Carpenter n’avait guère parcouru plus de quatre-vingts kilomètres depuis San Francisco quand la pluie cessa. La ligne de démarcation était très nette entre le déluge qui s’abattait sur le littoral et l’aridité régnant à l’intérieur des terres. Carpenter avait laissé derrière lui la bande côtière où des torrents de pluie noire faisaient déborder les caniveaux, mais en regardant vers l’est, face au gros œil injecté de sang du soleil qui se levait au-dessus des contreforts de la sierra Nevada, il voyait bien que tout le reste demeurait soumis à la sécheresse sans fin.
Il roulait dans un paysage de vallées bleutées, enveloppées dans un linceul de poussière miroitante, et de buttes arides, arrondies et roussâtres, sur lesquelles, de loin en loin, la silhouette isolée d’un vieux chêne gigantesque, couronnée d’un dôme de verdure, se dressait telle une sentinelle. Au-dessus s’étendait l’immensité du ciel d’un bleu implacable, semé de rares nuages floconneux. La pluie battante tombée pendant plusieurs jours sur la région de la baie et le reste du littoral ne contribuerait en rien à reconstituer les réserves d’eau de San Francisco. Les principaux réservoirs se trouvaient là, dans les terres, dans ces montagnes et ces collines ; pas une goutte de pluie ne les remplissait, la neige ne serait pas stockée en altitude, en vue d’une utilisation ultérieure.
Tout était extrêmement tranquille dans cette région. La pollution industrielle avait étouffé la plupart des villes de banlieue dans cette partie de la vallée du Sacramento et, plus à l’est, le tarissement de la nappe phréatique au long des années de sécheresse avait porté un coup fatal aux exploitations agricoles. Carpenter savait qu’encore plus loin se trouvaient les villes fantômes bâties par les chercheurs d’or, avant l’imposante et gigantesque muraille de la sierra Nevada à laquelle succédaient les étendues désolées du Nevada. Après avoir franchi les montagnes, il lui faudrait rouler dans le désert pendant une journée et demie.
Et pourtant… et pourtant…
C’était une contrée magnifique, pour qui savait trouver la beauté dans la solitude et l’aridité. La disparition des banlieues et des fermes avait provoqué un retour à une tranquillité quasi préhistorique dans la vallée du Sacramento. C’est peut-être à quoi ressemblait le paysage il y a mille ans, se dit Carpenter – si l’on faisait abstraction des fondations de constructions remontant aux XIXe et XXe siècles et évoquant Pompéi, et des murets de pierres sèches délimitant les terrains, une multitude de lignes d’un blanc grisâtre, montant à mi-jambes, qui s’entrecroisaient dans les champs d’herbe sèche et épousaient les contours des élévations de terrain, petites taches sur la terre, restes presque imperceptibles d’anciennes constructions. Mais ils n’étaient pas dépourvus d’un certain charme, antique et paisible. Empreintes d’un passé lointain, vestiges d’un monde disparu. Et l’air y semblait calme et limpide, comme on pouvait imaginer qu’il l’était dans les siècles précédents.
Carpenter n’était pas dupe. Cet air calme était aussi nocif que n’importe où ailleurs. Peut-être plus même, car les substances toxiques, jamais chassées par le vent dans cette zone de stagnation atmosphérique constante, restaient sur place et s’accumulaient ; si l’on y demeurait trop longtemps, on avait les poumons qui se décomposaient dans la poitrine. Cela se voyait aux arbres de cette région champêtre, quand on se donnait la peine de regarder attentivement. Branches aux angles bizarres, rameaux armés de piquants, feuilles clairsemées, aux formes torturées, toutes sortes de déformations génétiques provoquée ? depuis des siècles par la diminution de la couche d’ozone, l’augmentation des traces d’aluminium et de sélénium dans le sol et autres formes réjouissantes d’agression contre l’environnement.
L’air, le sol et l’eau de notre planète, se dit Carpenter, sont devenus un milieu de culture pour l’anti-vie : une zone de fertilité négative, détruisant tout ce qu’elle touche. Peut-être une forme mutante de non-vie finirait-elle par évoluer et se développer dans ce nouveau milieu, une sorte d’être vivant fondamentalement mort, qui serait capable de poursuivre ses activités métaboliques au-delà de l’existence et de se reproduire après la mort, une créature respirant des poisons corrosifs et faisant circuler des quantités d’hydrocarbures dans ses artères invulnérables.
Carpenter restait tranquillement au volant, laissant la voiture faire tout le travail et suivre la route qui s’élevait régulièrement sur les flancs de l’épine dorsale de la Californie.
À mesure que les heures s’écoulaient, les dernières traces de la civilisation s’effaçaient. Il avait atteint les contreforts de la chaîne montagneuse, où l’on construisait généralement des maisons de bois dont il ne subsistait pratiquement aucun vestige. Le feu s’était chargé de les faire disparaître : la succession naturelle des incendies de forêt ravageant les agglomérations désertes chaque année, à la saison sèche, avait nettoyé le pays de toute présence humaine.
Tout était paisible. Un monde vide s’étendait devant lui.
