CHAPITRE XI L’AUTRE RIVE

Si tu ne reçois pas d’instructions pendant un certain temps, ne t’en étonne pas. Contente-toi d’observer l’évolution des deux populations du vaisseau et attends la prochaine communication. Surtout ne prends aucune initiative : la situation exige de nouvelles analyses, les réponses appropriées te seront fournies en temps voulu.

Cela fera bientôt six ans que l’Estérion s’est élancé pour son long voyage – six ans pour nous, à peine un an pour toi –, et bien des choses se sont passées sur Ester depuis ton départ. D’abord, trois prémiaires se sont succédé pendant cette courte période : le prémiaire Genko a été assassiné – on le sait à présent de source sûre – par l’ancien tertiaire Sëlmik, qui lui-même a été destitué deux ans plus tard et jeté dans un puits bouillant par un cartel d’officiers supérieurs dont l’un, le commandant Zjor, s’est autoproclamé empereur (Zjor Ier, tu te rends compte…) après s’être débarrassé de tous ses complices. Nous sommes convaincus que l’Église monclale a joué la carte de l’armée pour prendre le contrôle d’Ester et que Zjor n’est qu’une marionnette entre ses mains. Preuve en est que le premier décret du nouveau pouvoir a été d’interdire les religions astaférienne, omnique, oulibazienne ainsi que les autres cultes majeurs ou mineurs d’Ester. Ensuite ont été promulguées les lois d’exception, dont la plus scélérate, le délit d’opinion, permet à tout Estérien de dénoncer ses voisins, ses amis, les membres de sa famille dont il convoite les honneurs ou les biens. L’ancien pénitencier de Dœq a été transformé en camp de concentration où on entasse et ébouillante les opposants politiques, les anciens partisans de Genko et de Sëlmik, les adeptes des religions interdites et tous ceux dont les idées, d’une manière ou d’une autre, ne sont pas jugées conformes à la pensée dominante. Les rues de Vrana sont vides du crépuscule à l’aube. Chaque individu surpris dans la rue pendant le couvre-feu est foudroyé sans sommation. Ce tableau sommaire suffira à te faire comprendre à quel point il est devenu difficile de vivre sur Ester ; j’en suis arrivée à t’envier d’avoir été choisi pour la mission Estérion.

Dois-je t’avouer que tu me manques davantage que je ne le prévoyais ? Je pensais que notre relation n’avait laissé qu’une trace superficielle dans ce substrat émotionnel dont je m’efforce, jour après jour, de réduire l’influence, mais je dois reconnaître que ton départ a créé en moi un vide que je ne réussis pas à combler, ni avec mes amants, dont je change tous les deux ou trois semaines – et encore ne m’apportent-ils que des orgasmes mécaniques, un résultat que je pourrais très bien obtenir par moi-même –, ni avec mes responsabilités grandissantes auprès de l’Hepta, ni avec mes recherches personnelles sur les origines de l’humanité. Comment pourrais-je définir cette blessure que le temps ne parvient pas à cicatriser ? Oserais-je employer le mot… amour, ce concept bassement humain dont nous nous sommes autrefois tant moqués ?

Je souffre, voilà la réalité, et, en me confiant le dossier Estérion, l’Hepta a remué cruellement le fer dans la plaie. Je vieillis six ou sept fois plus vite que toi et, quand je pense que tu ne compteras qu’une quinzaine d’années supplémentaires là où j’accuserai presque un siècle de plus, le manque se transforme en abîme, la souffrance est multipliée par dix, par cent, par mille. Je hais ce maudit voleur de temps, ce voleur de vie. Ton souvenir se magnifie à mesure que la distance croît, que le temps nous divise. Je donnerais n’importe quoi, je trahirais mon engagement mentaliste pour avoir le bonheur de te toucher, de te respirer, de te goûter. Je crains fort d’avoir été rattrapée par mon humanité.

Depuis quelques mois l’Hepta ne compte plus sept membres mais six : Mald Agauer s’est évanouie dans la nature, de même que son assistante, Lill Andorn. Tu connais certainement cette dernière, c’est elle qui avait la responsabilité du dossier Estérion avant qu’on me demande – qu’on m’ordonne – de la remplacer. Je ne puis dire que je déplore sa disparition, car son ambition et son sens de l’intrigue m’agaçaient, me contrariaient (contrariaient ma propre ambition, évidemment). Au fait, a-t-elle été ta maîtresse ? Oui, sans doute, elle a séduit tous les hommes du mouvement pour parvenir à ses fins, et, je le reconnais, elle disposait d’arguments convaincants. Quoi qu’il en soit, elle a libéré, sur l’échelle hiérarchique, un barreau sur lequel je me suis naturellement hissée, pour mon plus grand malheur. Malheur, bonheur, je m’aperçois que je parle de plus en plus comme une humaine pure. À quoi servent donc ces foutues molécules correctrices censées me garantir des scories irrationnelles ?

