10

L’invraisemblable enchevêtrement de structures d’acier du port d’Oakland s’étageait sur une quinzaine de niveaux. Sa plaque d’identification fixée sur la paume de sa main levée pour être présentée plus facilement au laser de tous les scanners qu’il rencontrait en chemin, Carpenter passa d’un niveau à l’autre, monta et redescendit, suivit les instructions impérieuses de voix métalliques invisibles, jusqu’à ce qu’il finisse par déboucher sur le front de mer, devant les flots miroitant en plein midi, sous une brume de chaleur d’un vert vif. Il découvrit des dizaines de navires paisiblement mouillés dans l’estuaire aux eaux calmes et visqueuses, flottant mollement sur les hauts-fonds.

Le Tonopah Maru, le navire dont il allait prendre le commandement, était arrivé le matin même à San Francisco après avoir longé la côte depuis les chantiers navals de San Pedro. Il était amarré à Oakland, les quais de San Francisco n’étant plus, depuis au moins un siècle, que des arcades réservées aux touristes. C’est dans la chaleur poisseuse de ce début d’après-midi, où l’inversion du gradient de température présentait un danger mortel, où l’air d’un brun verdâtre pesait comme un couvercle de plomb, où le port du masque était indispensable, même dans la merveilleuse cité de San Francisco, que Carpenter vint se présenter à son équipage et prendre officiellement son commandement.

Au niveau de la mer, il trouva non seulement l’alignement attendu de scanners clignotants, mais aussi un énorme robot à tête carrée qui gardait les abords des quais, tel Cerbère devant l’entrée des enfers. Le robot se tourna lentement vers lui.

— Capitaine Carpenter, commandant le Tonopah Maru.

Cela lui parut si affreusement pompeux qu’il dut se retenir de rire de sa propre emphase. Il eut le sentiment d’être un personnage de Joseph Conrad : le jeune capitaine consciencieux prenant son premier commandement, face au vieux loup de mer blasé qui connaissait tout cela par cœur et s’en fichait comme de sa première vareuse.

De fait, le robot, qui n’avait probablement jamais entendu parler de Conrad, ne parut ni amusé ni intimidé par les titres flambant neufs de Carpenter. Il procéda dans un silence impassible à une dernière vérification au laser des pièces d’identité de Carpenter, s’assura que tout était en ordre, balaya de son faisceau électronique les globes oculaires du capitaine pour en acquérir la certitude absolue et l’envoya à la recherche de son bâtiment, derrière le poste de sécurité, sous le soleil de plomb.

La formation avait duré huit jours. Méthode subliminale, une heure par jour insérée dans le flot de données, et maintenant Carpenter savait, du moins l’espérait-il, à peu près tout ce qu’il fallait savoir pour prendre le commandement d’un remorqueur d’icebergs à destination du Pacifique Sud. Toutes les particularités du métier négligées par la formation à terre devraient être acquises en mer, mais cela ne l’inquiétait pas. Il se débrouillerait. Il arrivait toujours à se débrouiller.

Il repéra tout de suite le Tonopah Maru, à la saillie de l’énorme engrenage à crémaillère qui actionnait les grappins et aux grands robinets occupant la majeure partie du pont, qui, comme on le lui avait expliqué la veille, servaient à vaporiser sur les icebergs captifs la poussière réfléchissante destinée à retarder la fonte. C’était un bâtiment mince et allongé, en forme de cigare, une silhouette gracieuse, d’une étroitesse déconcertante. Il était étrangement haut sur l’eau, au milieu d’un groupe d’autres navires spécialisés qui tous portaient sur la coque le soleil et l’éclair, le logo familier de Samurai Industries. Carpenter n’avait pas la moindre idée de leur destination : ramassage des algues, pêche à la crevette, chasse au calmar et ainsi de suite. Il y avait une multitude de navires de tous les types qui sillonnaient les mers, épuisant frénétiquement les dernières richesses océaniques. Chaque type de bâtiment n’était équipé que pour une seule activité, mais pourvu de tout le nécessaire.

Un grand gaillard grisonnant, au nez camus, dont l’armure corporelle entretenue par l’Écran donnait à son teint un hâle d’une extraordinaire profondeur, se tenait sur le pont, l’œil collé à l’oculaire d’un instrument de navigation qu’il semblait s’efforcer d’étalonner. La vue de cet instrument donna à Carpenter une idée de l’identité du marin : l’océanographe-navigateur qui devait faire office de second. Il le héla du bord du quai.

— C’est vous, Hitchcock ?

— Oui, fit le marin, sur ses gardes, presque hostile.

— Je suis Paul Carpenter. Le nouveau capitaine.

Hitchcock le jaugea longuement du regard. Il avait des yeux au globe très saillant, cerclés de rouge.

— Bon, euh !… Bienvenue à bord, capitaine.

L’invitation manquait de cordialité, mais Carpenter ne s’attendait pas à autre chose. Il savait qu’il était l’ennemi, le représentant de la classe dirigeante, placé en position d’autorité temporaire sur l’équipage du Tonopah Maru grâce à quelque décision arbitraire émanant de la vaste et lointaine bureaucratie. Il faudrait exécuter ses ordres, ce qui ne signifiait pas l’apprécier, ni le respecter, ni se laisser en aucune manière impressionner.

