Il tombait des cordes quand le Tonopah Maru entra dans la baie de San Francisco, son iceberg en remorque. Quelle chance, songea Carpenter, que la première pluie depuis une éternité tombe avec une telle profusion sur San Francisco le jour même où le remorqueur arrive avec son énorme provision d’eau qui vient s’ajouter aux réserves locales !
Toute la seconde moitié du retour, ils avaient navigué sous un ciel implacable, sans un nuage, sans la moindre trace de ces masses omniprésentes de vapeur d’eau qui congestionnaient et blanchissaient le ciel la majeure partie du temps, sur la majeure partie de la planète. C’était l’un des effets de serre, cette augmentation de la vapeur d’eau atmosphérique qui contribuait à amplifier le réchauffement relativement limité provoqué par le dégagement de CO2 et autres gaz à effet de serre. Mais, de manière inexplicable, jour après jour, le ciel était resté immaculé au-dessus du Tonopah Maru et le soleil s’était acharné sur l’iceberg. Malgré sa couche protectrice, la montagne de glace avait cédé à la mer une partie de sa substance sous ces assauts quotidiens.
Mais il en restait encore beaucoup pour San Francisco et le voyage touchait à sa fin. Le remorqueur s’engagea sous le vénérable pont du Golden Gate, avec dix-sept ou dix-huit kilotonnes de la calotte glaciaire antarctique dans son sillage, sous un ciel bouché, battu par les bourrasques de pluie, noyé sous le déluge qui s’abattait avec furie sur la cité et sa baie.
— Regardez-moi ça, lança Hitchcock, qui se tenait sur le pont, près de Carpenter, sous les cataractes. Ça, c’est de la pluie.
— Magnifique, fit Carpenter. Splendide.
Les mots n’étaient peut-être pas bien choisis. Le déluge soulevait des nuages de saleté dans les rues de la cité, balayait les amas de poussière accumulée depuis des mois, voire des années, et les projetait en l’air, de sorte que la pluie torrentielle devenait de plus en plus crasseuse à mesure que retombait la profusion de cochonneries souillant l’air. Le ciel versait des flots d’ordures. En effet, se dit Carpenter, c’est très beau, très joli à regarder.
Il avait appris en travaillant au service météo de Samurai qu’il existait sur la planète certains endroits où une pluie bienfaisante, purifiante et fertilisante tombait tous les jours ou presque : la frange orientale du bassin méditerranéen, la région céréalière du Saskatchewan ou encore les plaines de Sibérie. Ce n’était pas le cas ici. La pluie était si rare sur la côte Ouest que c’était plus une gêne qu’autre chose quand elle se décidait enfin à tomber, généralement avec une abondance ridicule, comme ce jour-là. Les précipitations, d’une fréquence insuffisante pour maintenir les réserves d’eau à un niveau satisfaisant, servaient essentiellement à désagréger le magma chimique accumulé dans les rues et sur les routes pour en faire des toboggans de foire, à creuser d’affreux ravins sur les flancs desséchés et pelés des collines à l’est de la baie et à brasser la crasse pulvérulente qui emplissait la ville, déplaçant les saloperies sans les faire disparaître.
Peu importait. Il était arrivé à bon port, avec son chargement. Le voyage était donc une réussite, à part la petite tache que représentait l’incident du calamarier. Et Carpenter s’efforçait de ne pas y penser.
Il alla se mettre à l’abri dans la bulle de la poupe. Caskie s’y trouvait, devant un tableau de contrôle.
— Donnez-moi le bureau de Samurai, au port d’Oakland, voulez-vous ? Il faut que je sache à quel quai je dois livrer notre marchandise. Je prendrai l’appel dans ma cabine.
— Bien, monsieur. Tout de suite, monsieur !
— Monsieur ? répéta Carpenter.
Personne ne lui avait jusqu’alors donné du monsieur à bord du Tonopah Maru et il y avait quelque chose d’assez irréel et d’étrangement insolent dans la manière dont Caskie venait de le faire. Mais l’agile petite opératrice radio était déjà partie ventre à terre, pour établir la communication téléphonique.
Carpenter descendit dans sa cabine où l’opérateur du port d’Oakland l’attendait déjà sur le petit viseur du communicateur mural.
— Ici le capitaine Carpenter, commença-t-il. Je vous informe de l’arrivée du Tonopah Maru avec iceberg d’une masse supérieure à dix-sept cents kilotonnes. Je demande des instructions pour l’accostage.
L’opérateur du port lui indiqua le numéro du quai le long duquel il devait amener son iceberg.
— Vous avez ordre de vous présenter au Hangar administratif 14, ajouta l’androïde, aussitôt après la transmission de votre commandement aux autorités portuaires.
— La transmission de mon commandement ?
— C’est exact, capitaine. Vous serez relevé par le capitaine Swenson et vous vous rendrez immédiatement au Hangar administratif 14 pour une audition préliminaire 442.
— Je ne comprends pas.
— Vous serez relevé par le capitaine Swenson et vous vous rendrez…
— Oui, j’ai entendu. Vous avez dit « 442 » ?
— C’est exact. Il y aura une 442, capitaine.
Carpenter était perplexe. Que pouvait bien être une 442 ? Mais l’androïde ne put qu’user de périphrases, sans lui donner de réponses claires. Au bout d’un moment, il coupa le communicateur et remonta sur le pont.
— Hitchcock ?
Le navigateur tourna vers l’ouverture de la bulle son visage d’un noir d’ébène, au poil grisonnant.
— Vous m’avez appelé, monsieur ?
Encore monsieur. Décidément, il y avait quelque chose qui clochait.
— Hitchcock, qu’est-ce qu’une 442 ?
La physionomie de Hitchcock demeura impassible, presque hautaine, mais une lueur étrange passa dans son œil globuleux, d’un blanc saisissant, injecté de sang.
— Une accusation de manquement, monsieur.
— De manquement ?
— Violation des règlements. Oui, c’est un manquement, monsieur.
— Vous m’avez dénoncé ? Pour cette histoire du Calamari Maru ?
— C’est l’audition qui établira si…
— Répondez-moi !
Carpenter eut envie de saisir Hitchcock par le devant de sa chemise et de l’envoyer dinguer contre le bastingage. Mais il se garda bien de le faire.
— M’avez-vous dénoncé, oui ou non ?
— Nous tous, monsieur, répondit Hitchcock, le regard serein.
— Tous ?
— Rennie. Nakata. C’est Caskie qui a envoyé le message en notre nom à tous.
— Quand avez-vous fait cela ?
— Il y a quatre jours. Nous avons dit que vous aviez abandonné en mer un groupe de marins en détresse.
