CHAPITRE VIII LILL

Essayons donc de reconstituer l’histoire d’Ester puisqu’il nous reste peu de temps pour échafauder des hypothèses, pour les abandonner si elles s’avèrent décevantes, ou peu élégantes, ce qui revient au même, pour les entretenir, voire les embellir, si elles vont dans le bon sens. Ma démarche ne sera pas historique à proprement parler, car je n’ai pas accès à la bibliothèque du grand temple du Moncle de Vrana ni aux innombrables témoignages qu’elle renferme, elle tiendra à la fois du travail de mémoire, de l’exercice spéculatif et du décryptage symbolique. Mais, la vérité n’ayant pas de centre (plus je me rapproche de la fin et plus j’apprécie cet aphorisme « haudebranesque »), mon œuvre vaudra bien celle d’historiens respectant les canons traditionnels de cette science – qui n’en est pas une finalement, car reposant entièrement sur les fragiles perceptions humaines. Et puis une aide précieuse m’a été accordée que je n’escomptais pas et qui vaut cent, mille, cent mille fois les travaux des spécialistes. La chance sourit aux audacieux, dit-on. Je pense, cher lecteur imaginaire, que si tu occupes la place juste dans le moment juste quelque chose se structurera autour de toi qui te guidera, qui te portera. Les uns appellent cela l’ordre cosmique, d’autres le nomment l’Un, d’autres encore le baptisent Omni, intelligence créatrice, dieu, dragon, fée ou héros, mais qu’importent les vêtements dont on le pare ? Il suffit de savoir que l’univers, comme un tissu dans les mains d’un couturier, se plie aux aspirations secrètes de ceux qui l’habitent.

Nous intitulerons sobrement ce premier chapitre « La genèse d’Ester ».


Au début étaient les Qvals. Depuis la nuit des temps, ils vivaient sur Ester, qui portait alors un autre nom. Les Qvals n’étaient pas régis par un système reposant sur les notions de terre, de tribu, de patrie, de possession, de domination, ils se contentaient d’être les gardiens silencieux de leur monde, en particulier de l’océan Osqval dont ils régulaient les débordements en creusant des galeries souterraines et des puits bouillants. Les Qvals avaient-ils engendré une civilisation de progrès telle que nous la concevons, avec de gigantesques cités, des monuments, des transports aériens, maritimes et terrestres, des chantiers, des mines, des industries, une technologie avancée, un système politique élaboré, des religions complexes et tout ce que nous-mêmes rattachons aux mots civilisation et progrès ? Certes non : ils n’avaient pas pour ambition de transformer la matière, ils en connaissaient les mécanismes les plus intimes et ils accomplissaient leur devoir au sens sacré du terme, qui était de veiller à l’équilibre de leur monde. Et leur planète était la note juste dans la symphonie cosmique, un havre de paix, de douceur et de beauté.

Furent ensuite les hommes, qui vinrent d’une autre galaxie à bord d’une nef céleste. Elle transportait en son sein une femme du nom d’Ellula, un homme du nom de Xion et les membres de l’équipage, tous plongés dans un sommeil profond. Elle transportait également des milliers d’ovules congelés qui renfermaient, en lieu et place de leur noyau, des cellules humaines. Lorsque l’appareil se posa sur le continent Nord, tout près des monts noirs, Ellula se réveilla mais ses compagnons, victimes d’une défaillance du décryo de leur cuve, restèrent endormis. Après avoir essayé pendant plusieurs mois de les ranimer, elle décida de sortir de la nef et se rendit au cœur des montagnes noires où elle entra en contact avec les Qvals. Ceux-ci ne parlaient pas en mode oral comme les êtres humains, mais en mode télémental, un langage universel. Ils la conduisirent près d’une source aux vertus extraordinaires. Elle recueillit la précieuse eau dans une gourde, revint à la nef et réveilla Xion. Celui-ci aurait murmuré, en rouvrant les yeux : « Est-ce la Terre ? » De cette question viendrait le nom d’Ester[1].

Xion avait reçu pour mission d’implanter une souche humaine sur ce nouveau monde. Il entreprit immédiatement de décongeler les ovules et de les placer dans des couveuses. Ellula s’y opposa avec véhémence, car elle estimait que l’introduction massive de clones humains entraînerait le déséquilibre d’Ester et, à terme, sa destruction. Xion l’emprisonna dans une soute de la nef tout le temps que dura le développement des embryons. Elle finit par s’échapper, retourna près de la source miraculeuse, recueillit de l’eau, réveilla les membres de l’équipage, hommes et femmes, et les informa de la situation. Ils prirent parti pour elle, hormis un certain Olmir d’Avox[2] qui décida de rallier la cause de Xion. Les deux hommes s’armèrent et tuèrent quelques partisans d’Ellula. La jeune femme et les rescapés réussirent à s’enfuir sains et saufs et se réfugièrent avec les Qvals dans les montagnes noires. Ellula épousa un certain Eulven Kropt (ou Kraupte, les deux orthographes coexistent) avec lequel elle eut sept enfants, un garçon et six filles. Les autres femmes qui s’unirent aux hommes de l’équipage eurent, comme elle, davantage de filles que de garçons, dans une proportion de cinq pour un.

Les clones étaient pendant ce temps parvenus à l’âge adulte. Armés, guidés par Xion et d’Avox, ils sortirent de la nef, se répandirent tels des aros féroces dans les montagnes noires dans le but de massacrer les Qvals et ceux qu’on leur avait présentés comme des traîtres. Bon nombre de partisans d’Ellula périrent dans ce conflit. Quelques-uns parvinrent à se réfugier dans les labyrinthes souterrains des Qvals, qui leur conseillèrent alors de traverser l’océan bouillant et d’émigrer sur le continent Sud, où ils pourraient s’établir en respectant les lois naturelles d’Ester. Les Qvals leur révélèrent également que l’A manifesterait sa colère dans quelques milliers d’années, que la vie ne serait alors plus possible sur leur monde, que leurs descendants connaîtraient la douleur d’un nouvel exode.