Mais il convenait de respecter les apparences. Carpenter descendit la passerelle, posa son sac sur le pont et attendit tranquillement que Hitchcock vienne à lui, la main tendue.

La poignée de main parut sincère. Hitchcock se déplaçait lentement, mais son étreinte était puissante et franche. Carpenter obtint même un sourire en prime.

— Content de faire votre connaissance, cap’tain.

— Moi aussi. D’où êtes-vous originaire, Hitchcock ?

— Maui.

Cela expliquait donc le teint, le visage et les cheveux grisonnants. Un mélange afro-hawaïen et une bonne couche d’Écran qui accentuait le hâle. Il était plus grand que Carpenter ne l’avait vu d’en haut et plus vieux, la cinquantaine bien sonnée.

— Un beau pays, dit Carpenter. J’y suis allé il y a quelques années. À Wailuku.

— Ouais, fit Hitchcock, sans manifester un grand intérêt. C’est bien demain qu’on lève l’ancre, cap’tain ?

— Absolument.

— Vous avez déjà navigué sur un bateau comme le nôtre ?

— Non, jamais, répondit posément Carpenter. C’est la première fois que je vais prendre la mer. Voulez-vous me faire une visite guidée ? Et j’aimerais aussi rencontrer le reste de l’équipage.

— Bien sûr. Tenez, en voilà un. Nakata ! Hé ! Nakata ! Viens dire bonjour au nouveau cap’tain !

Les yeux plissés pour se protéger du soleil, Carpenter découvrit à l’autre bout du navire une frêle silhouette juchée dans la superstructure, qui s’affairait près du logement des grappins. De loin, il paraissait minuscule à côté de l’énorme appareillage ventru, le mécanisme colossal et silencieux, capable de projeter très haut les grappins géants qui se ficheraient dans les flancs des icebergs les plus monstrueux.

Hitchcock fit des signes à Nakata, qui descendit de son perchoir. Le lanceur de grappins était un petit bonhomme souple comme un chat, aux yeux de fouine, qui dégageait une extraordinaire impression d’assurance. Il semblait être un peu plus haut que Hitchcock dans la hiérarchie. Sans hésiter, il tendit la main au nouveau capitaine, comme à un égal. La suffisance habituelle des Nippons, songea Carpenter. Le fait d’être américain d’origine japonaise ne procurait pourtant pas d’avantages particuliers dans la hiérarchie de Samurai, pas plus qu’une origine polonaise, chinoise ou turque. Les vrais Japonais n’accordaient pas de traitement de faveur à leurs cousins au sang mêlé. À leurs yeux, un patronyme japonais ne faisait pas nécessairement de quelqu’un un véritable Japonais. Pas de sentiments chez ces gens-là.

— On va se faire quelques monstres de glace, hein, cap’tain ? lança Nakata avec un large sourire. Faut pas que les gens crèvent de soif à San Francisco, ajouta-t-il en pouffant.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à San Francisco ? demanda Carpenter.

— Tout, répondit Nakata. Une ville de cinglés. Toujours été comme ça. Des homos, des grosses têtes, des tordus en tout genre. Vous n’êtes pas de Frisco, hein, cap’tain ?

— Non, Los Angeles. De l’ouest, pour être précis.

— Bon… Moi, je suis de Santa Monica, à quelques encablures de chez vous. J’ai toujours détesté cette ville. Samurai avait prévu d’envoyer ce bateau à Los Angeles, vous savez, mais Frisco l’a affrété le mois dernier.

Il agita vaguement la main derrière lui, en direction de la baie au fond de laquelle la charmante cité s’étageait sur les collines.

— Je trouve ça très drôle, reprit Nakata, de transporter de l’eau douce pour la Californie du Nord. Mais on fait le travail pour lequel on est payé, hein, cap’tain ?

— Exact, répondit Carpenter en hochant la tête. C’est le système.

— Je vous fais visiter le bateau maintenant ? demanda Hitchcock.

— L’équipage comprend encore deux personnes, non ?

— Oui, Caskie et Rennett. Elles font une virée en ville et ne devraient pas tarder à revenir.

Rennett était chargée des opérations et de l’entretien, Caskie des communications. Carpenter fut légèrement contrarié de constater que les deux femmes n’étaient pas à bord pour l’accueillir, mais il n’avait prévenu personne de l’heure précise de son arrivée. Il se dit que l’accueil officiel n’était que partie remise.

Hitchcock l’emmena donc faire le tour du navire, en commençant par les énormes robinets du pont et le lance-grappins. Il distingua les grappins colossaux, bien rangés dans l’enfoncement ménagé dans le flanc du bateau ; puis ils descendirent jeter un coup d’œil au moteur à propulsion nucléaire, assez puissant pour remorquer sur la moitié de la planète une île d’une bonne taille.

— Et voici nos somptueuses cabines, annonça Hitchcock.