— Je ne peux pas le croire. Vous avez dit que j’ai aban…
— C’était très grave, monsieur. C’était une violation du respect humain élémentaire.
Hitchcock était d’un calme effrayant. Il semblait s’être enflé pour atteindre six fois sa taille normale : un monstre de rectitude et d’intégrité.
— Il était de notre devoir, monsieur, d’informer les autorités de ce manquement aux usages maritimes.
— Foutu salopard hypocrite ! lança Carpenter. Vous savez aussi bien que moi que nous n’avions de place pour aucun d’eux à bord de ce bateau !
— Oui, monsieur, fit Hitchcock d’une voix qui semblait venir d’une autre galaxie. Je comprends, monsieur. Quoi qu’il en soit, ce manquement a été commis et il nous incombait de le signaler.
Manquement ! Incombait ! Hitchcock employait d’un seul coup le vocabulaire d’un maître d’école. Un son inarticulé resta coincé au fond de la gorge de Carpenter. Il mourait d’envie de jeter Hitchcock par-dessus bord. Rennie et Nakata venaient d’apparaître et observaient la scène de loin, sans se soucier de la pluie. Carpenter se demanda quel numéro portait le manquement qui consistait à jeter devant témoins son navigateur dans la baie de San Francisco.
Il comprenait maintenant que c’était une folie de leur avoir ordonné d’oublier l’abandon en pleine mer de l’équipage du Calamari Maru. Ils pouvaient obéir, mais jamais oublier. Et la seule manière dont ils pouvaient dégager leur responsabilité de ce qu’il avait décidé au cœur du Pacifique était de le dénoncer.
Carpenter revint en esprit au moment où, sur la mer houleuse, ils avaient vu se diriger vers eux les trois canots du navire en perdition. Il se remémora son insensibilité, l’incrédulité de Hitchcock.
En repassant la scène dans son esprit, Carpenter eut du mal à croire qu’il avait pu agir ainsi. Il avait abandonné les marins à une mort certaine, il leur avait tourné le dos pour s’éloigner toutes voiles dehors. Oui, un manquement.
Et pourtant…
Et pourtant, il n’avait pas eu le choix. Le remorqueur était trop petit. L’iceberg commençait à fondre. Ils n’avaient pas assez de provisions pour toutes ces bouches supplémentaires, ni d’Écran en quantité suffisante, ni de place pour loger des passagers, ne fût-ce qu’un ou deux…
Il expliquerait tout cela lors de l’audition 442. Il dirait qu’il fallait juger la situation non du point de vue de l’éthique, mais dans son contexte. Ce monde est une belle saloperie, c’est ce que Hitchcock avait dit au moment où Carpenter donnait l’ordre de ne pas s’occuper des dinghys. C’était bien vrai. On était parfois contraint par cette belle saloperie de monde de faire de belles saloperies. Carpenter comprenait que son attitude avait pu paraître insensible. Mais qui sait s’ils n’auraient pas tous péri, sauveteurs comme naufragés ? Il aurait risqué de perdre son iceberg, peut-être même son bateau, s’il avait tenté de…
Tous les regards étaient braqués sur lui. Tous les visages souriaient.
— Allez vous faire foutre ! lança-t-il. Vous ne comprenez rien à rien !
Il regagna sa cabine, leur lançant un regard mauvais au passage.
Le Hangar administratif 14 n’était pas un hangar, mais une sorte de salle tubulaire, un long et étroit ruban d’acier gris terne, relié presque au petit bonheur à l’un des niveaux supérieurs de l’enchevêtrement labyrinthique de bâtiments et de passerelles qui constituait le centre opérationnel du port d’Oakland.
L’audition n’était pas non plus véritablement une audition. Certainement pas au sens littéral du mot, car Carpenter ne prononça pas plus de deux ou trois courtes phrases. Non, il s’agissait plutôt de la notification des mesures prises contre lui ; la lecture d’un acte d’accusation, en quelque sorte. Un fonctionnaire du port présidait la séance, un type au teint terreux, qui paraissait s’ennuyer ferme, du nom d’O’Reilly, ou O’Brien, ou O’Leary, bref, un patronyme irlandais… Mais Carpenter n’entendit le nom qu’au commencement et l’oublia presque aussitôt, ne gardant en mémoire que les consonances. Tout au long de l’audition, le fonctionnaire garda presque constamment le nez sur son viseur, ne levant la tête que de loin en loin. Carpenter avait l’impression que cet O’Reilly, ou O’Brien, présidait deux ou trois séances en même temps, qu’il recevait des informations de plusieurs terminaux tout en écoutant d’une oreille distraite les huissiers au débit monotone.
Carpenter était représenté par un Échelon Sept de Samurai, du nom de Tedesco. Le teint cireux, affecté de strabisme, l’homme portait sur les joues et le front les stigmates d’une réaction allergique à l’Écran. Qu’un Échelon Sept soit venu l’assister, qu’un Échelon Sept ait attendu toute la matinée que le navire soit à quai et qu’il ait rendu son commandement, tout cela indiquait à Carpenter que l’affaire était grave et qu’il risquait d’avoir de gros ennuis. Mais il demeurait persuadé que tout s’arrangerait lorsque les autorités chargées de l’enquête auraient compris les données du dilemme auquel il avait dû faire face.
— N’ouvrez pas la bouche avant qu’on vous le demande, lui conseilla d’entrée de jeu Tedesco. Et quand vous répondrez, allez droit au fait, sans circonlocutions. Ils détestent cela ici.
— Devrai-je prendre un avocat ? demanda Carpenter.
— Ce n’est pas une action juridique, répondit Tedesco. Pas aujourd’hui. Si cela le devient, la Compagnie vous fournira un défenseur. En attendant, faites ce que je vous indique.
— Dites-moi quelle est la peine que j’encours.
— Radiation de l’inscription maritime. Perte de votre brevet de commandement.
La voix de Tedesco était glaciale. Tout en lui exprimait le mépris pour cette affaire, l’épisode sordide en mer, les accusations embarrassantes portées par l’équipage contre son capitaine, la déplorable nécessité pour un homme de son auguste rang de gaspiller du temps sur les quais d’Oakland pour une sale histoire.
— Et mon grade dans la Compagnie ?
— C’est une affaire interne. L’affaire qui nous occupe à présent est du ressort des autorités du port d’Oakland. Chaque chose en son temps ; mais je pense qu’il n’est pas besoin de vous préciser que les accusations portées contre vous ne serviront pas beaucoup votre avancement. Mais nous verrons bien…
— 442, rôle 100-939399, annonça brusquement O’Reilly, ou O’Brien, tout au fond de la salle tubulaire, en accompagnant ses paroles d’un coup de marteau. Paul Carpenter, capitaine, suspendu, veuillez vous lever.
