— Je crois que nous avons localisé la marchandise, déclara Farkas.
Seul dans sa chambre d’hôtel, il parlait au téléphone, sur une ligne brouillée, avec le colonel Emilio Olmo, le numéro trois de la Guardia Civil de Valparaiso Nuevo. Le colonel Olmo avait l’oreille de don Eduardo Callaghan, le Generalissimo, El Supremo, le Défenseur et Lider Maximo de la station orbitale. Beaucoup plus important pour les desseins de Farkas, le colonel Olmo était l’homme de confiance de Kyocera-Merck sur Valparaiso Nuevo. Farkas avait cru comprendre que l’objectif à longue échéance de Kyocera-Merck était de faire du colonel le successeur d’El Supremo quand le moment paraîtrait opportun de mettre fin au long règne de don Eduardo. Mangeant à plusieurs râteliers, Olmo se trouvait dans une situation très confortable, et il pouvait sembler imprudent de lui accorder une confiance sans réserve, mais son intérêt à long terme était à l’évidence d’entrer dans le jeu de K.M. et Farkas estimait ne pas courir de risque en traitant avec lui.
— Qui est votre courrier ? demanda Olmo.
— Juanito Holt.
— Sale petit chicano. Je le connais. Malin comme un singe, j’en conviens. Comment l’avez-vous choisi ?
— En réalité, c’est lui qui m’a choisi. J’avais à peine quitté la navette depuis cinq minutes qu’il était déjà là. Il est très rapide.
— Très. Un peu trop, parfois. Son père a été mêlé à l’affaire de l'Empire d’Amérique centrale – vous vous en souvenez, cette révolution tripartite ? –, dressant les deux extrêmes contre le centre. Un hombre particulièrement retors, socialiste ou fasciste, on n’a jamais bien su. Quand tout s’est écroulé, il a pris la tangente et s’est réfugié ici où il a continué à comploter. Au bout d’un certain temps, quand il est devenu trop gênant, la droite et la gauche ont décidé de s’unir et ont envoyé une délégation pour se débarrasser de lui. Tel père, tel fils. Tenez-le à l’œil.
— J’ai l’œil à tout, dit Farkas. Vous le savez bien.
— Oui, c’est vrai, vous avez l’œil à tout.
Dans l’immédiat, Farkas avait l’œil sur l’écran du viseur encastré dans le mur. L’appareil ressemblait pour lui à un triangle isocèle jaune iridescent dont la longue pointe supérieure se recourbait dans le mur comme pour tenter de se glisser dans une dimension adjacente. L’image en plan rapproché d’Olmo, centrée près de la base du triangle, était perçue par le système sensoriel de Farkas sous la forme d’une paire de cubes biseautés bleu de cobalt, reliés par une ligne brisée de lumière blanche adamantine.
L’air de la pièce était étonnamment frais et doux. Farkas avait l’impression de respirer du parfum. Il était aussi artificiel que l’air que l’on respirait entre quatre murs, n’importe où sur la Terre ; encore plus, en réalité, mais il était artificiel d’une manière différente. Farkas soupçonnait que cette différence venait de ce que, sur la Terre, il était nécessaire, avant de laisser entrer l’air dans un bâtiment, de filtrer toutes sortes de cochonneries, le méthane, l’excès de gaz carbonique et les autres gaz à effet de serre, de sorte qu’après le filtrage il donnait toujours une impression de vide, de stérilité. On savait que c’était de l’air qu’il avait fallu filtrer pour le rendre propre à la respiration et on s’en méfiait. On se demandait ce qui avait été éliminé en plus des cochonneries. Alors que, sur un satellite L-5, l’atmosphère était fabriquée à partir de rien, avec un bon mélange d’oxygène, d’azote, de dioxyde de carbone et autres gaz dans les proportions voulues par le Créateur ; au commencement des temps ; en fait, elle était même meilleure que l’atmosphère originelle, car elle contenait moins d’azote, ce gaz presque inutile, et une proportion plus élevée d’oxygène. Et il n’était plus besoin d’éliminer quoi que ce fût, puisqu’elle ne contenait aucune des impuretés qui ne devaient pas s’y trouver.
L’air entièrement synthétique des stations orbitales était donc plus riche et avait plus de goût que l’air naturel mais dénaturé que l’on respirait dans les bâtiments étanches de la Terre. Entêtant. Trop pour Farkas qui savait pourtant qu’il était de meilleure qualité que celui de la Terre, mais n’avait jamais tout à fait réussi à s’y faire. L’air devait avoir un goût de mort, sauf lorsqu’on se trouvait dehors, sans masque, et qu’on emplissait ses poumons de délicieux hydrocarbures. Celui qu’il respirait était bien trop vivifiant à son goût.
