À l’approche du crépuscule, Carpenter confia le commandement du remorqueur à Hitchcock et prit le petit kayak aux flancs argentés qui faisait office de chaloupe pour se rendre à bord du Calamari Maru. Il se fit accompagner de Rennett.
La puanteur se dégageant du calamarier atteignit ses narines bien avant de grimper à l’échelle mono-fibre tressée, luisante, qu’on leur lança par-dessus le plat-bord ; une âcre pestilence, un miasme si dense qu’il en était presque visible. En s’en emplissant les poumons, on avait l’impression d’inhaler d’un seul coup tous les effluves de Cleveland. Carpenter regretta de ne pas avoir emporté un masque. Mais comment imaginer qu’on pourrait en avoir besoin en pleine mer, là où on était censé respirer un air à peu près convenable ?
Il n’aurait pas été étonné de découvrir que l’odeur infecte provenait de la charpente même du Calamari Maru, que la coque, le pont, la superstructure et tout le reste étaient couverts de pustules abjectes en putréfaction. En réalité, le navire ne semblait pas en trop mauvais état ; l’impression générale était seulement celle d’un manque de soin, de négligence dans l’entretien : taches noires sur le pont, amas de poussière de-ci de-là, quelques plaques couleur de rouille indiquant la corrosion par l’ozone. L’odeur nauséabonde venait des calmars.
Les entrailles du navire formaient une vaste cuve, un énorme atelier de dépeçage occupant toute la partie centrale. Carpenter avait vu des navires-usines comme celui-ci, à l’ancre dans le port d’Oakland – Samurai Industries en possédait des dizaines –, mais n’avait jamais pris le temps de réfléchir à ce que pouvait être la vie à bord de l’un d’eux.
En regardant à l’intérieur de la cuve, il découvrit un univers marin cauchemardesque, des bataillons de calmars ventrus, fantômes nacrés au corps mou et aux grands yeux nageant en groupe, changeant brusquement et simultanément de direction par dizaines. Des fléaux mécaniques en mouvement saisissaient et découpaient les céphalopodes, localisant et prélevant avec efficacité le tissu nerveux avant de laver à grande eau les parties comestibles entraînées vers l’installation de conditionnement, à l’extrémité de la cuve. L’odeur était insupportable. L’ensemble formait une impressionnante unité de traitement. Depuis que les plaines agricoles de l’Amérique du Nord et de l’Europe tempérée n’étaient plus que déserts stériles, depuis que la planète dépendait pour une grande partie de son approvisionnement du sol pauvre et pierreux du Canada septentrional et de la Sibérie, l’exploitation des mers était devenue vitale. Carpenter le comprenait bien, mais il n’aurait jamais imaginé une telle puanteur à bord d’un calamarier. Il réprima un haut-le-cœur.
— On s’y habitue, déclara la femme qui l’accueillit quand il se fut hissé sur le pont. Dans cinq minutes, vous ne sentirez plus rien.
— J’espère, fit-il. Je suis le capitaine Carpenter et voici Rennett, entretien et machines. Où est Kovalcik ?
— C’est moi, répondit la femme.
Carpenter écarquilla les yeux. Elle sembla amusée par sa réaction de surprise.
Robuste et rugueuse, Kovalcik était d’une taille au-dessus de la moyenne. Le visage aux pommettes saillantes et aux yeux très écartés exprimait le calme et la maîtrise de soi, mais une vive tension était évidente derrière cette façade. Elle portait une combinaison grise, d’étoffe grossière, qui lui allait comme un sac. Carpenter lui donna une trentaine d’années. Elle avait des cheveux bruns, coupés court, et une peau claire, étonnamment claire, sur laquelle l’Écran ne transparaissait presque pas. Carpenter distingua des signes de lésions dues au soleil, des marques de crevasses d’ozone, des taches rouges de brûlures. Deux membres de son équipage se tenaient derrière elle, deux femmes, portant également une combinaison, dont la peau également très claire ne semblait pas non plus en très bon état.
