxyde de carbone et d’hydrocarbures ; pourquoi la planète s’en soucierait-elle ? À une époque, il n’y avait pas du tout d’oxygène dans l’atmosphère terrestre. La planète l’a fort bien supporté. Elle est demeurée insensible à la fonte de la glace des calottes polaires et à l’engloutissement d’une grande partie des zones littorales. Que les Japonais vivent sur la côte de certaines îles, en bordure de l’Asie, ou bien qu’ils soient obligés de se réfugier ailleurs, dans des endroits plus élevés, cela ne changera rien pour la planète. La planète se fiche des Japonais. Et elle ne demande pas à être sauvée. Depuis je ne sais combien de temps, cent ans, cent cinquante peut-être, on entend des gens débiter les mêmes sornettes sur la nécessité de sauver la planète. Elle s’en sortira très bien. C’est nous qui sommes en danger. La question, mesdemoiselles, n’est pas de sauver la planète, mais notre espèce. La Terre continuera tranquillement de tourner, avec ou sans oxygène. Mais nous disparaîtrons de sa surface.
Enron sourit comme s’il faisait un pronostic sur une compétition sportive.
— Nous prenons quand même certaines mesures pour assurer notre survie, reprit-il en écartant les doigts de la main droite et en commençant à compter avec l’index de la gauche. Premièrement, nous nous sommes efforcés de limiter le dégagement des gaz dits à effet de serre. Trop tard. Ils continuent à se libérer aussi bien de l’océan que du sol où ils sont enfouis et rien ne peut arrêter ce processus. L’atmosphère de notre planète devient de moins en moins respirable. Il nous faut maintenant envisager l’éventualité d’avoir à évacuer la Terre dans un avenir assez proche.
— Non ! s’écria Isabelle Martine. Ce serait une solution de lâcheté ! Ce qu’il faut faire au contraire, c’est rester et reprendre la maîtrise de notre environnement.
— Certains sont pourtant persuadés que l’évacuation est notre dernier recours, répliqua Enron d’un ton implacablement mesuré. Voilà pourquoi – ce sera mon deuxième point, si vous me permettez de continuer –, nous avons rempli les zones les plus proches de l’espace de dizaines, voire de centaines de satellites artificiels habités, bénéficiant d’agréables conditions climatiques artificielles, et construit des stations sous bulle sur Mars et les lunes de Jupiter.
— Il m’arrive de penser que les satellites habités sont la seule solution, lança Jolanda Bermudez, l’interrompant de nouveau de sa voix rêveuse. J’ai souvent envisagé, en désespoir de cause, d’aller m’installer là-haut. J’ai des amis à Los Angeles qui sont très intéressés par une implantation dans les L-5.
Ces propos ne semblaient s’adresser qu’à elle-même.
Pris par le mouvement de son propre monologue, Enron ne lui prêta aucune attention.
— Les colonies orbitales sont une réussite remarquable, mais elles n’ont qu’une capacité extrêmement limitée et leur construction est très coûteuse. Nous ne pouvons à l’évidence nous permettre de transporter la totalité de la population de la planète sur ces petits refuges dans l’espace. Mais il existe une autre possibilité d’évacuation qui, dans l’immédiat, semble encore moins réalisable : le projet de découverte et de colonisation d’une Nouvelle Terre, d’une taille comparable à la nôtre, dans un autre système solaire, où l’espèce humaine aurait une seconde chance.
— Une ineptie ! ricana Isabelle. Une idée stupide, absurde !
— C’est ce qu’il semble, en effet, approuva Enron d’un ton conciliant. Autant que je sache, nous n’avons pas de projet interstellaire fiable, pas plus que nous n’avons encore réussi à découvrir des planètes situées à l’extérieur de notre système solaire, et je ne parle même pas d’une planète où la vie serait possible pour nous.
— Je n’en suis pas si sûr, glissa Rhodes d’une voix dépassant à peine l’audible.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Manifestement décontenancé d’être le point de mire, il but précipitamment le reste de son dernier verre et fit signe au serveur d’en apporter un autre.
— Vous dites que nous avons découvert une planète ? demanda Enron.
— Non, répondit Rhodes, mais nous avons un projet interstellaire. Disons que c’est une possibilité. J’ai entendu dire que des progrès considérables ont été récemment accomplis et que des essais très importants allaient être effectués.