Qu’on me laisse encore un peu de temps, songea Farkas. Je finirai par l’apprécier.
— Il paraît, dit-il à Olmo, que la marchandise est entreposée dans un endroit appelé El Mirador. Mon courrier m’y conduira dans le courant de la journée pour inspecter l’entrepôt.
— Bueno. Vous êtes sûr que vous trouverez tout en ordre ?
— Absolument.
— Vous avez des raisons de le penser ? demanda Olmo.
— Simple intuition, répondit Farkas. Mais je me fie à elle.
— Je comprends. Vous avez des sens différents des nôtres. Vous êtes un homme qui sort de l’ordinaire, Victor.
Farkas garda le silence.
— Si la marchandise est à votre convenance, reprit Olmo, quand désirez-vous effectuer l’expédition ?
— Très rapidement, je pense.
— Vers le siège ?
— Non, répondit Farkas. Il y a eu un changement de programme. Le siège a demandé que la marchandise soit expédiée directement à l’usine.
— Ha ! Je vois.
— Si vous pouviez vous assurer que les documents d’expédition sont en ordre, je vous ferai savoir quand nous serons prêts pour le transport.
— Et pour les droits de douane…
— Ils seront réglés selon les modalités habituelles. Je ne pense pas que don Eduardo trouve matière à se plaindre.
— Ce serait en effet extrêmement fâcheux.
— Il n’y aura pas de problème.
— Bueno, fit Olmo. Don Eduardo est toujours mécontent quand des marchandises de valeur quittent Valparaiso Nuevo et il faut compter avec ce mécontentement.
— Je vous ai déjà dit qu’il y aurait un dédommagement !
Le ton de Farkas s’était fait plus incisif ; l’image d’Olmo réagit en changeant imperceptiblement de couleur, virant du bleu de cobalt à un bleu presque noir, comme si le colonel avait voulu faire connaître à Farkas que l’éventualité d’un non-paiement des dédommagements exigés le perturbait profondément et qu’il trouvait désobligeant le reproche implicite de l’aveugle. Mais Farkas vit la teinte normale du colonel revenir en quelques instants et comprit que la petite crise était passée.
— Bueno, dit encore une fois Olmo.
Cette fois, il semblait vraiment satisfait.
El Mirador se trouvait à mi-chemin des deux extrémités de son rayon. Son bouclier était pourvu de larges panneaux vitrés offrant une vue impressionnante sur l’ensemble de Valparaiso Nuevo, les étoiles, le Soleil, la Lune, la Terre et tout le firmament. Une éclipse de soleil avait lieu au moment où Juanito et Farkas arrivèrent, phénomène qui n’avait rien d’exceptionnel sur les satellites habités, mais n’était quand même pas si courant. La Terre était plaquée sur le Soleil dont il n’apparaissait dans la partie inférieure qu’une tache de lumière ardente, tel un diamant étincelant sur un anneau d’or. Des ombres pourpres enveloppaient la cité, épaisses et profondes, un lourd manteau de velours recouvrant tout.
Juanito commença à décrire ce qu’il voyait à Farkas, qui l’interrompit d’un grand geste impatient du bras.
— Je sais, je sais ! Je le sens dans mes dents !
Ils avaient pris un grand escalier mécanique descendant au centre de la place d’El Mirador.
— En ce moment, le Soleil est long et mince, poursuivit Farkas, comme la lame d’une hache. La Terre a six côtés, chacun émettant une lumière d’une couleur différente.
Béant d’étonnement, Juanito considéra l’aveugle.
— Wu est là, ajouta Farkas. Il est en bas, sur la place. Je perçois sa présence.
— À cinq cents mètres ?
— Viens avec moi.
— Qu’allons-nous faire s’il est vraiment là ?
— As-tu une arme ? demanda Farkas.
— Oui, j’ai une aiguille, répondit Juanito en tapotant sa cuisse.
— Parfait. Règle l’intensité sur commotion et évite de t’en servir si possible. Je veux que tu ne lui fasses absolument aucun mal.
— Je comprends. Vous tenez à le tuer vous-même, quand bon vous semblera. Très lentement, en savourant votre plaisir.