Carpenter savait qu’il ne devait pas s’attendre à quelque chose de luxueux, mais il était loin d’imaginer un tel manque de confort. Comme si les architectes du bâtiment, ayant oublié qu’il devait y avoir à bord un équipage en chair et en os, n’avaient ménagé qu’après coup pour les marins un peu d’espace au milieu de toute la machinerie. Les différentes cabines étaient éparpillées dans les coins et les recoins. Celle de Carpenter, un poil plus grande que les autres, n’était pourtant guère plus spacieuse que l’une de ces capsules de couchage, de la taille d’un cercueil, qui faisaient office de chambres dans l’hôtel d’un aéroport ; pour les moments de détente, il leur fallait partager une unique petite bulle à l’arrière et la partie du pont avant où Carpenter avait vu Hitchcock vérifier son matériel.

Il va falloir vivre comme des sardines en boîte, se dit Carpenter.

Mais il était bien payé et il y avait des possibilités d’avancement. Et puis il pourrait au moins respirer l’air pur du large, plus salubre en tout cas que le brouillard gris, brun et vert, la purée de pois qui pesait la plupart du temps sur les régions habitables de la côte Ouest.

— Avez-vous les détails de notre itinéraire, cap’tain ? demanda Hitchcock quand il eut montré tout ce qu’il y avait à voir.

— Tout est là, répondit Carpenter en tapotant sa poche de poitrine.

— Ça vous ennuie, si je commence à l’étudier ?

Il tendit à Hitchcock le petit cube de données bleu qu’on lui avait remis le matin même au centre d’information. Il savait qu’il donnait un caractère quelque peu cérémonieux à sa prise de commandement en remettant officiellement à son navigateur le logiciel du programme prescrivant leur route. Hitchcock devait déjà avoir une idée approximative de leur destination et était probablement capable de les y conduire, à la manière des marins qui avaient sillonné le Pacifique depuis l’époque de sir Francis Drake et du capitaine Cook. Ils n’avaient jamais eu besoin d’ordinateurs et il en allait très probablement de même de Hitchcock. Mais la remise du cube de données au navigateur était l’équivalent moderne de la réunion de l’équipage au pied du grand mât, à la veille du départ, et cela ne déplaisait pas à Carpenter : il prenait un certain plaisir à être l’héritier d’une tradition ancienne.

Un hardi navigateur. Ulysse, Vasco de Gama, Christophe Colomb, Magellan. Le capitaine Kidd. Le capitaine Crochet. Le capitaine Achab.

Hitchcock se retira et le laissa seul dans la cabine exiguë. Carpenter rangea ses affaires, les tassant de son mieux dans les compartiments réservés à cet effet. Quand il eut terminé, il appela Nick Rhodes à son bureau des Laboratoires Santachiara.

— Tu n’as pas idée du luxe de ma cabine, commença-t-il. Je me sens comme J.P. Morgan à bord de son yacht.

— J’en suis très heureux pour toi, fit Rhodes d’un ton lugubre.

L’écran du viseur du communicateur de la cabine n’était pas beaucoup plus gros qu’un timbre-poste, la définition, de mauvaise qualité, en noir et blanc, semblait remonter aux balbutiements de l’électronique. Malgré cela, Carpenter remarqua la mine abattue de son ami.

— Ce n’est pas vrai, poursuivit-il, je mens effrontément. Il y a de quoi devenir claustrophobe ici. Si j’avais une érection, je ne pourrais même pas me retourner dans ce cagibi… Qu’est-ce qui ne va pas, Nick ?

— Pourquoi demandes-tu ça ?

— Je le vois sur mon viseur, comme le nez au milieu de ta figure. Tu sais que tu peux me parler franchement.

— Je viens d’avoir une discussion avec Isabelle, fit Rhodes après une hésitation.

— Et alors ?

Un autre petit silence.

— Que penses-tu d’elle, Paul ? Je veux la vérité.

Carpenter se demanda si c’était vraiment un sujet à aborder.

— C’est une femme très intéressante, répondit-il prudemment.

Rhodes ne sembla pas se contenter de si peu.

— Elle doit être extrêmement passionnée, reprit-il au bout d’un moment.

— Je t’ai dit que je voulais le fond de ta pensée.

— Et très entière dans ses convictions.

— En effet, approuva Rhodes. Ça, on peut le dire.

Carpenter hésita encore, puis décida d’aller de l’avant. On doit la vérité à ses amis.

— Mais ses convictions sont très embrouillées. Elle a la tête farcie d’idées stupides et mal assimilées dont elle te rebat les oreilles. C’est bien cela le problème, Nick ?

— Exactement… Elle me rend fou, Paul.

— Raconte-moi.

— Hier soir, quand nous nous sommes couchés, j’ai voulu la prendre dans mes bras, comme je le fais toujours… C’est aussi naturel pour moi que de respirer. Mais, non, rien à faire. Elle voulait parler de la Relation. Pas de moi ni d’elle, non, de la Relation. Et tout de suite, ça ne pouvait pas attendre. Elle m’a dit que mes recherches mettaient la Relation en péril.

— Si tu veux mon avis, il y a du vrai là-dedans. Qu’est-ce qui compte le plus pour toi ?

— C’est tout le problème, Paul. Les deux sont aussi importants l’un que l’autre. J’aime mon travail et j’aime Isabelle. Mais elle veut que je quitte Santachiara. Elle ne m’a pas vraiment dit : « Soit tu arrêtes, soit nous nous séparons », mais, en substance, elle me demande de choisir.

Carpenter tapota de l’ongle le devant de ses dents.