— Nous vous sommes très reconnaissantes d’être venus, dit Kovalcik. Nous avons de gros ennuis à bord.
Elle parlait d’une voix sans timbre, avec juste une pointe d’accent européen, difficile à distinguer, provenant de l’est de Vienne, mais impossible à situer plus précisément.
— Nous vous aiderons, si c’est en notre pouvoir, fit Carpenter.
Il découvrit qu’elles avaient découpé un bloc de son iceberg et l’avaient halé sur le pont pour le faire fondre dans trois grands récipients en aluminium. Le bloc de glace ne représentait pas un millionième de la masse totale de l’iceberg, pas un dix millionième, mais, en le voyant, Carpenter ressentit un mouvement de colère, comme si on avait porté atteinte à sa propriété, et un muscle se mit à battre sur sa joue. Sa réaction ne passa pas inaperçue.
— Oui, fit vivement Kovalcik, l’eau douce est un de nos problèmes. C’était le seul moyen de nous réapprovisionner. Le matériel est assez capricieux, ces temps-ci. Voulez-vous m’accompagner dans la cabine du capitaine. Nous devons parler de ce qui s’est passé et de ce qu’il convient de faire.
Elle le précéda sur le pont ; Rennett et les deux autres femmes leur emboîtèrent le pas.
Le Calamari Maru était un navire impressionnant. Grand, long, élancé, construit un peu sur le modèle du mollusque lui-même, propulsé par un réacteur qui engloutissait l’eau dans des compresseurs colossaux et la recrachait derrière lui. C’était l’une des nombreuses solutions aux problèmes du transport maritime mises en œuvre dans le but de limiter le dégagement de CO2. D’énormes structures ressemblant à des bossoirs couraient de chaque côté du pont. Kovalcik expliqua qu’il s’agissait de leurres couverts de photophores bioluminescents que l’on mettait à l’eau et qui émettaient une lumière imitant celle du corps des calmars ; les mollusques accouraient de très loin, s’attendant à trouver un grand et joyeux rassemblement de congénères, et finissaient dans un filet.
— C’est un véritable abattoir que vous avez, fit Carpenter.
— Nous ne produisons pas seulement la chair, répliqua assez sèchement Kovalcik. Les calmars que nous péchons ont une valeur alimentaire, bien entendu, mais nous récupérons aussi les fibres nerveuses, les axones, nous les rapportons à terre où elles sont utilisées dans la fabrication de toutes sortes de biodétecteurs. Ces fibres sont très grosses, cent fois plus épaisses que les nôtres, les plus grosses qui existent, le système de signalisation le plus puissant de tous les animaux. On peut dire que les axones du calmar sont comme des ordinateurs unicellulaires. À bord de votre navire, vous avez une multitude de processeurs qui utilisent ces fibres, le saviez-vous ? Suivez-moi, je vous prie. Par ici.
Ils descendirent un plan incliné par un escalier étroit. Carpenter perçut des coups sourds et des bruits métalliques sur les parois. Il vit une cloison bosselée, portant de longues éraflures. L’éclairage était plus faible qu’il n’aurait dû l’être et l’appareillage électrique émettait un bourdonnement de mauvais augure. Il y avait une nouvelle odeur, chimique, qui piquait les narines, une odeur douceâtre, mais d’une douceur peu agréable, une odeur de brûlé plus qu’autre chose, qui ressortait sur la puanteur des calmars comme le son d’un piccolo sur un roulement de tambour. Rennett le regarda d’un air renfrogné. Ce rafiot était décidément en piteux état.
— Voici la cabine du capitaine, fit Kovalcik eu poussant une porte tordue sur ses gonds. Nous buvons un verre d’abord ?
Carpenter fut sidéré par les dimensions de la cabine, après toutes ces semaines passées dans la boîte de sardines qu’était le Tonopah Maru. Aussi vaste qu’un gymnase, elle contenait une table, un bureau, des rayonnages, une couchette confortable, un sanitaire et même un viseur de divertissement, le tout agréablement disposé, et avec de l’espace pour se déplacer. Le viseur était renversé. Kovalcik sortit d’un meuble une bouteille d’eau-de-vie péruvienne, Carpenter inclina la tête et elle servit trois alcools bien tassés. Ils burent en silence.