— Fais bien attention à ne pas le blesser, c’est tout. Allons-y.
C’était une cité d’aspect vieillot, sur le modèle traditionnel latino-américain, avec ses constructions basses aux façades pastel ornementées de balcons de fer forgé, sa place dallée, entourée de petits cafés typiques, dont le centre était occupé par une fontaine tarabiscotée. La dizaine de milliers de personnes qui y vivaient semblaient s’être donné rendez-vous sur la place pour y boire un verre en regardant l’éclipse. C’était l’attraction du jour. Au grand soulagement de Juanito, personne ne leur prêta attention quand l’escalier mécanique les déposa sur la place qu’ils commencèrent à traverser à grandes enjambées. C’est quand même extraordinaire, songea Juanito, d’arriver au cœur d’une cité en compagnie d’un type sans yeux, sans que personne ne le remarque. Mais quand le soleil reviendra, ce sera peut-être différent.
— Le voilà, murmura Farkas. Sur la gauche, à une cinquantaine de mètres, pas plus de soixante.
Il indiqua la direction d’un mouvement discret de la tête. Juanito plissa les yeux dans la pénombre pourprée et son regard se fixa sur la terrasse du café voisin de celui devant lequel ils se tenaient. Une douzaine de clients attablés par petits groupes au bord du trottoir, sous des auvents iridescents en fibre de verre, se détendaient en buvant et en discutant. Un après-midi normal de bien-être engourdi dans la bonne vieille cité tranquille d’El Mirador, sur Valparaiso Nuevo.
Farkas se plaça de profil, sans doute pour dissimuler partiellement son visage si particulier.
— Wu est celui qui est assis seul à la première table, souffla-t-il sans remuer les lèvres.
Juanito secoua la tête.
— Il n’y a qu’une personne seule et c’est une femme. Cinquante ans, peut-être un peu plus, longs cheveux roux, gros nez, mal fagotée, avec des vêtements passés de mode depuis des lustres.
— C’est Wu.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Il est possible de faire restructurer son corps afin de lui donner un aspect entièrement différent, mais on ne peut modifier les informations non visuelles, celles que je perçois par la vision aveugle. La dernière fois que j’ai vu le docteur Wu, il ressemblait pour moi à un bloc de métal noir de forme cubique, poli comme un miroir, posé sur un socle cuivré pyramidal. J’avais neuf ans à l’époque, mais je me suis juré de ne jamais oublier cette image. Je ne l’ai pas oubliée et c’est précisément à quoi ressemble la personne assise seule à cette table.
Juanito écarquilla les yeux. Il ne voyait toujours qu’une femme au visage ingrat, vêtue d’un tailleur froissé et démodé. Il savait que l’on accomplissait maintenant des miracles dans le domaine de la restructuration génétique, que les spécialistes étaient capables, en manipulant l’A.D.N. d’un individu, de faire prendre à son corps n’importe quelle forme ou presque, comme on choisit un vêtement sur un portemanteau. Mais Juanito avait quand même du mal à imaginer que cette femme était un sinistre chirurgien chinois sous des traits d’emprunt et encore plus à se la représenter sous la forme d’un cube brillant, posé sur une pyramide cuivrée.
Mais la haine émanant de Farkas était si violente qu’il avait l’impression d’en ressentir les ondes. Il ne pouvait donc s’agir que du Chinois. L’aveugle s’apprêtait à tirer une vengeance terrible de ce qu’on lui avait fait subir à sa naissance, de ce qui avait fait de lui un être différent du reste du genre humain.
— Que voulez-vous faire maintenant ? demanda Juanito.
— Nous allons nous approcher et nous asseoir à côté d’elle. Garde ton aiguille à portée de la main, mais j’espère que tu n’auras pas à t’en servir.
— Si nous levons la main sur cette femme et que ce ne soit pas Wu, fit Juanito avec gêne, cela va me fourrer dans un drôle de pétrin, surtout si elle paie El Supremo pour sa protection. Ces gens-là le prennent de haut quand on viole leur vie privée. Elle peut faire un esclandre et continuer jusqu’à ce que vous soyez expulsé et moi condamné à une amende colossale… Et si je me fais expulser aussi, qu’est-ce que je deviendrai ? Où voulez-vous que je vive, si je suis obligé de partir d’ici ? Avez-vous pensé à ça ?
— Ne te fais donc pas de souci, dit Farkas. C’est bien le docteur Wu. Observe sa réaction quand il me verra et tu n’auras plus de doute.