Le mouvement mentaliste est également dans le collimateur du gouvernement. Pour l’instant, le pouvoir estérien ne peut se passer de nous, car nous sommes le seul lien entre l’Estérion et lui, mais nous savons qu’il prépare en secret – ce n’est donc plus un secret… – des équipes d’androïdes et de mutants-tecs destinées à prendre la relève et à manipuler les nanotecs de nos agents dans le vaisseau. Nous décelons la patte noire et griffue du Moncle dans ce projet. Nous nous apprêtons donc à entrer dans la clandestinité et nous élaborons de nouveaux programmes afin de dresser d’infranchissables barrières entre leurs aros domestiques et vous. Afin de te protéger de toi-même, mon cher amour (ridicule, je sais).

As-tu connu d’autres femmes dans le vaisseau ? Les derniers rapports faisaient état d’une rencontre imminente entre les Kroptes et les deks, et je suppose que, étant donné la longue abstinence à laquelle tu as été condamné (je ne parle pas ici des détenus que tu aurais pu… ou qui auraient pu te…, mais des femmes dont tu semblais tellement apprécier la compagnie sur Ester, je te parle de… moi), tu ne laisseras pas ta part aux aros. Je suis jalouse, je le confesse, même si, de mon côté, je me suis égarée plus qu’à mon tour sur les sentiers de l’infidélité. Est-ce que tu seras consolé si je t’assure que j’essayais de retrouver chez les autres hommes le grain de ta peau, la saveur de tes baisers, la tendresse de tes mains, la fougue de tes étreintes ? Est-ce que tu me retrouveras dans le corps d’une autre femme ou ne suis-je plus pour toi qu’une histoire oubliée, une abstraction, un fantôme du passé ?

Tandis que je t’envoie ce message personnel, exploitant indûment les avantages de ma fonction, je prends conscience que le mouvement mentaliste, cet autre voleur de temps, nous a dépossédés de la plus belle part de notre vie, et je pleure. Tu ne peux me répondre personnellement pour l’instant, mais bientôt, lorsque j’aurai ouvert un canal personnel fiable, indétectable, je te recontacterai et, si tu en éprouves le désir, nous nous étourdirons dans l’échange télémental puisque l’union des corps nous est à jamais refusée. Et puisque le ridicule ne tue pas, mon amour, mon amour, mon amour, mon amour…

Retranscription pirate d’une communication télémentale entre le siège mentaliste de Vrana et L’Estérion.


Les domaines bruissaient d’une activité fébrile. Des réunions animées se succédaient sur les places octogonales, des clameurs d’enthousiasme retentissaient dans les coursives, des adolescents exaltés haranguaient les patriarches pour les inciter à rejoindre l’armée de défense rassemblée par Eshan Peskeur et ses hommes.

Ces derniers avaient accédé au statut de sauveurs depuis qu’ils étaient revenus, blessés, ensanglantés, de la bataille qui les avait opposés aux détenus dans la coursive basse. Plus de quarante Kroptes avaient trouvé la mort au cours de l’affrontement, dressant le rempart de leurs corps face à la horde sanguinaire qui s’avançait vers le domaine 1. Eshan lui-même avait été touché à la tête et à l’épaule. Isban Peskeur avait accueilli à bras ouverts ce fils héroïque qu’il avait renié quelque temps plus tôt, bravant ainsi la colère de l’eulan Paxy qui avait condamné publiquement l’initiative de ces « impudents foulant aux pieds les valeurs les plus profondes, les plus sacrées de l’Amvâya ». Des voix s’étaient élevées dans l’assistance et avaient contesté les propos du rayon d’étoile avec une virulence surprenante. Sans l’intervention de ces impudents, avaient-elles rétorqué, des aros féroces se seraient glissés dans les domaines, auraient égorgé les hommes, les vieillards, les enfants, auraient fait subir aux femmes les pires humiliations. L’ordre cosmique souhaitait-il donc la mort et la souffrance des cinq mille Kroptes de L’Estérion après les avoir chassés de leurs terres et condamnés à l’exode ? Fallait-il se laisser massacrer, violer sans réagir, simplement parce qu’une loi désuète, inadaptée dans le contexte du vaisseau, leur interdisait de se défendre ? L’eulan Paxy s’était appliqué à réfuter leurs arguments, à leur démontrer que le chemin de la violence ne conduisait qu’au repaire secret des démons, mais, devant les questions de plus en plus nombreuses, de plus en plus agressives, il avait déclaré que l’ordre cosmique lui recommandait de se retirer dans le silence afin de recevoir sa lumière et il avait battu en retraite, laissant implicitement aux patriarches la responsabilité de leur avenir.

On avait aussitôt décrété la mobilisation et recensé environ un millier d’hommes incorporables. Puis on avait commencé sans perdre de temps la fabrication des armes, des boucliers et des casques également, car Eshan estimait qu’avec des protections la plupart de ses hommes auraient survécu au premier affrontement. On était descendu jusqu’au quartier des moncles, ces étranges oiseaux noirs dont les responsables s’étaient opposés sur l’interprétation qu’il convenait de donner aux événements. Le plus ancien soutenait qu’il fallait exterminer jusqu’au dernier les bêtes sauvages enfermées dans l’autre partie du vaisseau, le plus jeune prétendait que les détenus n’avaient pas eu l’intention d’agresser les Kroptes mais seulement d’entamer des négociations. Comme l’autorité semblait pencher du côté du plus ancien, comme d’autre part les partisans d’Eshan Peskeur s’étaient engouffrés dans une logique de guerre, on en avait retenu que des criminels restaient des criminels quoi qu’il arrive, et on avait décidé d’établir des postes de surveillance permanents devant les portes de sas, situés à quelques dizaines de mètres du quartier des moncles. Les sentinelles, relevées toutes les trois heures – le vieux moncle avait accepté de prêter son dateur estérien aux responsables de l’armée kropte –, avaient reçu pour consigne d’alerter par des cris ou des sifflements les hommes répartis à intervalles réguliers dans les coursives. Cette alliance contre nature entre les représentants de l’Église monclale et les Kroptes n’avait réjoui ni les uns ni les autres, mais on s’était accommodé de ces compromissions que les circonstances avaient rendues inéluctables.