— As-tu envie de l’épouser ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Je n’en suis pas sûr. Je n’envisage pas sérieusement de me remarier, pas encore, mais, s’il y a une chose dont je suis certain, c’est de vouloir rester avec elle. Si elle insistait pour que je l’épouse, j’accepterais probablement. Il faut que je te dise, Paul, que sur le plan physique je n’ai jamais rien connu de tel. Dès que j’entre dans la pièce où elle se trouve, j’ai des picotements partout. Entre les jambes, au bout des doigts, dans les chevilles. J’ai l’impression de sentir une sorte de rayonnement qui émane d’elle et me fait perdre la tête. Et, dès que je pose la main sur elle, dès que nous commençons à faire l’amour…

Carpenter fixait le viseur d’un regard sombre. Rhodes avait les réactions d’un collégien enamouré. Ou, plus grave, d’un adulte érotomane complètement paumé.

— Je t’assure, quand nous faisons l’amour… Tu ne peux pas imaginer… non, tu ne peux pas imaginer…

Bien sûr. Tout en écoutant les divagations de Nick sur le fantastique sex-appeal d’Isabelle Martine, l’image qui venait à l’esprit de Carpenter était celle d’une énorme masse crépue de cheveux rouges, semblable à une paille de fer, et de deux yeux implacables et farouches, d’une dureté quasi névrotique.

— Très bien, dit enfin Carpenter. Tu bandes pour elle, je crois que je peux comprendre ça. Mais, si elle te demande de renoncer à tes recherches… Je suppose, poursuivit-il, le front plissé, qu’elle les trouve immorales ? Toutes ces foutaises sur la transformation de l’espèce humaine en monstres de Frankenstein à faire froid dans le dos ?

— Oui.

Carpenter sentit la colère monter en lui.

— Tu sais aussi bien que moi, reprit-il, que ce sont les conneries antiscientifiques habituelles que les niais qui partagent sa tournure d’esprit dégoisent depuis le début de la révolution industrielle. Tu m’as dit toi-même qu’elle reconnaît ne pas voir de solution de rechange à l’adaptation. Et elle continue quand même à démolir ton travail à Santachiara. Bon Dieu, Nick ! Un scientifique de ton niveau devrait avoir assez de bon sens pour ne pas s’amouracher d’une femme comme elle !

— Trop tard, Paul. Le mal est fait.

— Je sais. Elle t’a ensorcelé avec son vagin magique, capable de donner un plaisir absolument fantastique, unique et irremplaçable, dont tu ne pourrais jamais trouver le pareil, même en cherchant dans toute la gent féminine, et dont tu es incapable de…

— Paul, je t’en prie !

— Excuse-moi.

— Je reconnais, fit Rhodes avec un sourire penaud, que je suis obsédé par cette femme et que c’est idiot. Mais c’est comme ça, je n’y peux rien. J’ai aussi clairement conscience que ses idées politiques ne sont qu’un fatras d’inepties simplistes. L’ennui, Paul, est que, d’une certaine manière, je suis d’accord avec elle.

— Comment ? Tu t’es vraiment mis dans la merde, mon vieux ! Tu es d’accord avec elle ?

— Je ne dis pas qu’il est immoral d’avoir recours au génie génétique pour nous aider à surmonter tous les dangers qui nous attendent, non. Isabelle a le cerveau bien dérangé si elle s’imagine que nous pourrons continuer à vivre sur la Terre sans modifier l’espèce humaine. C’est inéluctable. Nous n’avons pas le choix.

— Alors, sur quoi es-tu d’accord avec elle ?

— Nous y arrivons. Les travaux dans le domaine génétique aux Laboratoires Santachiara sont beaucoup plus avancés que toutes les recherches en cours n’importe où ailleurs. Samurai dispose, comme tout le monde, d’un service d’espionnage industriel et les rapports dont j’ai eu connaissance m’ont donné la conviction absolue que nous avons beaucoup d’avance. Et ce dont je t’ai parlé la semaine dernière, la nouvelle voie dans laquelle le jeune Alex Van Vliet veut s’engager, nous permettrait de creuser définitivement l’écart. Je l’avoue à contrecœur, l’idée de Van Vliet, aussi extravagante qu’elle paraisse, semble receler plus de promesses pour aider notre espèce à résoudre les problèmes de dégradation du milieu au siècle prochain que n’importe quel autre projet qui m’ait été soumis.

— L’idée de l’hémoglobine ?

— C’est bien ça. Certaines percées d’une importance cruciale sont encore à faire, mais qui peut affirmer que les problèmes ne pourront être résolus ? Tu sais bien que je préférerais jeter aux oubliettes ce projet qui me terrifie, mais je ne peux pas. Je ne peux pas, c’est tout ! Pas avant d’avoir fait procéder à des simulations sérieuses et effectué des travaux de laboratoire. Même si cela paraît un peu bébête, ma conscience ne me permet pas de le condamner a priori, avant toute expérience.

— C’est très bien. Il n’y a pas de mal à écouter sa conscience, Nick.