— Levez-vous, murmura Tedesco.
Mais Carpenter était déjà debout.
C’était très bizarre de se trouver comme cela au centre d’une action disciplinaire. Carpenter se sentait comme un petit enfant qui se faisait réprimander pour une faute légère. Remettre le commandement de son navire à Swenson, le capitaine qui le suppléait, avait déjà été extrêmement embarrassant, d’autant plus que la passation des pouvoirs s’était effectuée devant la bulle de la proue, sous le regard narquois et le sourire triomphant de Hitchcock et de Rennett ; mais, au moins, la scène avait été rendue supportable par une sorte d’intensité dramatique à la Conrad, une solennité théâtrale. Alors que là, debout dans les courants d’air de cette salle en forme de spaghetti, écoutant la pluie tambouriner sur le toit de métal, le regard fixé sur un bureaucrate au visage empâté et aux yeux chassieux, qui ne se donnait même pas la peine de le regarder, mais qui détenait le pouvoir de compromettre sa carrière, peut-être de la ruiner… C’était humiliant, c’était ridicule, c’était absurde.
L’un des huissiers – une femme ressemblant à un androïde, mais qui, apparemment, n’en était pas un – se leva et commença à débiter d’une voix monotone son charabia juridique. Les faits qui lui étaient reprochés : manquement à ses devoirs, négligence, violation des articles tant et tant du règlement. Les accusateurs, nominalement désignés : son équipage. Un laïus sur son retrait provisoire de l’inscription maritime, dans l’attente d’un examen approfondi de l’affaire. Suivirent cinq ou dix minutes d’arguments de droit touffus que Carpenter renonça rapidement à essayer de comprendre.
— Affaire Carpenter, déclara O’Reilly/O’Brien. Renvoyée en l’absence de pièces à conviction. (Un coup de marteau.) Demande de 376.5 enregistrée et rejetée. Demande de 793 alinéa 1 acceptée Date de l’audition à fixer, notification à adresser aux parues intéressées. (Un coup de marteau. Un autre coup.) Affaire suivante.
Un dernier coup de marteau.
— C’est terminé, fit Tedesco. Vous êtes libre de faire ce que bon vous semble, mais ne quittez pas la région de San Francisco avant que le problème ne soit résolu.
Sur ce, il commença à s’éloigner.
— Une seconde, s’il vous plaît ! lança Carpenter. Que sont tous ces trucs qu’il a rejetés et acceptés ? Le 376.5 et le 793 alinéa je ne sais plus combien ?
— Un 376.5 est une demande de non-lieu. Une demande de principe rejetée par principe. Un 793 alinéa 1 est une demande de mise en liberté provisoire sans caution personnelle. Vous en avez bénéficié, parce que votre casier était vierge.
— Une caution ? Je suis poursuivi au criminel ?
— C’est une enquête purement administrative, expliqua Tedesco. Mais il y existe toujours la possibilité qu’il y ait des suites : poursuite au pénal, peut-être une procédure civile intentée par les représentants des naufragés. Le port d’Oakland est responsable devant les autorités civiles de votre présence en ville, jusqu’à la conclusion de cette affaire. Nous sommes responsables devant le port, ce qui explique pourquoi aucune caution n’a été exigée ; il vous incombe en conséquence de faire en sorte qu’aucune infraction ne soit à déplorer. Nous savons pouvoir compter sur votre coopération.
— Bien entendu. Mais s’il doit y avoir d’autres poursuites, si de nouvelles procédures doivent être engagées…
— Rien ne prouve que ce sera le cas : chaque chose en son temps, Carpenter, d’accord ? Et maintenant, si vous me permettez…
— Attendez, je vous en prie ! Il y a encore une chose que je dois savoir.
— Je vous écoute.
— Je bénéficie toujours des avantages attachés à l’Échelon Onze ? Hébergement, frais de subsistance ?
— Naturellement, répondit Tedesco. Vous n’avez pas été déclaré coupable de quoi que ce soit, Carpenter. Les autorités du port s’efforcent seulement d’établir la réalité des accusations portées contre vous. Et la Compagnie vous soutient. Ne l’oubliez jamais : la Compagnie vous soutient.
Il prononça ces mots d’un ton dépourvu de toute cordialité, mais c’est ce que Carpenter avait entendu de plus rassurant depuis son arrivée. La Compagnie vous soutient. Son équipage buté et aigri, refusant de voir la complexité du problème qu’il lui avait fallu résoudre en mer, l’avait précipité dans cette triste situation ; mais la Compagnie toute-puissante ne se résoudrait jamais à sacrifier un Échelon Onze de sa compétence pour une question de guerre des classes. Carpenter en était maintenant persuadé. Quand on procéderait à son audition, il démontrerait que le sauvetage des naufragés était absolument impossible, qu’il lui avait été nécessaire de trancher, en mettant en balance la survie de son propre équipage et la situation désespérée de ces mutinés inconnus et incompétents. Et, plutôt que de causer la perte du personnel des deux navires en surchargeant son petit bâtiment, il s’était résolu à contrecœur – oui, à contrecœur – à cette solution déchirante : laisser l’équipage du Calamari Maru se débrouiller en mer. Il leur dirait que les temps étaient difficiles et les choix douloureux. Avec la meilleure volonté du monde, il n’aurait pu sauver ces marins. Et cette volonté, il l’avait eue. Il allait de soi qu’un homme de son intelligence, aussi bien noté, n’aurait jamais condamné de gaieté de cœur ces malheureux à une mort certaine, s’il avait eu la moindre possibilité d’agir autrement. Tedesco devait l’avoir compris. Il ferait en sorte qu’O’Brien, ou O’Leary, peu importait son nom, le comprenne aussi. Les accusations portées contre lui seraient levées.
Quand toute cette histoire sera terminée, se dit-il, Samurai sera probablement contrainte de me muter dans un autre service, étant donné que ce genre d’accident porte une atteinte durable a une réputation, et mon avancement sera sans doute retardé d’un ou deux ans ; mais on lui trouverait un poste dans un autre service et, avec le temps, tout rentrerait dans l’ordre.
Oui. Avec le temps.
En attendant, il tombait toujours une pluie torrentielle. Il y avait dans l’air une senteur douceâtre que Carpenter eût presque trouvée agréable s’il n’avait été convaincu que ce parfum provenait du brassage dans l’atmosphère de quelque saloperie toxique, probablement dangereuse, qui, en temps normal, reposait dans la baie de San Francisco.
Et maintenant ?
D’abord, trouver un endroit où dormir.