Le contraste était total avec l’agitation et la population dense de San Francisco et de toutes les zones urbaines cauchemardesques qui s’étiraient le long de la côte d’une manière presque ininterrompue jusqu’au grand Bélial, la Bête aux Mille Têtes, la cité de Los Angeles. À la seule évocation de ce nom, Carpenter tressaillit. Tache monstrueuse dans le paysage, trou noir pullulant d’une indicible laideur, où des millions d’âmes tourmentées s’entassaient malgré la chaleur indescriptible et l’air si fétide qu’on aurait pu le découper en tranches…
Los Angeles, sa ville natale…
Carpenter se souvenait de son grand-père qui lui racontait des histoires de son jeune temps, dans un monde encore vivable, souvenirs nostalgiques du Los Angeles d’antan, d’une époque révolue… La fin du XXe siècle, peut-être. Ou le début du XXIe. Un paradis perdu, telle était l’expression du vieillard, un lieu où la brise soufflant de l’océan était fraîche et pure, où le temps était clément et la vie agréable. Parcs et jardins luxuriants, maisons spacieuses, ciel miroitant, neige sur les cimes en hiver, derrière Pasadena et San Gabriel. Il arrivait encore à Carpenter de visiter en rêve ce Los Angeles disparu : la ville magnifique, d’avant la pollution, dans un passé révolu, par exemple les années 1990, lointaines, inaccessibles, avant que le ciel ne referme implacablement son étreinte sur la planète. Il espérait que ce n’était pas seulement le fruit de l’imagination du vieillard, une fable sénile et romantique de son invention. Il espérait que les choses avaient vraiment été telles que son grand-père les décrivait. Il en avait la certitude. Mais ce passé n’était plus et jamais ne reviendrait.
Continue à rouler. Continue vers l’est.
Des éclairs s’entrecroisèrent dans la voûte vide et surchauffée du ciel, une ligne brisée d’une blancheur aveuglante qui en coupait une autre. Carpenter savait que cela n’avait pas d’importance. Ce n’était que Zeus qui se raclait la gorge. Les éclairs, provoqués par des écarts de température, n’étaient jamais ou presque accompagnés de pluie. Tout ce qui pouvait survenir était le feu qui taillerait son chemin au scalpel dans la prairie, un chemin qui irait s’élargissant.
Les arbres étaient différents. Les chênes avaient été remplacés par des pins élancés et d’autres essences, à la frêle silhouette argentée, peut-être des trembles. La vieille route était bordée d’arbustes rabougris. Il ne voyait aucun autre véhicule. Il était le dernier survivant de la planète. De loin en loin, là où la terre avait été ravagée par des incendies récents, des forêts de troncs nus et noircis s’étendaient dans toutes les directions, sur le sol calciné.
Le feu était pur. Le feu était bon.
Carpenter pria pour qu’il brûle tout, partout. Qu’il purifie le monde de ses péchés.
Étrange, se dit-il. Cette humanité qui avait survécu aux pires rivalités intestines et aux affrontements religieux, qui avait surmonté les vieilles dissensions irrationnelles et absurdes pour entrer dans une ère de paix véritable et de coopération planétaire, avait maintenant pour lot la pourriture, une chaleur tropicale omniprésente, la dégradation atmosphérique, et sa perte était écrite. Étrange, vraiment très étrange. Dans son labo, Nick Rhodes s’efforçait, malgré ses scrupules de conscience, de faire de l’homme une nouvelle espèce dotée de branchies et d’un sang vert. Au milieu du Pacifique, sous les assauts incessants du soleil, Kovalcik remplissait son navire de monstres marins, pour les besoins alimentaires d’une humanité affamée. Et ce pauvre taré de Paul Carpenter, si impatient de rapporter son iceberg dans cette cité stupide et ingrate qu’il en avait oublié le peu de respect humain qu’on lui avait inculqué et s’était permis d’abandonner…
Non ! Ne pense plus à ça !
Si tu es sur cette route en ce moment, se dit-il, c’est pour fuir loin de tout ce qui s’est passé.
Une prière dont il n’avait conservé qu’un vague souvenir remonta par bribes à sa mémoire. Miserere. Miserere. Qui tollis peccata mundi. Agnus dei. Qui tollis. Peccata mundi.
Dona nobis pacem. Pacem. Pacem. Pacem. Pacem.
Continue à rouler. Continue vers l’est.
La route s’éleva régulièrement en sinuant jusqu’à une portion relativement droite, dans un col enveloppé par l’obscurité naissante. C’était la montagne.
Air raréfié, forêts hérissées de pins élancés se pressant pour atteindre la lumière, surplombées de parois rocheuses dénudées, semblables à des boucliers géants de granit. De toutes parts se dressaient les masses énormes, d’un gris teinté de violine, des pics les plus élevés de la sierra Nevada.
Sur le versant exposé au nord des plus hautes cimes, il y avait même une petite couronne de neige, retenue dans des cirques et des cuvettes abritées ; Carpenter contemplait ces taches blanches en encorbellement comme s’il avait été transporté sur une autre planète, une des lunes de Jupiter, peut-être. Il n’avait pas vu de neige plus de trois fois dans sa vie. Pour cela, il fallait aller dans la montagne, à une altitude de trois ou quatre mille mètres, et on ne voyait de la neige que sur l’ubac, à certaines périodes de l’année.
Qu’il neige partout, songea Carpenter.
Que la terre soit recouverte d’un océan à l’autre par un blanc manteau étincelant. D’où nous ressortirons purifiés pour entrer dans un nouveau printemps, une nouvelle et douce vie.
Bien sûr. Bien sûr.