— Les réserves que je fais sur ce projet ne sont pas seulement morales, comme je te l’ai expliqué, mais aussi d’ordre technique. Je ne suis absolument pas certain qu’il soit réalisable ou, même s’il l’était, qu’il faille le réaliser. Mais, en la matière, j’ai des conceptions très traditionnelles. Je commence à me faire vieux pour des hypothèses aussi hardies. Il est possible que je me sois désespérément encroûté et que Van Vliet ait du génie ; le seul moyen de le savoir est de vérifier sérieusement sa théorie. C’est ce que nous allons faire. Pendant deux jours, je me suis tâté, mais, ce matin, j’ai convoqué Van Vliet pour lui annoncer que j’allais demander une augmentation de son budget de recherches.

— C’est la seule voie honorable, fit Carpenter.

— Mais si le projet se révèle réalisable et si Santachiara parvient à le mener à bien, Samurai Industries aura la mainmise sur la survie des habitants de notre planète. Samurai détiendra le monopole de la vie, tu comprends, Paul ?

— Bon Dieu !

— Pour continuer à respirer, il faudra se faire restructurer par Samurai. Pour mettre au monde des enfants capables de survivre à l’extérieur d’une pièce hermétiquement close, il faudra faire remodeler ses gènes par Samurai. Ce sera un empire planétaire, Paul, un contrôle absolu sur toute la population. Et je suis en train de faire les premiers préparatifs pour emballer le paquet que je finirai par livrer à New Tokyo. Comment imagines-tu que je vive cela, avec ou sans la rhétorique d’Isabelle ?

— Si tu quittes Samurai aujourd’hui, demanda Carpenter, le résultat ne sera-t-il pas le même ? Un autre livrera le paquet à ta place.

— Justement, ce sera un autre. Ça change tout.

— Et que feras-tu, si tu décides de partir ?

— Je peux trouver un poste n’importe où. Chez Kyocera, I.B.M./Toshiba ou une des mégafirmes suisses.

— Et, dans quatre générations, Samurai Industries aura toute la planète sous sa domination.

— Je ne serai plus là pour le voir. Et, au moins, mon nom ne sera pas maudit par les générations à venir pour avoir contribué à remettre la planète entre leurs mains.

— Tu parles comme l’un de ces physiciens du XXe siècle qui ont refusé de participer à l’élaboration de la bombe atomique, parce ce qu’il s’agissait d’une arme trop destructrice. Même sans leur concours, la bombe a été fabriquée. D’autres ne demandaient pas mieux que de travailler sur ce projet. En fin de compte, qu’est-ce que les scrupules de notre physicien ont changé à l’affaire, puisqu’il fallait faire le travail et que des collègues se sont proposés ?

— Cela a peut-être changé certaines choses pour lui, répondit Rhodes. La qualité de son sommeil et le regard qu’il posait sur lui-même dans son miroir. Mais l’analogie est faussée, Paul, parce que nous étions en guerre. Il fallait être dévoué à sa patrie.

— Aujourd’hui aussi il y a une guerre, répliqua Carpenter. Une guerre d’un genre différent, mais une guerre malgré tout. Et nous avons toutes les chances de la perdre si nous ne prenons pas des mesures radicales. Tu l’as dit toi-même.

Rhodes braqua sur lui un regard triste. Des interférences produites quelque part dans l’atmosphère barraient son visage de traînées grises et floues.

— Je n’ai pas une grande force de caractère, Paul. Tu le sais bien. Peut-être ne suis-je pas capable d’assumer la responsabilité de devenir celui qui aura permis à Samurai Industries de faire main basse sur la planète. Si nous sommes contraints de transformer toute notre espèce, cela ne doit pas être au profit d’une seule mégafirme.

— Alors, tu vas vraiment partir, Nick ?

— Je ne sais pas. J’avoue que la perspective qu’un tel pouvoir soit détenu par Samurai me plonge dans un abîme de confusion. Je ne me suis jamais trouvé dans ce genre de situation. Et j’aime mon boulot. J’aime être à Santachiara. Je pense la plupart du temps que ce que nous faisons est important et nécessaire. Mais Isabelle exerce une pression terrible sur moi et cela me brouille les idées. Si jamais elle devinait la nature de mes inquiétudes, elle ne me laisserait plus en paix un seul instant. Elle considère déjà les mégafirmes comme des dangers pour l’humanité. Surtout Samurai.

— Elle est perturbée, Nick.

— Non, elle est simplement une ardente…

— Écoute-moi, Nick ! Isabelle souffre de troubles affectifs. Tout comme son amie Jolanda que tu as eu la bonté de jeter dans mon lit, l’autre soir. Ces femmes ont une sexualité très développée et, nous autres, toujours en quête du réconfort d’une partie de jambes en l’air, sommes terriblement vulnérables à l’appel de la drogue mystérieuse qui palpite entre leurs cuisses ; mais leur crâne est bourré de toutes sortes de conneries. Elles manquent de culture, elles ont des connaissances plus que sommaires et ne sont pas capables de penser correctement ; elles gobent tous les scénarios-catastrophes qui circulent et passent leur temps à défiler et à scander des slogans pour essayer de changer le monde de cinq manières différentes et incompatibles à la fois.

— Je ne vois pas en quoi cela t’autorise à dire quelle souffre de troubles affectifs, fit sèchement Rhodes.