— Vous avez dit « nous », insista Enron. Il s’agirait donc d’un projet de Samurai Industries ?
Son front s’était brusquement couvert de sueur. Son regard trahissait un intérêt plus profond qu’il n’eût peut-être voulu le montrer.
— Non, répondit Rhodes, en fait, c’était un « nous » collectif, pour parler de l’espèce humaine en général. S’il faut en croire la rumeur, c’est plutôt chez Kyocera-Merck que les recherches seraient bien avancées sur un projet de vaisseau spatial de ce type. Pas chez nous.
— Mais Samurai doit vouloir se lancer dans un projet similaire, reprit Enron. Ne fût-ce que pour demeurer compétitif.
— En fait, vous êtes certainement dans le vrai, fit Rhodes.
Il tressaillit, comme si quelqu’un lui avait donné un coup de pied sous la table. Carpenter le vit fusiller Isabelle du regard.
— Ce que je veux dire, poursuivit-il après un silence, l’air plus évasif, c’est qu’il y a aussi un bruit de ce genre qui court. Je ne suis pas en position de savoir s’il est fondé. Des rumeurs comme celle-là, nous en entendons tout le temps… Vous devez comprendre que, si des recherches de ce type étaient menées par Samurai, elles auraient lieu dans une division entièrement distincte de la mienne.
— Oui, fit Enron. Oui, cela va de soi.
Il resta silencieux quelques instants, picorant distraitement dans son assiette, réfléchissant de toute évidence à ce que Rhodes avait laissé échapper.
Carpenter se demanda s’il pouvait y avoir du vrai là-dedans. Un voyage interstellaire ? Une expédition vers un autre système solaire, une Nouvelle Terre à coloniser, à cinquante années-lumière ? Un second départ, un nouvel Éden. L’espace d’un instant, il fut abasourdi par les perspectives qu’ouvrait cette hypothèse.
Mais, pour une fois, Isabelle avait raison : cela ne pouvait apporter une réponse aux problèmes de la Terre. L’idée était trop extravagante. Plusieurs siècles seraient nécessaires pour atteindre une autre étoile, même si une autre planète, semblable à la Terre, pouvait être découverte quelque part ; et, si cela devait se réaliser, il serait impossible d’y transporter une partie assez importante des milliards de Terriens. N’y pense plus, se dit-il. Cela ne peut mener nulle part.
— L’espoir de voir aboutir un véritable projet de voyage interstellaire, voilà qui est très intéressant, fit Enron, retrouvant son assurance. Il va falloir que j’étudie cela de près, docteur Rhodes, mais un autre jour. Dans l’immédiat, intéressons-nous plutôt à la dernière option qui reste à l’humanité… celle dont je suis venu discuter avec vous, ce soir. Je parle, bien entendu, de l’utilisation de techniques génétiques permettant aux nouveau-nés de s’adapter à l’atmosphère de plus en plus toxique que les habitants de la Terre devront supporter.
— Pas seulement les nouveau-nés, précisa Rhodes dont les traits s’animaient pour la première fois depuis leur arrivée au restaurant. Nous cherchons également des moyens d’effectuer une restructuration génétique sur les adultes pour affronter les conditions qui nous attendent.
— Ah ! fit Enron. Vraiment très intéressant.
— Tous ensemble, nous deviendrons des monstres ! lança Isabelle. On n’arrête pas le progrès !
Carpenter se rendit compte qu’elle avait bu autant que Nick, mais elle supportait beaucoup moins bien que lui une telle quantité d’alcool.
— Je vous en prie, mademoiselle, fit courtoisement Enron avant de se retourner vers Rhodes.
— De combien de temps disposons-nous, docteur, avant que l’atmosphère terrestre n’atteigne le stade où la planète deviendra inhabitable pour les êtres humains dans leur constitution actuelle ?
Rhodes ne répondit pas tout de suite.
— Quatre ou cinq générations, dit-il enfin. Six au plus.
Les sourcils noirs d’Enron se soulevèrent.
— Si je compte bien, cela ferait cent cinquante ans ; pas plus de deux cents ?