Ce fut Eulan Kropt, le fils d’Ellula et d’Eulven, qui conduisit les siens au travers du continent Nord, Eulan Kropt à qui il revint de séjourner dans l’indicible sein des Qvals afin de se pénétrer des principes de la loi naturelle et de l’ordre cosmique. Ils empruntèrent le réseau des galeries et des puits inactifs, échappant ainsi à la vigilance des milliers de clones déployés sur le continent Nord. Il leur fallut deux ans pour atteindre le littoral de l’océan Osqval. Là, ils fabriquèrent de grands radeaux mais certains refusèrent d’embarquer, disant qu’Eulan Kropt les conduisait à leur perte, et se dispersèrent sur le littoral où ils fondèrent les villes de X-art, de Sphaïs et de Z-üot. Les autres, sous la conduite d’Eulan Kropt, s’élancèrent sur les flots bouillants. Ils connurent la faim, la soif, les tempêtes ; des hommes, des femmes, des enfants tombèrent des radeaux et sombrèrent dans l’océan. Ils perdirent espoir, se lamentèrent, se mutinèrent contre Eulan Kropt et les membres de sa famille, assaillirent leur radeau, massacrèrent Eulven Kropt et deux de ses filles, puis, alors qu’ils s’apprêtaient à mettre à mort Eulan lui-même et sa mère Ellula, une île apparut à l’horizon. Ils l’abordèrent, y trouvèrent des fruits et du gibier en abondance, se reposèrent et décidèrent de s’y installer. Mais Eulan Kropt eut un songe dans lequel les Qvals lui recommandaient de quitter l’île au plus vite. Peu nombreux furent ceux qui consentirent à le suivre, seulement deux cents hommes, femmes et enfants, qui s’entassèrent sur quatre radeaux. Ils virent la vague gigantesque qui submergea l’île et emporta ceux qui avaient refusé d’écouter leur guide. Dès lors, les survivants cessèrent de mettre en doute sa parole et endurèrent leurs nouvelles épreuves sans se plaindre ni se révolter. Après des jours et des jours de navigation, tandis que les vivres et l’eau douce venaient à manquer, ils subirent une terrible tempête qui disloqua l’un des radeaux sur une barrière de récifs. Les trois autres, ballottés par des vagues hautes comme des montagnes, échouèrent sur une grève de sable noir. C’est ainsi qu’ils prirent pied sur le continent Sud, qui allait devenir la terre sacrée des Kroptes.

Extrait du journal du moncle Artien.


Les élites Estériennes se sont ruées sur le Sud comme des zihotes sur une charogne », fit Mald Agauer.

Par le hublot de l’envolter de la NS, la nouvelle compagnie aérienne qui avait obtenu le monopole des liaisons aériennes entre les continents Nord et Sud, la mentaliste désignait les somptueuses demeures blanches disséminées entre les collines, entourées de hauts grillages magnétic qui teintaient de bleu les frondaisons des arbres.

Lill s’abstint de rappeler à son interlocutrice qu’elle avait elle-même cédé à la mode puisqu’elle venait d’acquérir une immense propriété près du massif de l’Éraklon. Mald Agauer faisait partie de l’Hepta, le groupe des sept permanents qui dirigeaient cet État dans l’État qu’était le mouvement mentaliste, et il valait mieux ne pas la contrarier si on voulait préserver ses chances de grimper dans la hiérarchie. Âgée seulement de trente ans, Lill avait déjà franchi de nombreux barrages depuis qu’elle était entrée en « mentalie », selon l’expression méprisante des religieux et des scientifiques, les adversaires les plus acharnés de la cause. On pouvait même parler à son propos de progression fulgurante. Elle n’avait pas hésité à recourir à tous les transplants possibles et imaginables. Elle n’avait pas encore atteint le stade de mutant-tec, car pour l’instant la part humaine restait chez elle supérieure à la part technologique, mais elle disposait déjà d’une formidable banque de données, et ses facultés analytiques, nettement supérieures à la moyenne, en faisaient une partenaire indispensable. Elle n’avait travaillé que tardivement sur le projet de L’Estérion, lancé dans l’espace quatre ans plus tôt, mais, grâce à la qualité de ses interventions, elle s’était vu confier le suivi du dossier : on l’avait chargée de recevoir les communications télémentales des agents en poste dans le vaisseau, de leur transmettre les nouvelles instructions, de surveiller l’évolution des deux populations et d’en référer auprès de l’Hepta. Mald Agauer ne l’avait pas prise en sympathie – la sympathie était une notion absurde dans le milieu mentaliste – mais l’avait choisie comme assistante personnelle, consciente qu’elle réchauffait un serpent en son sein. Mald avait atteint l’âge vénérable de cent soixante-deux ans, et elle aurait sans doute pu allonger ce nombre d’une bonne centaine d’années si elle n’avait pas éprouvé une grande lassitude de la vie, qui se traduisait chez elle par un déclin irréversible de son potentiel mental. Il y avait donc, dans sa relation avec Lill, un aspect suicidaire et testamentaire : elle avait choisi, sur les seuls critères de l’efficacité et de la pérennité mentaliste, celle qui la pousserait dans le néant pour lui succéder.