En arrivant de Spokane pour prendre son nouveau poste, on lui avait attribué une des chambres dont la Compagnie disposait au Marriott Hilton, sur le front de mer de Frisco. Comme il était toujours un Échelon Onze, il supposait être en droit d’y prendre une chambre.
Mais quand il appela le service du Logement sur son terminal portable pour demander le Marriott, on lui indiqua qu’une réservation avait été faite à son nom au Dunsmuir, un hôtel à Oakland. Cela lui mit la puce à l’oreille. Pourquoi pas San Francisco ? Pourquoi pas le Marriott ? Il demanda un transfert. On refusa, c’est au Dunsmuir qu’il devait aller.
En arrivant, Carpenter comprit pourquoi. Le Dunsmuir était un établissement minable qui lui rappela, en pire, le Manito, où il avait logé à Spokane, du temps où il travaillait à la météo… Un hôtel de dernier ordre, qui semblait avoir au moins un siècle et s’élevait au cœur d’une ancienne zone industrielle, sinistre et abandonnée en grande partie, entre l’aéroport d’Oakland et l’autoroute. L’hôtel n’avait ni l’élégance voyante du Marriott ni le confort. C’était le genre d’établissement fréquenté par des voyageurs de commerce au train de vie modeste, qui avaient une nuit à passer à Oakland avant de se rendre à San Diego ou Seattle.
La Compagnie vous soutient. Certes. Mais la Compagnie commençait déjà à réduire ses frais généraux, alors qu’il n’avait pas encore été déclaré coupable de quoi que ce fût. La situation était peut-être plus inquiétante qu’il ne l’avait imaginé.
L’après-midi touchait à sa fin quand Carpenter fut installé dans la petite chambre maussade et humide où, semblait-il, il allait loger quelque temps. Il appela Nick Rhodes à Santachiara et, à sa grande surprise, parvint à le joindre du premier coup.
— C’est toi ? s’écria Rhodes. Le marin est de retour, de retour de la mer !
— On dirait, fit Carpenter d’une voix morne, éteinte. S’il m’en souvient bien, ce vers est à graver sur une pierre tombale.
L’inquiétude se peignit aussitôt sur les traits de Nick Rhodes.
— Paul ? Il est arrivé quelque chose, Paul ?
— Je n’en sais rien encore. Peut-être des choses assez graves. Je me suis fait avoir par des salauds qui m’ont fait passer devant une sorte de cour martiale.
— Bon Dieu de bon Dieu ! Qu’as-tu fait ?
— Au beau milieu du Pacifique, commença Carpenter d’un ton las, nous sommes tombés sur un autre navire. Il y avait eu une mutinerie à bord et… C’est une longue histoire. Je n’ai pas envie de te la raconter depuis A jusqu’à Z. Es-tu libre ce soir, Nick ? Veux-tu que l’on se voie pour taquiner sérieusement la bouteille ?
— Bien sûr. Où es-tu ?
— Au Dunsmuir, un boui-boui près de l’aéroport.
— L’aéroport de San Francisco ?
— Non. Oakland, pas San Francisco. Pour la Compagnie, je ne mérite pas mieux depuis mon retour. Au moins, ce sera plus pratique pour toi. À propos, ajouta-t-il tardivement, comment vas-tu ?
— Moi… Ça va.
— Et Isabelle ?
— Ça va aussi. Je continue à la voir, tu sais.
— Bien sûr. Cela ne m’étonne pas le moins du monde. Et qu’est devenue son amie un peu loufoque, cette femme aux appas généreux ?
— Jolanda ? Elle est sur une station orbitale. Devrait revenir dans quelques jours. Elle est partie avec Enron.
— L’Israélien ? Je croyais qu’il était reparti à Tel-Aviv.
— Il a décidé de rester à San Francisco. Subjugué par les appas généreux de Jolanda, je suppose. Un beau jour, ils sont partis ensemble pour une tournée des satellites. Ne m’en demande pas plus, je n’en sais rien. Où nous retrouvons-nous ce soir ?
— Que penses-tu du restaurant de Berkeley où nous sommes allés, sur le front de mer ?
— Chez Antonio ? D’accord. À quelle heure ?
— À l’heure qui te convient. Le plus tôt sera le mieux. Il faut que je te dise, Nick, que j’ai le moral à zéro. Et cette pluie n’arrange rien. Ta compagnie me ferait du bien.
— Et si on se voyait tout de suite ? suggéra Rhodes. De toute façon, ma journée est presque terminée. Et, pour ne rien te cacher, ta compagnie me ferait du bien aussi.
— Quelque chose qui ne va pas ?
— Je n’en suis pas sûr. Disons une complication.
— Qui concerne Isabelle ?
— Rien à voir avec les femmes. Je te raconterai tout à l’heure.
— Isabelle ne viendra pas te rejoindre ce soir, hein ?
— Certainement pas ! fit Rhodes. Chez Antonio, dans une demi-heure, ça te va ? À tout à l’heure, vieux loup de mer, et bienvenue au pays !
— Ouais, fit Carpenter. Le marin est de retour. Pour le meilleur ou pour le pire.
La pluie tambourinait sur le dôme de perspex du restaurant comme une pluie de cailloux lancés à pleines poignées par un géant furieux. La baie était presque invisible, noyée dans les grisailles crépusculaires et les bourrasques de pluie. Ils étaient pratiquement les deux seuls clients de l’établissement.
Nick Rhodes eut l’air abasourdi par la relation que lui fit Carpenter de ce qui s’était passé en mer. Il écouta toute l’histoire, pétrifié dans une sorte d’incrédulité, sans presque ouvrir la bouche, sans détacher les yeux du visage de Carpenter d’un bout à l’autre du récit, ne rompant sa concentration que pour porter son verre à sa bouche. Il attendit que Carpenter eût terminé pour commencer à poser des questions détournées avant d’aborder le point crucial – y aurait-il réellement eu de la place sur le Tonopah Maru pour les deux groupes antagonistes de Kovalcik et du capitaine Kohlberg ? – de sorte que Carpenter dut lui narrer derechef toute l’histoire, par bribes cette fois.
Au fil de son récit, Carpenter avait de plus en plus de mal à accepter sa propre version des événements. Il commençait à se dire que, tout compte fait, ce n’eût peut-être pas été un problème insoluble de prendre les naufragés à son bord. En loger cinq par-ci, six par-là, les tasser dans les placards, les toilettes et les moindres recoins du navire, réduire la ration d’Écran de son équipage, de manière qu’il y en eût assez pour tout le monde…
Ou tout simplement les laisser dans leurs dinghys et remorquer les trois canots jusqu’à San Francisco…
Non. Non.