— En gros, oui. Je ne veux surtout pas essayer d’être trop précis, mais les chiffres sont là. La couche de gaz à effet de serre qui entoure la planète laisse encore passer les rayons ultraviolets et empêche les infrarouges de s’échapper, ce qui fait que nous rôtissons à mesure que la chaleur augmente. Mais le pire est que l’isolant que constitue la couche d’ozone continue à se réduire. La lumière du soleil s’engouffre dans la trouée et brûle la planète comme un laser géant, accélérant tous les processus délétères qui vont s’amplifiant depuis deux siècles. Les océans crachent du méthane comme des saligauds. Les végétaux sur lequel nous comptions pour éliminer le CO2 de l’atmosphère grâce à la photosynthèse nous en fournissent en réalité un peu plus chaque année, en raison de la décomposition rapide de la végétation des nouvelles jungles humides qui prospèrent aux quatre coins de la planète. D’année en année, la composition chimique du fluide que nous respirons s’éloigne un peu plus de celle à laquelle l’évolution de notre espèce a permis de nous adapter.
— Et il n’y a aucune chance que cette évolution se poursuive afin que nous soyons en mesure de faire face à ces nouvelles conditions ? demanda Enron.
Rhodes partit d’un grand rire, âpre et retentissant, le signe de vitalité le plus fort qu’il eût donné de la soirée.
— Évoluer ? En cinq ou six générations ? L’évolution n’est pas aussi rapide ! Du moins dans la nature.
— Mais l’évolution peut être provoquée artificiellement, insista l’Israélien. En laboratoire.
— Précisément.
— Auriez-vous, dans ce cas, l’obligeance de nous révéler l’objet précis de vos recherches ? Quelles parties du corps essayez-vous de modifier et où en sont vos travaux ?
— Tu ne lui dis absolument rien, Nick ! lança Isabelle Martine. Tu ne vois donc pas que c’est un espion de Kyocera ou d’une autre compagnie dont nous n’avons jamais entendu parler, un groupe basé au Caire ou à Damas ?
— Je t’en prie, Isabelle, protesta Rhodes en s’empourprant.
— Mais c’est la vérité !
Moins agacé cette fois, l’Israélien se contenta de lancer un coup d’œil dans sa direction.
— J’ai reçu l’autorisation des employeurs du docteur Rhodes pour l’interviewer, mademoiselle, fit-il d’un ton presque jovial. S’ils estiment n’avoir rien à craindre de moi, pour quelle raison seriez-vous d’un avis différent ?
— Eh bien…
— Isabelle n’avait aucunement l’intention de mettre en question l’exercice de votre métier, monsieur Enron. Tout simplement, elle n’aime pas m’entendre parler de tout ce qui touche à mes recherches.
Enron considéra Isabelle comme s’il s’agissait de quelque étrange organisme sortant du tapis.
— Qu’est-ce qui, précisément, dans les travaux du docteur Rhodes, vous bouleverse à ce point ? demanda-t-il.
Elle hésita. Carpenter sentit qu’elle paraissait confuse de sa propre véhémence.
— Je ne voulais pas être aussi sévère avec Nick que j’ai pu vous en donner l’impression, fit-elle d’une voix douce. C’est un génie et j’ai la plus grande admiration pour ce qu’il a accompli. Mais je ne veux pas voir toute la planète devenir un zoo peuplé de mutants. Il y a déjà eu assez de manipulations comme cela avec la restructuration génétique, les expériences sur les bébés et le reste. Le changement de sexe et le remodelage corporel par chirurgie plastique. Si nous devons maintenant avoir des fœtus automatiquement transformés en créatures grotesques, avec des branchies, trois cœurs et je ne sais quoi encore…
Isabelle s’interrompit et secoua la tête.
— D’une part, reprit-elle, nous ne pouvons nous le permettre. Il y a trop de problèmes qui doivent impérativement être résolus avant de nous offrir le luxe de nous engager dans un programme aussi délirant. D’autre part, je trouve cela horrible. Ce serait la fin de l’humanité telle que nous la connaissons. Quand le corps change, l’esprit change aussi ; c’est une loi de la nature. Nous verrions apparaître une nouvelle espèce, Dieu sait laquelle, qui ne serait plus humaine. D’étranges créatures, hideuses et maléfiques. Nous ne pouvons pas faire cela, ce n’est pas possible ! J’aime Nick, cela ne fait aucun doute, mais je déteste ce que lui et son équipe veulent faire au genre humain.
— Mais, si les humains, tels qu’ils sont conçus, aujourd’hui, ne sont plus capables de survivre sur la Terre… ? insista Enron.
— Dans ce cas, c’est la planète qu’il faut remettre en état, pas notre espèce.