L’envolter survolait à présent une plaine brunie par les champs de fizlo. Des maisons basses aux pierres noires et des silos en bois supplantaient ici les résidences secondaires. Les compagnies agroalimentaires avaient installé dans les anciennes fermes kroptes des techniciens chargés de tirer le meilleur parti des terres fertiles du continent Sud. On avait au préalable organisé de gigantesques chasses où de riches Vranasi, installés à bord de véhicules blindés, avaient été conviés à abattre des millions de yonaks. Les carcasses avaient été débitées sur place, chargées dans des autowags frigorifiques et expédiées sur le continent Nord. Cet afflux de viande de première qualité avait excité toutes les convoitises et engendré une spéculation forcenée. Des cartels de trafiquants avaient tenté de contourner les circuits de distribution des grossistes, qui avaient levé des milices armées et organisé une riposte sanglante. La guerre du yonak avait duré plus de deux ans, fait plus de dix mille morts et soulevé des émeutes meurtrières dans diverses grandes villes du Nord.

« Combien de temps leur faudra-t-il pour épuiser les ressources du Sud ? soupira Mald Agauer. Cinquante ans ?

— Je pencherais plutôt pour vingt, répondit Lill. Le recours aux engrais chimiques engendrera d’abord une surproduction, puis les terres perdront leur fertilité, les compagnies minières obtiendront des concessions et le Sud subira le même déclin écologique que le Nord. Le problème est que le nouveau prémiaire n’a pas assez de…

— Couilles ? »

Lill acquiesça d’un clignement de paupières.

« Pour s’opposer aux divers groupes de pression à l’œuvre dans les couloirs des bâtiments administratifs de Vrana », continua-t-elle en revenant au mode télémental.

Bien que la minuscule cabine fût en principe insonorisée, le bruit du moteur l’obligeait à forcer sa voix. L’ombre de l’envolter se faufilait entre les arbustes aux feuillages jaunâtres et les rochers noirs dont les échines déchiquetées semblaient avoir subi un bombardement foudroyant.

« Vous vous demandez sans doute pourquoi j’ai organisé cette petite escapade au péripôle », reprit Mald Agauer.

Elle continuait d’employer le mode oral simple. Un réflexe conditionné : elle avait toujours vécu dans la crainte de l’interception de ses conversations télémentales. Les capteurs indiscrets n’étaient pas nécessairement manipulés par les adversaires traditionnels des mentalistes, mais également et surtout par les six autres membres de l’Hepta qui consacraient une bonne partie de leur temps à surveiller les faits et gestes de leurs pairs.

« Je suppose que nous allons rendre une visite à la dernière peuplade kropte.

Lill persistait à trouver stupide de s’égosiller alors qu’on disposait d’un outil de communication à la fois plus performant et plus reposant.

— On n’a pas pu vous en informer car je n’ai fait part de cette décision à personne, s’étonna Mald Agauer avec une moue à la fois admirative et agacée.

Simple déduction : c’est le seul sujet qui puisse représenter un quelconque intérêt dans ce coin paumé d’Ester.

— Vous connaissiez l’existence des rescapés du génocide kropte ?

Je sais même que l’Hepta est intervenu auprès du gouvernement estérien afin d’obtenir leur grâce. Vous n’avez pas agi par souci humanitaire mais pour disposer de sujets d’observation et compléter vos banques de données sur les Kroptes. D’autant que cette peuplade a vécu coupée des autres pendant plusieurs centaines d’années et qu’elle a connu une évolution différente.

— Ce dossier était pourtant classé confidentiel…

Disons que nous sommes plusieurs à être entrés dans la confidence.

— Légalement ?

Vous savez aussi bien que moi, Mald, que l’efficacité recule les limites de la légalité. »

Mald Agauer laissa un moment errer son regard sur la plaine sinistre et pelée que traversaient des plaques de glace annonciatrices de l’hiver méridional. Elle avait troqué sa combinaison verte frappée d’une tête stylisée contre un tailleur de laine de yonak noire qui évoquait les costumes de cérémonie des hommes kroptes. Lill présumait qu’elle avait choisi ces vêtements afin de faciliter le contact avec les rescapés du génocide et jugeait cette initiative parfaitement déplacée. Elle-même avait opté pour une tenue neutre, une tunique et un pantalon de matière synthétique qui avaient le mérite d’être légers et isothermes.

Mald se retourna et fixa Lill avec un sourire mélancolique.

« Il est temps que je cède la place. Je ne puis dire que j’approuve l’évolution actuelle du mouvement mentaliste, mais je me dois au moins de la reconnaître. Je me sens désormais dépassée, ma chère Lill, mes remparts intérieurs sont sérieusement ébréchés. Sans doute reste-t-il une trop grande part d’humain en moi.

Nous avons toujours trop d’humain en nous, trop de réactions incontrôlables, trop de sentiments, trop d’émotions. Le but d’un mentaliste est d’éliminer les impondérables, de tendre vers cette perfection mentale qui permet de se débarrasser des scories irrationnelles et de prendre la bonne décision au bon moment. C’est grâce à des gens comme vous que nous avons pu approcher l’idéal, Mald. »

Mald Agauer émit un petit rire qui resta suspendu comme une note triste dans le grondement de l’envolter.

« Vous n’êtes guère compatissante, ma chère ! Vos paroles ne font qu’aviver mes remords. Je ne tire aucune fierté d’avoir consacré toute mon existence à la cause mentaliste.

— Cette affirmation ne vous ressemble pas, protesta Lill à voix haute, comme brutalement tirée d’un rêve.

— Elle ne ressemble pas à l’image que je me suis efforcée de donner, corrigea Mald. Je me rends compte que j’ai passé mon temps à fuir tout ce que vous venez d’évoquer, les émotions, les sentiments, les réactions incontrôlables. Les fuir, c’est une façon stupide de les nourrir ou, plus exactement, de leur permettre de grandir dans les zones oubliées de l’esprit. Nous restons des humains, quoi que nous en disions…

— Des descendants de clones humains ! l’interrompit Lill. Je me suis introduite dans toutes les bibliothèques de Vrana et j’ai consulté des quantités d’ouvrages traitant de la genèse d’Ester : tous décrivent nos ascendants comme des clones venant d’une autre galaxie, hormis les Kroptes.

