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Farkas n’avait jamais vu San Francisco. Il travaillait plutôt en Europe : Londres, Paris, parfois Francfort. Quand la Compagnie avait l’occasion de l’expédier aux États-Unis, c’était le plus souvent à New York. On l’avait envoyé une fois à Los Angeles, la plate cité tentaculaire, dont il avait gardé le souvenir d’un lieu cauchemardesque, affreusement surpeuplé, d’une laideur monstrueuse, étouffé par une atmosphère méphitique, pestilentielle, et une chaleur mortelle : une ville déjà impropre à la vie humaine, même s’il était généralement admis que l’effet de serre ne se ferait pas sentir dans toute sa force dévastatrice avant encore un certain nombre d’années.

Farkas trouva San Francisco très différente. Nichée entre l’océan et la baie, la ville était plus petite et assez jolie. Sa vision très particulière traduisait le relief accidenté en un ensemble plaisant d’ondulations au sommet carré ; des deux masses d’eau qui la délimitaient provenait une émanation grenat, riche, harmonieuse, d’une texture veloutée et apaisante.

Certes, l’air de San Francisco était souillé par une masse pesante de gaz à effet de serre, mais il en allait plus ou moins de même de n’importe quel lieu de la Terre ; le vent soufflant continûment de la mer avait au moins l’avantage d’empêcher les substances les plus corrosives de s’installer trop longtemps au même endroit. Et, même si la chaleur était vraiment désagréable, la gêne était maintenue à un niveau supportable par les brises de mer. Le climat ressemblait plus à celui de Londres ou de Paris qu’à celui de n’importe laquelle des villes américaines qu’il avait visitées. La chaleur était moins implacable à San Francisco que dans les autres, de véritables fournaises. Mais la pluie légère et continue de l’Europe de l’Ouest lui manquait. San Francisco cuisait sous les assauts permanents du soleil du désert qu’il percevait comme une pluie étincelante de dagues dorées.

Du terminal des navettes spatiales, dans la large vallée qui s’étendait à l’est de San Francisco, Farkas avait pris la capsule de transit souterrain à grande vitesse, en compagnie de Jolanda et d’Enron. Ils l’avaient accompagné à son hôtel, dans un quartier central de la cité, avant de traverser la baie pour regagner l’appartement de Jolanda, à Berkeley, où ils comptaient s’installer. Dans quelques jours, quand Jolanda aurait pris toutes les dispositions utiles pour que l’on s’occupe de sa maison et de ses animaux, ils descendraient tous les trois en Californie du Sud pour y retrouver Davidov et régler les termes de l’association Israël/Kyocera qui se proposait de financer la conquête de Valparaiso Nuevo.

Farkas savait qu’il eût peut-être été plus judicieux de gagner directement Los Angeles en accompagnant Davidov de la station orbitale et de laisser les deux autres les rejoindre, quand Jolanda aurait réglé ses affaires. Cela lui aurait peut-être permis d’étudier de plus près Davidov et ses compagnons, et de voir s’ils étaient véritablement à la hauteur de la situation. Mais Farkas n’était pas pressé de retrouver les horreurs de Los Angeles.

Qui plus est, il était désireux de rester près de Jolanda Bermudez. Leur unique rendez-vous, dans la chambre de l’hôtel de Valparaiso Nuevo, lui avait laissé un goût de revenez-y. Un peu honteux, il ne pouvait que reconnaître en son for intérieur que sa décision de venir à San Francisco plutôt qu’à Los Angeles était essentiellement motivée par la présence de Jolanda. Après sa longue période d’abstinence, Farkas était véritablement ensorcelé par la générosité de cette chair plantureuse, la simplicité de ce tempérament ardent, la ferveur si prompte à s’exprimer de cette nature passionnée.

Il savait bien que ce comportement digne d’un adolescent n’était vraiment pas malin, peut-être risqué et probablement vain : Enron semblait résolu à tenir Jolanda hors de sa portée. Mais Farkas était sûr que la possessivité de l’Israélien n’était rien d’autre qu’une lutte d’influence à laquelle il s’adonnait par simple réflexe viril. Il sentait que Jolanda n’était utile à Enron que dans la mesure où elle lui permettait de réaliser des desseins plus ambitieux.

Jolanda semblait également en avoir conscience. Farkas espérait réussir à la détacher d’Enron pendant son séjour à San Francisco. Il soupçonnait, estimant avoir de bonnes raisons pour cela, qu’elle éprouvait pour lui une attirance aussi forte que celle qu’il avait à son endroit. Quand l’affaire de Valparaiso Nuevo serait réglée, se plaisait-il à imaginer, il pourrait être agréable de passer quelques semaines de vacances à San Francisco et aux alentours en compagnie de Jolanda, pendant qu’elle achèverait cette sculpture qui avait fourni le prétexte – rien d’autre qu’un prétexte, il ne se faisait aucune illusion à ce sujet – à leur rendez-vous dans la chambre d’hôtel.

Mais, dans l’immédiat, il se trouvait dans une autre chambre d’hôtel et il y était seul.