L’odeur des calmars était moins gênante dans la cabine, à moins qu’il ne commençât à s’y faire, comme l’avait dit Kovalcik. Mais la cabine sentait le renfermé ; malgré ses dimensions, l’air y était vicié, épais et visqueux, pénible à respirer. Le système de ventilation aussi est défectueux, songea Carpenter.
— Vous voyez les problèmes que nous avons, dit Kovalcik.
— Je vois que vous avez eu des problèmes, oui.
— Vous n’en voyez pas la moitié. Il faudrait voir aussi la salle de commandement. Prenez un autre verre et je vous y conduis.
— Pour l’alcool, ça ira, fit Carpenter. Si vous me racontiez plutôt ce qui se passe à bord de ce fichu bateau ?
— Venez d’abord voir la salle de commandement.
La salle de commandement se trouvait juste au-dessous de la cabine du capitaine. Elle était complètement saccagée.
Il n’y manquait que les traces d’un incendie. Des impacts de laser marquaient toutes les surfaces comme des cicatrices, des déchirures béantes trouaient le plafond. Des rubans luisants de mémoire de calculateur pendaient des classeurs de données tels des colliers brisés, des viscères répandus. De tous côtés on voyait les signes d’un affrontement sans merci, d’une guerre civile monstrueuse et insensée qui avait fait rage dans les régions les plus fragiles du cerveau du navire.
— Tout est détruit, dit Kovalcik. Plus rien ne fonctionne, sauf les programmes de traitement des calmars. Comme vous l’avez vu, tout ça va très bien et sans s’arrêter, les filets, les fléaux, les couteaux et tout. Mais tout le reste est endommagé. Notre synthétiseur d’eau, nos ventilateurs, notre matériel de navigation, bien d’autres choses encore. Nous faisons des réparations, mais cela prend beaucoup de temps.
— J’imagine, fit Carpenter. Vous vous en êtes donné à cœur joie ici, hein ?
— Ce fut une terrible bataille. Sur tous les ponts, dans toutes les cabines. Il était devenu nécessaire de mettre le capitaine Kohlberg aux arrêts, mais il a résisté, avec l’aide de quelques officiers.
À ces mots, Carpenter cligna des yeux et sentit sa respiration s’accélérer.
— Qu’est-ce que vous me chantez là ? Il y a eu une mutinerie à bord de ce navire ?
Pendant quelques secondes, le mot lourd de signification demeura suspendu entre eux comme un sabre tourbillonnant.
— Au bout d’un certain temps passé en mer, reprit Kovalcik d’une voix aussi neutre que précédemment, le capitaine est devenu comme fou. C’est la chaleur qui lui a fait ça, le soleil, l’air peut-être. Il a commencé à demander des choses impossibles. Il ne voulait pas entendre raison. Il a donc fallu lui retirer son commandement pour la sécurité de tous. Il y a eu une réunion et nous avons décidé de le mettre aux arrêts. Quelques officiers s’y sont opposés et il a fallu les mettre aux arrêts eux aussi.
Nom de Dieu ! se dit Carpenter, qui commençait à se sentir assez mal. Dans quel guêpier me suis-je fourré ?
— Pour moi, c’est une mutinerie, déclara Rennett.
Carpenter lui fit signe de se taire. Kovalcik commençait à se hérisser et, à tout moment, son attitude glaciale pouvait se muer en fureur dévastatrice. À l’évidence, il y avait tout à redouter de cette femme qui avait mis aux fers son capitaine et plusieurs de ses officiers. Une mutinerie restait une affaire grave. La situation demandait du doigté.
— Votre capitaine et ses officiers, ils sont encore en vie ? demanda-t-il.
— Oui, répondit Kovalcik. Je peux vous les montrer.