Eshan Peskeur avait été proclamé commandant suprême et ses compagnons de la première heure avaient recueilli les fruits de leur engagement en se voyant décerner le grade d’officier. Hormis quelques irréductibles fidèles à l’eulan Paxy, tous avaient accepté de se soumettre à l’autorité de cette poignée de révoltés. Eshan s’enorgueillissait de cette reconnaissance, mais sa dernière entrevue avec Ellula l’empêchait d’en retirer une pleine satisfaction. Elle l’avait accueilli avec froideur, elle avait prononcé des paroles très dures, elle avait affirmé en public qu’elle ne serait jamais à lui. C’était pour elle, pourtant, qu’il avait bravé l’ordre établi, qu’il avait combattu les détenus, c’était d’elle qu’il attendait admiration et gratitude, c’était à elle qu’il pensait nuit et jour tandis qu’il organisait la défense kropte, qu’il soignait ses blessures, qu’il se reposait, qu’il mangeait, qu’il se lavait, qu’il subissait l’affection étouffante de sa mère et de ses sœurs. Elle qui l’obsédait, qui hantait ses insomnies et ses rêves. Si elle ne devenait pas son épouse, de gré ou de force, ses victoires auraient à jamais le goût amer des défaites.

Personne ne s’était aperçu que les ventres-secs s’aventuraient hors de leur domaine, se répandaient dans les coursives et sur les places. Accaparés par les préparatifs de la guerre, les hommes ne prêtaient aucune attention à ces petits groupes de femmes qui allaient de cabine en cabine pour converser avec les épouses. D’abord reçues avec méfiance, voire avec hostilité, elles ne se laissaient ni chasser ni insulter comme les miséreuses qu’elles avaient été sur le continent Sud, elles se plantaient dans les embrasures des portes avec une audace qu’on ne leur connaissait pas, elles s’imposaient aux épouses livrées à elles-mêmes depuis que leurs maris avaient transgressé le dogme de la non-violence, et leur expliquaient avec calme et détermination les raisons de leur visite. Au bout de quelques instants, les ventres-secs étaient conviées à s’asseoir et les enfants priés de sortir. On abordait alors les sujets qu’on n’aurait jamais osé évoquer en présence des hommes, en particulier la notion d’egon et les insatisfactions qui s’y rapportaient. Les ventres-secs n’hésitaient pas à raconter, avec une crudité parfois choquante, souvent drôle, les aventures qui avaient jalonné leur errance, non qu’elles eussent l’intention de semer la discorde dans des familles en apparence unies, mais elles voulaient démontrer que les hommes étaient autant que leurs épouses prisonniers de la tradition, que la violence déferlant sur les domaines n’était que la conséquence de la sclérose de la civilisation kropte, que les prétendus ennemis étaient eux aussi des hommes piégés par leur passé, que les femmes devaient prendre leur vie en main si elles désiraient vraiment changer le cours des choses. Les visiteuses terminaient leur argumentation en avançant des propositions qui soulevaient l’indignation des épouses, puis leur curiosité et, enfin, leur intérêt. Elles se retiraient ensuite après avoir arraché à leurs hôtesses la promesse qu’elles ne divulgueraient pas la teneur de leurs entretiens à leurs maris, puis elles s’en repartaient d’un pas joyeux vers le domaine 20, croisant des hommes qui couraient d’une coursive à l’autre sans leur accorder le moindre regard, et elles attendaient que chacun des petits groupes fût rentré au bercail pour se rassembler et exposer à tour de rôle les résultats de leur expédition.

Ellula avait compris depuis peu que ses visions ne concernaient qu’un avenir probable, qu’en aucun cas le futur n’était figé. L’ordre cosmique ne l’avait pas douée de perceptions méta-psychiques dans le seul but de la tourmenter, mais pour la prévenir, pour lui offrir une chance d’enrayer la marche du destin. Sa prise de conscience avait commencé avec les réactions de Samya et des ventres-secs, qui, lorsqu’elle leur avait décrit les scènes terribles de ses visions, s’étaient demandé de quelle manière elles pouvaient empêcher de telles atrocités. Elle avait jusqu’alors considéré ses prémonitions comme des jalons semés sur un chemin tracé à l’avance, comme des escapades dans le temps, et elle en avait éprouvé de la culpabilité, comme un enfant qui s’accuse de la mort de ses parents parce qu’il n’a pas trouvé le moyen de les retenir. Il n’y a rien de pire que de porter la souffrance d’autrui en se croyant impuissant à la soulager.