— Et alors ?

Cette particularité explique en partie notre quête. Même si la plupart d’entre nous ont été conçus de manière naturelle, par l’union d’un homme et d’une femme, nous gardons au fond de nous cette interrogation fondamentale sur nos racines. Nous nous comportons comme des enfants de l’éprouvette, comme des êtres en quête d’une rédemption par la connaissance. Nous serons allés au bout de nous-mêmes lorsque nous aurons éradiqué notre humanité et justifié notre conception par l’émergence d’une espèce nouvelle.

— Au lieu de nous en éloigner, la quête aurait pu, aurait dû nous ramener vers l’humanité. Dans l’autre direction, je crains fort que nous ne trouvions que désillusion.

Vous pensez vraiment que l’humanité est le stade le plus évolué de la création ?

Le plus évolué, probablement pas, mais nous avons beau nier notre patrimoine génétique, nous ne pouvons échapper à ce que nous sommes. Nous ne ferons la paix avec nous-mêmes que si nous acceptons notre héritage humain, notre mémoire profonde, et non si nous continuons à bâtir notre palais sur le sable du refus. »

Mald était elle-même revenue à la communication télémentale pour donner davantage de poids à sa pensée.

« Ne me dites pas que vous êtes encore à la recherche du bonheur et de toutes ces vieilles lunes superstitieuses, mentalisa Lill.

Je suis arrivée à un âge où on renonce volontiers à toute forme de recherche, à toute ambition, à toute illusion. Je n’aspire plus qu’à me dissoudre dans le néant.

En ce cas, pourquoi tenez-vous à ce que je rencontre ces Kroptes du péripôle ? »

Mald marqua un long temps de pause avant de répondre :

« Certains éléments échapperaient donc à votre esprit analytique ? Vous serez bientôt appelée à me succéder, Lill, et peut-être le contact avec cette peuplade vous permettra-t-il d’apprécier la vie sous un autre angle… Ce sera mon cadeau de départ. »

Le reste du voyage se déroula dans un silence maussade, Mald refusant obstinément de répondre aux sollicitations télémentales et orales de sa jeune consœur.

L’envolter se posa à quelques mètres d’un glacier que les rayons obliques de l’A paraient de reflets chatoyants. L’administrateur du péripôle, un homme d’une centaine d’années aux cheveux rasés et à la mine renfrognée, les accueillit au pied de la passerelle et les conduisit à son bureau, situé dans la tour principale de l’aéroport. La capitale du péripôle avait été rebaptisée récemment Genko en hommage à l’ancien prémiaire disparu dans des circonstances encore non élucidées (le bruit courait à Vrana qu’il avait été empoisonné par son successeur, l’ancien tertiaire Sëlmik). Outre les hangars de l’aéroport et les bâtiments administratifs, Genko se composait d’une poignée de maisons de pierre noire séparées par une courte rue droite et d’une dizaine de silos où étaient entreposées les récoltes de fizlo. L’agriculture n’était guère productive sur ces terres arides, mais les techniciens venus du Nord s’obstinaient à y cultiver des variétés rustiques de céréales en s’efforçant d’accroître rapidement les rendements. Les hivers rigoureux et les vents desséchants qui soufflaient la majeure partie de l’année ayant dissuadé les riches Estériens d’installer leurs résidences secondaires au péripôle, c’était une population d’immigrants pauvres et laborieux qui avait investi les anciennes fermes kroptes dans l’espoir d’une vie meilleure, ou moins mauvaise. La chasse aux grands aros sauvages, dont les fourrures blanc et feu se vendaient à prix d’or à Vrana et dans les grandes métropoles du Nord, constituait la seule autre activité économique de la région. Des safaris étaient de temps à autre organisés pour les touristes en mal de sensations mais, la plupart du temps, rôdait dans les auberges de la ville une faune d’aventuriers qui avaient l’alcool et le coup de poing faciles.

« La réserve est formellement interdite aux visiteurs, mais vous autres, les mentalistes, vous vous débrouillez toujours pour obtenir ce que vous voulez, attaqua l’administrateur. C’est vrai que vous êtes des spécialistes de la manipulation mentale.

— Votre rôle n’est pas de chercher à comprendre mais de nous faciliter la tâche ! » riposta Mald Agauer.

Une ombre pâle glissa sur le visage de l’administrateur.

« Un char à vent vous transportera jusqu’au poste de Toukl, articula-t-il d’un air pincé. De là, les soldats vous escorteront jusqu’à la réserve kropte. Veuillez excuser ma mauvaise humeur, mais je passe mon temps à boucler les ivrognes et à compter les grains de fizlo.

— Genko n’est pas le poste rêvé pour un ad, concéda Mald en désignant les murs et le plafond écaillés du bureau.

— Genko est le trou du cul d’Ester, si vous me permettez l’expression. Difficile de rêver quand on a les pieds dans la merde. »