— Bien sûr que tu ne vois pas : tu es amoureux d’elle et tout ce qu’elle fait trouve grâce à tes yeux. Eh bien, Nick, si Isabelle t’aimait, elle serait capable de faire la moitié du chemin pour comprendre la portée de tes travaux au lieu d’afficher cette jalousie paranoïaque, cette haine de ton dévouement à la sauvegarde de l’humanité. Au lieu de cela, elle se délecte du pouvoir qu’elle a sur toi et espère éprouver un grand frisson de bonheur, le jour où elle réussira à t’arracher à tes errements. Elle est incapable de saisir les contradictions inhérentes à la répulsion que lui inspirent tes travaux, contradictions qu’elle parvient maintenant à implanter dans ton propre esprit. Tu t’es empêtré de quelqu’un qui ne te convient pas du tout, Nick. À ta place, je la laisserais tomber sans perdre une seconde.

— Je ne désespère pas de l’amener à mon point de vue.

— D’accord ! La raison finira par triompher, comme toujours ! L’expérience m’a pourtant appris que la raison ne triomphe jamais ou presque. À propos, quel est exactement ton point de vue ? Tu veux mener à bien tes recherches, mais le projet de Van Vliet t’inquiète et tu es terrifié à l’idée de devoir remettre un jour à Samurai la clé de la domination planétaire.

Carpenter prit une longue inspiration. Il se demanda s’il n’était pas trop dur avec Rhodes.

— Si tu veux un petit conseil d’ami, reprit-il, n’abandonne pas le génie génétique. Parce que tu crois fondamentalement à l’importance et à la nécessité de ce que tu fais. N’est-ce pas, Nick ?

— Euh !…

— Bien sûr que tu y crois ! Tu hésites peut-être à remettre un tel pouvoir entre les mains de Samurai Industries et je comprends assurément ta position, mais, au fond, tu es persuadé que l’adaptation de l’espèce humaine à l’atmosphère du futur est la seule solution pour perpétuer notre civilisation sur la Terre.

— Oui, j’en suis persuadé.

— Avec juste raison. Ton boulot est la seule chose qui te permette de préserver ton équilibre mental dans ce pauvre monde réduit à l’état de serre géante. Ne l’abandonne surtout pas ! Plonge-toi dedans, aussi profondément que tu le peux, et, si Isabelle ne peut pas le supporter, trouve-toi une autre amie. Je suis sérieux, tu sais. Tu auras la sensation, pendant un certain temps, d’avoir subi une sorte d’amputation, puis tu rencontreras quelqu’un d’autre – comme cela arrive toujours – et, même si ce n’est pas aussi magique qu’avec Isabelle, ce sera bien et, au bout d’un moment, tu te demanderas ce qu’il pouvait bien y avoir eu de magique.

— Je ne sais pas. Je ne pense pas que…

— Ne pense pas ! Agis. Pour ce qui est de tes scrupules à apporter à Samurai le monde sur un plateau d’argent, ce n’est pas difficile non plus. Tu n’as qu’à quitter Santachiara et t’adresser ailleurs, chez Kyocera-Merck par exemple. Emmène toute ton équipe. Fais profiter la concurrence du fruit de vos recherches en biotechnologie. Laisse-les s’entre-déchirer pour la domination planétaire, mais qu’au moins cette technologie soit utilisable quand l’humanité en aura besoin.

— Mais je ne peux pas faire ça ; ce serait une violation de mon contrat. Ils me traqueraient pour m’abattre.

— Il y a des exemples de gens qui ont survécu après avoir changé d’employeur, Nick. Tu pourrais bénéficier d’une protection. Il te suffit de rendre public ton désir de ne pas voir une seule mégafirme détenir le secret des travaux sur l’adapto humain. Et ensuite…

— Écoute, Paul, cette conversation commence à devenir très dangereuse.

— Oui, je sais.

— Il vaudrait mieux en rester là. Je dois réfléchir à tout ce que tu m’as dit.

— J’embarque demain. Je serai dans le Pacifique pendant plusieurs semaines.

— Donne-moi un numéro où je pourrai te joindre à bord du navire.

— Non, fit Carpenter après un instant de réflexion. Ce n’est pas une bonne idée. Navire affrété par Samurai, fréquences radio de Samurai. Nous discuterons à mon retour à Frisco.

— Bon, d’accord.

Rhodes paraissait très nerveux, comme s’il commençait à imaginer que leur conversation était déjà un sujet de débat au niveau le plus élevé de la Compagnie.

— Au fait, Paul, un grand merci pour tout ce que tu m’as dit. Je sais que tu m’as parlé de certaines choses qu’il était important que j’entende. Mais je ne sais pas si je serai en mesure de les mettre en pratique.

— Cela ne dépend que de toi, mon vieux.

— Je suppose.

Un faible sourire joua sur le visage de Rhodes.

— Fais bien attention à toi quand tu seras en pleine mer, reprit-il. Et rapporte-moi un iceberg, s’il te plaît. Un petit.

— Gros comme ça, fit Carpenter, écartant le pouce et l’index de cinq centimètres. Bonne chance, Nick.

— Merci, dit Rhodes. Merci pour tout.