— Ce n’était pas faisable, Nick. Tu peux me croire sur parole. Ils étaient au moins quinze, peut-être une vingtaine, et déjà, pour nous cinq, nous avions à peine assez d’espace pour vivre. Et je ne parle pas des vivres ni des réserves d’Écran. Enfin, Nick, t’imagines-tu que j’avais envie d’abandonner ces pauvres bougres au milieu du Pacifique ? Tu ne crois pas que j’avais le cœur serré en prenant cette décision ?
Rhodes hocha lentement la tête, puis il regarda Carpenter d’un air bizarre.
— As-tu signalé à quelqu’un que tu avais vu un navire en détresse ? demanda-t-il.
— Ce n’était pas nécessaire, répondit Carpenter d’un ton maussade. Ils avaient leur propre radio.
— Tu n’en as donc pas parlé aux autorités maritimes ? Tu as levé l’ancre et tu les as laissés en plan ?
— Oui. J’ai levé l’ancre et je les ai laissés en plan.
— Bon Dieu, Paul ! souffla Rhodes en faisant signe au serveur d’apporter deux autres verres. Bon Dieu ! Je crois que tu n’as vraiment pas eu une bonne idée de faire ça.
— Non, vraiment pas. Tu veux dire que c’est comme si je m’étais éloigné du lieu d’un accident sans m’arrêter ? poursuivit Carpenter qui avait de la peine à soutenir le regard de Rhodes. Mais tu n’étais pas là, Nick, tu ne peux pas savoir ! J’ai agi sous la pression des événements. Notre bateau était trop petit. J’avais un énorme iceberg en remorque et je voulais me mettre en route avant qu’il ne fonde. Les marins du calamarier s’entre-déchiraient depuis des semaines, ils avaient l’air cinglés et dangereux. De plus, ils étaient employés par Kyocera et, même si ce facteur n’a pas été décisif, je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Il m’était absolument impossible de les prendre à mon bord. Alors, j’ai mis les voiles. Je ne te demande pas de m’approuver, mais c’est comme cela que ça s’est passé. J’aurais pu lancer un appel radio pour que quelqu’un se porte à leur secours, mais je me suis dit qu’ils avaient dû envoyer leur propre S.O.S. et que je n’avais pas besoin de le faire à leur place. Pour ce qui est d’envoyer un rapport officiel sur les événements, si je ne l’ai pas fait, c’est parce que… parce que…
Il chercha un moment ses mots, incapable de fournir une explication.
— Je suppose, reprit-il enfin sous le regard devenu implacable de Rhodes, que j’ai pensé que cela me ferait du tort, si j’informais les autorités que j’avais laissé un navire en détresse sans lui porter secours. J’ai donc essayé de passer toute cette affaire sous silence. Comprends-moi, Nick, c'était mon premier commandement !
— Tu as demandé à ton équipage de ne pas en parler ?
— Oui, mais ils n’ont pas voulu se taire.
— Les survivants de l’autre navire ont dû te dénoncer eux aussi, non ?
— Quels survivants ? Il ne peut pas y avoir eu de survivants.
— Oh ! Paul !… Paul !…
— C’était mon premier commandement, Nick. Je n’ai jamais demandé à être capitaine au long cours.
— Tu n’as pas refusé le poste, que je sache.
— C’est vrai, je ne l’ai pas refusé. Et voilà comment, pour la première fois de ma vie, j’ai fait quelque chose de vraiment dégueulasse. Je m’en mords les doigts, Nick, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Tu comprends ?
— Prends donc un autre verre.
— Qu’est-ce que ça m’apportera ?
— En général, cela me fait du bien. Ça marchera peut-être aussi pour toi. Tu sais, Paul, ajouta Rhodes avec un sourire, je pense que tout finira par s’arranger. L’audition et le reste.
— Tu crois ?
— La Compagnie te couvrira. Comme tu l’as dit, il était impossible de prendre ces marins à ton bord. La seule chose que tu puisses te reprocher est de ne pas avoir fait un rapport en bonne et due forme, ce qui retardera probablement ton avancement. Mais Samurai ne voudra pas rendre public le fait que le capitaine de l’un de ses navires a abandonné à la mort un groupe de naufragés – cela fait mauvais effet, même si c’était justifiable – et ils arrangeront le coup avec la justice pour obtenir un non-lieu et enterrer l’affaire, avant de te muter discrètement au service météo ou ailleurs. Après tout, te désigner à la vindicte publique ne ramènera pas les marins de Kyocera à la vie et l’établissement de ta culpabilité, même partielle, serait préjudiciable à l’image de marque de Samurai. Ils vont étouffer le scandale et faire comme si rien ne s’était passé en mer entre ton bateau et celui de Kyocera. J’en suis certain, Paul.
— Tu as peut-être raison, fit Carpenter d’une voix où se mêlaient bizarrement le pessimisme et l’espoir auquel il s’accrochait encore.
Il avait jusqu’à présent considéré ce qui s’était passé, y compris l’audition 442, comme relativement bénin, une épreuve dont, tout compte fait, il s’était sorti sans trop de dégâts et qui, en raison de l’hostilité innée de classe manifestée par Hitchcock et le reste de l’équipage, l’entraînait maintenant dans des démêlés administratifs qui lui vaudraient au pire une tache à sa réputation. Mais, pendant la conversation d’une demi-heure qu’il venait d’avoir avec son plus vieux et son meilleur ami, les choses avaient commencé à prendre une tournure infiniment plus grave : l’acte criminel d’un homme pris de panique, qui s’était dégonflé à l’instant de la seule décision véritablement cruciale de sa vie. Il commençait à avoir le sentiment qu’il avait assassiné de ses propres mains les occupants des trois canots de sauvetage.
Non. Non. Non. Non.
Je ne pouvais absolument rien faire pour les sauver. Rien. Rien. Rien du tout.
Il valait mieux changer de sujet.
— Tu m’as dit au téléphone, reprit Carpenter, qu’il y avait eu une complication pour toi, pendant que j’étais en mer, et que tu m’en parlerais ce soir.
— Oui.
— Et alors… ?
— J’ai reçu une offre d’emploi, répondit Rhodes. Juste après ton départ. Kyocera-Merck m’a fait venir à son siège de Walnut Creek, où j’ai eu un entretien avec un Échelon Trois du nom de Nakamura, l’homme le plus glacial que l’on puisse imaginer, qui m’a invité à passer chez K.M. avec toute mon équipe de chercheurs. On est disposé à me donner, en substance, un chèque en blanc pour aménager à ma guise un laboratoire.
— Nous en avons parlé, juste avant mon départ. Tu t’inquiétais du pouvoir que Samurai était en train d’acquérir, de sa mainmise sur le destin génétique de l’humanité. C’est précisément ce que je t’ai conseillé, de t’adresser ailleurs – s’il m’en souvient bien, j’ai cité Kyocera – et de faire concurrence à Samurai pour l’exploitation de la technologie de l’adapto. Ce qui aura pour effet de briser ce monopole génétique que tu redoutes tant. Alors ? Vas-tu accepter ?