L’administrateur ne leur avait pas précisé que le voyage jusqu’à Toukl durerait plus de six heures, qu’il se déroulerait dans des conditions épouvantables et que les visiteuses devraient se débrouiller pour passer la nuit sur place. Les membres de l’équipage du char à vent, tous d’anciens chasseurs recrutés par la compagnie Vent arrière, jetaient sur leurs deux passagères, sur Lill en particulier, des regards luisants de concupiscence. Le char avait autrefois appartenu aux Kroptes : son apparence rustique, ses matériaux naturels, bois, corde, toile, ne l’empêchaient pas de filer à grande vitesse sur la plaine verglacée. Au passage des ornières, les deux femmes décollaient et heurtaient le dossier de leur banc. Ces chocs répétés leur coupaient la respiration, leur meurtrissaient les cuisses, les fesses, la colonne vertébrale, mais elles évitaient de se plaindre pour ne pas détourner sur elles l’attention des chasseurs enfouis dans des combinaisons de peau grossièrement tannées. De temps à autre, un panache de fumée, la silhouette squelettique d’un arbuste ou l’ombre noire d’une ferme brisaient la monotonie lancinante des terres blêmies par de fines couches de givre ou de glace. Parfois, les nuages gris et bas se déchiraient et des colonnes de lumière pâle tombaient alentour comme les piliers d’un temple éphémère. Un vent de plus en plus piquant s’engouffrait par les interstices de la pelisse que leur avait remise les hommes d’équipage et qu’elles étaient sans cesse obligées de ramener sur leurs jambes et leur poitrine. Les claquements des voiles, les grincements des mâts et des roues rendaient difficile, voire impossible, toute conversation orale.

« L’envolter n’aurait pas pu nous transporter jusqu’à Toukl ? mentalisa Lill.

Il ne va pas plus loin que Genko, répondit Mald. Question de sécurité. Je savais que nous aurions un bout de chemin à parcourir en char à vent, mais je ne me doutais pas qu’il serait aussi long et désagréable.

Il existe quand même des camions, des engins plus confortables que ces résidus de la préhistoire…

Aussi bizarre que cela puisse paraître, les techniciens estériens estiment que les chars kroptes sont les mieux adaptés pour parcourir certaines régions du continent Sud.

Ils ne se sont jamais assis sur ces bancs ! Je n’aime pas non plus la façon dont ces brutes nous dévisagent.

Réaction typiquement humaine, ma chère. Vous qui prétendez disposer d’une intelligence supérieure, vous ne devriez rencontrer aucune difficulté à leur imposer votre volonté.

L’intelligence ne sert à rien dans certaines circonstances… » Lill souleva la pelisse et désigna, d’un coup de menton, la bosse qui déformait la poche de sa veste. « J’ai pris la précaution de me munir d’un minifoudroyeur. J’abats le premier qui tente de poser ses sales pattes sur moi.

Vous me décevez, Lill. Ces hommes sont des chasseurs, des tueurs professionnels. Ils ne vous laisseraient pas le temps d’en tuer un deuxième et ils vous couperaient en petits morceaux après vous avoir fait subir les pires sévices.

Vous en parlez à votre aise : je ne veux pas vous offenser, mais…

Détrompez-vous : les nanotecs ont gommé bon nombre d’effets de l’âge et certains hommes ne sont pas insensibles à la… maturité.

Et comment réagirez-vous si ces brutes décident de rendre hommage à votre maturité ? »

Mald lança un regard de biais à sa consœur. La beauté, la pureté des traits de Lill transparaissaient encore sous le masque de dureté qu’elle arborait en permanence, ciselé par les nanotecs. Ses yeux noirs, d’une vivacité d’aro, ressortaient dans son visage blanchi par le vent glacial du péripôle. Quelques mèches d’un blond cendré dansaient autour de la capuche grise qu’elle avait relevée et resserrée sur sa tête.

« Je ne réagirai pas, répondit Mald. Je considérerai ce viol comme un désagrément au même titre que les cahots de ce char à vent, au même titre que le froid. Je laisserai ces hommes se soulager de quelques millilitres de leur sperme, je les y aiderai au besoin, puis je reprendrai le voyage comme s’il ne s’était rien passé. Le sexe de l’homme ne m’effraie pas. Ce n’est qu’un bout de chair qu’on présente comme une arme et qui a la fragilité du verre. Qu’est-ce que nous risquons ? Vous êtes stérile, comme moi, comme toutes les femmes qui ont choisi d’embrasser la carrière mentaliste.

Je veux pouvoir choisir le moment et la manière, affirma Lill avec une telle force que sa pensée traça un sillon brûlant dans l’esprit de Mald.

Maîtriser tous les paramètres de l’existence, une vieille lune mentaliste ! Une attitude parfaitement irrationnelle. Et la cause possible, sinon probable, de l’échec du projet Estérion.

La responsabilité d’un éventuel échec incombera à Jij Olvars et aux incapables qui ont fabriqué le vaisseau. S’ils avaient tenu compte de…

Je pense au contraire que les seules chances de réussite de l’Estérion reposent sur les incertitudes engendrées par l’incompétence des techniciens. Ou par leur vénalité, ce qui revient au même. »

Les doigts de Lill triturèrent avec nervosité le liseré de la pelisse.

« Sans vouloir vous offenser, Mald, j’ai la désagréable impression que vous êtes le fruit pourri du panier. »

Des bâtiments se profilaient dans les brumes lointaines. L’équipage s’était rassemblé à la proue du char, au pied de la cabine de pilotage, et se réjouissait bruyamment à la perspective de vider quelques verres à l’auberge du relais de chasse qu’ils appelaient le « Hourle ».

« Peut-être que tous les fruits sont pourris », émit Mald.

Malgré son uniforme bleu marine et ses galons dorés, l’officier qui commandait le poste de Toukl avait une allure aussi négligée que les chasseurs : barbe de quinze jours, auréoles suspectes sur la veste et la chemise, bottes maculées de boue, odeur suffocante de crasse et d’alcool. Les deux visiteuses avaient eu l’impression, en descendant du char, d’avoir passé plusieurs jours dans un concasseur à fizlo. Bien qu’ils eussent éclusé plus de dix gobelets d’un alcool frelaté à l’auberge de Hourle, les membres de l’équipage ne les avaient pas importunées, n’avaient pas outrepassé en tout cas le stade des réflexions égrillardes.