L’écran du viseur s’éteignit. Carpenter haussa les épaules, secoua la tête. Un élan de pitié pour Nick Rhodes monta en lui et il eut le sentiment écrasant de l’inutilité de tout ce qu’il venait de dire. Rhodes souffrait, certes, mais il était trop faible, trop indécis, trop vulnérable pour réussir à se détacher de tout ce qui lui faisait du mal. L’échec de son mariage avait bien failli le tuer ; sous le coup de la déception, il s’était entiché d’une de ces écervelées gauchisantes de San Francisco et se retrouvait maintenant pieds et poings liés, prisonnier du vagin magique d’Isabelle Martine de qui il lui fallait subir tous les soirs, au retour du labo, les récriminations contre les manipulations génétiques. Affreux. Et, par-dessus le marché, il se rongeait d’inquiétude à l’idée de voir aboutir les travaux de son équipe, une réussite qui ferait tomber l’économie mondiale sous la griffe de Samurai Industries. Tout cela témoignait d’une composante masochiste dans la structure psychique de Rhodes, dont Carpenter n’avait jamais pris clairement conscience.

Et merde ! se dit-il. La vérité, c’est que Nick s’inquiète trop. S’il continue, il descendra prématurément dans la tombe. Mais on dirait qu’il aime cela ! Voilà quelque chose que j’ai vraiment beaucoup de mal à comprendre.

Carpenter remonta voir si le reste de son équipage était de retour.


C’était apparemment le cas. En grimpant à l’échelle, il entendit des voix. La grosse voix bourrue de Hitchcock et le ténor léger de Nakata, mais il y en avait deux autres, des voix féminines. Carpenter s’arrêta et tendit l’oreille.

— De toute façon, on se débrouillera, déclara Hitchcock.

— Mais, si c’est encore un connard, un de ces crétins de la Compagnie ?… lança une voix de femme.

— Un connard, d’accord, mais probablement pas un crétin, fit Nakata. Un crétin ne peut pas atteindre l’Échelon Onze.

— Ce que je n’aime pas, reprit Hitchcock, c’est qu’ils passent leur temps à nous envoyer leurs foutus Salariés au lieu de choisir un vrai marin. Tout ça parce qu’ils ont vaguement appris quels boutons il faut pousser. Ça ne veut pourtant rien dire, ils devraient bien le comprendre !

— Écoute, tant qu’il fait correctement son boulot et qu’il nous fiche la paix…

— Une voix de femme, pas la même.

Très bien, se dit Carpenter. Je pousserai les boutons qu’il faut pousser, je vous ficherai la paix aussi longtemps que vous pousserez les vôtres et tout le monde sera content. D’accord ? Marché conclu ?

La grogne de l’équipage ne le dérangeait pas. Avec l’arrivée d’un nouveau capitaine, il fallait s’y attendre ; toute autre réaction eût été surprenante. Ils n’avaient aucune raison de se prendre d’affection pour lui dès la première rencontre. Il faudrait simplement leur montrer qu’il se contentait de faire son boulot, tout comme eux, et qu’il ne tenait pas plus à être là qu’eux ne tenaient à le voir. Mais il était là. Pour un certain temps. Et c’est à lui qu’incombait la responsabilité de la conduite du navire. C’est lui qui se ferait taper sur les doigts par la Compagnie si quelque chose allait de travers.

Mais qu’est-ce qui pourrait aller de travers sur un simple remorqueur d’icebergs ?

Carpenter gravit les derniers échelons menant au pont, assez bruyamment pour avertir les autres de son arrivée. La conversation cessa dès que le bruit de ses pas sur les traverses métalliques résonna sur le pont.

Il déboucha dans la lumière éclatante du jour. L’air humide était dense, dégoûtant ; au fond de la baie un soleil verdâtre et bouffi était empalé sur la pointe d’une des tours de San Francisco.

— Cap’tain, fit Hitchcock, je vous présente Caskie, communications, et Rennett, entretien et machines. C’est le capitaine Carpenter.

— Repos ! fit Carpenter.

Cela lui sembla la chose la plus naturelle à dire.

Caskie et Rennett étaient toutes deux de petite taille, mais la ressemblance s’arrêtait là. Rennett, trapue, large d’épaules, lui arrivait à peine à la poitrine et avait un air très dur, très belliqueux. Carpenter se dit qu’elle était très probablement originaire d’une de ces régions de plaines poussiéreuses du Middle West ; ces gens-là avaient tous le même air agressif. Rennett avait le crâne rasé, comme cela se faisait beaucoup dans ces coins-là et, sous le hâle uniforme, le reflet pourpre de l’Écran qui transparaissait la faisait presque paraître fluorescente. Sans sa petite taille, on aurait pu oublier qu’elle était du sexe féminin.

Deux yeux bruns, brillants comme des billes et deux fois plus durs, se plantèrent dans ceux de Carpenter.

— Désolée d’être revenue si tard, dit-elle, sans paraître en penser un traître mot.

Caskie, la spécialiste des communications, menue, presque frêle, avait une apparence plus douce, sensiblement plus féminine ; pas de crâne rasé pour elle, mais des cheveux noirs et lustrés, très abondants. Le visage était assez quelconque, avec une bouche large et un tout petit nez rond, la peau cloquée et pelée par le feu du soleil, mais elle avait malgré tout des formes agréables à l’œil et quelque chose d’attirant.