— Je ne t’ai pas encore tout raconté, Paul. Un certain Wu Fang-shui est mêlé à cette histoire, un homme qui, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, était tenu pour un génie de la recherche génétique. L’Einstein de la profession, l’Isaac Newton, si l’on veut. L’ennui est que, confondant la fin et les moyens, il a lancé, dans l’une des républiques d’Asie centrale, un abominable programme de ligature génétique, des expériences conduites au mépris de l’éthique médicale. En utilisant des sujets humains. À leur insu. Des trucs cauchemardesques, du genre savant fou, tu vois ? Avec cette différence qu’il était parfaitement sain d’esprit, mais totalement dépourvu de sens moral. Le bruit des expériences auxquelles Wu se livrait finit par se répandre et son suicide fut annoncé. En réalité, après s’être transformé en femme, une transformation très convaincante, il alla se réfugier dans l’espace, sur un des satellites L-5 où il disparut sans laisser de traces.
— Et tu commences à te considérer comme une sorte d’équivalent moral de ce monstre de Wu Fang-shui, c’est bien cela ?
— Pas du tout, répliqua Rhodes. Ce qui s’est passé, c’est que Kyocera a réussi à arracher le docteur Wu Fang-shui de son refuge orbital – ne me demande pas comment – et à le convaincre de participer à un projet de voyage spatial à une vitesse supérieure à celle de la lumière. À l’évidence, l’équipage du vaisseau aura besoin d’une restructuration génétique et c’est Wu qui s’en chargera. Nakamura m’a affirmé que, lorsqu’il aurait terminé, il serait attaché à mon équipe de chercheurs en qualité de consultant.
— Ce généticien tordu, aux qualités exceptionnelles…
— L’Einstein de la profession, oui. Il travaillerait avec moi.
— Mais il t’inspire une telle horreur qu’il ne te viendrait jamais à l’esprit…
— Tu n’as toujours pas compris, Paul. Nous sommes encore loin, dans l’état actuel de nos travaux, d’avoir trouvé des solutions à certains des grands mystères de l’adapto. Le vaste et ambitieux projet de transformation totale exposé par mon jeune collègue Van Vliet est encore plein de lacunes évidentes, comme il commence lui-même a le reconnaître. Un cerveau comme Wu Fang-shui sera en mesure de s’attaquer à ces problèmes et de les résoudre. S’il entre dans notre équipe, c’est toute la technologie de l’adapto qui risque d’être au point en un rien de temps. Ce qui signifie que Kyocera détiendrait le monopole génétique que je redoutais d’offrir à Samurai.
— Par conséquent, tu ne vas pas accepter ce poste qu’on te propose, fit Carpenter.
— Je n’en suis pas si sûr.
— Non ?
— Je me pose encore la question de savoir si j’ai le droit de faire obstacle au développement d’une technologie qui permettra à l’espèce humaine d’affronter les changements à venir.
Carpenter savait que, tôt ou tard, une faille se présenterait dans la logique de Rhodes. Il avait vu juste.
— Tu ne peux pas jouer sur les deux tableaux, Nick. Tu prétends ne pas vouloir faire obstacle au progrès, alors que tu viens juste de me dire que tu t’inquiétais d’offrir à une des Compagnies le monopole…
— C’est vrai. Mais la question reste posée. Si Wu Fang-shui vient se joindre à mon équipe, nous parviendrons probablement à trouver les réponses propres à assurer la survie de notre espèce. Mais mon équipe appartient à Samurai et Wu à Kyocera. Si nous unissons leurs compétences, tout sera réglé en deux ou trois ans. Dans le cas contraire, on peut se demander si quelqu’un réussira un jour à trouver les solutions à ces problèmes. Ai-je envie d’être l’acteur principal qui fera de la transformation totale une réalité ? Ou bien celui qui en empêchera ou en retardera sensiblement la réalisation ? Cela ne dépend que de moi, hein ? Et je ne suis absolument pas sûr de ce que je dois faire. En réalité, Paul, je suis dans le noir le plus complet. Ce n’est pas la première fois, ajouta Rhodes avec un sourire.
L’air familier de désarroi qui se peignit sur les traits du chercheur réussit presque à faire oublier à Carpenter ses propres ennuis.
— Non, fit-il. Non, ce n’est pas la première fois.
La véritable audition 442 eut lieu trois jours plus tard, de nouveau dans le Hangar administratif 14 du port d’Oakland. Pendant ces trois jours, la pluie n’avait pas cessé une seconde de tomber : un déluge continu, exaspérant, des torrents de grosses gouttes souillées qui s’abattaient sur toute la région de la baie dans un renversement insensé des conditions météorologiques établies de longue date. Nul ne pouvait dire combien de temps s’écoulerait avant que la sécheresse ne resserre de nouveau son étreinte sur la côte Ouest. En attendant, les routes étaient inondées, les maisons étaient entraînées par des affaissements de terrain, les eaux de ruissellement ravinaient des pans entiers de collines, des rivières de boue envahissaient les rues.
Quand Carpenter se présenta à l’audition, il n’y avait que deux autres personnes dans la salle : le fonctionnaire au patronyme irlandais et le greffier, la femme à l’aspect d’androïde. Carpenter se demanda où pouvait bien être Tedesco, censé le représenter pour le compte de Samurai Industries. Avait-il pris sa journée à cause de la pluie ?
D’un coup de marteau, O’Brien/O’Reilly/O’Leary ouvrit la séance. Cette fois, Carpenter prit la peine d’écouter son nom et de le garder en mémoire. O’Reilly. Il s’appelait O’Reilly.
— Objection ! lança immédiatement Carpenter. Mon avocat n’est pas présent.
— Votre avocat ? Nous n’avons pas d’avocats ici.
— M. Tedesco, de Samurai Industries. Mon représentant. Il devait être présent aujourd’hui.
O’Reilly se tourna vers l’huissier.
— M. Tedesco a formulé une clause de posteriori.
— Une quoi ? fit Carpenter.
— Une requête pour ne pas se présenter aujourd’hui et recevoir ultérieurement le procès-verbal de séance, expliqua O’Reilly. Il communiquera des réponses appropriées, s’il estime nécessaire de le faire.
— Comment ? s’écria Carpenter. Je suis tout seul aujourd’hui ?
— Poursuivons, reprit imperturbablement le fonctionnaire. Nous allons examiner les pièces à conviction suivantes…
— Attendez un peu ! J’exige la présence d’un représentant qualifié !
