Nakamura fit un petit geste discret mais impérieux de deux doigts de la main et l’image éclatante de ce qui ressemblait peu ou prou à un gigantesque frelon bardé de fer et dépourvu d’ailes se matérialisa dans l’air, emplissant presque tout l’espace de la vaste pièce austère où se déroulait l’entrevue avec Nick Rhodes.
— Ce que vous voyez, docteur Rhodes, est le prototype de notre vaisseau interstellaire. Si je vous le montre, ce n’est pas parce que vos travaux – si vous deviez lier votre avenir à celui de notre compagnie – se rapporteraient en aucune manière à notre programme spatial, mais simplement parce que je suis fort désireux de vous faire la démonstration de l’extraordinaire ambition de notre projet scientifique. M’accorderez-vous le plaisir de vous offrir un autre verre de cognac ?
— Euh !…
Mais Nakamura le servait déjà, versant généreusement l’alcool. Rhodes commençait à se sentir légèrement éméché, mais il avait pourtant l’impression de ne pas risquer grand-chose en buvant autant. Il avait senti d’entrée de jeu qu’il serait difficilement à la hauteur avec un Échelon Trois et s’attendait à être débordé, dépassé en permanence ; l’alcool était donc pour lui une sorte de cuirasse. Il avait déjà décidé de ne rien accepter lors de cette première entrevue, quelle que fût la finesse des techniques de manipulation de Nakamura. Rhodes était un buveur assez expérimenté pour savoir qu’un peu de cognac, ou même beaucoup, n’entamerait pas sa résolution ; et l’alcool l’aidait effectivement à chasser l’anxiété qu’il éprouvait devant cette situation déroutante, en territoire inconnu, en présence d’un personnage de si haut rang.
La conversation avait jusqu’alors été à sens unique. Rhodes savait qu’il était là pour écouter, pas pour essayer de faire une bonne impression. L’impression était déjà faite ; Kyocera en savait probablement plus long sur le docteur Rhodes que lui-même.
Pour commencer, Nakamura avait posé quelques questions détachées et assez vagues sur l’état présent de ses recherches. Des questions de pure politesse ; à l’évidence, le Nippon ne cherchait pas à lui extorquer les secrets de ses travaux. Rhodes lui raconta ce que tout le monde savait sur le programme génétique de Samurai ; Nakamura l’écouta poliment, approuvant, le guidant au long du récit de ce qui lui était familier et su de tous.
Puis la conversation se porta sur Kyocera-Merck.
— Nous nous préoccupons nous aussi du sort de notre espèce sur cette malheureuse planète, docteur Rhodes, déclara Nakamura avec la componction d’un étudiant s’apprêtant à se lancer dans un discours sur l’environnement. Nous avons, comme vous, le sentiment que des modifications biologiques seront nécessaires pour préparer l’humanité aux changements à venir ; mais nous n’avons pas, du moins je le pense, fait autant de progrès dans cette voie que votre grande compagnie. Comme vous devez déjà en être pleinement conscient, c’est pour cette raison que je vous ai demandé de venir aujourd’hui, afin d’étudier avec vous l’éventualité du transfert de vos extraordinaires compétences dans nos laboratoires.
Avec un sourire, une infime inclination de tête et un petit geste de la main, Nakamura indiqua à Rhodes qu’il n’était pas besoin, à ce stade, de répondre à cette première formulation explicite de l’objet de l’entretien.
— Nous avons toutefois, reprit-il, accompli des progrès remarquables dans la voie d’une solution d’une nature radicalement différente. Je parle de nos travaux, dont vous avez probablement entendu parler, pour mettre au point un vaisseau spatial se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, et qui sera capable de transporter des colons humains sur des planètes habitables, à l’extérieur du système solaire.
C’est à ce moment-là que Nakamura fit apparaître devant eux le modèle éclatant du prototype du vaisseau spatial.
Rhodes eut un mouvement de recul involontaire, comme s’il redoutait que l’objet ne tombe sur lui. Il savait pourtant qu’il ne s’agissait que d’une image obtenue par holographie.
— Savez-vous en quoi consiste notre projet de vaisseau spatial ? poursuivit Nakamura.
— Seulement dans les grandes lignes, répondit Rhodes sans mentir. En vérité, tout ce que je sais, c’est que ce projet existe. Qu’il existe depuis plusieurs années.