— Mais ce sera quand même une violation d’asile. Il lui suffira de hurler en appelant la Guardia Civil.
— Ce qu’il faut, poursuivit Farkas, c’est lui faire comprendre d’emblée que ce serait une attitude imprudente. Tu me suis ?
— Mais je n’ai pas le droit de lui faire du mal, protesta Juanito.
— Non. Il n’est absolument pas question de lui faire du mal. Tout ce que tu as à faire, c’est de lui montrer que tu es décidé à faire usage de ton arme, si le besoin s’en fait sentir.
D’un hochement de tête imperceptible, Farkas indiqua la femme attablée à la terrasse.
— Allons-y, fit-il. Tu vas t’asseoir le premier, tu lui demandes poliment si elle ne voit pas d’inconvénient à ce que tu partages sa table, tu débites deux ou trois banalités à propos de l’éclipse. Je te rejoindrai trente secondes plus tard. Tu as pigé ? Tu es un bon petit gars. À toi de jouer.
— Vous êtes tombé sur la tête ! déclara la femme aux cheveux rouges d’un ton hargneux.
— Mais elle transpirait abondamment et ses doigts s’agitaient comme des serpents affolés.
— Je n’ai jamais été médecin de ma vie, mon nom n’est ni Wu, ni Fu, ni je ne sais quoi, et vous avez exactement deux secondes pour déguerpir.
Elle semblait incapable de détacher les yeux du front lisse et impénétrable de Farkas. Juanito se rendit compte qu’il avait eu le temps de s’habituer à l’étrangeté de ce visage qui, pour les autres, devait paraître proprement monstrueux.
Farkas ne fit pas un geste. Quand, au bout d’un moment, la femme reprit la parole, ce fut d’une voix différente, plus calme, où perçait la curiosité.
— Quelle sorte de créature êtes-vous exactement ?
Ce n’est pas Wu, décida Juanito.
Le vrai Wu n’aurait pas posé une question de ce genre. Le vrai Wu aurait su à quoi s’en tenir. Et il aurait pris la fuite. De plus c’était indiscutablement une femme. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder le tour de la mâchoire, la naissance des cheveux, la chair un peu molle du dessous du menton. Tous ces endroits où les femmes étaient différentes des hommes. Et puis ses poignets. La manière dont elle était assise à cette table. Un tas d’autres choses encore. Aucun chirurgien n’était assez bon pour réaliser une restructuration aussi convaincante. Juanito étudia les yeux pour déceler sur la paupière la marque du repli cutané caractéristique des Asiatiques, mais il ne vit absolument rien. Elle avait les yeux gris-bleu. Tous les Chinois avaient les yeux bruns, n’est-ce pas ? Mais ce n’était pas le plus difficile à modifier.
— Vous savez parfaitement quelle sorte de créature je suis, docteur, répondit Farkas d’une voix grave et vibrante, se penchant tout près. Je m’appelle Victor Farkas. Je suis né à Tachkent pendant le Second Démembrement. Ma mère était l’épouse du consul de Hongrie et vous avez pratiqué une ligature génétique sur le fœtus quelle portait. La reconstruction tectogénétique était votre spécialité, à l’époque. Vous ne pouvez pas l’avoir oublié. Vous avez supprimé mes yeux, docteur, à la place, vous m’avez donné la vision aveugle.
La femme baissa les yeux et détourna la tête. Le rouge lui monta aux joues. Quelque chose de trouble semblait l’agiter. Juanito commença à changer d’avis : tout compte fait, certains chirurgiens étaient peut-être assez bons pour réussir une telle restructuration.
— Il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela, articula la femme. Je n’ai jamais entendu votre nom et ne suis jamais allée dans la ville que vous venez de mentionner. Vous êtes fou à lier ! Je peux vous prouver qui je suis. J’ai des papiers. Vous n’avez pas le droit de me harceler de la sorte.
— Je ne vous veux aucun mal, docteur.
— Je ne suis pas médecin !
— Pourriez-vous le redevenir ? Si on y met le prix ?
Stupéfait, Juanito se retourna vivement vers Farkas. Il ne s’attendait pas que la conversation prenne ce tour.
Le grand aveugle souriait aimablement. Il se pencha vers la femme aux cheveux rouges, attendant une réponse.
— Je ne veux pas entendre un mot de plus, dit-elle. Si vous ne partez pas tout de suite, j’appelle la patrouille.