Les montagnes gris et violine étaient derrière lui, il avait franchi le col et descendait une interminable route en lacet vers ce qu’il supposait être le Nevada. La nuit tombait rapidement. Un ciel noir et dur, sans lune, avec une multitude d’étoiles au milieu desquelles glissaient de loin en loin dans un silence irréel les lumières de stations orbitales visibles à l’œil nu. Le moment était venu de prendre un peu de repos et de laisser le moteur de la voiture prendre un peu d’avance sur le taux de consommation d’énergie, afin qu’elle puisse recharger les batteries pour l’étape suivante.
Il avait rarement été donné à Carpenter de contempler des ténèbres d’un noir aussi profond, traversées par des points lumineux aussi brillants. Le ciel paraissait froid, froid comme l’espace, avec cet air glacial de la montagne, d’une terrible limpidité, si différent de l’air des villes, constamment chargé de saletés. Mais Carpenter savait qu’il n’en était rien. En réalité, le ciel était brûlant, comme partout ailleurs. Sur toute la surface de cette pauvre planète, le ciel était brûlant, même à minuit, même à la lisière de ce sombre royaume de montagne semé d’étoiles.
Carpenter fit halte sur une aire de stationnement ménagée à flanc de colline, où il dîna tristement d’un paquet de gâteaux d’algues acheté à Oakland, qu’il fit descendre avec un peu de vin aigrelet d’une bouteille planquée sous le tableau de bord. Puis il se roula en boule et dormit dans la voiture, les alarmes branchées, comme s’il se trouvait au cœur d’une ville dangereuse. Quand le soleil jaillit dans le ciel et commença à frapper le pare-brise avec ardeur, Carpenter bondit sur son séant, ahuri, incapable, pendant ce premier instant, de se rappeler où il était ni ce qu’il faisait là, se demandant confusément s’il n’était pas de retour à Spokane, dans sa petite chambre sordide, au trentième étage du Manito.
Un peu plus loin, dans la vallée, il découvrit une agglomération. Elle paraissait même habitée : deux douzaines de maisons, quelques boutiques, un ou deux restaurants. Des voitures circulaient malgré l’heure matinale.
Il s’arrêta devant le restaurant. La Crique Déserte, indiquait l’enseigne. L’établissement ne semblait pas avoir été remodelé depuis 1925. Carpenter eut l’impression d’avoir voyagé dans le temps autant que dans l’espace.
À l’intérieur, tout le monde portait un masque. Il lui parut anachronique de porter un masque dans ce poste avancé de 1925. Il mit quand même le sien avant d’entrer.
Une serveuse humaine, un être de chair et de sang. Pas d’androïde, pas de viseur sur les tables, pas de clavier pour passer la commande. Elle lui sourit, l’œil pétillant au-dessus du masque.
— Que désirez-vous ? Œufs brouillés ? Café ?
— Parfait, fit Carpenter. C’est ce que je vais prendre.
Il découvrit en peu de temps qu’il n’avait pas encore quitté la Californie. La frontière du Nevada était à trois kilomètres.
Il régla le repas avec sa carte de crédit de la Compagnie. Il lui restait apparemment un semblant d’existence.
Le petit déjeuner terminé, il se remit en route, toujours vers l’est, et roula toute la matinée en direction de l’Utah. Tout était sablonneux, presque incolore dans cette contrée, le paysage donnait l’impression de ne pas avoir senti le contact de la pluie depuis le XIIIe siècle. Il y avait encore des montagnes aux sommets dentelés, rien à voir avec la sierra Nevada, mais néanmoins assez imposantes, avec des reflets rosés à la lumière du matin, puis d’un brun doré. Des nuages pommelés dans un ciel d’un bleu profond, strié de traînées jaunes dues à des gaz à effet de serre.
C’était une planète merveilleuse, songea Carpenter, avant que nous n’en fassions un tel gâchis.
Il se remit à prier, d’une manière vague et incohérente. Ave Maria, gratia plena. Ora pro nobis. Maintenant et à l’heure de notre mort. Pour nous, pauvres pécheurs.
Un peu plus loin, il vit des montagnes à l’aspect étrange, de longues chaînes aux étroites crêtes dentelées, d’un rouge si vif qu’elles semblaient brûler d’un feu intérieur. Elles paraissaient incroyablement anciennes. Carpenter n’eût été qu’à moitié étonné de découvrir des animaux préhistoriques broutant sur les plateaux qu’elles surplombaient. Des brontosaures. Des mastodontes.
Mais point de brontosaures, point de mastodontes. Vraiment pas grand-chose à voir. De la caillasse, des touffes de mauvaise herbe, quelques lézards filant sur la pierraille, c’était à peu près tout. Il trouva une sorte de vieux réservoir qui contenait encore un peu d’eau. Il s’arrêta et se déshabilla pour prendre un bain, ce dont il commençait à avoir sacrément besoin. L’eau semblait ne présenter aucun danger et, compte tenu de l’heure matinale, il pouvait courir le risque d’exposer un peu plus longtemps sa peau au rayonnement du soleil.
Le bassin était sombre et profond, et Carpenter crut que l’eau serait trop froide pour qu’il pût y entrer, mais non, pas vraiment. En fait, elle était tiède. Et relativement pure. Pas de taches aux reflets irisés révélant la présence de produits chimiques, pas de cette mousse qui s’accumule à la surface des eaux stagnantes, pas d’alligator remontant des profondeurs, la gueule ouverte, pas même une grenouille en vue. C’était une nouveauté, ce bain en plein air, dans une eau naturelle et non polluée. C’était si bon de se sentir de nouveau propre. Une manière de baptême.