Toukl se résumait à trois baraquements militaires, un entrepôt de fourrures, une vingtaine de cabanes et un débit de boissons qui servait également d’épicerie, de quincaillerie et d’armurerie. La rue principale n’était qu’un fleuve de boue dans laquelle les piétons s’enfonçaient jusqu’aux chevilles. Alentour, les premières chutes de neige avaient tendu la terre d’un linceul blanc qui effaçait les maigres reliefs.

« Y a encore trois bons kilomètres jusqu’à la réserve kropte, dit l’officier. Et vous n’avez pas d’autre choix que d’y aller à pied.

— J’ai aperçu des véhicules sous le hangar, fit observer Lill.

— Des véhicules militaires, ma petite dame. C’est-à-dire réservés au strict usage de l’armée. Si vous avez un bon paquet d’estes, vous dénicherez peut-être un chasseur qui acceptera de vous louer son autogliz.

— L’administrateur nous a pourtant assuré que vous nous aideriez, mon petit monsieur ! » siffla Lill.

L’officier s’assit sur l’unique chaise de la pièce, posa les bottes sur le bureau où régnait un désordre insensé, se renversa en arrière et fixa les deux femmes avec insolence.

« En tant qu’officier de l’armée estérienne, je ne reçois aucun ordre d’un ad !

— Savez-vous à qui vous avez affaire ? s’emporta Lill.

— À deux emmerdeuses qui feraient bien de la boucler si elles ne veulent pas passer la nuit au trou ! »

Lill voulut protester mais Mald la saisit par le poignet et la tira vers la porte.

Trop fatiguées pour entreprendre le voyage à pied jusqu’à la réserve kropte, elles se rendirent à l’auberge, un grand mot pour désigner une pièce sombre traversée par un comptoir métallique et meublée de tables et de bancs de bois massif. Sur les conseils du tenancier, elles abordèrent un groupe de chasseurs attablés et leur demandèrent si l’un d’entre eux acceptait de leur louer un autogliz. Ils ne réagirent pas dans un premier temps, se contentant de vider leurs verres avec une régularité de robot domestique, puis un grand gaillard au visage ravagé déclara qu’il se rendait justement près de la réserve kropte et qu’il consentait à les y déposer pour cinquante estes, une somme exorbitante que Mald ne chercha pas à négocier. Elles durent attendre encore une heure à l’intérieur du bouge avant que leur chauffeur ne condescende à se lever et à se diriger vers la porte d’une démarche titubante. Lorsqu’elles sortirent dans la rue, de gros flocons jaillissaient de l’obscurité naissante comme des insectes affolés.

Le chasseur s’arrêta entre deux cabanes, déboutonna sa veste fourrée, se débraguetta et urina sans gêne sur une congère dans laquelle sa miction brûlante creusa un large trou.

« Z’avez rien de mieux à vous mettre sur la peau ? demanda-t-il après avoir vigoureusement secoué son appendice rabougri par le froid. Risquez d’attraper la mort, habillées comme vous êtes. »

Ils pataugèrent dans la boue sur une cinquantaine de mètres avant de pénétrer dans un hangar où étaient entreposés l’autogliz, équipé d’un coussin d’air et d’une remorque, et des peaux d’aros tendues sur de grands cadres en bois.

« Pour cinquante estes supplémentaires, j’peux p’t-êt’vous louer des fourrures… »

Lill était tellement frigorifiée malgré ses vêtements isothermes que, d’un regard, elle supplia Mald d’accepter la proposition du chasseur. Il empocha l’argent avec un grognement de satisfaction et leur fournit des manteaux d’aro qu’elles se hâtèrent d’enfiler bien qu’une odeur pestilentielle se dégageât des peaux sommairement tannées et cousues. Puis il saisit un bidon, remplit le réservoir d’un liquide ambré, leur intima de s’asseoir sur les renflements métalliques du plancher de la remorque, s’installa à califourchon devant le guidon et démarra l’autogliz. Le coussin d’air se gonfla en moins d’une minute et l’engin s’élança en pétaradant sur la neige immaculée.

Ils contournèrent les entrepôts, les cabanes, prirent la direction du sud, s’éloignèrent rapidement de Toukl et s’enfoncèrent dans l’encre nocturne qui se déversait maintenant à flots sur le péripôle.

« Si j’étais férue de mythologie, je dirais que ce voyage ressemble à une… initiation », mentalisa Lill.

Le faisceau du phare de l’autogliz heurtait les flocons qui venaient à sa rencontre, captait des mouvements dans le lointain, les éclats des yeux d’animaux éblouis, les formes fugitives de rochers torturés, d’arbustes givrés. Une puanteur de combustible montait du tuyau d’échappement et frappait les narines des deux femmes, obligées de remonter le col de leurs fourrures et de respirer les relents à peine plus supportables du tanin. Contrairement au char à vent, l’autogliz épousait en souplesse les inégalités du sol. Le vent ne parvenait pas à soulever les cheveux noirs et huilés du chasseur mais posait la pointe de sa longue barbe sur son épaule gauche.

« Initiation, répondit Mald. Un mot que nous avons rayé de notre vocabulaire. Un mot magnifique, pourtant. Voilà peut-être ce que nous avons perdu et cherché pendant des siècles.

L’idée me répugne qu’une civilisation puisse s’établir sur la parole ou les rites de guides qui se proclament infaillibles. La connaissance n’est pas transcendantale mais horizontale, elle ne se révèle pas, elle s’acquiert, elle ne vient pas des cieux, elle s’offre à celui ou celle qui manifeste la volonté de la saisir. Je serais fort surprise de trouver une révélation au terme de ce voyage.

