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Bien calé dans son arceau d’apesanteur, Carpenter regardait le satellite Cornucopia, décrivant son orbite, qui venait d’apparaître juste devant la navette. Il se sentait merveilleusement calme. Comme un marin au sortir de la plus effroyable des tempêtes, qui vogue sur une mer d’huile, lisse comme un miroir.

Tout était arrangé. Nick Rhodes s’était chargé de tout : notifier aux autorités de Kyocera qu’il avait un candidat pour prendre dans l’équipage du vaisseau interstellaire la place rendue vacante par le décès de Farkas, faire comprendre qu’il espérait que ses nouveaux employeurs accorderaient toute leur attention à cette candidature. Puis faire en sorte que Paul Carpenter, l’ancien employé de Samurai, se trouve miraculeusement en position de décrocher la timbale, malgré toutes les difficultés que cela comportait, l’aider au long des entretiens et toutes les étapes suivantes. Enfin, l’expédier à Cornucopia où l’équipage au complet était préparé pour son extraordinaire voyage.

— Regardez ! lança quelqu’un, de l’autre côté de l’allée. Voilà la station qui a explosé. Regardez les débris !

Carpenter ne tourna pas la tête. Il savait qu’il y avait une gigantesque pagaille dans toute la zone des L-5, que des fragments épars de Valparaiso Nuevo s’étaient mis sur orbite un peu partout, que des équipes de nettoyage récupéreraient des corps pendant encore plusieurs mois et s’efforceraient de détourner les débris les plus volumineux de leur trajectoire, afin de les diriger vers le soleil, avant que leur orbite ne décline et ne les précipite sur la Terre. Mais il ne voulait pas voir cela.

Il préféra tourner la tête de l’autre côté. Derrière lui, en baissant les yeux, à sa manière de Terrien, vers la planète mère.

Comme elle était belle !

Une boule parfaite, d’un bleu éclatant, marbrée de bandes blanches. Les blessures infligées par l’homme étaient invisibles. Impossible de percevoir, à cette altitude, la laideur sordide, la ruine, la pollution. Les nouvelles zones désolées, désertiques, là où, quelques générations plus tôt, s’étendaient des régions agricoles fertiles, les forêts de moisissure humide envahissant les sites des cités abandonnées, les côtes submergées, les agrégats de déchets en mer, les taches de couleur de l’air empoisonné, les interminables et sinistres kilomètres de terres noircies, desséchées qu’il avait traversées avec fébrilité sur la route de Chicago. Non, la vue qu’il avait d’où il était, au-delà de la stratosphère, était véritablement superbe.

Une si jolie planète. Un pur joyau.

Dommage de l’avoir saccagée comme nous l’avons fait, se dit Carpenter. D’avoir souillé, pendant des siècles, le nid de notre espèce, par notre inqualifiable stupidité, d’avoir fait de ce monde merveilleux et peut-être unique un objet d’horreur. Qui poursuit aujourd’hui tout seul sa transformation, avec une puissance qui échappe à notre contrôle, de sorte que nous n’avons plus guère d’autre solution que nous transformer nous-mêmes si nous voulons continuer à y vivre.

Qu’éprouver d’autre, en contemplant le globe bleu à la perfection apparente, en songeant à l’Éden qu’il avait été et à ce que nous en avions fait, que rage, chagrin, fureur, angoisse et désespoir ? Que faire d’autre que pleurer, hurler et battre sa coulpe ?

Et pourtant… pourtant…

Prends du recul, se dit Carpenter.

Le mal n’était que provisoire. Tout irait bien. Pas dans un premier temps, évidemment. D’aucuns affirmaient que la planète était grièvement blessée ; eh bien, la planète finirait par guérir. D’autres avaient le sentiment qu’elle n’était que souillée ; dans ce cas, il lui faudrait un peu de temps pour se purifier. Mais elle y parviendrait. Elle y parviendrait. Tout serait réparé. Même s’il fallait cent ans, ou mille, ou un million, elle se purifierait. La planète avait tout son temps. Pas nous, se dit Carpenter, mais, elle, oui. La vie continuerait. Pas nécessairement la nôtre, mais la vie sous une forme ou une autre. Tant pis si notre espèce doit être remplacée sur la Terre par une autre sorte de vie, puisque nous avons été de si piètres régisseurs de notre domaine. Tant pis. Une espèce s’éteint, une autre prend la relève. La vie est tenace. La vie est résistante.

— Les passagers à destination de Cornucopia se préparent à l’atterrissage, annonça la voix métallique des haut-parleurs.


Les rayons étincelants du satellite de recherche de Kyocera apparurent, grossissant rapidement. Carpenter se contenta d’un coup d’œil indifférent. Il regardait toujours la Terre, plongé dans ce qui lui apparaissait comme une manière de révélation mystique.