Après quelques heures de route au-delà des montagnes rutilantes, il vit de nouveau des signes de peuplement humain. Pauvres fermes miteuses, misérables logis délabrés, granges effondrées qui paraissaient avoir cinq siècles. Leurs habitants ne devaient pas être très accueillants. Carpenter traversa la région sans s’arrêter. Après les fermes éparses, il trouva une bourgade poussiéreuse et, un peu plus loin, une ville qu’il laissa derrière lui. Une brume grisâtre voilait le paysage maussade. Même dans la voiture hermétiquement close, il percevait la chaleur de l’intérieur des terres, le brouillard de l’Amérique de l’intérieur, la pointe des tentacules de cette masse oppressante qui pesait sur le centre de la nation avec l’indifférence de la force brutale. L’air était comme un poing fortement serré. Carpenter savait que, s’il arrêtait la voiture et en descendait, il serait frappé par le souffle torride d’une chaleur saharienne.
Vers la fin de la matinée, il appela Nick Rhodes, juste pour lui raconter ce qui était arrivé, lui dire où il se trouvait et où il allait. Il n’avait pas voulu parler à Nick la veille, mais maintenant cela ne lui semblait pas bien de disparaître comme ça, sans un mot. Sinon, quand Rhodes découvrirait que Carpenter avait été viré de chez Samurai, il pourrait s’imaginer que son ami avait mis fin à ses jours. Carpenter ne voulait pas que cela se produise.
L’androïde du bureau de Rhodes l’informa que le docteur était en conférence.
— Dites-lui que Paul Carpenter a appelé, fit Carpenter, légèrement soulagé. J’ai quitté la Compagnie à la suite de certains événements récents et je me rends à Chicago où je passerai quelques jours chez une amie. Je le rappellerai quand je saurai quels sont mes projets, après Chicago.
Il éluda la question de l’androïde qui demandait à quel numéro on pouvait le joindre. Dans l’immédiat, il trouvait suffisante cette reprise de contact avec la vie qu’il avait laissée derrière lui.
Carpenter espérait arriver à Chicago au milieu de la nuit, au plus tard à l’aube. La voiture ne donnait aucun signe de fatigue. Il n’avait rien d’autre à faire que de rester tranquillement assis au volant et de laisser les kilomètres défiler joyeusement, par centaines. Ses provisions de bouche étaient presque épuisées, mais, par ailleurs, il n’avait pas grand appétit. Oui, rester tranquillement assis, pendant que les kilomètres défilaient.
Il traversa d’interminables étendues de terres dévastées, à l’abandon : monceaux de scories, tas de cendres, landes désolées. De la fumée montait du sol de place en place : des restes d’anciens feux couvaient encore, un monde souterrain se consumait mystérieusement. Une obscure forêt d’arbres morts traçant une longue bande roussie sur une suite de collines aux versants raides, d’où dégringolait un remonte-pente rouillé. Un lac à sec. Une étendue de terre grise et morte, un enchevêtrement de fils métalliques tordus et noircis, des entassements de voitures au rebut ; à l’arrière-plan, le squelette subsistant d’une ville abandonnée, charpentes dénudées, châssis de fenêtres pareils à des orbites vides.
Le paysage devenait insensiblement plus plat. L’air était d’un gris tirant sur le brun. Carpenter entrait dans le désert de poussière, le cœur aride et désolé du continent, là où s’étendaient autrefois de vastes exploitations d’élevage, avant que la chaleur estivale n’en fasse une fournaise, que l’air n’y devienne malsain et que les pluies ne s’en éloignent à jamais. L’immensité du ciel, la majesté des montagnes pourpres étaient encore une réalité dans l’Utah et le Wyoming, mais il les avait laissées derrière lui et poursuivait sa route vers l’orient, à travers le Nebraska, peut-être même l’Iowa ; les plaines fertiles n’étaient plus et il ne voyait pas trace des values ambrées des champs de blé.
Et pourtant des gens vivaient dans cette région. Dans le jour déclinant, Carpenter voyait de chaque côté de la route les lumières de villes et de villages. Il ne parvenait pas à comprendre comment on pouvait décider d’établir son foyer dans une telle contrée, mais il se doutait que ceux-là n’avaient probablement pas eu le choix, qu’ils y étaient venus au monde et n’avaient aucun espoir de trouver mieux ailleurs, ou bien qu’ils avaient échoué, poussés par les vicissitudes de l’existence, sur cette grève sans mer. Là où ils étaient, ils resteraient. Qu’ils y reposent en paix !
Ils ont au moins un foyer, eux, songea Carpenter.
Il se demanda ce qu’il ferait quand cette longue et morne odyssée sans rime ni raison toucherait à son terme, quand il serait prêt à passer à l’étape suivante de sa vie. Quelle étape suivante ? Aller où, faire quoi ? Nulle part il n’était chez lui. Los Angeles ? Il ne connaissait pratiquement plus la ville. San Francisco ? Spokane ? Son véritable chez-soi avait été la Compagnie, au gré de ses mutations de Boston à Saint Louis, de Winnipeg à Spokane. Partout où il allait, c’était toujours dans le giron de la Compagnie.
Et il en avait été chassé. Il avait encore beaucoup de mal à se mettre cela dans le crâne. Plus d’avancement. Sur la touche, et définitivement. Échelon Zéro.
Imagine un peu, se dit-il. Quelle performance ! Le premier de la classe à atteindre l’Échelon Zéro.