O’Reilly considéra longuement Carpenter, d’un regard froid.
— Vous avez un représentant qualifié, capitaine Carpenter, qui aura en temps voulu la possibilité de formuler une réponse appropriée. Épargnez-moi, je vous prie, tout nouvel éclat. Nous examinons donc les pièces à conviction suivantes…
Carpenter fixa d’un regard terne le viseur installé au fond de l’espace tubulaire, sur lequel la pièce à conviction A venait d’apparaître. La pièce à conviction A était le témoignage de l’officier Rennett, chargé de l’entretien et des opérations, qui décrivait sa visite à bord du Calamari Maru, en compagnie du capitaine Carpenter. Avec sécheresse et sobriété, Rennett exposa à grands traits la situation telle qu’elle avait pu l’observer à bord du calamarier, parla des officiers enfermés et sous sédatif, répéta les déclarations de Kovalcik, le chef des mutins. Son récit parut assez fidèle à Carpenter et nullement préjudiciable à sa personne. Puis vint la pièce à conviction B, la déposition du navigateur Hitchcock, qui raconta comment les oscillations de l’iceberg ballotté par une houle de plus en plus forte avaient accidentellement submergé le calamarier, comment les trois canots de sauvetage s’étaient dirigés vers le Tonopah Maru pour chercher du secours et comment le capitaine Carpenter avait donné l’ordre à son équipage de ne pas s’occuper des naufragés et de mettre le cap sur San Francisco. Carpenter lui-même fut horrifié par la fin de ce récit, mais il ne pouvait reprocher à Hitchcock d’avoir déformé quoi que ce fût. C’est bien ainsi que les choses s’étaient passées.
Il supposa que les dépositions de Caskie et Nakata allaient suivre. Après quoi, on lui offrirait certainement la possibilité de parler pour sa défense… d’expliquer la difficulté de la situation, d’arguer de la capacité limitée de son navire et de l’insuffisance des réserves de vivres et d’Écran, de montrer comment, à l’instant de la décision, il avait choisi la vie de ses hommes plutôt que celle d’inconnus. Carpenter avait déjà décidé de déclarer qu’il se repentait d’avoir dû abandonner les naufragés, qu’il regrettait profondément d’y avoir été contraint, qu’il espérait être pardonné pour le choix qu’il avait fait et pour avoir été trop bouleversé par ces événements pour envoyer un rapport. Tedesco approuverait-il qu’il batte ainsi sa coulpe ? Rien n’était moins sûr ; peut-être était-ce une position de faiblesse sur le plan juridique. Rien à foutre de Tedesco ! Tedesco aurait dû être là pour l’assister et il s’était défilé.
Carpenter conservait malgré tout au fond de lui un reste de confiance. Les paroles de Nick Rhodes résonnaient encore dans son esprit.
La Compagnie te couvrira. Samurai ne voudra pas rendre public le fait que le capitaine de l'un de ses navires a abandonné à la mort un groupe de naufragés… et ils arrangeront le coup avec la justice pour obtenir un non-lieu et enterrer l’affaire, avant de te muter au service météo ou ailleurs.
Ils vont étouffer le scandale et faire comme si rien ne s’était passé en mer entre ton bateau et celui de Kyocera.
J’en suis certain, Paul.
J’en suis certain, Paul.
J’en suis certain, Paul.
— Pièce à conviction C, annonça O’Reilly. La déposition du capitaine Kovalcik.
Quoi ?
C’est bien elle qui apparut sur l’écran, visage impénétrable, regard glacial, Kovalcik en personne. Elle n’avait donc pas péri dans son canot. Non, elle était là, bien vivante, la mine renfrognée, et elle faisait un récit terrible de survie en mer, de privations et de tourments, jusqu’au sauvetage par un patrouilleur de la Marine. La moitié de son équipage n’avait pas survécu. Tout cela parce que le capitaine du remorqueur d’icebergs de Samurai n’avait pas voulu lever le petit doigt pour les sauver.
Carpenter ne put que reconnaître que c’était une accusation accablante. Kovalcik ne dit pas un mot sur la mutinerie qu’elle avait dirigée ; elle passa sous silence le fait que, si le Calamari Maru avait sombré, c’était la conséquence directe de son incompétence à elle, qui avait décidé de rester à proximité du monstrueux iceberg captif ; elle omit de mentionner que Carpenter avait expliqué que son navire n’était pas en mesure d’accueillir une telle quantité de passagers. Elle concentra toute sa déposition sur l’appel à l’aide qu’elle avait lancé et l’insensibilité de Carpenter qui l’avait rejeté. Quand Kovalcik eut terminé, son image effrayante continua de le fixer d’un regard noir, comme si elle s’était gravée dans l’écran même du viseur.
— Capitaine Carpenter ? lança O’Reilly.
Il allait enfin avoir l’occasion de se faire entendre.
Il se leva et prit la parole pour faire, une fois de plus, le sinistre récit des événements, les injonctions au navire de Kovalcik, les signes de la mutinerie, les officiers reclus et drogués, sa proposition de les prendre à son bord, puis l’engloutissement de l’autre navire et les trois canots dansant sur les flots agités. En s’écoutant parler, Carpenter fut frappé par le manque de solidité de ses arguments. Bien sûr qu’il aurait dû les prendre à son bord, quelles qu’en fussent les conséquences. Même si tout le monde était mort de faim avant de toucher le port. Même si les réserves d’Écran s’étaient épuisées en une journée et demie, et s’ils avaient tous eu la peau, la chair et les muscles brûlés en profondeur. Ou alors, il aurait dû demander à un autre navire de leur venir en aide. Mais il poursuivit, reprenant en détail le film des événements, se justifiant derechef des accusations, invoquant ses devoirs et l’impossibilité de prendre les naufragés à son bord, affirmant de nouveau sa contrition et son repentir.
Soudain, il n’eut plus rien à ajouter et demeura muet devant l’irlandais et le greffier.
Il y eut un silence assourdissant. Qu’allait-il se passer à présent ? Un verdict ? Une sentence ?
O’Reilly abattit son marteau devant lui. Puis il tourna la tête, comme pour étudier le dossier de l’affaire suivante sur son bureau.
— Que dois-je faire, attendre ? demanda Carpenter.
— La séance est levée, annonça le greffier en rassemblant une liasse de chemises.
Il parut se désintéresser totalement de lui, en supposant qu’il lui eût jamais porté de l’intérêt.
Quand Carpenter sortit, personne ne lui dit un mot.
Dès son arrivée au Dunsmuir, une demi-heure plus tard, il appela Tedesco au numéro que Samurai lui avait donné. Il s’attendait à être renvoyé de poste en poste, mais, à son grand étonnement, Tedesco apparut presque aussitôt sur le viseur.