— Ce serait une bonne idée. Mais vous devriez peut-être commencer par me parler de vos doléances.
— Cela a-t-il encore de l’importance ?
— Pour moi, oui. J’ai besoin de savoir ce qui, pour vous, justifiait la séquestration de votre capitaine.
— Les raisons étaient nombreuses, fit Kovalcik d’une voix où perçait l’agacement, certaines graves, d’autres non. Les heures de travail, la composition des bordées, la répartition des vivres. Les choses empiraient chaque semaine. Il se conduisait comme un tyran. Un César. Pas au début, mais, petit à petit, il a changé. Il était intoxiqué par le soleil, il a attrapé la folie causée par la chaleur sur le cerveau. Il avait peur d’utiliser trop d’Écran, vous comprenez, peur d’en manquer avant la fin de notre voyage, alors il la rationné très sévèrement, pas seulement pour nous, pour lui aussi. C’était un de nos plus gros problèmes, l’Écran.
Kovalcik porta successivement la main à ses joues, ses avant-bras et ses poignets, où la peau rose était à vif.
— Vous voyez à quoi je ressemble ? poursuivit-elle. Nous sommes tous pareils. Kohlberg a réduit notre ration de moitié, puis encore de moitié. Le soleil a commencé à nous ronger la peau. Et l’ozone. Comme des rasoirs qui descendaient du ciel. Nous n’avions plus de protection, vous comprenez ? Il avait tellement peur de manquer d’Écran qu’il ne nous en distribuait qu’une toute petite quantité chaque jour. Nous souffrions, lui aussi, le soleil le rendait de plus en plus fou et nous recevions de moins en moins d’Écran. Il avait dû le cacher. Nous ne l’avons pas encore trouvé et nous devons nous contenter d’un quart de la dose normale.
Carpenter essaya d’imaginer ce que cela pouvait être de naviguer sans armure corporelle sous le soleil implacable de ces latitudes tropicales. L’injection quotidienne supprimée, la peau sans protection exposée à la virulence extrême de ce climat à effet de serre – couche d’ozone déficiente, ardeur du soleil. Kohlberg avait-il réellement pu être aussi stupide, ou aussi cinglé ? Il n’était pourtant pas possible de ne pas tenir compte des taches roses sur la peau à vif de Kovalcik.
— Vous aimeriez que nous vous fournissions une provision d’Écran, c’est bien cela ?
— Non, ce n’est pas ce que nous voulons. Tôt ou tard, nous découvrirons la cachette de Kohlberg.
— Alors, que voulez-vous de nous ?
— Venez, dit Kovalcik. Je vais vous montrer les officiers.
Les mutinés avaient entassé leurs prisonniers dans l’infirmerie, un local sinistre et humide, dans les profondeurs du navire, contenant trois doubles rangées de couchettes séparées par du matériel médical hors d’usage. Sur toutes les couchettes, sauf une, était étendu un homme au visage luisant de sueur, couvert d’une barbe de huit jours. Ils étaient conscients, mais à peine. Leurs poignets étaient liés.
— C’est très désagréable pour nous de les garder comme ça, déclara Kovalcik, mais que pouvons-nous faire ? Voici le capitaine Kohlberg.
Kohlberg était un costaud au faciès de Teuton, au regard vitreux.
— En ce moment, il est calme, expliqua Kovalcik, mais uniquement parce qu’il est sous sédatif. Ils le sont tous ; nous leur injectons cinquante centimètres cubes d’omnipax par jour. Mais c’est dangereux pour leur santé, ces injections quotidiennes. De plus, nos réserves de sédatif s’épuisent. Encore quelques jours et nous n’en aurons plus ; il sera plus difficile de les garder enfermés et, s’ils s’échappent, il y aura encore la guerre sur ce bateau.
— Je ne suis pas sûr que nous ayons de l’omnipax à bord, fit Carpenter. De toute façon, il n’y en aura pas assez pour que cela vous serve longtemps.
— Ce n’est pas non plus ce que nous demandons, dit Kovalcik.
— Mais, alors, que demandez-vous ?