Dans le centre de l’Illinois, à une ou deux heures de route de Chicago, un bouchon se forma sur l’autoroute et la voiture annonça à Carpenter qu’il y avait un barrage routier un peu plus loin. La circulation sur les voies d’accès ouest et sud de Chicago n’était autorisée que pour les véhicules passant par les centres de quarantaine.
— Que se passe-t-il ? demanda Carpenter.
Mais la voiture n’était qu’un véhicule de location de bas de gamme, uniquement programmé pour fournir des informations élémentaires. Tout ce qu’elle put faire fut de présenter une carte montrant une zone rouge, un cordon sanitaire qui couvrait une vaste étendue comprenant le Missouri et l’ouest de l’Illinois, descendant jusqu’à La Nouvelle-Orléans, remontant de la Louisiane le long de la rive orientale du Mississippi, englobant le Kentucky et une partie de l’Ohio. D’après la voiture, Indianapolis était le point d’entrée le plus proche dans la zone protégée, pour les voyageurs essayant de gagner Chicago. Le véhicule proposa de faire le détour qui convenait.
— Ça m’est égal, fit Carpenter.
Il eut rapidement une partie de la réponse en allumant la radio où l’on parlait d’une épidémie de Chikungunya qui s’était déclarée à La Nouvelle-Orléans et de la crainte que Guanarito et Oropouche ne s’y propagent également. Des cas isolés étaient signalés dans la région de Saint Louis. Carpenter n’avait jamais entendu ces noms-là, mais il s’agissait à l’évidence de maladies ; une épidémie devait faire rage dans le Sud et les services de la Santé prenaient des mesures pour l’empêcher de remonter jusqu’à Chicago.
En arrivant à Indianapolis, au milieu de la matinée, il apprit le fin mot de l’histoire au centre de quarantaine, en attendant d’être interrogé. On lui apprit que les maladies aux noms bizarres étaient des virus tropicaux. Venus d’Afrique et d’Amérique latine, ils s’étaient répandus dans les nouvelles forêts pluviales de Louisiane, Floride et Géorgie, véhiculés par des hôtes non humains, propagés par des tiques et autres bestioles répugnantes, transportés dans le sang des myriades de singes jacasseurs et des innombrables rongeurs géants, eux-mêmes réfugiés des anciennes forêts pluviales des bassins de l’Amazone et du Congo, qui infestaient maintenant les jungles humides du sud des États-Unis.
Carpenter n’ignorait pas que tous ceux qui vivaient dans les régions nouvellement envahies par les jungles devaient être constamment vaccinés, chaque fois qu’un de ces virus était transmis par un animal à un malheureux membre de la population humaine, ce qui déclenchait une nouvelle épidémie. Mais il n’y avait pas de forêt pluviale à cette latitude. Pourquoi s’inquiéter de l’apparition de maladies propres à la jungle, Oropouche et Chikungunya, dans la région plus sèche et plus froide de Chicago ?
— Un groupe de singes infectés s’est glissé sur une péniche chargée de fruits qui remontait le Mississippi depuis La Nouvelle-Orléans, expliqua-t-on à Carpenter. Certains ont sauté du bateau à Memphis et ont commencé à mordre des gens. Les autres sont restés à bord jusqu’à Cairo. Memphis et Cairo sont isolées. Nous ne savons pas exactement de quel virus il s’agit, mais ils sont tous très méchants. Quand on se fait mordre, on commence à gonfler et on se transforme en une poche de sang noir, puis la poche éclate et ce qu’elle contenait coule par terre jusqu’à ce qu’elle soit vidée de son contenu visqueux.
— Seigneur ! souffla Carpenter.
— Nous espérons avoir arrêté le virus avant Saint Louis. Si jamais il atteignait Chicago, toute la ville flamberait comme un feu de joie. Quatre millions d’habitants entassés comme ça, vous imaginez ? Une maladie que l’on peut transmettre rien qu’en regardant quelqu’un de travers ! Je préfère ne pas y penser ! Pourrais-je voir votre contrôleur d’itinéraire, s’il vous plaît ?
Carpenter remit l’enregistrement de son voyage pour une inspection.
— Pas de crochet dans l’est du Missouri, qui n’apparaîtrait pas sur le contrôleur ? Pas de détour par le Tennessee ou le Kentucky ?
— J’ai suivi l’itinéraire nord, répondit Carpenter. Vous voyez quel jour j’ai quitté la Californie. Je n’ai pas eu le temps de faire autre chose que suivre le chemin le plus court, en traversant les montagnes, le Nebraska et l’Iowa.
— Vous êtes ici pour affaires ?
— Pour affaires, oui.
Le moment était délicat. Carpenter portait toujours les couleurs de Samurai : un salarié Échelon Onze, se rendant à Chicago pour le compte de son employeur. Un simple coup de fil pouvait tout ficher par terre. Mais la Compagnie ne l’avait pas encore rayé des cadres. Son appartenance à la mégafirme lui ouvrit la porte de la salle de fumigation, puis la route de Chicago.
Memphis et Cairo sont isolées.
Routes fermées à la circulation, transport aérien interrompu, personne n’entre, personne ne sort. Memphis et Cairo étaient comme effacées de la carte du monde. Quelques singes sortent de la forêt de Louisiane pour apporter leur contribution aux forces du chaos et c’est toute votre ville qui disparaît pendant que vous attendez que le virus de l’Oropouche ou un de ses cousins pénètre dans vos veines pour vous faire gonfler comme un ballon rempli de sang noir. Miséricorde !