Elle s’était demandé à son tour s’il n’existait pas un moyen d’arrêter la guerre avant qu’elle n’éclate, et la réponse lui avait été donnée, évidente, lumineuse. Elle s’en était ouverte à Clairia, qui avait jugé l’idée magnifique, puis à Samya, qui avait immédiatement convoqué les ventres-secs pour leur soumettre sa proposition. Hormis quelques-unes, elles avaient adhéré au projet avec un enthousiasme indescriptible. D’un commun accord, elles avaient décidé d’étendre cette initiative aux épouses et constitué de petits groupes chargés de visiter les cabines des domaines 1 à 19. Elles s’étaient alors aventurées hors des limites du niveau 20, avec circonspection au début, puis, s’apercevant que les patriarches avaient d’autres aros à fouetter que l’insubordination d’une poignée de bannies, elles s’étaient enhardies et éparpillées dans les coursives.

Elles en rapportaient des nouvelles plutôt encourageantes : si certaines épouses s’étaient montrées hostiles à leurs propos, d’autres avaient paru intéressées et quelques-unes, principalement des troisièmes et des quatrièmes épouses, avaient d’ores et déjà signifié leur accord. Toutes avaient promis, en tout cas, de ne rien révéler à leurs maris ni aux eulans qui venaient souvent rendre visite aux femmes maintenant que les hommes avaient échappé à leur autorité.

Un mois s’écoula ainsi, les patriarches fabriquant des armes et s’exerçant au combat, les ventres-secs se démenant sans relâche pour essayer de convaincre les épouses récalcitrantes, les premières le plus souvent. Ellula ne participait pas aux expéditions, car elle craignait qu’une rencontre fortuite avec Eshan ne fasse échouer leur projet. Elle restait cloîtrée dans la cabine de la doyenne en compagnie de Clairia et d’une garde rapprochée de ventres-secs chargées de la prévenir au cas où le jeune Peskeur s’introduirait à l’improviste dans le niveau 20. On lui avait aménagé une cachette, une cloison en trompe-l’œil façonnée avec des panneaux métalliques et habillée de rideaux de laine afin d’en dissimuler les brisures. Elle avait appris qu’Eshan, à la faveur de son fait d’armes contre les détenus, avait été nommé commandant suprême de l’armée kropte, et elle n’en redoutait que davantage ses réactions. Elle n’aurait aucune chance de se soustraire à ses griffes maintenant qu’il était parvenu à entraîner les autres dans son sillage, que les patriarches le reconnaissaient comme le seul garant de la loi.

Après le premier repas du quarantième jour, des cris, des sifflements brisèrent l’habituel bourdonnement de ruche qui régnait sur les domaines kroptes. Les hommes étreignirent rapidement leurs épouses, leurs enfants, saisirent leurs armes, se regroupèrent autour de leurs officiers, se postèrent dans les coursives et sur les places par bataillons de cinquante unités. Le silence absorba progressivement les bruits de pas, les crissements des boucliers ou des armes sur le plancher et les cloisons.

Quelques minutes plus tard, des hurlements retentirent, tellement sinistres que les femmes, inquiètes, sortirent de leurs cabines malgré les consignes. Un groupe d’hommes fit son apparition dans le domaine 1, Eshan Peskeur en tête. Ils ramenaient deux prisonniers vêtus d’un pantalon et d’une chemise grise, blessés l’un à la tête et l’autre au ventre, et qui avaient tellement perdu de sang qu’on devait les pousser à coups de pied et de poing pour les faire avancer. On les relevait sans ménagement lorsqu’ils s’effondraient, on les traînait sur plusieurs mètres, puis on les maintenait debout en leur enfonçant une pique entre les omoplates. Ils furent conduits au niveau 10, sur la place octogonale des assemblées.

Alertés par le bruit, les femmes et les enfants des cabines proches affluèrent en grand nombre et, bientôt, ce furent plus de cinq cents spectateurs qui se pressèrent sur la place et dans les coursives adjacentes. Les épouses s’étonnaient de la métamorphose des patriarches. Les fermiers austères et paisibles du continent Sud étaient désormais des soldats féroces à la face durcie, enlaidie par la haine. Elles en arrivaient à plaindre les prisonniers, deux hommes au crâne rasé, aux yeux exorbités, aux traits déformés par la souffrance.

Eshan conduisit l’interrogatoire à sa manière, avec une brutalité d’où n’était pas absente la cruauté. Il n’hésitait pas à frapper de la pointe de ses chaussures les parties génitales des deux détenus, ou encore l’endroit précis de leur blessure. Les prisonniers se tordaient de douleur sur le plancher, semant des gouttes de sang autour d’eux, trop accaparés par leur souffrance pour répondre à ses questions.

« Quelle était votre mission ? Quand votre armée compte-t-elle attaquer ? Combien de soldats ? Avec quelles armes ? »

De temps à autre, l’un des deux prisonniers réussissait à balbutier une phrase cohérente entrecoupée de gémissements : ils n’étaient que deux, ils n’avaient rien à voir avec tout ça, ils avaient été privés de la compagnie des femmes pendant des années, ils avaient pris l’initiative de passer de l’autre côté afin d’en voir, peut-être d’en rencontrer, ils n’avaient pas pensé à mal…

« Menteurs ! On vous a envoyés en éclaireurs pour repérer les lieux et préparer votre offensive !