— Je m’interroge, Isabelle, fit Jolanda Bermudez de la même voix lointaine, descendant de l’éther. Je me demande parfois s’il n’est pas déjà trop tard. Tu sais bien, ma chérie, que je n’apprécie pas plus que toi les travaux de Nick et je suis d’accord pour dire qu’il faudrait y mettre fin. Non pas parce qu’ils portent le mal en eux, mais tout simplement parce que c’est un gaspillage de temps et d’argent. Il n’y a aucune raison de faire de nous des créatures avec des branchies ou je ne sais quoi. Notre unique espoir, j’en suis persuadée, réside dans les stations orbitales.
— Mademoiselle Bermudez…, soupira le journaliste.
— Personnellement, poursuivit-elle sans tenir compte de l’interruption, j’ai fait, dans mon travail artistique, tout ce que l’on peut imaginer pour protéger la Terre et je n’ai pas l’intention de baisser les bras maintenant. Mais je commence à comprendre que c’était peut-être inutile, que les dégâts sont peut-être irréparables. Il nous faut donc envisager d’abandonner notre planète, je le dis comme je le pense. Comme nous avons été chassés du paradis terrestre. Je crois avoir mentionné que je connais des gens qui se passionnent pour cette nouvelle culture qui s’est développée dans les stations orbitales. L’avenir, ce sont les L-5. J’espère pouvoir y émigrer d’ici peu.
— Tu ne m’as jamais rien dit…, lança Isabelle.
— Oh si ! Si !
— Mesdemoiselles, fit Enron. Je vous en prie !
Mais il avait perdu le contrôle de la situation.
Jolanda, qui semblait tout à fait capable de soutenir simultanément et sans la moindre difficulté trois ou quatre opinions contradictoires, venait de mettre un nouveau sujet sur le tapis. Les deux femmes se lancèrent dans un interminable échange de vues avec Enron, entre elles, sur l’environnement, sur l’avenir. Carpenter, qui avait le sentiment d’observer la scène de très haut, dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Elles enfourchaient avec ardeur leurs dadas politiques tandis que Rhodes, qui continuait de vider verre sur verre, s’enfonçait dans une sorte d’hébétude, sans être véritablement ivre – mais cela lui arrivait-il jamais ? –, le regard vitreux, détaché, absent. Enron suivait la conversation en ouvrant des yeux horrifiés et commençait à comprendre que cette soirée ne lui apporterait rien.
Carpenter plaignait Rhodes d’être lié à cette Isabelle à la dent dure et aux idées embrouillées ; pauvre vieux Nick, tombé encore une fois sur une mégère ! Il n’était pas loin de plaindre aussi l’Israélien. Ce que le journaliste avait espéré tirer de Rhodes était maintenant noyé dans des flots d’une âpre et brumeuse discussion. Il était près de minuit. L’Israélien fit une dernière tentative pour arracher à Rhodes des détails sur les modifications génétiques sur lesquelles travaillait son laboratoire, mais Rhodes, le cerveau embrumé par l’alcool, ne put lui fournir que quelques propos vagues sur la restructuration des systèmes respiratoire et circulatoire.
— Oui, mais comment ? Comment ?
Enron insistait, répétait sa question, sans obtenir de réponses cohérentes. Il n’y avait rien à espérer.
Furieux, l’Israélien demanda l’addition qu’il régla avec son terminal flexible et tout le monde sortit dans la nuit poisseuse, la démarche mal assurée.
Malgré l’heure tardive, le ciel semblait émettre des pulsations tangibles de chaleur de haut fourneau. Une sorte de brouillard chimique s’était abattu sur Sausalito, une masse dense et âcre qui sentait le vinaigre, avec un arrière-goût de moisi et de désinfectant. Carpenter regretta de n’avoir pas emporté son masque.
Il ne parvenait pas à chasser de son esprit la conversation du dîner. Pauvre planète condamnée ! Il avait l’impression de voir toute l’histoire de l’humanité se dérouler devant lui : le monde du néolithique, les petites fermes et les hameaux, Babylone et l’Égypte, la Grèce et Rome, Byzance, l’Angleterre élisabéthaine et le Roi-Soleil. Tous ces efforts, cette laborieuse progression depuis les origines, et à quoi cela avait-il abouti ? À une civilisation si avancée qu’elle avait réussi à rendre invivable son propre environnement. Une espèce si intelligente qu’elle avait inventé une infinité de moyens ingénieux pour souiller son propre nid.
