— Si vous voulez mon avis, cap’tain, fit Hitchcock, le mieux serait de tous les ramener, oui, tout l’équipage. Nakata crochera un ou deux grappins dans leur foutu rafiot et nous le remorquerons avec l’iceberg, jusqu’à Frisco.
— Attendez un peu ! protesta Carpenter. Avez-vous perdu la tête ? Je ne suis pas un pirate, moi !
— Qui parle de piraterie ? C’est notre devoir. De la manière dont je vois les choses, il faut les remettre aux autorités. C’est une bande de mutins.
— Je ne suis pas non plus un flic, rétorqua Carpenter. Ils ont voulu se mutiner, eh bien, ils se sont mutinés ! Ce ne sont pas mes oignons. J’ai un boulot à faire. Tout ce que je veux maintenant, c’est mettre le cap à l’est avec cet iceberg en remorque, sans avoir à tirer un bateau chargé de cinglés.
Hitchcock garda le silence. Son visage carré et hâlé se ferma.
— Écoutez, reprit Carpenter qui sentait monter la colère en lui, ne vous imaginez surtout pas que je vais mettre cet équipage aux arrêts. Ne vous imaginez surtout pas ça, Hitchcock. C’est hors de question et vous le savez fort bien.
— Vous savez, fit Hitchcock d’une voix douce, nous prenions ce genre de chose très au sérieux dans l’ancien temps. Vous voyez ce que je veux dire ? On ne se contentait pas de fermer les yeux.
— Vous ne comprenez pas…, insista Carpenter.
Le navigateur lui lança un regard chargé de mépris.
— Bon ! fit sèchement Carpenter. Maintenant, écoutez-moi bien. Ce bateau ne peut que nous causer des ennuis. La femme qui le commande est quelqu’un dont on n’a pas envie de trop s’approcher. Pour la neutraliser, il faudrait la mettre aux fers et, croyez-moi, ce ne serait pas aussi facile que vous semblez le penser. Nous ne sommes que cinq et je ne sais combien ils sont. De plus, ce navire appartient à Kyocera-Merck. Samurai ne nous paie pas pour tirer les marrons du feu.
La matinée était bien avancée. Kovalcik avait déjà appelé deux fois pour connaître les intentions de Carpenter. Il n’avait pas pris les appels. Le soleil était bientôt au zénith dans un ciel ardent, plus lumineux que jamais, où flottaient en altitude quelques traînées émeraude et bleu lavande, volutes vagabondes de saloperies à effet de serre, détachées de la masse d’air délétère à hautes pressions installée en permanence sur le centre des États-Unis. Carpenter crut déceler une odeur de méthane portée par la brise.
Juste devant lui se trouvait l’iceberg, luisant comme du marbre poli, perdant de l’eau d’heure en heure, à mesure que la chaleur augmentait. À San Francisco on devait être en train d’enlever la poussière des réservoirs à sec. Oui, il était temps de se mettre en route. Kovalcik et Kohlberg résoudraient leurs problèmes sans son aide. Assurément, cela l’ennuyait, mais il y avait sur la planète des tas de choses qui l’ennuyaient, et il ne pouvait rien y faire non plus.
— Vous dites qu’elle va tuer les cinq types, fit Caskie, la petite opératrice, en passant nerveusement la main sur son crâne rasé. Elle est sérieuse ?
— Très probablement un coup de bluff, répondit Carpenter avec un haussement d’épaules. Elle a l’air dure comme ça, mais je ne suis pas sûr qu’elle le soit réellement.
— Pas d’accord, lança Rennett. Elle veut se débarrasser définitivement des officiers. C’est sans doute ce qu’elle s’apprêtait à faire quand nous sommes arrivés.
— Vous croyez ?
— Elle ne peut pas les garder à bord. Ils n’ont presque plus de sédatifs, c’est ce qu’elle a dit. Quand les officiers sortiront de leur sommeil, ils trouveront un moyen de s’échapper. Il faut donc qu’ils disparaissent. Je crois que Kovalcik a jeté l’ancre près de l’iceberg dans l’intention de les abandonner sur la glace. Là-dessus, nous sommes arrivés, nous nous apprêtons à remorquer cet iceberg et cela a fichu son plan en l’air. Maintenant, elle veut nous refiler ses prisonniers. Si nous n’acceptons pas, elle les jettera par-dessus bord dès que nous aurons disparu.
— Même si nous connaissons la situation ?
— Elle dira qu’ils se sont échappés, qu’ils ont sauté dans une chaloupe et qu’elle n’a pas la moindre idée de la direction qu’ils ont prise. Qui pourra prouver le contraire ?