Il déballa ses affaires, se doucha, prit une petite bouteille de brandy dans le minibar. Il envisagea de nouveau d’appeler New Kyoto pour les mettre au courant de ce qu’il concoctait ; de nouveau, il écarta cette idée. Il lui faudrait tôt ou tard informer la Compagnie qu’il était en train de l’engager dans une conspiration internationale. Mais il n’était encore lié par aucune promesse. Cela ne viendrait qu’à Los Angeles, après la réunion finale avec Davidov et les autres conspirateurs. Alors, mais alors seulement, il enverrait par la voie hiérarchique un rapport détaillé au Comité exécutif. Si le projet ne plaisait pas au Comité, s’il rejetait l’un des instigateurs, il serait assez facile à Farkas de revenir sur les engagements déjà pris. S’il recevait le feu vert, il pourrait tabler sur une promotion, Échelon Huit en tout état de cause, peut-être mieux. Victor Farkas, Échelon Sept, songea-t-il, en s’en délectant à l’avance. Le salaire d’un Échelon Sept, les privilèges d’un Échelon Sept, l’appartement dans une tour, à Monaco, la résidence d’été sur la côte, à New Kyoto. Jusqu’à ce que le vaisseau interstellaire soit prêt à décoller et qu’il laisse à jamais la Terre derrière lui.

La sonnerie claire du téléphone se fit entendre.

Farkas hésita à interrompre son évocation de la vie d’un Échelon Sept, mais il décida quand même de répondre. Il n’y avait que deux personnes au monde qui savaient où le trouver et…

Oui… C’était Jolanda.

— Tout est à votre convenance ?

— Oui, très bien. Je me demandais, Jolanda, ajouta-t-il, avec un peu trop de vivacité peut-être, si vous aviez prévu quelque chose pour le dîner ? Je pourrais appeler des gens de Kyocera, mais si vous aviez envie de vous joindre à moi…

— J’aimerais beaucoup, fit-elle, mais nous passons la soirée, Marty et moi, avec des gens de Berkeley que nous connaissons très bien. Isabelle Martine et Nick Rhodes. Isabelle, ma meilleure amie, une femme merveilleuse, fascinante, est cinéthérapeute ; Nick est un brillant généticien chez Samurai… Il poursuit – hélas ! – des recherches sur l’adapto, des trucs horribles, mais c’est un homme si charmant que je lui pardonne…

— Alors, demain ? insista Farkas.

— C’est justement pour cela que je vous appelais. Demain soir…

Le visage tendu, il se pencha vers l’écran.

— Nous pourrions peut-être dîner à San Francisco, vous et moi…

— Ce serait très agréable, je n’en doute pas. Mais que ferais-je de Marty ? De toute façon, je tiens à ce que vous veniez ici, pour voir mes sculptures… Je devrais dire : en faire l’expérience, rectifia-t-elle avec un petit rire gêné. Je vais organiser un dîner. Cela vous permettra de faire la connaissance d’Isabelle et de Nick, et aussi de Paul Carpenter, un ami de Nick, qui était capitaine d’un remorqueur d’icebergs de Samurai, mais qui a perdu son boulot à la suite d’ennuis en mer et qui vient de revenir. Nous allons tous essayer de lui remonter un peu le moral en attendant qu’il ait une idée de ce qu’il va pouvoir faire maintenant…

— Oui, naturellement. C’est bien triste pour lui. Et dans la journée, Jolanda… Nous pourrions peut-être déjeuner ensemble, qu’en dites-vous ?

Farkas se sentait ridicule d’insister de la sorte. Mais il y avait toujours une possibilité…

Eh bien, non. Décidément, il n’y en avait aucune.

— Cela me plairait infiniment, Victor, fit Jolanda avec douceur. Vous le savez bien. Mais nous devons attendre que Marty reparte en Israël. Je veux dire qu’il est à San Francisco, qu’il habite chez moi et qu’il serait terriblement gênant… Vous devez comprendre cela. Mais, plus tard, quand cette affaire de Valparaiso Nuevo sera terminée, nous aurons tout le temps de nous voir, et pas seulement pour déjeuner. J’aimerais que les choses puissent se passer différemment, mais c’est impossible. Absolument impossible.

— Oui, articula Farkas, la gorge sèche. Je comprends.

— Alors, à demain soir… Chez moi, à Berkeley…

Il nota le code de transit, lui envoya un baiser du bout des doigts et coupa la communication.

Il n’en revenait pas de se sentir aussi irrité, de cette obsession subite. Il y avait bien longtemps qu’il ne s’était pas conduit de la sorte. Cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Pourquoi cette femme comptait-elle autant pour lui ? Parce qu’elle était inaccessible dans l’immédiat, peut-être ? Elle n’était pourtant pas la seule au monde à avoir des seins, des cuisses, des lèvres. Cela lui parut assez dangereux, cette fascination que Jolanda exerçait sur lui.

Par l’intermédiaire du menu des services de l’hôtel, Farkas se trouva de la compagnie pour le dîner et les trois heures suivantes. Il avait appris depuis longtemps à faire fond sur des professionnelles pour satisfaire les exigences de la chair. Une bonne professionnelle réussissait presque toujours à dissimuler rapidement sa première réaction en découvrant son visage et cela avait l’avantage d’éviter des complications pénibles. Farkas n’avait jamais aimé les complications sentimentales. Quant au côté physique de la chose… Ça, il n’était pas possible d’y échapper indéfiniment. Il appréciait de disposer des ressources nécessaires pour régler le problème.

Il alla chercher un autre brandy dans le minibar et s’installa confortablement en attendant l’arrivée de sa compagne d’un soir.

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