— Nous… nous ne sommes pas armés, pas armés… »

Alors Eshan déclara que les Kroptes n’obtiendraient rien d’intéressant de ces deux démons et décida de les mettre à mort. Ne laissant à personne d’autre le soin d’exécuter la sentence, il tira son sabre de sa ceinture et l’abattit sur le cou d’un prisonnier. La tête ne se détacha pas tout de suite, car la lame, mal aiguisée, ne réussit qu’à entailler le cou. Baignant dans son sang, le prisonnier se mit à trembler de tous ses membres. Les claquements de ses genoux et de ses coudes sur le plancher métallique s’associèrent à ses râles et aux suppliques de son compagnon pour composer un tableau navrant, pitoyable. Eshan s’acharna sur lui avec une maladresse révélatrice de son exaspération. Une fois la lame ripa sur le crâne du malheureux, une autre fois elle lui coupa une oreille, un troisième coup lui arracha la joue, le quatrième lui brisa les vertèbres cervicales, le cinquième, enfin, le décapita. Sa tête roula jusqu’aux pieds d’une fillette qui se recula en poussant un cri d’horreur, des panaches de sang jaillirent par saccades de son corps agité de soubresauts. Les yonaks sacrifiés à l’occasion des cérémonies de mariage, des fêtes de Mathella ou du retour des jolis-gorges avaient été traitas avec davantage de respect que cet homme. Éclaboussé de sang, les yeux hors de la tête, Eshan se tourna vers le deuxième détenu qui, tantôt à genoux, tantôt à quatre pattes, poussait des gémissements d’aroceau apeuré et tournait autour de son bourreau dans le cercle qui s’élargissait autour d’eux. La lame du sabre le cueillit d’abord à hauteur du front, ensuite sous la nuque. Lorsqu’il eut cessé de bouger, Eshan, comme possédé, saisit l’arme d’un de ses hommes pour lui trancher la tête. Puis, livide, en sueur, haletant, il se tourna vers les femmes et les enfants, et déclara :

« Leurs têtes seront clouées sur les portes des sas. Elles dissuaderont les autres de sortir de leur tanière. »

Après le premier repas, elles se rassemblèrent au signal convenu sur les places octogonales. Cent huit ventres-secs et huit cents épouses, des troisièmes et des quatrièmes pour la plupart. Elles avaient orné leurs cheveux de rubans, elles avaient revêtu leurs plus belles robes, leurs plus jolies coiffes, elles s’étaient parfumées avec les restes d’essences végétales qu’elles avaient emportées dans leur exode. Elles avaient confié leurs enfants en âge de marcher et de s’alimenter seuls aux premières ou aux deuxièmes épouses. Aucune ne renonça malgré la peur, malgré le chagrin. Elles avaient été éduquées dans le culte du sacrifice, et celui-là, le plus terrible que l’ordre cosmique exigeât d’elles, était l’aboutissement d’un conditionnement qui, pendant des siècles, avait tracé un chemin d’abnégation au plus profond d’elles. Les ventres-secs leur avaient pourtant stipulé que personne ne leur en voudrait si elles reculaient au dernier moment, qu’elles pouvaient en toute légitimité choisir de rester aux côtés de leur mari et de leurs enfants. Cependant, bon nombre d’entre elles n’avaient pas trouvé le bonheur avec les patriarches, et la présence des enfants, s’il comblait leur instinct maternel, n’avait rien changé à l’affaire. Elles avaient ployé sous le poids de l’egon, elle avaient souffert en silence du manque de reconnaissance, elles s’étaient desséchées dans leur désert affectif, elles avaient bruissé de désirs secrets, elles avaient rêvé à d’autres bras, à d’autres murmures sous la lumière pâle de Vox et de Xion. Rien ne leur garantissait qu’elles accéderaient à ce bonheur qui se dérobait sans cesse, ni même qu’elles resteraient en vie, mais elles auraient essayé, elles auraient ouvert une nouvelle voie dans l’inconscient collectif des femmes kroptes.

Au niveau 12, Ellula reconnut Juna parmi elles, qui lui sourit et vint lui baiser les mains. Bannie de sa propre famille, la quatrième épouse d’Isban Peskeur faisait partie de ces femmes qui, aspirant à reconstruire leur vie, avaient été immédiatement séduites par les propositions des recluses.

Conduit par Samya et une dizaine de ventres-secs, le groupe grossissait à mesure qu’il descendait dans les niveaux. Le secret avait été bien gardé à en juger par la mine ébahie des hommes qui voyaient tout à coup une épouse se lever et rejoindre sans dire un mot le cortège insolite qui passait devant leur cabine. Les opposantes au projet, y compris les plus virulentes, n’avaient pas trahi leurs compagnes. Ellula avait redouté les indiscrétions, volontaires ou non, de femmes comme Kephta dont l’orgueil avait enflé en même temps que le corps depuis que son deuxième fils occupait la fonction de commandant suprême des armées kroptes. Peut-être était-elle soulagée qu’Ellula, qui avait failli causer la perte de son cher Eshan, aille se faire prendre sous d’autres cieux, espérait-elle qu’il finirait par oublier cette petite sorcière qui lui dévorait le cœur.