Carpenter la considéra d’un air sombre. En effet, se dit-il, qui pourra prouver le contraire ?
— Pendant que nous parlons, l’iceberg est en train de fondre, fit Hitchcock. Qu’est-ce qu’on fait, cap’tain ? On reste ici à discuter ou bien on lève l’ancre et on met le cap sur Frisco ?
— Je suis d’avis de les prendre à notre bord, déclara Nakata qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
— Je ne me rappelle pas avoir mis la question aux voix, répliqua Carpenter. Nous n’avons pas de place pour cinq hommes supplémentaires. Nous n’avons de place pour personne. Nous sommes déjà à l’étroit, autant qu’on puisse l’être. C’est comme si nous vivions dans une barcasse. Allons, Nakata, où voulez-vous loger cinq hommes de plus ?
Carpenter sentait la fureur l’envahir. Cette affaire devenait beaucoup trop embrouillée : point de vue légal, point de vue humanitaire, des tas de complications en perspective. Le problème, c’est qu’il n’y avait plus de règles claires. S’il prenait les cinq hommes à son bord, sauvait-il cinq vies humaines ou se faisait-il complice d'une mutinerie qu’il aurait dû essayer de réprimer ?
La réalité toute simple, le fond du problème, c’est qu’il lui était impossible d’intervenir dans cette querelle. Il ne pouvait prendre des passagers, quelle que fût la raison.
Hitchcock avait raison de dire qu’il n’était plus temps de discuter. L’iceberg ne cessait de perdre de l’eau. D'où il était, à l’œil nu, Carpenter distinguait les progrès de l’érosion, la fonte et la désagrégation de la glace. Les oscillations prenaient de l’amplitude, la montagne de glace se balançait doucement, rongée à la hauteur de la ligne de flottaison. Les oscillations ne resteraient pas longtemps aussi limitées. Il fallait pulvériser la poudre d’étain, emballer l’iceberg dans sa jupe et se mettre en route. Il était payé pour rapporter un iceberg à San Francisco, pas un tas de neige fondue.
— Cap’tain ! cria Rennett qui avait gagné un poste d’observation dans la superstructure et, la main en visière, regardait dans la direction de l’autre navire. Ils ont mis un canot à la mer, cap’tain !
— Non, soupira Carpenter. Les salauds !
Il saisit sa longue-vue 6x30. Oui, il y avait bien un bateau, un hydrofoil pneumatique. Il avait l’air bourré à craquer : trois passagers, quatre… non, cinq, semblait-il. Carpenter actionna la touche d’amplification du biodétecteur et la fibre de calmar de la lunette remplit sa fonction. L’image de haute résolution s’épanouit. Cinq hommes, en effet. Carpenter reconnut le capitaine Kohlberg, affaissé à l’avant de l’embarcation.
— Merde ! lâcha Carpenter. Elle nous les envoie ! Elle nous les colle sur les bras !
— Si nous pouvions trouver un moyen de partager l’espace…, commença Nakata avec un sourire plein d’espoir.
— Un mot de plus et c’est vous que je partage en deux ! lança Carpenter.
Il se tourna vers Hitchcock qui, une main sur le menton, avançait et reculait le nez en grattant pensivement les poils blancs de sa barbe de plusieurs jours.
— Préparez quelques lasers, ordonna Carpenter. Usage défensif uniquement. À tout hasard. Mettez le kayak à l’eau avec Rennett et raccompagnez ces hommes jusqu’à leur bord. S’ils ont perdu connaissance, remorquez leur canot jusqu’au navire. S’ils sont conscients et s’ils ne veulent pas repartir, invitez-les très fermement à faire demi-tour. Si cette invitation ne leur plaît pas, faites deux ou trois trous dans leur canot et revenez aussi vite que possible.
— Vous avez compris ?
— Ouais, acquiesça Hitchcock avec froideur. Ouais, ouais.
Carpenter suivit toute la scène de la bulle de la poupe, en se demandant s’il allait, lui aussi, devoir affronter une mutinerie. Mais, non. Hitchcock et Rennett longèrent l’iceberg dans leur kayak jusqu’à ce qu’ils arrivent à la hauteur du dinghy du Calamari Maru. Il y eut une brève discussion, très brève ; Hitchcock fut le seul à parler, Rennett se contentant de montrer qu’elle était prête à faire usage du fusil laser qu’elle tenait avec désinvolture. Les cinq laissés-pour-compte semblaient avoir toute leur connaissance. Ils montraient les navires du doigt, gesticulaient, levaient les bras d’un air accablé. Mais Hitchcock continuait de parler, Rennett caressait son arme avec ce mélange de désinvolture et de détermination, et les occupants du canot paraissaient de plus en plus abattus. Puis la discussion s’acheva et le kayak revint vers le Tonopah Maru. Le dinghy resta où il était ; ses occupants devaient s’interroger sur ce qu’ils allaient faire.