— Ces cinq hommes, ils menacent la sécurité de tout l’équipage. Ils ont perdu le droit de commander. Ça, je peux vous le montrer, avec les enregistrements des combats qui ont eu lieu sur le bateau. Emmenez-les.
— Comment ?
Kovalcik lui lança un regard étrange, chargé d’une brusque intensité, farouche, impérieux, inquiétant.
— Emmenez-les sur votre bateau. Ils ne doivent pas rester ici. Ces hommes ont perdu la raison, nous devons nous débarrasser d’eux. Il faut nous laisser réparer notre bateau en paix et faire le travail pour lequel nous sommes payés. C’est une décision humanitaire, de les prendre avec vous. Vous allez repartir à San Francisco avec l’iceberg ? Emmenez-les, ces fauteurs de troubles. Ils ne seront pas un danger pour vous. Ils vous seront reconnaissants de les avoir secourus. Ici, ils sont comme des bombes qui finiront par exploser un jour.
Carpenter la regarda comme si elle était une bombe qui avait déjà explosé. Rennett s’était retournée et s’efforçait de maquiller en quinte de toux ce qui ressemblait fort à un éclat de rire hystérique.
Il avait bien besoin de ça, de se rendre complice des mutinés en acceptant obligeamment à son bord un groupe d’officiers chassés de leur propre navire. Des employés de Kyocera-Merck, en plus. Voler au secours de la mégafirme ennemie ! L’agent général de Samurai Industries à Frisco serait aux anges en voyant le remorqueur rentrer au port avec cinq hommes de Kyocera à bord. Il se réjouirait particulièrement d’apprendre que le capitaine avait agi ainsi pour des raisons humanitaires.
De toute façon, il n’avait pas de place pour eux. Où ces fichus officiers pourraient-ils dormir ? Sur le pont, entre les canons de pulvérisation ? Peut-être faudrait-il planter une tente sur l’iceberg ? Et comment les nourrir ? Comment leur fournir de l’Écran ? Tout était calculé à la molécule près.
— Je ne crois pas que vous compreniez notre situation, fit prudemment Carpenter. Outre la légalité de la chose, nous n’avons pas de place pour des passagers supplémentaires. Il y a tout juste de quoi loger notre équipage.
— Ce ne serait que pour peu de temps, non ? Une ou deux semaines ?
— Je vous dis que chaque millimètre est compté. Si Dieu Lui-même décidait de monter à notre bord, nous aurions toutes les peines du monde à Lui faire une petite place. Si vous avez besoin d’une aide technique pour remettre votre bateau en état, nous pouvons essayer de vous la fournir. Nous pouvons même vous donner des provisions. Mais embarquer cinq hommes…
Une lueur sauvage s’alluma dans les yeux de Kovalcik. Elle respirait de plus en plus vite.
— Vous devez faire ça pour nous ! Vous le devez ! Sinon…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Sinon ? répéta Carpenter.
Il n’eut pour toute réponse qu’un regard maussade, aussi avenant que le ciel d’ozone, strié de vert.
— Hilfe, murmura brusquement Kohlberg en remuant sur sa couchette.
— Que dit-il ?
— Il délire, répondit Kovalcik.
— Hilfe. Hilfe. In Gottes Namen, Hilfe !
Puis, d’une voix lente, avec un accent à couper au couteau, il prononça en anglais quelques mots articulés à grand-peine.
— Au secours ! Elle veut tous nous tuer !
— Il délire ? fit Carpenter.
Le regard de Kovalcik se fit encore plus glacial.
Elle prit une seringue ultrasonique dans une armoire à pharmacie, la pressa contre le bras de Kohlberg et appuya. Il y eut une sorte de petit bourdonnement et Kohlberg se rendormit. Des ronflements s’élevèrent de sa couchette.
Kovalcik sourit. Maintenant que le capitaine avait de nouveau glissé dans l’inconscience, elle semblait recouvrer son sang-froid.