— Écoutez-moi très attentivement, docteur Wu, reprit Farkas. Je vais vous parler d’un projet susceptible de vous intéresser au plus haut point. Je représente un groupe d’ingénierie dépendant d’une grande entreprise dont le nom ne peut vous être inconnu. Ses travaux portent sur un voyage spatial expérimental, la première exploration interstellaire, à une vitesse supérieure à celle de la lumière. D’après nos estimations, nous sommes à trois ans du lancement. Pas plus de quatre.
— Vos extravagances ne me concernent en aucune manière, fit la femme en se levant.
— À une vitesse supérieure à celle de la lumière, la vision est déformée, poursuivit Farkas.
— Il ne semblait pas avoir remarqué qu’elle s’était levée et regardait autour d’elle, prête à prendre ses jambes à son cou.
— En fait, poursuivit Farkas, la vision est tellement déformée que la perception du monde extérieur devient totalement anormale. Il est absolument exclu qu’un équipage doué d’une vision normale puisse être opérationnel. Mais il apparaît que quelqu’un disposant de la vision aveugle sera en mesure de s’adapter assez aisément aux changements particuliers provoqués par ces conditions. Comme vous le voyez, je serais idéalement pourvu pour un voyage à bord de ce vaisseau spatial et, de fait, on m’a demandé de prendre part au premier vol expérimental.
— Je ne vois pas en quoi cela peut…
— Des essais préliminaires ont déjà été effectués.
Uniquement au sol, sans couvrir de distance, mais les résultats théoriques sont extrêmement encourageants. J’ai servi de cobaye, ce qui me permet d’affirmer que nous pourrons mener ce projet à bien. Mais je ne peux entreprendre seul ce voyage. L’équipage sera composé de cinq personnes qui se sont proposées pour acquérir ce que je possède grâce à une restructuration tectogénétique. À notre connaissance, personne n’a autant d’expérience que vous dans ce domaine. Nous aimerions que vous repreniez du service, docteur Wu.
La discussion ne prenait absolument pas la tournure prévue par Juanito. Il en avait le souffle coupé.
— Nous avons aménagé pour vous un laboratoire complet sur une station orbitale voisine, poursuivit Farkas. Il contient tout le matériel dont vous pourriez avoir besoin, mais, s’il vous manquait quelque chose, il suffirait de le demander. Il va sans dire que vous serez très bien payé. Nous assurerons bien entendu votre sécurité pendant tout le temps que vous serez loin de Valparaiso Nuevo. Alors, qu’en dites-vous ? Marché conclu ?
La femme aux cheveux rouges commença lentement à reculer en tremblant. Farkas ne sembla pas s’en rendre compte.
— Non, non, dit-elle, cela fait trop longtemps. L’habileté que j’ai pu avoir n’est plus qu’un souvenir, enfoui dans le passé.
Ainsi Farkas a vu juste depuis le début, se dit Juanito. Il n’y a pas de doute, il a retrouvé son docteur Wu.
— Vous pourrez suivre un cours de recyclage, poursuivit Farkas. Je ne pense pas qu’il soit possible de tout oublier quand on a eu un don comme le vôtre.
— Non, je vous en prie ! Laissez-moi !
Juanito n’en revenait pas de voir à quel point il s’était fourvoyé depuis le début en imaginant un scénario de vengeance. La situation lui avait totalement échappé. Il s’était gravement trompé, comme cela lui était rarement arrivé. Il comprenait maintenant que Farkas n’était pas venu dans le but de régler ses comptes avec Wu. Uniquement pour conclure un marché, s’il fallait en croire les apparences. Pour le compte de Kyocera-Merck. La vengeance, Farkas n’en avait rien à cirer ; ce que le chirurgien lui avait fait dans le ventre de sa mère n’avait pas entretenu en lui la moindre rancune.
L’aveugle était encore plus bizarre que Juanito ne l’avait cru.
— Qu’en dites-vous ? répéta Farkas.
En guise de réponse, la femme – Wu – fit deux autres pas en arrière. Elle – il – semblait demeurer en équilibre, prête à s’enfuir à toutes jambes en une seconde.
— Où va-t-il ? demanda brusquement Farkas. Ne le laisse pas partir, Juanito !
Wu s’éloignait en marchant en crabe, sans vraiment courir, mais à une allure de plus en plus rapide vers la partie couverte du café. Farkas intima du doigt à Juanito de le suivre. Il aurait certes pu l’étourdir à quinze pas d’une décharge de son aiguille, mais pas question d’utiliser l’arme dans cette foule, pas si Wu bénéficiait du droit d’asile et surtout pas à El Mirador. En un instant, cinquante réfugiés se jetteraient sur lui à bras raccourcis pour le rouer de coups et vendre son prépuce deux callies et demi aux hommes du Generalissimo.