Au niveau 1, le groupe comptait un peu plus de neuf cents femmes. Ellula marchait au milieu de la colonne, protégée des regards par un encadrement de ventres-secs plus grandes qu’elle. Elles s’engagèrent dans les coursives qui menaient au quartier des moncles et se heurtèrent aux premiers barrages des sentinelles. Les soldats de l’armée kropte s’étaient attendus à affronter des bêtes féroces surgies de l’autre partie du vaisseau et non des femmes de leur propre peuple apprêtées comme pour un mariage. Ils ne surent donc pas de quelle manière il convenait de réagir face à ce qui ressemblait à une invasion à l’envers. Ils baissèrent leurs armes et n’osèrent pas s’interposer lorsque Samya et ses compagnes se faufilèrent entre leurs rangs sans daigner leur fournir d’explication.

Elles forcèrent ainsi cinq barrages avant que les premiers cris, les premiers sifflements ne déclenchent l’alerte. Elles ne ralentirent pas l’allure lorsqu’elles entendirent les bruits caractéristiques d’un branle-bas de combat, les vociférations, les courses échevelées, le cliquetis des armes. Elles ignoraient ce qui les attendait de l’autre côté, comment franchir les sas qui marquaient la frontière entre les deux mondes, mais elles étaient en marche, comme un fleuve paisible qui se dirige vers l’océan en sachant qu’aucun obstacle n’arrêtera son cours. Elles contournaient les hommes en armes, de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient des quartiers des moncles, avec la même fluidité, la même facilité que l’eau éludant les rochers. Elles distinguaient de l’étonnement puis de la panique dans les yeux des soldats kroptes, soudain inutiles, ridicules avec leurs bouts de fer. Les premiers instants de saisissement passés, les officiers, les premiers compagnons d’Eshan, reprenaient empire sur eux-mêmes, leur emboîtaient le pas, tentaient de les interroger, de les raisonner, mais elles ne répondaient pas, ne les regardaient même pas. Certains d’entre eux entraient dans des colères noires, tiraient leurs armes, les pointaient sur la poitrine de Samya et des ventres-secs qui ouvraient la marche. Elles esquivaient avec un calme imperturbable la lame ou la pique et poursuivaient leur chemin. Submergés, ils perdaient pied et laissaient passer le flot tout entier. Leur honneur d’homme, de soldat, leur interdisait de frapper ces femmes sans défense et dont le seul tort était de traverser un espace réservé à la guerre.

Les cris alarmèrent les moncles qui se précipitèrent hors de leurs cabines. Un rempart imposant se dressait déjà sur la place de leurs quartiers. Prévenus par des messagers qui avaient emprunté un autre itinéraire, les officiers de faction avaient rassemblé toutes les sentinelles du bas et les avaient ordonnées en quatre lignes compactes devant l’entrée de l’unique accès aux sas. La lumière des appliques miroitait sur leurs armes, leurs boucliers, leurs casques.

Le moncle Artien s’étonna auprès d’un officier que les soldats fussent tournés vers leur propre camp. L’autre lui rétorqua que cette affaire concernait la sécurité kropte et qu’il n’avait qu’à se mêler de ses « moncleries ». Le petit ecclésiastique lui fit alors observer qu’en abandonnant la surveillance des sas les défenseurs s’exposaient à une attaque surprise des deks. Agacé, à court d’arguments, l’officier le pria sèchement de lui foutre la paix.

Les moncles ne tournèrent pas les talons pour autant. Ils haussèrent légèrement les sourcils lorsqu’ils virent arriver les premières femmes. Ils furent encore plus étonnés de constater qu’il y en avait des dizaines, des centaines, et qu’elles fonçaient sans hésitation en direction des soldats kroptes retranchés derrière leurs boucliers comme des insectes retirés dans leur carapace. Elles durent s’arrêter cette fois-ci, car le barrage ne céda pas et les Kroptes ne baissèrent pas leurs armes. Samya et les ventres-secs des premiers rangs s’arc-boutèrent sur les jambes pour ne pas être précipitées par la poussée des autres sur les pointes effilées des pics. Lorsque la longue colonne se fut immobilisée, les hommes et les femmes s’observèrent en silence sous le regard intrigué des robes-noires rencognés dans les bouches d’entrée des coursives. Les environs restaient imprégnés d’une odeur de sang séché que parcouraient des senteurs d’encens et d’autres, plus lourdes, de minéraux broyés ou de métal chauffé à blanc.

« Écartez-vous, ordonna Samya. Nous désirons nous rendre de l’autre côté des sas.

— Retournez d’où vous venez ! riposta l’officier, un homme jeune à la voix, au caractère et à la barbe aussi pointus que son épée. Les femmes n’ont rien à faire ici.

— Nous sommes des ventres-secs, des errantes, nous n’obéissons pas à vos lois. »

L’officier souleva le tétraèdre grossièrement façonné qui lui servait de casque, se haussa sur la pointe des pieds et examina les visages des sixième ou septième rangs.

« Je vois ici des épouses. Leurs maris et leurs enfants les attendent dans leurs cabines. Ils promettent qu’aucun reproche ne leur sera adressé.

— Elles ont librement choisi l’exil. Elles ne veulent plus retourner près des patriarches. »

L’officier se gratta le menton, perplexe. Les messagers lui avaient transmis la consigne de bloquer la coursive jusqu’à l’arrivée d’Eshan, mais il se sentait dépassé par les événements et s’interrogeait sur la conduite à suivre au cas où les femmes tenteraient malgré tout de forcer le passage.