Seigneur ! Ayez pitié !
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort.
Quand il arriva enfin à Chicago, vers 4 heures de l’après-midi, Carpenter appela Jeanne Gabel au siège de Samurai, à l’angle des avenues Wacker et Michigan, et réussit à la joindre après seulement trente secondes de recherches.
— Où es-tu ? demanda-t-elle.
— Un parking à l’angle de… Monroe et Green.
— Très bien, reste où tu es. Je vais essayer de partir de bonne heure. Je passe te prendre.
Il resta dans la voiture, exténué, les vêtements fripés par le long voyage, le regard levé avec crainte et consternation vers le ciel sombre et bas. L’air de Chicago ressemblait à une soupe huileuse qui maculait le pare-brise de salissures noirâtres. Le ciel était extraordinaire, marbré et strié de denses bigarrures jaune, pourpre, vert et bleu, tranchant l’une sur l’autre, qui rappelaient les couleurs d’une grosse ecchymose ; le soleil luisait vaguement à travers le rideau de saletés, comme une petite pièce de laiton terni. Carpenter n’était pas venu dans cette région depuis très longtemps ; il avait oublié les poisons qui flottaient dans l’air. Tous les gens qu’il voyait portaient un masque. Il mit le sien et s’assura qu’il adhérait parfaitement à ses pommettes et sa mâchoire.
Jeanne arriva bien plus vite qu’il ne l’avait imaginé. À sa vue, il eut un élan de joie – le premier visage familier depuis Oakland –, puis, aussitôt après, un mouvement inverse le plongea dans l’indécision. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il était venu, ni de ce qu’il voulait de cette femme avec qui il avait entretenu pendant une demi-douzaine d’années une sorte d’amitié amoureuse, un flirt à distance, sans jamais l’avoir embrassée sur la bouche.
Il eut envie de l’embrasser, cette fois, mais, avec le masque, c’était difficile. Il se contenta d’une bonne étreinte. Jeanne était forte, avec quelque chose d’oriental qu’elle tenait de sa mère, mais sans la moindre trace de fragilité, et elle le pressa vigoureusement, chaleureusement dans ses bras.
— Viens, dit-elle. Tu as vraiment besoin d’une douche. Et puis de manger quelque chose, non ?
— Tu parles !
— Bon sang ! Ça me fait plaisir de te revoir, Paul !
— À moi aussi.
— Mais je suppose que ça ne va pas. Tu as une mine de papier mâché.
— Ça ne va pas très fort. C’est le moins qu’on puisse dire.
Jeanne monta du côté du conducteur et indiqua à la voiture où elle devait les emmener.
— Je me suis renseignée au bureau du Personnel et des Dossiers, fit Jeanne tandis que la voiture se glissait au milieu des autres véhicules. On dirait que tu ne fais plus partie de la Compagnie.
— J’ai été licencié.
— À ma connaissance, cela n’arrive jamais sans motif.
— Il y avait un motif, Jeannie.
— Que s’est-il donc passé ? lança-t-elle en se tournant vers lui.
— J’ai tout foutu en l’air, répondit Carpenter. J’ai fait ce que je croyais être juste et je me suis trompé. Je te raconterai tout, si cela t’intéresse. Le fond du problème est que cette histoire a eu une regrettable publicité et que la Compagnie s’est attiré des ennuis avec Kyocera. Alors, je me suis fait virer comme un malpropre. C’était une question politique. Ils étaient obligés de me lâcher.
— Mon pauvre Paul. Ils n’y sont pas allés avec le dos de la cuiller, hein ? Que vas-tu faire maintenant ?
— Prendre une douche et me remplir l’estomac, répondit-il. Pour l’instant, je ne vois pas plus loin que ça.
Jeanne vivait dans un deux-pièces – séjour avec cuisine et chambre – dans un des faubourgs éloignés de Chicago. L’appartement était si hermétique qu’il donnait l’impression d’être privé d’air et le circuit de refroidissement était vétuste, inefficace et bruyant.
Il n’y avait guère de place pour un invité dans le petit appartement. Carpenter se dit qu’il allait devoir trouver un hôtel s’il ne voulait pas passer une nouvelle nuit dans la voiture et se demanda comment il paierait la chambre. Mais Jeanne le laisserait peut-être dormir par terre. Il resta sous la douche aussi longtemps qu’il osa le faire, six ou sept minutes peut-être, et mit des vêtements propres. En sortant, il vit qu’elle avait disposé deux assiettes de gâteaux d’algues et de bacon de soja sur la table.
Pendant le repas, il lui raconta son histoire, calmement, sans émotion, en commençant par l’appel de détresse lancé par Kovalcik et jusqu’à sa dernière conversation avec Tedesco. Il avait maintenant l’impression de faire le récit de quelque chose qu’il avait vu aux informations bien plus que d’événements dont il avait été l’acteur et, en exposant le malheureux enchaînement de circonstances, il n’éprouva rien ou presque. Jeanne l’écouta jusqu’au bout, pratiquement sans dire un mot.
— C’est vraiment un sale coup, Paul, fit-elle simplement, quand il eut terminé.
— Tu peux le dire.
— As-tu envisagé de faire appel ?
— En m’adressant à qui ? Au pape ? Je suis vraiment dans la merde et tu le sais aussi bien que moi.