— En effet. Et il en va de même chez Samurai Industries. Étiez-vous au courant, docteur Rhodes ?
— Je n’en sais pas beaucoup plus. Mais, d’après les rumeurs, vous seriez bien plus avancés que nous.
— C’est exact. Nous avons effectué avec succès des essais au sol et nous sommes à la veille de notre premier vol expérimental.
Les yeux de Nakamura se mirent à pétiller. Ce qu’il divulguait à Rhodes était classé secret ; un petit acompte, à charge de réciprocité.
— Mais un problème est apparu, reprit-il, concernant la nature de la perception humaine dans les conditions extrêmes d’un voyage à une vitesse supérieure à celle de la lumière. C’est là-dessus que notre projet de vaisseau spatial et votre spécialité se chevauchent.
Rhodes en resta coi. Est-ce que Kyocera cherchait à l’engager pour le faire travailler sur ce vaisseau spatial ?
— La difficulté, expliqua Nakamura d’une voix douce, est qu’un voyage interstellaire à une vitesse supérieure à celle de la lumière engendre un ensemble de distorsions relativistes apparemment inévitables. Les occupants du vaisseau traverseront un espace altéré dans lequel, entre autres choses, les signaux visuels atteignant les nerfs optiques leur seront totalement inconnus. Nos yeux, vous le savez, sont conçus pour recevoir la lumière dans une partie définie du spectre et décoder les ensembles formés par cette lumière d’après nos représentations préalables de la forme des choses. À l’intérieur du vaisseau, sous l’influence d’un champ qui, littéralement, déforme le continuum environnant afin de permettre au vaisseau de traverser le milieu de l’espace-temps à des vitesses non relativistes, les ondes lumineuses sont soumises à des tensions extrêmes. Les informations reçues par les nerfs optiques de tous ceux qui voyageront à bord du vaisseau seront incompréhensibles. L’équipage, en fait, sera aveugle.
Il était difficile à Rhodes d’imaginer un tel discours de la bouche d’un Échelon Huit ou Neuf. Au niveau de la direction, la science était en général considérée comme quelque chose qu’il était préférable de laisser aux échelons inférieurs. Mais Nakamura semblait véritablement comprendre de quoi il parlait : son élocution, bien qu’empreinte du style guindé mégafirme-japonais, n’avait pas la rigidité d’une mémorisation.
Rhodes se demanda si on allait lui proposer de résoudre ce problème de cécité. C’est à cela, semblait-il, que Nakamura voulait en venir.
— Avez-vous entendu parler du docteur Wu Fang-shui ? demanda le Nippon à brûle-pourpoint.
Rhodes eut un mouvement de surprise. Il n’avait pas entendu ce nom depuis des années.
— Une figure légendaire dans l’histoire de la chirurgie génétique, fit-il. Le plus éminent spécialiste de sa génération. Un faiseur de miracles.
— Oui. En effet. Avez-vous une idée de l’endroit où il se trouve maintenant ?
— Il est mort depuis longtemps. Sa carrière s’est achevée par un affreux scandale. D’après ce que j’ai entendu dire, il se serait suicidé.
— Non, mon cher. Non, ce n’est pas vrai.
— Il ne s’est pas suicidé ?
— Il n’est pas mort. Il est vrai que le docteur Wu a vécu plusieurs années en exil après l’épouvantable scandale que vous avez mentionné. Mais nous l’avons retrouvé et il travaille aujourd’hui pour nous.
Rhodes fut suffoqué par cette révélation faite d’une voix tranquille, à tel point que sa main se mit à trembler violemment et qu’il renversa un peu de son cognac. Nakamura le resservit d’un geste prompt, presque instantané.
— J’ai de la peine à le croire, articula Rhodes. Je ne mets pas vos affirmations en doute, cela va sans dire, mais c’est comme si un astronome apprenait que Galilée venait de réapparaître et qu’il mettait au point un nouveau télescope. Comme si l’on apprenait à un biologiste qu’un nouvel article signé par Johann Mendel allait être publié. Ou comme si un mathématicien venait à apprendre qu’Edgar Madison…
— Oui, j’ai compris, fit Nakamura avec un petit sourire contraint.
La sécheresse de son ton indiquait clairement qu’il avait interrompu Rhodes pour lui éviter de passer en revue le panthéon scientifique avec sa verbosité éthylique.