En ce sens, nous sommes des descendants de clones, d’êtres qui n’ont pas eu la chance de vivre une initiation par la naissance. Nous sommes issus d’une fêlure, d’une rupture, et ce chaînon manquant hante notre patrimoine génétique. Nous essayons de le combler par le contrôle des événements, par la recherche incessante de la performance, mais ma conviction est que nous n’avons pas avancé d’un pouce depuis que nos ancêtres ont posé le pied sur cette planète. Le manque est toujours là, qui s’est traduit par une exploitation irrespectueuse des ressources de la planète, par des guerres sanglantes, par une criminalité galopante.

L’instabilité de l’A nous condamnait de toute façon : dans moins de vingt mille ans, cette planète sera entièrement réduite en cendres. »

Mald observa un moment les mouvements des mains du chasseur sur le guidon, ses coups de poignet pour remettre les gaz après un passage délicat, l’extrême précision de ses gestes malgré l’impressionnante dose d’alcool qu’il avait ingurgitée avant leur départ.

« La colère d’Aloboam se serait-elle déclenchée si nous n’avions pas perturbé l’équilibre du système ? mentalisa-t-elle.

Vous parlez comme une dévote de l’Astafer…

Nous mésestimons l’importance de notre pensée, poursuivit Mald sans tenir compte de l’intervention de Lill. Le cosmos n’est pas figé, il se modifie en permanence pour s’accorder avec nos désirs, avec nos actes. La véritable initiation, c’est justement le rituel qui nous relie à l’univers, qui nous permet de nous fondre dans l’ordre cosmique tel que décrit par la cosmogonie kropte.

Les Kroptes n’ont… n’avaient que l’ordre cosmique à la bouche et, pourtant, leur civilisation a produit son lot d’injustices et de rites rétrogrades. Pendant des siècles, les eulans et les patriarches ont maintenu les leurs dans un immobilisme aberrant. Et leur ordre cosmique n’est pas intervenu pour les sauver des foudroyeurs de l’armée estérienne.

Vous me déroutez, Lill : parfois votre intelligence est si brillante qu’elle éclipse la lumière de l’A, parfois elle est plus plate que le péripôle. Vous savez bien que les religions, quelle que soit la pureté de leur origine, quelle que soit leur légitimité, se transforment tôt ou tard en machines de pouvoir, de la même manière que le mouvement mentaliste s’est métamorphosé en instrument de conquête et de domination. Entre l’initiation d’Eulan Kropt et l’interprétation de ses enseignements à des fins partisanes, il y a un gouffre sur lequel les patriarches se sont empressés de jeter un pont.

Par qui Eulan Kropt aurait-il été initié ? »

Ulcérée par les insinuations de sa consœur de l’Hepta, Lill avait tenté de donner le change en soutenant la conversation mais sa colère, qui se traduisait par l’intensité presque blessante de ses pensées, n’avait pas échappé à l’attention de Mald.

« C’est précisément ce que je vous invite à découvrir. »

Entièrement clôturée par une grille magnétic dont la lumière bleue dispersait les ténèbres, la réserve s’étendait sur une superficie de dix mille hectares. Elle abritait mille trois cents Kroptes répartis dans deux cents fermes et vivant en complète autarcie depuis plusieurs siècles. Ils élevaient des yonaks laineux parfaitement adaptés au climat péripolaire et cultivaient une variété de fizlo qui donnait une farine noire et amère impossible à commercialiser sur les marchés des métropoles du Nord. Leur isolement les avait coupés du reste de la population kropte et leur avait valu d’être oubliés par les armées estériennes. Un groupe de chasseurs avait découvert leur existence deux ans après le génocide et avait alerté un détachement de l’armée basé une centaine de kilomètres plus au nord. Le prémiaire Genko avait d’abord décrété leur exécution mais, sur l’intervention de l’Hepta, de Mald Agauer en particulier, il avait annulé l’ordre et décidé de les parquer dans une réserve. Son successeur, le prémiaire Sëlmik, avait prolongé d’une décennie le premier sursis de cinq ans qui leur avait été accordé. Les mentalistes savaient que les dix mille hectares de la réserve, riches en ressources minières, attireraient tôt ou tard les compagnies à l’affût de nouveaux gisements, que les derniers Kroptes seraient alors exterminés comme leurs coreligionnaires deux ans plus tôt, mais, en attendant, un pan de la mémoire humaine d’Ester était préservé, qui pouvait apporter un éclairage précieux sur certains aspects occultes de l’histoire de la planète. Après s’être démenés pour la sauvegarde de cet îlot kropte aux confins d’un continent désormais livré à la rapacité des hordes du Nord, les mentalistes ne s’étaient d’ailleurs pas montrés très empressés de rendre visite à leurs protégés – trop loin, trop fatigant, trop froid –, au point que le prémiaire Sëlmik s’était étonné, lors de la réunion hebdomadaire consacrée au projet Estérion, du peu de cas que faisaient les membres de l’Hepta de cette poignée de culs-terreux dont ils avaient demandé la grâce avec un tel acharnement. Mald Agauer avait décelé le travail de sape des représentants des grandes compagnies minières dans cette réflexion et avait décidé d’entreprendre, avant qu’il ne fût trop tard, ce voyage qu’elle avait à plusieurs reprises ajourné.

L’autogliz s’immobilisa devant l’entrée de la réserve à l’issue d’un long dérapage sur la neige verglacée. Le chasseur se retourna et, d’un signe de tête, leur fit signe de descendre.

« Faut me rendre les manteaux », aboya-t-il.

Il actionnait sans cesse la manette des gaz pour empêcher le moteur de s’étouffer.

« Nous risquons d’en avoir besoin pour le trajet retour, dit Mald en enjambant précautionneusement le rebord de la remorque.

— J’vous les relouerai à ce moment-là. Quand est-ce que j’dois revenir vous chercher ?

— Je ne sais pas encore. Y a-t-il un moyen de vous prévenir à Toukl ?

— J’connais pas le télémental, mais vous pouvez toujours contacter Morl.