— Cette histoire sent mauvais, déclara Hitchcock quand il fut remonté à bord. Ce capitaine, il nous a dit que la femme, elle lui avait arraché le commandement du bateau, sous prétexte qu’elle voulait qu’il donne à tout le monde du rabiot d’Écran et qu’il a refusé. Il dit qu’il n’y en avait pas assez pour lui donner ce qu’elle voulait. Ça ne me plaît pas du tout, cap’tain.
— À moi non plus, fit Carpenter. Vous pouvez me croire.
— J’ai appris il y a bien longtemps, rétorqua Hitchcock, que lorsqu’un homme dit : « Vous pouvez me croire », c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire.
— Allez au diable ! lança Carpenter. Vous pensez que je les laisse délibérément en plan ? Nous n’avons pas le choix. Ils n’ont qu’à regagner leur bord, elle ne les tuera pas. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est la laisser agir à sa guise et tout se passera bien pour eux. Elle pourra les débarquer quelque part, sur une île, à Hawaii, peut-être. Mais s’ils viennent avec nous, ce sera la merde jusqu’à Frisco.
Et bien pire quand nous serons arrivés, ajouta-t-il intérieurement.
— Ouais, fit Hitchcock en hochant la tête. Nous y sommes peut-être déjà, dans la merde.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Regardez donc l’iceberg, répondit le navigateur. À la hauteur de la ligne de flottaison. Il commence à vraiment se creuser.
Carpenter saisit sa longue-vue et activa le biodétecteur. Il scruta le flanc de l’iceberg. Ce qu’il vit ne lui plut pas du tout. La chaleur était en train de faire de gros dégâts.
Cette journée était la plus chaude depuis leur entrée dans ces eaux. C’était presque comme sur le continent, avec les traînées de gaz toxiques au firmament, le rayonnement continu et torride d’énergie solaire, un torrent dévastateur d’infrarouges tombant du ciel souillé pour se déverser inexorablement sur la Terre. La chaleur s’accumulait, allait en augmentant. Le soleil semblait grossir de minute en minute. D’inquiétants crépitements magnétiques provenaient du ciel, comme si une ionisation de l’atmosphère était en cours.
Et l’iceberg commençait à remuer dangereusement. Carpenter percevait nettement les oscillations, les stries horizontales qui s’emplissaient d’eau et la mer, bien moins calme, à mesure que l’écart se creusait entre la température de l’air et celle de l’océan, et que des courants contraires se formaient.
— Bon Dieu ! souffla Carpenter. Comme cela, le problème est réglé. Il faut se mettre en route tout de suite.
Il restait beaucoup à faire. Conformément aux règles, Caskie entra en communication radio avec le calamarier pour les avertir que la pulvérisation de poudre d’étain allait commencer. Pas de réponse. Peut-être s’en fichaient-ils, ou bien ils ignoraient ce que cela signifiait ? Le navire était encore à l’ancre près de la langue de glace et une sorte de négociation semblait se dérouler entre les occupants du dinghy et les femmes restées à bord.
Carpenter donna l’ordre de faire fonctionner les canons qui pulvérisèrent des nuages étincelants de poudre métallique, recouvrant toute la surface visible de l’iceberg et, très probablement, le calamarier et son dinghy. L’opération prit une demi-heure. La mer était de plus en plus agitée et la montagne de glace se balançait d’une manière inquiétante, mais Carpenter savait que sa gigantesque base immergée suffirait, du moins il l’espérait, à le maintenir en équilibre jusqu’à ce qu’ils se mettent en route.
— Et maintenant, la jupe, ordonna-t-il.
Une opération délicate : un liquide thermoplastique projeté de la ligne de flottaison était pulvérisé sur l’iceberg aux endroits où il était le plus vulnérable aux assauts répétés des vagues. La difficulté consistait, pour pouvoir manœuvrer autour de l’iceberg, à manier habilement les câbles reliant les grappins au navire. Mais Nakata était un as. Ils levèrent l’ancre et commencèrent à contourner l’île flottante recouverte de la poudre métallique à l’éclat aveuglant, une montagne de lumière blanche.
— J’aime pas quand ça bouge comme ça, ne cessait de grommeler Hitchcock.
— Cela n’aura plus d’importance quand nous aurons commencé le remorquage, dit Carpenter.