Il eut une vision fugitive de la nouvelle espèce que Nick Rhodes s’apprêtait à créer. Monstrueuse, certes, avec des écailles, des yeux globuleux, des pieds palmés, du sang vert. Et après ? Ils se verraient beaux, ils le seraient à leurs propres yeux. Sur la nouvelle Terre, bizarrement transformée, des siècles à venir, ils se sentiraient chez eux, bien adaptés à la composition différente de l’air, parfaitement à l’aise dans la fournaise ambiante.

Il imagina Nick et Isabelle, enfin en paix, un beau couple de Terriens, se tenant par la main, vieillissant côte à côte. Avec des enfants, même. Des petits monstres. Une tribu florissante. La vie continue.


La navette se posait. Trois ou quatre passagers descendaient. Carpenter se dirigea vers l’avant, quand son nom fut appelé, et franchit le sas.

Cornucopia, du moins le peu qu’il en voyait, lui rappelait le port d’Oakland : pas d’habillage fantaisie du sol ni des murs, pas de plantes ornementales, pas la moindre décoration, rien que des kilomètres de métal nu, un enchevêtrement austère de pièces de charpente. Tout était strictement fonctionnel. Utilitaire. Cela lui convenait parfaitement. Il n’était pas venu passer des vacances.

— Monsieur Carpenter ? Par ici, je vous prie.

Deux Salariés de Kyocera l’attendaient. Ils l’entraînèrent dans de tristes corridors, des couloirs sinistres.

Ils s’arrêtèrent enfin devant une porte indiquant en lettres lumineuses :


PROJET GRAND BOND

RÉSERVÉ AU PERSONNEL AUTORISÉ


Nous devons être arrivés, se dit Carpenter.

Un grand bond, c’est bien ce dont il s’agissait. Un grand bond jusqu’à une autre étoile.

Eh bien, il était prêt à l’effectuer. Il se sentait calme, résolu, pleinement engagé : il avait atteint le stade du détachement absolu et entrait en ce lieu dans l’état d’esprit où, en d’autres temps, il fût entré dans un monastère.

De son plein gré, il renonçait au monde. Et bon débarras !

Ce monde sur lequel il était devenu beaucoup trop difficile de vivre. La respiration même y était un problème. Et la protection contre un soleil ordinaire qui n’était plus ordinaire. Et aussi de faire ce qui convenait. Pendant la majeure partie de sa vie, Carpenter s’était efforcé de faire ce qui convenait, mais n’avait réussi que par intermittence. Ce n’était pas sa faute, il avait essayé. Puis il s’était trouvé embarqué dans une sale histoire, avec des résultats catastrophiques Et Enron ? Et Jolanda ? Eux aussi avaient essayé défaire ce qui convenait, conformément à leur vision des choses. Ce faisant, ils avaient cherché, en ces temps difficiles, des accommodements individuels avec la vie, mais, en fin de compte, il y en avait eu un de trop, qui leur avait coûté la vie.

Ce n’était pas du gâteau, la vie, en ces temps difficiles. Carpenter était décidé à prendre un nouveau départ.

Il savait qu’il était au bon endroit pour cela. On le prendrait en main, on le changerait et on l’expédierait aux confins de l’univers. Très bien. Très bien. Lui aussi pouvait être tenace et résistant. Quand on tombe sur une planète, on se relève pour aller tenter sa chance sur une autre. Renaître, toujours renaître : c’était la solution. Tandis que l’un des employés de Kyocera posait la main sur la plaque de la porte, Carpenter se permit une autre vision. Brève, rédemptrice, celle-là : un soleil d’un vert doré, un ciel citron chatoyant, une forêt au feuillage luisant, un lac d’eau pure et nacrée. Le nouvel Éden, un paradis immaculé attendant d’être découvert et colonisé par une espèce humaine, plus humble, assagie. Il appartiendrait à l’avant-garde envoyée dans l’espace interstellaire.

Non, se dit-il.

Ne t’autorise pas de rêves, tu éviteras les désillusions. Accomplis ce voyage ; vois ce qui se passe, garde l’espoir en toi, mais ne compte sur rien. Nous nous en sortirons peut-être mieux cette fois.

Ou peut-être pas.


La porte s’ouvrit, un visage apparut. Pendant un moment de stupeur, Carpenter crut se trouver nez à nez avec le fantôme de Farkas venu l’accueillir sur le pas de la porte.

Mais, non… non, ce n’était pas Farkas. La même tête sans yeux, en forme de dôme, à donner le frisson. Mais cet homme-là était plus jeune, plus sec, beaucoup plus petit que Farkas, le teint olivâtre, les épaules étroites, la bouche grande et ironique, il dégageait une impression de décontraction et d’insolence juvénile. Ce n’était pas Farkas.

— Je me présente, Paul Carpenter, le nouveau membre de l’équipage interplanétaire.

Le jeune homme au front nu hocha la tête.

— Entrez, fit-il, et bienvenue dans le projet Grand Bond. Je m’appelle Juanito, ajouta-t-il, la main tendue.


FIN.

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