— C’est un fou, dit-elle. Regardez donc ma peau. Voyez ce que sa folie a fait de moi, a fait de nous tous. Si cet homme s’échappait, s’il mettait en péril la suite de notre voyage… Oui, oui, nous le tuerions. Lui et les autres. Ce serait de la légitime défense, vous comprenez ? Mais il ne faut pas en arriver là.
Elle s’exprimait d’une voix de glace, si froide qu’elle aurait pu assurer la climatisation d’une ville entière.
— Vous n’étiez pas là pendant l’affrontement, reprit-elle. Vous ne savez pas ce que nous avons vécu. Nous ne revivrons pas ça. Emmenez ces hommes loin de nous, capitaine.
Elle fit un pas en arrière et croisa les bras. Un silence pesant s’abattit dans l’infirmerie, uniquement troublé par des craquements et des bruits sourds dans les entrailles du navire, et les ronflements intermittents de Kohlberg. Kovalcik était parfaitement calme, sa férocité et sa froideur n’étaient plus visibles. Comme si elle avait dit tout ce qu’elle avait à dire : voici la situation, vous avez entendu notre histoire, la balle se trouve maintenant dans votre camp, capitaine Carpenter.
Une sale affaire, et qui sent très mauvais, songea Carpenter.
Mais, à son profond étonnement, il découvrit sous l’irritation de s’être laissé entraîner dans cette histoire une étrange tristesse à la place de la colère qu’il aurait dû éprouver.
Malgré tout ce qu’il venait de voir, il se sentit envahi par une surprenante compassion pour Kovalcik, pour Kohlberg, pour le reste de l’équipage, pour toute la foutue planète ravagée par la pollution et la chaleur, sur laquelle ils avaient eu le malheur de voir le jour. Qui avait demandé ça… ? Le ciel verdâtre et écrasant, l’air torride, la nécessité quotidienne de l’injection d’Écran, la multitude d’improvisations frénétiques qui rendaient possible la poursuite de la vie sur la Terre ? Pas nous, songea-t-il. Nos arrière-arrière-grands-parents peut-être, mais pas nous. Eux ne sont plus là pour voir ce que la Terre est devenue, nous, si. Ils ont bousillé la planète, l’ont joyeusement et longuement violentée et nous ont légué la dépouille saccagée. Ils ne se sont même pas rendu compte de ce qu’ils faisaient. Et, même s’ils s’en étaient rendu compte, ils n’en auraient rien eu à faire.
Puis ses pensées prirent un autre cours. Que diable pouvait-il faire ? Kovalcik le prenait-il pour Jésus-Christ ? Il n’avait pas de place pour les officiers, il n’avait ni vivres ni Écran pour eux. Et le fond du problème, c’est que cette histoire ne le regardait pas. San Francisco attendait son iceberg et le bloc de glace fondait pendant qu’ils discutaient interminablement. Il était temps de passer à autre chose. Dis-lui n’importe quoi et fiche le camp.
— Bon, fit Carpenter, je vois quel est votre problème. Je ne suis pas tout à fait sûr d’être en mesure de vous aider, mais je ferai ce que je peux. Je vais procéder à l’inventaire de nos vivres de réserve et je vous ferai connaître ma décision. D’accord ?
Il se tourna vers Rennett qui, pendant un moment, semblait s’être évaporée dans une autre dimension, mais en était revenue. Elle considérait maintenant Carpenter d’un regard étrangement distant, comme si elle s’efforçait de pénétrer à l’intérieur de son crâne pour lire dans son cerveau. Tout son visage exprimait la provocation, l’agressivité. Elle voulait savoir comment il allait sortir de cette situation.
Lui aussi, d’ailleurs.
— Vous me donnerez votre réponse ce soir ? demanda Kovalcik.
— Demain matin, à la première heure, répond Carpenter. Je ne peux pas faire mieux. Il est trop tard pour régler tout cela aujourd’hui.
— Vous m’appellerez ?
— Oui, je vous appellerai. Venez, ajouta-t-il à l’adresse de Rennett. Il est temps de regagner notre bord.