« Peut-être, mais… euh… on m’a ordonné de vous empêcher d’aller plus loin. »

Il était à court d’arguments, comme devant le petit moncle quelques instants plus tôt, et il n’entrevoyait pas d’autre choix que de se référer à sa hiérarchie. Samya le comprit, qui s’approcha d’un pas, saisit la pique d’un soldat et l’abaissa vers le plancher.

« Tu ne comprends pas, jeune imbécile, que ni toi ni les tiens n’avez le pouvoir d’arrêter la vie. »

Elle continua d’avancer, écarta deux boucliers et s’enfonça dans les lignes des sentinelles. Humilié, l’officier perdit son sang-froid, se lança à sa poursuite, bouscula ses hommes, leva son bras, lui enfonça la pointe de son épée entre les omoplates. Elle tressaillit mais continua de marcher jusqu’à ce qu’elle fût arrivée de l’autre côté du barrage. Là, elle vacilla, se retourna, le visage voilé par l’ombre de la mort, et cria d’une voix qui prit une ampleur solennelle dans le silence presque palpable retombé sur les lieux :

« Vous n’arrêterez pas la vie… »

Puis ses yeux se troublèrent, ses jambes se dérobèrent sous elle, elle s’affaissa en douceur sur le plancher. Sa coiffe se détacha, sa chevelure se déversa en ruisseaux gris autour de son visage apaisé, sa robe noire, rehaussée de quelques broderies colorées, s’épanouit comme une corolle autour de son corps inerte. Des larmes vinrent aux yeux des ventres-secs, les soldats épouvantés se reculèrent, se plaquèrent contre les cloisons, comme s’ils refusaient d’être mêlés au meurtre perpétré par leur officier. Ce dernier contemplait d’un œil hagard le fil ensanglanté de son épée. Ils avaient été des Kroptes autrefois, des fermiers pacifiques, respectueux de la loi naturelle. Le sang versé de l’une des leurs, même s’il s’agissait d’une exilée, d’une mendiante, marquait l’écroulement définitif de leur monde.

Ellula fut la première à réagir. Elle n’avait pas vu la scène mais elle avait compris, aux bruits, aux cris, au silence funèbre retombé sur les lieux, qu’un drame s’était noué à l’avant. Suivie de Clairia, elle se fraya un chemin jusqu’à la tête de la colonne, se faufila entre les ventres-secs du premier rang, figées par l’horreur, et se dirigea vers le corps de la doyenne. Ni l’officier ni les soldats n’osèrent se mettre en travers de sa route. Elle se pencha sur Samya, lui ferma délicatement les paupières, se releva et, sans se retourner, prit la direction des sas. L’une après l’autre, les femmes se départirent de leur immobilité et lui emboîtèrent le pas. Elles s’écoulèrent en rangs serrés entre les hommes pétrifiés, s’inclinèrent au passage devant la dépouille de Samya et pressèrent l’allure pour rejoindre Ellula.

Elles n’avaient aucune idée de la façon d’ouvrir les sas. Elles ne s’étaient pas préoccupées de cet aspect de leur expédition, estimant que, puisque les détenus étaient parvenus à se glisser dans cette partie du vaisseau, elles trouveraient bien le moyen d’accomplir le trajet inverse. Elles prenaient conscience de la difficulté de la tâche devant ces portes rondes et convexes. N’ayant jamais été confrontées au monde technologique des Estériens, elles ignoraient à quoi servaient les touches souples du clavier encastré dans une niche et les diverses manettes qui refusaient obstinément de répondre à leurs sollicitations. Elles essayèrent à tour de rôle de déclencher les mécanismes d’ouverture, sans le moindre résultat. Elles explorèrent les coursives environnantes à la recherche d’un autre passage, mais durent rapidement se rendre à l’évidence : elles n’avaient pas d’autre choix, pour gagner le monde des détenus, que de forcer ces portes aussi hermétiques que les coquilles des grands mollusques du littoral bouillant.

Des ventres-secs demandèrent à Ellula si elle n’avait pas reçu une vision leur indiquant le moyen de poursuivre leur chemin. Elle décela de l’anxiété, de l’acrimonie dans leur voix et, tout en les exhortant à la patience, jugea la situation préoccupante. Les chariots automatiques ne passaient pas dans les parages et, si elles ne trouvaient pas rapidement une solution, elles devraient se résoudre à remonter dans les domaines pour s’alimenter et se reposer. Or, Ellula n’avait aucun doute à ce sujet, après avoir retrouvé leurs enfants, leurs habitudes, elles n’auraient plus la volonté de repartir. Elles avaient puisé aux tréfonds d’elles-mêmes le courage de quitter leur famille, leur communauté, et elles percevraient sans doute tout retour en arrière comme un désaveu, comme une humiliation.

La solution se présenta sous la forme d’un petit moncle qui avait remonté sa robe noire jusqu’en haut des cuisses et avait couru aussi vite que possible afin de prévenir les fuyardes que le commandant de l’armée kropte avait mobilisé tous ses soldats pour, selon ses propres termes, « ramener ces possédées par la peau des fesses ».