La chaleur frappait comme un marteau, s’abattait avec violence sur la surface sombre de l’eau, mélangeait les couches thermiques, brassait les courants, mettait tout sens dessus dessous. Ils avaient attendu un peu trop longtemps avant d’agir. Profondément creusé, l’iceberg oscillait dangereusement, s’inclinant fortement contre le vent avant de basculer dans l’autre sens, comme une de ces poupées japonaises à la base arrondie. Du côté où il se trouvait, Carpenter ne pouvait voir l’autre navire, mais il devait être méchamment secoué. Le Tonopah Maru continua de faire le tour de l’iceberg, aussi loin que le permit la tension des câbles, puis repartit en sens inverse.
Quand ils arrivèrent sous le vent, Carpenter découvrit à quel point le calamarier était secoué par la mer. Il était à moitié submergé. La langue de glace près de laquelle il avait jeté l’ancre s’était dressée hors de l’eau et le frappait comme un pied géant.
— Bon Dieu ! souffla Hitchcock à ses côtés. Regardez-moi ça ! Ces abrutis n’ont pas bougé !
Le Calamari Maru embarquait des paquets de mer et commençait à sombrer. Les flots bouillonnants étaient agités par les mouvements d’une armada de calmars fraîchement libérés qui se propulsaient dans toutes les directions et s’éloignaient à toute vitesse. Trois dinghys dansaient sur l’eau à l’ombre de l’iceberg.
— Regardez-moi ça ! répéta Hitchcock.
— Mettez les moteurs en marche, ordonna Carpenter. Et foutons le camp d’ici.
Hitchcock le considéra d’un air incrédule.
— Vous êtes sérieux, cap’tain ? Vous êtes vraiment sérieux ?
— Et comment que je suis sérieux !
— Merde ! fit Hitchcock. Ce monde est une belle saloperie !
— Allez ! Occupez-vous des moteurs !
— Vous avez vraiment l’intention de laisser en pleine mer trois canots remplis de marins d’un navire en train de faire naufrage ?
— Oui, vous avez tout compris.
Carpenter avait le sentiment d’avoir la tête pleine d’étoupe. Ne prends pas le temps de réfléchir, se dit-il. Ne pense pas à tout cela. Agis.
— Et maintenant, mettez les moteurs en marche, je vous prie.
— Trop, c’est trop, fit doucement Hitchcock en secouant la tête d’un ample et lent mouvement. Là, c’est vraiment trop.
Il émit un son évoquant un buffle blessé et fit deux ou trois pas pesants en direction de Carpenter, les bras ballants, les poings à demi fermés. Le navigateur avança, les yeux plissés dans un visage qui paraissait étrangement bouffi. Il se dressa de toute sa taille devant Carpenter, en soufflant et en marmonnant des mots incompréhensibles, sombre, massif, menaçant. Il donnait l’impression de faire la moitié de la taille de l’iceberg.
Et merde ! songea Carpenter. Nous y sommes ! La voilà, ma mutinerie !
En grondant et en grommelant, Hitchcock commença à fermer les poings. Une exaspération mêlée de peur envahit Carpenter qui leva le bras sans réfléchir pour frapper Hitchcock avec force, assenant sur la bouche du navigateur un court crochet qui rejeta sa tête en arrière et le repoussa contre le plat-bord. Hitchcock heurta violemment le bois et rebondit. Un instant, il donna l’impression de devoir s’écrouler, mais il parvint à conserver son équilibre. Il émit un son plaintif, pas tout à fait un sanglot, plutôt un grognement. Un filet vermeil commença à couler sur les poils blancs de son menton.
Hitchcock sembla demeurer étourdi quelques instants, puis ses yeux parvinrent à se fixer sur Carpenter qu’il regarda d’un air abasourdi.
— Je ne voulais pas vous frapper, cap’tain, fit-il en clignant rapidement des yeux, d’une voix empreinte d’une douceur étonnée. On ne frappe jamais un capitaine. Jamais. Vous le savez bien, cap’tain.
— Je vous avais dit de mettre les moteurs en marche.
— Vous m’avez frappé, cap’tain. Pourquoi avez-vous fait ça ?
— C’est vous qui vous êtes jeté sur moi, non ?
— Vous avez cru que je me jetais sur vous ? s’écria Hitchcock en ouvrant des yeux immenses, injectés de sang, dans son visage noirci par l’Écran. Ho ! cap’tain ! Seigneur ! C’est pas possible, cap’tain !