Résultat : la saleté, la pollution, la chaleur, les poisons dans l’atmosphère, les métaux dans l’eau, les trous dans la couche d’ozone, le monde devenu un éden dévasté…
Et merde ! Quel merveilleux accomplissement ! Une seule espèce de singe évolué avait saccagé toute une planète !
Pendant qu’ils attendaient la voiture au bout de la jetée du restaurant, Carpenter s’approcha de Rhodes.
— Je peux conduire, Nick, fit-il d’une voix douce, si tu ne t’en sens pas capable.
— Ça ira, répondit Rhodes qui n’avait pas l’air très solide sur ses jambes. Je laisserai la voiture se débrouiller seule et tout se passera bien.
— Comme tu voudras. Je suppose que tu pourras me déposer au Marriott après avoir reconduit Enron à son hôtel.
— Et Jolanda ?
— Quoi, Jolanda ? Elle habite à l’est de la baie, non ?
— Tu pourrais la laisser rentrer seule demain matin. Je suis sûr qu’elle n’y verrait pas d’inconvénient.
— Je n’ai absolument rien arrangé avec elle, Nick ! C’est à peine si nous avons échangé quelques mots de la soirée.
— Tu n’as pas envie d’elle ? C’est ce qu’elle attend, tu sais. Elle a été invitée pour toi.
— Cela signifie-t-il automatiquement que… ?
— Avec elle, oui. Elle serait très vexée. Bien sûr, je pourrais toujours lui expliquer que tu as fait vœu d’homosexualité depuis notre dernière rencontre ou inventer quelque chose et la reconduire ce soir à Berkeley, mais tu commettrais une erreur. C’est un coup génial. Qu’est-ce qui ne va pas, Paul ? Tu es fatigué ?
— Non. C’est juste… Et puis, tant pis ! Ne t’inquiète pas, je me conduirai en galant homme ! Tiens, voilà ta voiture !
Carpenter se retourna pour voir ce que faisait Jolanda. Elle se tenait au bord de l’eau, avec Enron, le regard fixé sur la traînée des lumières du pont traversant la baie en direction de San Francisco. Ils étaient si près l’un de l’autre qu’il vint aussitôt à l’esprit de Carpenter qu’il allait peut-être pouvoir se soustraire à ses obligations. Elle dépassait d’une demi-tête l’Israélien trapu et puissant, mais il lui chuchotait à l’oreille des choses intimes, d’un air pressant, et tout dans l’attitude de Jolanda indiquait qu’elle n’était pas insensible à ses paroles. Puis elle détourna son visage et lança un regard interrogateur à Carpenter qui comprit que les projets d’Enron ne concernaient pas la fin de la soirée.
Conformément au rituel de circonstance, Carpenter demanda donc à Jolanda si elle aimerait passer prendre un dernier verre à son hôtel ; elle acquiesça d’un signe imperceptible, avec un battement de paupières, et l’affaire fut réglée. Carpenter se sentit plutôt bête. Vaguement obscène aussi. Mais les dés étaient jetés : après tout, il aurait bien le temps de dormir seul quand il chercherait des icebergs en plein Pacifique.
Rhodes mit le pilotage automatique et le trajet jusqu’à San Francisco s’effectua sans encombre. Jolanda se blottit confortablement contre Carpenter, comme s’ils s’étaient préparés au fil des heures à cet accomplissement. Et si c’était vrai ? se dit Carpenter. Peut-être n’avait-il simplement rien remarqué ?
Quand la voiture s’arrêta devant l’hôtel d’Enron, une vénérable bâtisse néogothique de Union Square, l’Israélien prit la main de Jolanda avant de descendre, la garda un long moment dans la sienne et la baisa avec ostentation.
— J’ai passé une merveilleuse soirée, déclara-t-il. J’aurais le plus grand plaisir à vous revoir.
Il remercia Rhodes et même Isabelle, salua Carpenter d’une inclination de tête et s’éloigna d’un bond.
— Un homme remarquable, murmura Jolanda. Pas vraiment aimable, mais tout à fait remarquable. Et si dynamique. Une telle maîtrise des problèmes planétaires. Je trouve que les Israéliens sont des gens fascinants, pas vous, Paul ?