— Vous n’étiez pas là ! commença Carpenter. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ?
— Ma présence n’était pas requise. J’ai pris connaissance du procès-verbal.
— Déjà ? Vous n’avez pas perdu de temps. Et qu’allez-vous faire maintenant ?
— Faire ? Qu’y a-t-il à faire ? Vous avez été condamné à une amende pour négligence. Le Port vous a retiré votre permis de navigation. Kyocera va très vraisemblablement nous poursuivre en justice pour avoir laissé ses marins périr dans le Pacifique et cela risque de nous coûter très cher. Nous allons attendre de voir ce qui se passe.
— Vais-je être rétrogradé ? demanda Carpenter.
— Vous ? Vous allez être viré, oui.
— Comment… Viré ?
Carpenter eut l’impression de recevoir un coup de poing au creux de l’estomac. Il essaya de reprendre son souffle.
— Vous m’avez dit, avant la première audition, que la Compagnie me soutenait. Et je suis viré ? C’est ce que vous appelez soutenir quelqu’un ?
— Les choses ont changé, Carpenter. Nous ne savions pas alors qu’il y avait des survivants. L’existence de survivants change toute la situation, vous ne croyez pas ? Kyocera réclame votre tête, et nous la leur apporterons sur un plateau. Nous vous aurions probablement gardé s’il n’y avait pas eu de survivants, si c’était demeuré une affaire interne entre Samurai et le port d’Oakland – votre parole contre celle de votre équipage, la qualité du jugement d’un officier et rien d’autre –, mais aujourd’hui des accusateurs outragés apparaissent, qui portent la chose sur la place publique. Il y aura du grabuge. Comment pourrions-nous vous garder, Carpenter ? Nous aurions pu étouffer le scandale et vous seriez resté avec nous, mais ce n’est plus possible, pas avec des survivants qui prennent la parole et nous traînent dans la boue. Vous croyez donc que nous pourrions vous confier une nouvelle affectation ? Votre nouvelle affectation consistera à vous chercher du boulot, Carpenter. Vous avez un préavis de trente jours et vous pouvez vous estimer heureux. Un conseiller en licenciement vous informera de vos droits. D’accord, Carpenter ? Vous voyez le tableau ?
— Je ne m’attendais pas…
— Non, je suppose que vous ne vous attendiez pas à ça. Je suis navré, Carpenter.
Abasourdi, respirant d’une haleine courte et saccadée, Carpenter garda les yeux fixés sur le viseur, longtemps après que l’écran fut devenu noir. La tête lui tournait. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de dévastation intérieure. Comme si un trou s’était ouvert dans le sol de la planète, un trou dans lequel il venait de basculer… et il tombait… il tombait…
Il parvint petit à petit à se calmer un peu.
Il resta assis un moment, inspirant profondément, s’efforçant de ne penser à rien. Puis, machinalement, il commença à composer le numéro de Nick Rhodes.
Non.
Non, pas maintenant. Rhodes compatirait à son désarroi, bien sûr, mais n’avait-il pas dit à mots couverts que son ami portait la responsabilité de ce qui était arrivé. Carpenter n’avait pas besoin de ce genre de discours.
Appelle un ami. Un autre que Nick Rhodes.
Il pensa d’abord à Jolanda. La gentille, pulpeuse et opulente Jolanda qui ne le jugerait pas. Appelle-la, emmène-la dîner, raccompagne-la chez elle, quelque part à Berkeley, et baise-la comme un malade, le reste de la nuit. L’idée lui plaisait, mais il lui revint à l’esprit que Jolanda était partie faire la tournée des L-5 avec son Israélien.
Appelle quelqu’un d’autre.
Pas nécessairement à Frisco ou autour de la baie. Quelqu’un qui vit loin d’ici. Oui, se dit-il, va-t’en. Va-t’en loin. Prends tes jambes à ton cou. Offre-toi une petite balade.
Va voir Jeanne, par exemple. Oui, la douce Jeanne Gabel, qui vit à Paris ; la bonne copine, toujours pleine de compréhension.
C’est elle qui l’avait fait nommer capitaine au long cours. Elle ne devrait pas trop lui reprocher le gâchis dont il s’était rendu coupable. Et pourquoi ne pas profiter des trente jours où il bénéficierait encore de ses privilèges d’Échelon Onze pour prendre un billet d’avion pour Paris aux frais de la princesse et s’offrir quelques bons dîners dans les petits restaurants des bords de Seine ?
Carpenter composa le numéro de l’international de Samurai et demanda Paris, le service du personnel. Un rapide calcul lui indiqua qu’il devait être minuit passé en France, mais ce n’était pas grave. Il était dans une mauvaise passe ; Jeanne comprendrait.
L’ennui était que Jeanne Gabel ne travaillait plus au bureau de Paris. Selon la bonne vieille coutume de Samurai Industries, elle avait été mutée à Chicago.
Carpenter demanda au réseau téléphonique de suivre sa trace. Il ne fallut que quelques instants pour la retrouver.
— Gabel, annonça une voix de femme dès que la communication fut établie.
Il vit apparaître sur le viseur le visage enjoué et ouvert, aux mâchoires carrées, aux yeux noirs empreints de franchise.
— Ça, alors ! Le marin est de retour !
— Jeannie, j’ai des ennuis. Je peux passer te voir ?
— Quoi ?… Comment…
Mais elle revint rapidement de sa surprise.
— Bien sûr, Paul.
— Je saute dans le premier avion pour Chicago, d’accord ?
— Bien sûr. Tu peux venir tout de suite. Ce qu’il y a de mieux pour toi.
Mais la carte de crédit de la Compagnie ne permettait plus à Carpenter, semblait-il, de prendre un billet d’avion. Après deux ou trois tentatives, il renonça et essaya de louer une voiture. À l’évidence, ce service n’avait pas encore été supprimé, car il obtint une réservation du premier coup. Ce ne serait certainement pas très drôle de gagner Chicago par la route, mais, s’il roulait bien, il devait pouvoir faire le trajet en deux jours, trois au plus. Il rappela Jeanne pour lui dire de l’attendre en milieu de semaine. En le quittant, elle lui envoya un baiser.
La voiture arriva au Dunsmuir quarante minutes plus tard. Carpenter attendait devant l’hôtel, sa valise à côté de lui.
— Nous partons vers l’est, dit-il à la voiture. Prenez la direction de Walnut Creek et continuez.
Il mit le véhicule sur conduite automatique, s’enfonça dans son siège et ferma les yeux tandis que la voiture prenait la route des collines. De toute façon, il n’y avait rien à voir, rien d’autre que le noir rideau de pluie ininterrompu.