En apprenant que son équipage serait composé de deux hommes et de deux femmes, Carpenter s’était demandé comment éviter que les tensions sexuelles ne posent en mer de graves problèmes. En regardant Caskie, il se posa de nouveau la question. Mais la réponse lui vint presque aussitôt et elle était si évidente qu’il se reprocha de ne pas l’avoir vue immédiatement. Les deux femmes, Caskie et Rennett, formaient un couple, un ensemble fermé. Il n’y aurait pas de flirts sur le Tonopah Maru, pas de rivalités amoureuses pour lui compliquer la vie.

— Comme je suppose que vous le savez tous, dit-il, c’est la première fois que je prends la mer. Ce qui ne signifie pas que je sois dans l’ignorance des devoirs et des responsabilités d’un capitaine, mais seulement que je ne les ai jamais assumés. Vous formez un équipage expérimenté, vos dossiers attestent que vous avez un bon esprit d’équipe et je n’aurai jamais la prétention de connaître votre boulot mieux que vous. Si j’ai besoin de conseils pratiques et ne peux m’appuyer que sur des connaissances théoriques, je n’aurai pas honte de faire appel à vous. Mais il y a deux choses que je vous demande de ne pas oublier : d’une part, j’apprends vite, d’autre part, c’est moi qui serai tenu pour responsable par la Compagnie, si d’aventure nos résultats n’étaient pas satisfaisants.

— Croyez-vous qu’on va tirer au flanc simplement parce qu’on a un nouveau capitaine ? lança Rennett.

C’était bien l’accent du Middle West qu’il reconnut dans cette voix âpre, au timbre monocorde. Rennett avait grandi dans la pauvreté et la poussière, l’air souillé, infect, au milieu de bicoques branlantes aux fenêtres brisées, dans l’incertitude permanente du lendemain.

— Je n’ai jamais dit cela. Mais je ne veux pas que vous vous imaginiez que notre voyage sera moins fructueux, à cause de mon inexpérience présumée. Nous ferons bien notre travail, comme on l’attend de nous, et nous recevrons une jolie prime, à notre retour à San Francisco. Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, poursuivit-il avec un petit sourire contraint, et je me réjouis de naviguer avec un équipage aussi compétent. C’est tout ce que j’ai à dire. Nous lèverons l’ancre à 18 heures. Vous pouvez disposer.

Il les vit échanger des regards avant de rompre les rangs, mais fut incapable d’interpréter les expressions de leur visage. Soulagement de constater que le nouveau capitaine n’était pas un abruti fini ? Confirmation de leurs soupçons qu’il n’était rien d’autre ? Constitution d’un front des marins de métier contre le Salarié Échelon Onze, le parachuté méprisé ?

Inutile d’essayer de lire dans leurs pensées, se dit Carpenter. Prends le voyage au jour le jour, fais ton travail comme il se présente, garde la situation en main et tout ira bien.

Sa première tâche consistait à remplir les documents d’embarquement avec la capitainerie. Il descendit dans sa cabine pour s’en occuper, se frayant difficilement un passage dans l’entrepont exigu, encore mal connu, encombré de toutes sortes d’instruments et de matériel en tout genre.

En décrochant le récepteur téléphonique, il songea à rappeler Nick Rhodes pour atténuer la dureté des propos qu’il lui avait tenus. Dire à un homme que la femme qu’il aime est une dangereuse cinglée et qu’il devrait la larguer, c’est quand même un peu fort, même s’il s’agit de son meilleur ami. Nick était peut-être à cet instant précis en train de ruminer ses paroles avec un mélange de colère et de rancœur. Peut-être était-il préférable d’arrondir les angles ?

Non, se dit Carpenter, n’en fais rien.

Ce qu’il avait dit n’était que l’expression de la vérité telle qu’elle lui apparaissait. S’il s’était mépris sur Isabelle, mais il ne le croyait pas, Rhodes lui pardonnerait son manque de discernement ; au fil des ans, leur amitié avait surmonté des choses bien plus graves. Ils étaient indissolublement liés par le temps et leur passé, et rien de ce qu’ils se disaient ne pouvait endommager durablement ce lien.

Mais quand même…

Pauvre vieux, il était si malheureux. Et pourtant si gentil, si doux, et un si grand cerveau. Mais il se laissait toujours gagner par l’angoisse et le chagrin. Carpenter estimait que Nick méritait un meilleur sort. Mais il ne tombait que sur des femmes à qui il était incapable de s’imposer et, dans le seul domaine où il était un véritable génie, celui de ses recherches, il réussissait maintenant à se tournebouler la cervelle avec de terribles scrupules de conscience, entretenus sans raison.

Pas étonnant, dans ces conditions, qu’il aime la bouteille. L’alcool, qui ne l’obligeait pas à se lancer dans des discussions philosophiques, lui apportait au moins un peu de réconfort, de courtes périodes d’une ou deux heures. Carpenter se demanda ce qui se passerait quand l’alcool prendrait le dessus sur Rhodes et commencerait à s’attaquer aux aspects de sa vie qu’il maîtrisait encore.

Vraiment pas marrant, songea-t-il tristement. Il valait mieux ne pas rappeler Nick.

— Bureau du capitaine de port, annonça la voix d’un androïde qui apparut sur le viseur.

— C’est le capitaine Carpenter, commandant le Tonopah Maru. Je demande l’autorisation de quitter le port, à 18 heures…

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