— Mais le célèbre docteur Wu a préféré la fuite à la mort, après la révélation de ses expériences illicites dans l’État libre du Kazakhstan, le scandale, je pense, auquel vous avez fait allusion. Après avoir effectué d’importantes transformations de son aspect extérieur, il s’est réfugié sur l’un des satellites L-5. Il se trouve, voyez-vous, que dans le cadre des expériences menées au Kazakhstan, certains de ses travaux portaient sur des modes de vision de remplacement. Il effectue en ce moment sur l’équipage de notre vaisseau expérimental une restructuration génétique qui devrait permettre de résoudre les problèmes visuels causés par une vitesse supérieure à celle de la lumière.
D’une main tremblante, Rhodes porta son verre à ses lèvres.
Le vieux salopard de sinistre mémoire était encore de ce monde ! Il pratiquait en ce moment même ses sortilèges dans un laboratoire de Kyocera-Merck ! Qui aurait pu imaginer cela ?
— Si je devais entrer chez Kyocera, demanda Rhodes, je travaillerais sous les ordres du docteur Wu, pour ce projet spatial, c’est bien cela ?
— Pas du tout. D’après ce que nous savons de ses travaux au Kazakhstan, le docteur Wu devrait être en mesure de résoudre dans des délais très courts le problème de la perception visuelle dans les conditions de ce voyage sans avoir besoin de l’assistance d’un scientifique, fût-il aussi distingué que vous, docteur Rhodes. Par ailleurs, il serait stupide de notre part de vouloir changer l’orientation actuelle de vos recherches.
— Vous voulez dire que je poursuivrais ce que je fais à Santachiara, mais sous les auspices de Kyocera-Merck ?
— Précisément. Même si notre projet spatial suscite de grands espoirs, force nous est de reconnaître que la colonisation d’autres systèmes solaires n’est qu’une solution parmi d’autres. Il serait imprudent de négliger la voie du programme adapto. Chez Kyocera-Merck, nous sommes profondément préoccupés par l’apparente supériorité de votre compagnie dans ce domaine.
Il leur est donc venu aux oreilles, se dit Rhodes, que Samurai aspirait purement et simplement à la suprématie planétaire.
— Je vois, fit-il.
— En conséquence, nous sommes disposés à mettre à votre disposition la réplique de vos installations actuelles de recherches ou même à accroître leur capacité autant que vous le souhaiteriez. Nous vous fournirions tout le matériel dont vous pourriez avoir besoin, dans les limites budgétaires qu’il vous appartiendrait de fixer.
Rhodes commençait à avoir le gosier sec.
— Vous présentez les choses d’une manière très alléchante, fit-il d’une voix rauque.
— C’est le but que nous poursuivons. Il va sans dire que nous espérons que vous vous feriez accompagner de la totalité ou de la majorité de votre équipe de chercheurs.
— En faisant cela, je m’exposerais à des complications juridiques, vous ne croyez pas ?
— C’est nous qui nous exposerions à des complications juridiques, fit Nakamura. La compagnie, docteur, pas vous en tant qu’individu. Et nous sommes disposés à assumer ce risque.
Il avança la bouteille de cognac.
— Encore un ?
— Non, merci, répondit vivement Rhodes en posant la main sur son verre.
— Je crois que je vais m’en servir un, reprit Nakamura.
Il remplit son verre et le leva comme pour porter un toast. Affable, détendu, charmant, un vrai copain.
— Il serait, à mon avis, prématuré d’aborder dès aujourd’hui certains détails comme celui du salaire. Mais vous avez compris, j’en suis sûr, que nous saurons nous montrer d’une extrême générosité, à la fois en termes de rétribution directe et d’avancement hiérarchique, aussi bien pour vous que pour vos principaux collaborateurs.
La tête de Rhodes commençait à lui tourner.
— Passons maintenant, poursuivit Nakamura, au rapport entre le docteur Wu Fang-shui et ce dont nous venons de parler.
Oui. Il ne fallait pas oublier que Wu jouait un rôle dans cette histoire.