— Oui, fit-elle en secouant lentement la tête, je suppose qu’on ne peut rien y faire. Oh ! Paul ! Paul !…
À l’intérieur, dans l’atmosphère chaude de l’appartement hermétiquement fermé, il n’était pas besoin de masque. Quand elle se tourna vers lui, il lut dans ses yeux un mélange de sentiments d’une complexité déconcertante : chagrin et compassion, comme il pouvait s’y attendre, mais, derrière cela, il surprit autre chose en quoi il crut reconnaître l’éclat doux d’un amour sans mélange et, encore derrière… Qu’était-ce ? De la peur ? Oui, se dit-il, cela ressemble à de la peur. Mais la peur de quoi ? De lui ? Non, songea-t-il. La peur d’elle-même.
Lentement, il versa un peu de bière dans son verre.
— Combien de temps comptes-tu rester à Chicago ? demanda-t-elle.
— Un ou deux jours, je pense, répondit-il avec un haussement d’épaules. Je ne sais pas. Je ne veux surtout pas être une charge pour toi, Jeannie. J’avais seulement besoin de m’éloigner quelque temps de la Californie, de trouver un refuge quelque part…
— Tu peux rester aussi longtemps que tu en as envie, Paul.
— Je suis très sensible à ta proposition.
— Je me sens responsable, tu sais. C’est moi qui t’ai trouvé ce boulot sur le remorqueur d’icebergs.
— Tu dis des conneries, Jeannie ! Bien sûr que tu m’as dégoté ce poste, mais c’est moi qui les ai laissés crever en mer. C’est moi seul qui ai pris cette décision.
— Oui, je comprends bien.
— Parle-moi plutôt de toi. Que deviens-tu ?
— Que pourrais-je bien te raconter ? Je bosse, je rentre chez moi, je lis, je dors. Je mène une petite vie tranquille.
— Le genre de vie que tu as toujours préféré.
— Oui.
— Est-ce que Paris te manque ?
— À ton avis ?
— Allons-y, lança-t-il. Partons tout de suite, tous les deux. Tu laisses tomber ton boulot, nous trouvons un petit logement sympa, près de la Seine, et nous chantons et dansons dans le métro pour nous faire un peu d’argent. Ce ne sera pas la grande vie, mais, au moins, nous serons à Paris.
— Oh ! Paul ! Quelle merveilleuse idée !
— Si seulement c’était possible, hein ?
— Oui, si seulement c’était possible.
Elle prit la main de Carpenter et la serra ; puis elle retira la sienne, comme si ce geste lui avait paru trop osé.
Carpenter se rendit compte qu’en réalité il ne savait absolument rien de Jeanne. Elle se montrait chaleureuse, douce et gentille, mais, en toutes circonstances, elle était restée derrière une paroi de verre ; une amie, une copine qui avait toujours dressé une barrière entre elle et le monde extérieur. Et maintenant, il venait de pénétrer dans l’intimité de ce périmètre.
Ils parlèrent plusieurs heures, comme au bon vieux temps, à Saint Louis : papotages sur des amis communs, rumeurs circulant dans les bureaux de la Compagnie, discussions à bâtons rompus sur l’état du monde. Il savait qu’elle essayait de le mettre à l’aise ; elle le faisait aussi pour elle, probablement. Il percevait en elle une tension sous-jacente. Carpenter se rendait compte qu’il exigeait beaucoup de Jeanne… Il débarquait sans crier gare, il s’installait chez elle, il jetait à ses pieds les fragments de sa vie brisée, sans lui dire explicitement ce qu’il attendait d’elle. Ce qu’il eût bien été incapable de faire, car il n’en savait rien lui-même.
— Tu dois être très fatigué, Paul, dit-elle vers 22 h 30. Après avoir fait tout ce trajet depuis la Californie, pratiquement sans arrêt.
— Oui. Je ferais mieux de me mettre en quête d’une chambre d’hôtel.
Les yeux de Jeanne s’agrandirent fugitivement. Une expression énigmatique passa sur son visage, toujours ce mélange de chaleur et d’embarras.
— Tu peux rester, dit-elle, cela ne me dérange pas.
— Mais il y a si peu de place.
— On s’arrangera. Reste, s’il te plaît. Je me sentirais vraiment mal, si je te renvoyais en pleine nuit.
— Euh !…
— Je veux que tu restes.
— Bon, fit-il en souriant. Dans ce cas…
Elle entra dans la salle de bains, où elle resta un long moment. Carpenter s’avança vers le lit étroit, ne sachant s’il devait se déshabiller. Quand Jeanne sortit enfin, elle portait une longue chemise de nuit. Carpenter alla faire ses ablutions ; quand il revint, elle était couchée et la lumière était éteinte.
Il enleva ses vêtements, ne gardant que son caleçon, et s’allongea sur le sol du séjour.
— Non, fit Jeanne au bout d’un petit moment. Idiot !
Carpenter sentit monter en lui un mélange de reconnaissance, d’excitation et de quelque chose qui s’apparentait à un remords. Il s’avança dans l’obscurité, heurtant des meubles, et se glissa délicatement dans le lit, en prenant garde de ne pas entrer en contact avec le corps de Jeanne. Il y avait tout juste assez de place pour deux.
Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il vit que la chemise de nuit était ouverte, qu’elle était nue dessous et qu’elle tremblait. Carpenter fit glisser son caleçon le long de ses jambes et l’écarta du pied. Puis il posa doucement la main sur l’épaule de Jeanne.