Il secoua la tête et s’essuya le menton. Carpenter vit qu’il saignait, lui aussi, à la jointure d’un doigt, là où il avait heurté une dent. Hitchcock continuait à le regarder comme s’il contemplait un tyrannosaure sortant de la forêt juste devant lui. Puis la stupéfaction fit place dans son regard à quelque chose de plus doux, une sorte de tristesse, peut-être. À moins que ce ne fût de la pitié ? La pitié serait bien pire, songea Carpenter. Infiniment pire.
— Cap’tain…, commença Hitchcock d’une voix rauque, voilée.
— Ne dites rien. Allez seulement vous occuper des moteurs.
— Ouais, fit le navigateur. Ouais, cap’tain.
Il s’éloigna en traînant les pieds et en se frottant la lèvre.
— Caskie a capté un S.O.S. émis par une balise automatique ! cria Rennett, quelque part dans la superstructure.
— Rien à faire ! rugit Carpenter en réponse. On ne peut pas !
— Quoi ?
— Il n’y a pas de place pour eux ! lança Carpenter d’une voix coupante comme la glace. Pas question ! Rien à faire !
Il reprit sa longue-vue et la braqua sur les dinghys qui se rapprochaient. Ils avançaient, certes, mais leur progression était ralentie par une forte houle. Carpenter baissa vivement la lunette, avant d’avoir eu le temps de distinguer des visages. L’iceberg, étincelant de mille feux, continuait d’osciller. Carpenter pensa aux vents chauds qui, à l’est, balayaient le continent, les vents qui faisaient le tour de la planète, les vents secs qui n’apportaient jamais la pluie, mais aspiraient le peu d’humidité qui subsistait. C’était presque dommage de devoir repartir là-bas. Un retour vers l’enfer après de petites vacances en mer, voilà le sentiment qu’il avait. Mais telle était leur destination et, que cela lui plût ou non, il allait abandonner ces gens en pleine mer.
Il y avait parfois des choix dégueulasses à faire, quand les circonstances l’exigeaient. C’est comme ça, se dit Carpenter. La vie est dure, une vraie saloperie à certains moments. Et il y a parfois des choix dégueulasses à faire.
Il se retourna. Tous les regards convergeaient sur lui. Nakata, Rennett, Caskie. Tous les regards, sauf celui de Hitchcock qui s’affairait sur la passerelle à préparer les machines.
— Il ne s’est rien passé, déclara Carpenter à son équipage.
Il avait le cerveau comme engourdi. Il s’efforça de chasser de son esprit les événements qu’il venait de vivre.
— Absolument rien passé, reprit-il. Nous n’avons vu personne dans ces parages. Personne, c’est compris ? Il ne s’est absolument rien passé.
L’un après l’autre, ils acquiescèrent de la tête.
Un frémissement parcourut le navire quand le petit soleil de la salle des machines, la petite sphère de fusion, fonctionna à pleine puissance. Avec un grondement prolongé, les machines se mirent à tourner à toute vitesse. Le navire s’éloigna de la zone des eaux sombres en mettant le cap sur la mer plus bleue. Ils firent route vers l’est en poussant les machines pour essayer de prendre la fonte de vitesse. C’était l’après-midi ; derrière eux, l’autre soleil, le vrai, illuminait le ciel de son éclat furieux en s’éloignant vers l’ouest. C’était une bonne chose de faire route dans la direction opposée à celle que suivait le soleil.
Carpenter ne se retourna pas. À quoi bon ? Pour se fustiger alors qu’il n’avait pu agir autrement ?
Retour au bercail.
Retour vers la merveilleuse Amérique du Nord à l’âge de l’effet de serre.
« Ce monde est une belle saloperie », avait dit Hitchcock. Oui. L’iceberg qu’ils remorquaient, ce glaçon géant, combien de jours de réserves d’eau représentait-il pour la ville de San Francisco ? Dix ? Quinze ? Et après ? Il faudrait aller en chercher un autre ? Et chaque iceberg qu’on rapportait, c’était autant d’eau dont quelqu’un d’autre ne disposerait pas.
La jointure de son doigt le piquait à l’endroit où la peau s’était déchirée au contact de la mâchoire de Hitchcock. Il la frotta d’une manière absente, détachée, comme si c’était la main d’un autre. Ne pense qu’à suivre ta route vers l’est, se dit-il. Tu remorques deux mille kilotonnes d’eau congelée depuis un million d’années, pour les assoiffés de San Francisco. Pense à des choses agréables. Pense à ta prime. Pense à ta prochaine promotion. Rien ne sert de regarder en arrière. Tout ce que tu gagneras à regarder en arrière, c’est de te faire mal aux yeux.