Il avait fendu les rangs serrés du groupe étiré dans la coursive et s’était dirigé sans hésitation vers Ellula, ayant compris, à la lueur de ce qui s’était passé sur la place des quartiers moncles, qu’elle était l’âme de ces femmes tandis que l’ancienne assassinée par l’officier n’en avait été que la porte-parole.

Ellula refoula la méfiance spontanée qu’elle éprouvait vis-à-vis de cet ecclésiastique au corps d’enfant et au visage de pierre. La lumière des appliques luisait sur son crâne rasé recouvert d’une fine couche de sueur. Les femmes, curieuses, se bousculaient pour l’observer : des moncles, on ne savait pas grand-chose, sinon que certains récits de l’Amvâya décrivaient les robes-noires comme les ennemis les plus acharnés du peuple kropte.

« Pourquoi nous avez-vous prévenues ? demanda Ellula en essayant de capter une expression dans les yeux sombres de son vis-à-vis.

— Peu importe. Si vous ne débloquez pas rapidement ces portes, les soldats kroptes vous coinceront et vous reconduiront de force dans vos quartiers.

— Nous n’avons aucune idée de la manière…

— Je sais les ouvrir, coupa le moncle. Je n’ai rien d’autre à faire que d’explorer les recoins de notre petit monde. J’ai découvert un passage qui ne nécessite pas de protection particulière. La chaleur y est intense mais supportable. Je ne me suis pas encore présenté : je suis le moncle Artien.

— Pouvez-vous nous…

— Nous avons assez perdu de temps ! »

Suivi d’Ellula, le moncle Artien se rendit d’une démarche tressautante de charognin vers la niche qui abritait le clavier. Les ventres-secs qui s’obstinaient à manipuler les leviers s’écartèrent pour lui céder la place. Ses doigts pianotèrent avec une grande vivacité sur les touches, puis, après qu’un claquement bref eut retenti, il enfonça successivement trois manettes. Des questions fusèrent tout au long de la colonne. Celles qui ne voyaient rien s’inquiétaient de savoir ce qui se passait à l’avant, d’autant que le bruit d’une intervention imminente de l’armée des patriarches était parvenu jusqu’à elles et qu’elles percevaient une rumeur grandissante dans les coursives proches.

La troisième porte s’entrebâilla en silence, surprenant les femmes qui se tenaient à proximité et qui se reculèrent d’un pas.

« Suivez-moi, dit le moncle Artien. Il y en a quatre autres à ouvrir. »

Il saisit le bord du panneau rond, l’ouvrit en grand et s’engouffra dans le sas, une pièce exiguë, habillée d’un métal lisse, inondée d’une lumière brutale, aveuglante. Une porte en tout point identique se découpait sur la cloison du fond, un socle se dressait à sa droite, également équipé d’un clavier et d’un jeu de manettes. Tandis que les femmes, conduites par Ellula, s’introduisaient avec prudence dans le sas, l’ecclésiastique courut vers le socle et accomplit la même succession de gestes vifs, précis, quasi mécaniques.

Si la chaleur ne grimpa que de quelques degrés dans le deuxième sas, elle monta brutalement dans le troisième et devint presque insupportable dans le quatrième. Lorsque le moncle eut réussi à déverrouiller la cinquième porte, ils débouchèrent sur une immense étendue d’eau d’où montait une fine dentelle de vapeur transpercée par des faisceaux provenant d’invisibles projecteurs. Une passerelle étroite bordée de garde-corps, fixée au plafond par des montants métalliques verticaux, partait de la plate-forme carrée qui jouxtait le sas, surplombait l’élément liquide et se perdait dans l’obscurité qui occultait l’autre rive.

« La troisième cuve de refroidissement du réacteur nucléaire, précisa le moncle Artien. Ici, la température est d’une cinquantaine de degrés. Elle atteint quatre-vingts dans la deuxième et plus de cent cinquante dans la première. »

Au gré des frémissements de la surface de l’eau, des caresses de lumière soulignaient les limites de la gigantesque salle, les poutrelles du plafond, les étais des cloisons, les rebords de la cuve. Les volutes de vapeur s’entrelaçaient dans un ballet aérien et perpétuel, dessinaient de somptueuses arabesques que les faisceaux obliques paraient d’éclats fugitifs et chatoyants. L’eau semblait peuplée de centaines d’esprits qui s’invitaient à un bal silencieux et majestueux.

Des frissons parcoururent le corps d’Ellula. Elle se retrouvait tout à coup quelques mois en arrière, sur le littoral bouillant, au bord d’une eau fumante semblable à celle-ci, enveloppée de chaleur moite. Même si l’A ne brillait plus au-dessus de sa tête, même si les grands vents du large ne soufflaient pas dans ses cheveux, même si elle ne respirait pas les parfums des mauvettes, même si les grondements des vagues ne charmaient pas ses oreilles, elle prenait conscience qu’elle était à jamais une fille de l’eau.

« Je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir de la beauté dans un vaisseau, murmura Clairia.

— La beauté n’est qu’une question de regard, fit Ellula.

— Plus tard, les considérations de ce genre ! » intervint le moncle.

Ellula hocha la tête et, prenant Clairia par la main, s’engagea sur la passerelle.

Alors que la tête de la colonne avait parcouru une quarantaine de mètres, un brusque vacarme résonna vers l’arrière, qui déchira le silence paisible de la cuve.

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