Le café était sombre et plein à craquer. Juanito aperçut la femme vers le fond, près des toilettes. Vas-y, se dit-il, entre dans les toilettes pour femmes. Je te suivrai jusque-là. Je n’en ai rien à faire, tu sais.
Mais elle dépassa les toilettes et disparut dans une niche, près des cuisines. Deux garçons portant un plateau chargé s’approchèrent de Juanito et le fusillèrent de regard en lui demandant de s’écarter. Il lui fallut un petit moment pour les contourner ; quand il regarda dans la direction de la femme aux cheveux rouges, elle avait disparu. Il savait qu’il aurait de gros ennuis avec Farkas si elle lui échappait. Farkas allait piquer une crise ; il essaierait très probablement de lui sucrer sa paie de la semaine. Deux mille callies qui lui passeraient sous le nez, sans compter les suppléments.
Une main jaillit de l’ombre et se referma sur son poignet avec une violence surprenante. Juanito fut tiré dans une salle de jeu exiguë, emplie d’une épaisse fumée verte crépitante, émise par un étrange appareil adossé au mur du fond. La femme aux cheveux rouges dardait sur lui des yeux hagards.
— Il veut me tuer, n’est-ce pas ? Ses histoires de restructuration, ce ne sont que des conneries, hein ?
— Je pense qu’il est sincère, articula Juanito.
— Jamais personne n’échangerait délibérément ses yeux contre la vision aveugle !
— Que voulez-vous que je vous dise ? Les gens font toutes sortes de choses bizarres. Mais, s’il avait voulu vous tuer, je crois qu’il s’y serait pris autrement quand nous vous avons traquée.
— Il veut me faire quitter Valparaiso pour se débarrasser de moi ailleurs ?
— Je ne sais pas, fit Juanito. Il ne m’a pas mis au courant de ses projets. Moi, je fais mon boulot, c’est tout.
— Combien vous a-t-il payé pour la traque ? demanda-t-elle avec véhémence. Combien ?
Elle lança un regard vif autour d’elle.
— Je sais que vous avez une aiguille dans votre poche. Laissez-la où elle est et répondez-moi. Combien ?
— Trois mille callies par semaine, marmonna Juanito en gonflant un peu le chiffre.
— Je vous en donne cinq si vous m’aidez à me débarrasser de lui.
Cela changeait tout. Mais Juanito hésita. Trahir Farkas ? Il ne savait pas s’il pouvait retourner sa veste aussi rapidement. Était-ce la réaction d’un professionnel d’accepter une offre plus avantageuse ?
— Huit, fit-il après un moment de silence.
Et pourquoi pas ? Il n’avait aucun devoir de fidélité envers Farkas. Sur cette station orbitale, les réfugiés bénéficiant de la compassion d’El Supremo avaient droit à une protection. Il était du devoir de chacun de protéger ses concitoyens de ce qui pouvait les menacer. Et huit mille callies, c’était une jolie somme.
— Six mille cinq cents, dit Wu.
— Huit mille ou nous ne faisons pas affaire. Virement immédiat. Vous avez votre gant ?
La femme qui avait été le docteur Wu Fang-shui acquiesça d’un grognement revêche et tendit son terminal flexible.
— Compte 1133, annonça Juanito. Comment comptez-vous vous y prendre ? demanda-t-il dès que le transfert de fonds fut effectué.
— Il y a un passage donnant dans le bouclier extérieur, juste derrière le café. Vous me verrez me glisser dedans et vous me suivrez tous les deux. Quand nous serons tous à l’intérieur et qu’il s’avancera vers moi, vous passerez derrière lui pour le neutraliser avec votre aiguille. Et nous l’ensevelirons là-dedans.
Les yeux de Wu brillaient d’un éclat effrayant. Comme si l’enveloppe du corps astucieusement transformé était en train de se dissoudre lentement pour laisser réapparaître le vrai Wu.
— Tu as bien compris ?
Un regard farouche, flamboyant. Des yeux démoniaques dans un visage égaré de vieille femme.
— Je t’ai acheté, mon petit. J’exige que tu restes de mon côté quand nous serons dans le bouclier. Tu as compris ? Tu as bien compris ? Parfait.