— Morl ? »

Enfoncées dans la neige jusqu’aux mollets, les deux femmes remirent les manteaux au chasseur qui les jeta dans la remorque. Immédiatement, elles furent transpercées par les rafales de bise qui soulevaient des tourbillons de poudreuse au pied de la grille magnétic.

« L’officier. On lui a implanté dans le crâne toute la quincaillerie pour recevoir les communications mentales. J’suppose que vous saurez retrouver son code d’accès.

— Qu’est-ce que vous fait croire que nous avons nous-mêmes la possibilité de converser en mode télémental ? » demanda Mald.

Le chasseur haussa les épaules avant d’arracher un miaulement rauque au moteur de l’autogliz.

« Vous venez de Vrana, pas vrai ? »

Puis, sans attendre de réponse, il débloqua le frein à main de l’engin, donna un coup d’accélérateur et fila sur la gauche de la grille en soulevant une somptueuse gerbe de neige.

Les deux femmes franchirent la petite porte, fabriquée dans un matériau non conducteur, qui s’ouvrait sur la cour intérieure d’une vieille maison kropte reconvertie en bureau administratif. Lorsque la nuit noire eut absorbé le rugissement du moteur, un silence profond, à peine troublé par les subtils crissements des flocons sur la neige déjà dure, se déposa sur les environs.

« Je me demande ce que nous fabriquons dans ce trou ! » maugréa Lill.

Le son de sa propre voix lui parut déplacé, aussi étrange que l’éclat bleuté de la grille magnétic qui paraissait dresser une barrière onirique entre la réserve et le monde réel.

« Ouvrez grand votre cœur et votre esprit, et vous aurez peut-être la réponse, murmura Mald.

— En attendant, je ne peux pas m’occuper du dossier Estérion.

— D’autres se chargeront de recevoir les communications pendant votre absence. »

Elles s’introduisirent dans le bureau, une pièce faiblement éclairée où deux Kroptes, reconnaissables à leur barbe, à leur chapeau de paille et à leurs vêtements traditionnels, s’affairaient derrière un comptoir sommaire.

« L’accès de la réserve n’est pas autorisé aux non-Kroptes », fit l’un d’eux en levant les yeux sur les visiteuses.

C’était un homme jeune, d’une quarantaine d’années environ, au visage émacié et aux yeux d’un vert lumineux qui tranchait sur la noirceur de ses cheveux, de ses sourcils et de sa barbe.

« Nous ne sommes pas des touristes mais des mentalistes de Vrana », dit Mald Agauer en époussetant les flocons sur les manches et les épaulettes de sa veste.

Le Kropte la dévisagea pendant quelques secondes avant de hocher la tête. Les lueurs insaisissables de bougies caressaient les pierres brutes des murs, les dalles du sol, les poutres chevillées à l’ancienne. D’agréables senteurs de cire chaude se mêlaient à l’âpre odeur qui montait de la peau de yonak étalée devant le comptoir.

« Nous désirons rencontrer le responsable de votre communauté, poursuivit Mald.

— À cette heure-ci ?

— Nous pouvons attendre demain. Est-il possible de passer la nuit dans la réserve ?

— En principe non, mais nous ferons une exception. Nous n’oublions pas que nous devons la vie aux mentalistes et, même si nous ne partageons pas toutes leurs idées, la réserve leur est ouverte. »

Il les conduisit dans une maison située une cinquantaine de mètres plus loin et réservée aux hôtes de marque. Elle ne disposait d’aucun confort, ni énergie magnétic, ni salle de bains, ni chauffage, mais elle était propre et bien entretenue, et les deux femmes étaient tellement fatiguées qu’un lit confortable, des draps frais et d’épaisses couvertures de laine suffisaient amplement à leur bonheur.

Cependant, malgré son épuisement, Lill eut du mal à trouver le sommeil. Toute la nuit, elle eut la sensation d’une présence dans la chambre et, à plusieurs reprises, elle se leva, alluma la bougie avec les bâtons de résine que le Kropte avait laissés à leur disposition, explora la pièce, le couloir et la salle de séjour de la maison. À chaque fois, elle négligea d’enfiler ses chaussures encore humides et, comme elle ne portait que le haut de sa tenue isotherme, le froid glacial du carrelage montait par ses pieds et ses jambes nus et se répandait en elle comme un poison violent. Elle s’abstint de réveiller Mald endormie dans la chambre voisine, ne voulant pas s’attirer les sarcasmes de sa consœur, qui aurait pris un malin plaisir à railler son comportement irrationnel. La flamme vacillante de la bougie ne débusqua aucune silhouette, aucun intrus dans l’obscurité. Pourtant, Lill aurait juré qu’un être vivant se tenait à quelques mètres d’elle et l’observait avec l’attention d’un aro épiant sa proie. Pire, elle avait la très nette impression d’être traquée par un prédateur métapsychique, de nouer avec lui des liens inconscients, de lui ouvrir l’intimité de ses pensées, de le laisser s’introduire en elle pour explorer sa mémoire profonde et exhumer des scènes d’un passé très lointain. Dans un sursaut de lucidité, elle consulta sa banque de données et estima que ses transplants avaient altéré son psychisme, qu’elle perdait la tête comme ces jeunes mentalistes que l’abus technologique avaient transformés en légumes. Grelottante, elle retourna se coucher en espérant que quelques heures de sommeil suffiraient à la reconstituer.

Lorsque la main de Mald vint lui secouer l’épaule à l’aube, elle sut que quelque chose avait changé en elle, elle ignorait exactement quoi. Défaillance des nanotecs, peut-être.

« Bien dormi ? » s’enquit Mald avec un petit sourire.

Lill repoussa les couvertures, se redressa, examina attentivement le visage lisse, impénétrable, de la vieille femme et se demanda qui était réellement Mald Agauer.

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