— Froid, souffla-t-elle en frissonnant.
— Le lit va se réchauffer.
— Oui. Oui, il va se réchauffer.
Il fit descendre sa main, la referma sur un sein petit et ferme, au mamelon déjà dur. Il perçut le battement du cœur dans la poitrine, si bruyant qu’il en fut surpris.
Il se sentit en proie à d’étranges hésitations. Coucher avec une inconnue n’était pas une expérience nouvelle pour Carpenter. Jeanne Gabel n’était pas véritablement une inconnue pour lui, mais, dans un certain sens, elle l’était. Il la connaissait depuis si longtemps et pourtant il ne la connaissait pas du tout, ils étaient de si bons amis et pourtant, en aucune manière, ils n’avaient jamais été intimes. Et maintenant, il était dans son lit et avait la main sur sa poitrine. Elle attendait. Mais manifestement elle était effrayée. Elle ne semblait pas plus que lui savoir ce qu’il fallait faire. Carpenter se prit à craindre qu’elle ne fasse tout cela uniquement par pitié pour lui, et cela ne lui plaisait pas du tout. Il lui vint même une idée saugrenue : et si elle était vierge ? Mais, non, non, c’était impossible. Jeanne avait au moins trente-cinq ans. Une femme qui avait gardé sa virginité à cet âge, s’il en existait hors du couvent, la conserverait probablement jusqu’à la fin de ses jours.
Elle vint se frotter contre lui, indiquant gauchement qu’elle attendait qu’il aille plus loin. La main de Carpenter glissa jusqu’à la jonction des cuisses.
— Paul… Oh oui, Paul !… Oui !…
Le convenu des mots, la raucité de la voix, ce côté théâtral un peu forcé, tout cela l’agaça quelque peu. Mais qu’était-elle censée dire d’autre ? Qu’aurait-elle pu dire d’autre, dans cette situation bizarre et tendue, que « Paul » et « oui » ?
Il la caressa avec précaution, tendrement, encore incapable de croire tout à fait que c’était arrivé, qu’après tout ce temps Jeanne et lui étaient au lit ensemble.
— Je t’aime, murmura-t-il.
Ces mots-là, il les lui avait déjà dits très souvent avec désinvolture, sur un ton de badinage, et il subsistait dans sa voix un peu du badinage. Mais il y avait autre chose… Un sentiment de culpabilité, peut-être, d’avoir fait intrusion dans la vie solitaire si ordonnée de Jeanne, après sa réaction de panique stupide, sa fuite désespérée pour échapper au chaos qu’était devenue sa vie depuis son retour à San Francisco. Il y avait aussi une composante de gratitude, la reconnaissance pour ce don qu’elle lui faisait. Badinage, sentiment de culpabilité, gratitude ; on pouvait trouver de meilleures raisons pour dire à quelqu’un qu’on l’aime.
— Je t’aime, Paul, fit-elle d’une voix à peine audible tandis que les mains de Carpenter exploraient les parties les plus secrètes de son corps. Je t’aime vraiment.
D’un coup de reins, il fut en elle.
Elle n’était pas vierge, non, c’était presque une certitude. Mais cela devait faire longtemps qu’elle n’avait pas fait cela avec un homme. Très longtemps.
Elle le serra étroitement entre ses longs bras musclés. Elle remuait les hanches en cadence, avec avidité, mais à une cadence différente de la sienne, ce qui rendait les choses assez délicates. Elle manquait à l’évidence de pratique. Carpenter pesa sur elle de tout son poids pour essayer de synchroniser leurs mouvements. Cela sembla marcher : elle s’en remettait à son habileté technique. Mais, d’un seul coup, toute la maîtrise acquise au fil des ans dans ce domaine fut balayée par une masse impétueuse d’émotions troubles qui surgit des profondeurs de son être, une violente poussée de terreur désespérée et de solitude, prise de conscience de la dégringolade en chute libre que venait si brutalement d’amorcer sa vie. Des vents de tempête soufflaient dans sa tête, des Diablos mugissants qui attisaient des bouffées brûlantes de rage tandis que se poursuivait la chute interminable au milieu de tourbillons de gaz délétères. Il s’agrippa à Jeanne en sanglotant et en hoquetant, comme un petit garçon réfugié dans les bras de sa mère.
— Oui, Paul ! murmura-t-elle. Oui ! Je t’aime, je t’aime, je t’aime…
Quand le plaisir vint, ce fut comme des coups de marteau à l’intérieur. Carpenter poussa un cri rauque et enfouit sa tête dans le creux de l’épaule de Jeanne ; ses larmes coulèrent comme elles n’avaient pas coulé depuis si longtemps qu’il avait oublié à quand remontait la dernière fois. Pendant un long moment, ils demeurèrent immobiles, sans un mot, sans un mouvement ou presque. Puis elle effleura son épaule des lèvres, se glissa hors du lit et entra dans la salle de bains. Elle y resta longtemps. Il entendit de l’eau couler ; il crut percevoir une sorte de sanglot, mais il n’en fut pas sûr et se dit qu’il ne lui poserait pas la question. Si c’était un sanglot, que ce soit un sanglot de bonheur.
Elle sortit et vint se nicher contre lui dans le lit étroit. Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre. Il la prit dans ses bras et elle se pelotonna contre lui ; au bout d’un moment, il se rendit compte qu’elle s’était endormie. Il finit, lui aussi, par sombrer dans le sommeil.