— Quand il en aura terminé avec le projet de vaisseau spatial, l’affaire de quelques mois, d’après nos estimations, il serait tout à fait possible d’intégrer le docteur Wu à votre équipe. Disons, en qualité de consultant. Un conseiller d’expérience, ni votre supérieur ni votre subordonné, simplement associé à votre projet, un réservoir de compétences techniques d’un très haut niveau. Nous tenons par exemple de source sûre qu’un membre de votre équipe a formulé une proposition audacieuse, pour ne pas dire radicale, ouvrant une nouvelle voie de recherches, qui pourrait se révéler extraordinairement fructueuse, mais qui, dans l’immédiat, est bouchée par des obstacles techniques apparemment insurmontables. Nous pouvons imaginer, en pareil cas, qu’un scientifique de la stature du docteur Wu, abordant ces obstacles avec un regard neuf, si j’ose dire, soit en mesure d’émettre des suggestions qui…
Rhodes était abasourdi.
Ils étaient déjà au courant des travaux de Van Vliet ? Selon toute apparence, oui. Et ils faisaient miroiter la présence d’une figure du calibre de Wu Fang-shui pour l’aider à mener à bien les propositions de Van Vliet ?
Incroyable. Absolument incroyable.
— Réflexion faite, je crois que je vais accepter ce verre, monsieur Nakamura.
— Certainement, fit Nakamura en lui versant une double, voire une triple dose.
Puisant dans les profondeurs inexplorées de son être, Rhodes trouva la force de poursuivre.
— Vous comprendrez que je ne suis pas en mesure de vous donner aujourd’hui une réponse définitive.
— Bien entendu. C’est un tournant décisif de votre carrière, pratiquement une restructuration. J’ai conscience de vos obligations envers Samurai Industries ou, plus précisément, Santachiara Technologies. Vous n’êtes pas homme à prendre de grandes décisions à la légère ou dans la précipitation. Nous le savons – nous vous avons observé très attentivement, docteur Rhodes, vous ne serez pas surpris de l’apprendre – et c’est un trait de votre caractère que nous apprécions. Prenez votre temps. Réfléchissez tranquillement. Discutez de ce dont je vous ai parlé avec vos amis, ceux auxquels vous pouvez vous confier.
— Oui.
— Il n’est pas besoin d’insister sur l’importance de la discrétion dans ces discussions.
— Absolument.
— Nous restons en contact, docteur Rhodes, conclut Nakamura en se levant.
— Oui. Certainement.
— Cette première réunion fut, pour moi, très fructueuse et j’espère qu’il en va de même pour vous.
— Oui. Extrêmement.
Au moment où Rhodes se retirait, Nakamura s’inclina devant lui d’une manière cérémonieuse. Rhodes fit de son mieux pour lui rendre gauchement son salut.
Un Échelon Trois qui me fait une courbette ! se dit-il. Incroyable !
Kurashiki l’attendait pour le raccompagner à sa voiture. Rhodes resta un moment assis, les mains sur le volant, encore hébété, ne sachant où demander à la voiture de le conduire. Il était encore assez tôt dans l’après-midi. Retourner au labo ? Non, pas tout de suite. Pas dans l’état où il était. Ivre ou tout comme, trempé d’une sueur aigre provoquée par l’extrême tension, il se sentait totalement épuisé. Au bord des larmes. Un entretien en tête à tête avec un Échelon Trois ; une proposition pour équiper un labo selon ses désirs, sans regarder à la dépense ; et, plus époustouflant encore, Wu Fang-shui en personne qui viendrait lui donner un coup de main ! Décidément, Rhodes n’en revenait pas.
Il fallait qu’il raconte tout cela à quelqu’un. Mais qui ? Isabelle ? Grand Dieu ! non ! Ned Svoboda ? Pas vraiment.
C’est Paul Carpenter qu’il lui fallait. Le seul être au monde en qui il eût une confiance absolue. Mais Carpenter était quelque part en mer, où il faisait joujou avec des icebergs. Rhodes savait bien que, pour l’instant, il était seul et qu’il lui faudrait lutter pour garder un secret si lourd qu’il avait l’impression d’avoir un bloc de plomb fondu dans la gorge.
— Conduisez-moi chez moi, ordonna-t-il à la voiture.
Il n’avait pas du tout le sentiment d’être un chef de service Échelon Huit, pas plus qu’un scientifique jouissant d’une considération internationale, il se sentait plutôt dans la peau d’un petit garçon qui s’était trop éloigné du rivage et se demandait comment regagner la terre ferme à la nage.