— Prochain arrêt : Marriott Hilton, annonça l’ordinateur de la voiture.
À l’avant, Rhodes semblait s’être endormi, la tête sur l’épaule d’Isabelle. Carpenter n’avait absolument pas sommeil, mais ses yeux étaient irrités et douloureux, à cause de l’air, des tensions de la soirée, de l’heure avancée. Il se doutait qu’il ne pourrait pas fermer l’œil de la nuit. Eh bien, ce ne serait pas la première, probablement pas la dernière non plus.
— Si nous laissions tomber le dernier verre ? fit Jolanda quand ils furent dans le hall du Marriott. Si nous montions directement ?
Arrivés dans la chambre de Carpenter, ils commencèrent à se déshabiller.
— Tu connais Nick Rhodes depuis longtemps ? demanda-t-elle.
— Une trentaine d’années, pas plus.
— Vous êtes des amis d’enfance ?
— Oui, à Los Angeles.
— Sais-tu qu’il t’envie terriblement ?
Elle lança ses sous-vêtements par terre, s’étira, inspira profondément, savourant sa nudité. Seins lourds, cuisses fortes, des fossettes partout, des flots de cheveux bruns bouclés : le type latin d’une sensualité torride. Voluptueuse. Attirante.
— Il m’envie ?
— Absolument. Il m’a longuement parlé de toi et m’a dit à quel point il admire ton indépendance intellectuelle, le fait que tu ne te sois pas laissé ligoter par toutes sortes d’entraves morales.
— Tu es en train de dire qu’il me trouve amoral ? demanda Carpenter.
— Il trouve que tu as l’esprit souple, ce n’est pas la même chose. Il admire ta facilité à t’adapter rapidement à des situations délicates, des problèmes moraux complexes. Il aimerait pouvoir le faire aussi aisément que toi au lieu de s’empêtrer constamment dans les difficultés. Toi, tu passes au travers de tout cela.
— Jamais je ne m’étais considéré comme un esprit aussi libre, fit Carpenter.
Il s’approcha d’elle et laissa courir sa main le long de sa colonne vertébrale. Elle avait une peau étonnamment douce. Il trouva cela très agréable. De plus en plus de gens se faisaient restructurer la peau pour lutter contre les craquelures morbides dues à la protection insuffisante de la couche d’ozone. En général, cela ne servait pas à grand-chose : le seul résultat était de leur donner l’aspect et la sensation d’un sac en lézard. Mais, au toucher, la peau de Jolanda Bermudez était celle d’une vraie femelle de l’espèce humaine. Carpenter éprouvait beaucoup de plaisir à la caresser. Et à sentir sous ses doigts l’élasticité de la chair.
— Nick est vraiment un grand homme, reprit-elle. Si intelligent, si réfléchi. Il se consacre totalement à sa tâche qui est de trouver une solution aux problèmes dramatiques qui menacent le monde ! Mais Isabelle lui en fait voir de toutes les couleurs.
— Je pense qu’il préfère les femmes qui lui mènent la vie dure.
— J’essaie de faire en sorte qu’elle ne le remarque pas, poursuivit Jolanda sans tenir compte de l’interruption, mais il m’arrive de ne pas être d’accord avec Isabelle quand elle condamne le programme de recherches de Nick. Même si je le reconnais à contrecœur, il n’y a peut-être pas d’autre issue. Même si je reste persuadée que l’émigration vers les satellites L-5 est sans doute notre meilleur choix, j’espère au fond de moi-même et je prie pour qu’il soit possible à notre espèce de rester sur la Terre. Pas toi ? La solution de Nick sera peut-être la seule voie à suivre, à supposer que nous ne trouvions pas le moyen de réparer les terribles dommages écologiques que nous avons causés. Les travaux de Nick…
Elle était en pleine forme, débordante d’énergie verbale. Carpenter se prit à redouter qu’elle ne se lance dans un nouveau laïus sur la nécessité de protéger la planète. C’est l’hyperdex, se dit-il : elle doit rester dans un état de surexcitation permanente. Il comprit qu’il allait devoir la baiser en légitime défense, pour se protéger de cette logorrhée. Avec une douceur insistante, il l’attira sur le lit et se nicha contre le corps à la peau douce et crémeuse, laissant courir ses mains sur les flancs et la poitrine, lui fermant la bouche d’un baiser. Cela se révéla un moyen fort efficace de changer de sujet.