CHAPITRE VII ELAÏM

Je crains que la négligence des constructeurs de l’Estérion ne soit l’élément impondérable du programme. J’estime en effet que les deux populations du vaisseau entreront en contact beaucoup plus tôt que prévu, peut-être même avant un an. Les deks n’ayant pas eu le temps de modifier en profondeur leur comportement collectif et individuel, ils traiteront les Kroptes en adversaires, en victimes sacrificielles, cathartiques. La présence des femmes ne réussira qu’à réveiller leurs pulsions animales et leur instinct de domination pour l’instant en sommeil. Ils se sont déjà répandus hors de leurs quartiers et ont commencé à explorer les zones interdites du vaisseau. Ils ont rapidement – beaucoup plus rapidement que nous ne l’avions estimé – appris à repérer les RS et à déjouer leurs rayons magnétic. Ils se sont orientés sans aucune difficulté dans le labyrinthe, se sont aventurés jusqu’à l’étranglement central de la coque, jusqu’à la taille de l’alviola. Jij Olvars est-il encore en vie ? Si oui, traduisez-le d’urgence devant un tribunal pour faute professionnelle grave. Le labyrinthe réalisé par le responsable du chantier n’a qu’une lointaine ressemblance avec celui que nous avions conçu : un primate guanopan ne mettrait pas plus de trois jours à en faire le tour. Je suppose que Jij Olvars et ses subordonnés ont cédé à la tentation d’économiser du temps et de gagner de l’argent. Ou, pire, ils ont détourné des matériaux pour les revendre à un cartel de trafiquants estersat. Cela reste à vérifier, bien sûr : je vous suggère d’aiguiller les douaniers spatiaux sur cette affaire. Ce sont des aros féroces qui ne lâchent jamais leur proie, et l’idée me réjouit que leurs crocs se referment sur les fesses grasses et molles de ce très cher « facteur humain ».

À peine audible dans les autres parties du vaisseau (reconnaissons que, sur ce plan-là, les techniciens ont fait un excellent travail), le bruit du réacteur nucléaire devient assourdissant près de la taille de l’alviola. Il est dû à la présence de l’immense cuve de refroidissement, qui contient des millions de litres de liquide (eau et solution azotée) et qui dégage une vapeur dense, permanente, un support tout indiqué pour la transmission du son. Ce rugissement, vraiment très impressionnant, a pour l’instant dissuadé les deks de progresser plus avant, mais ils devinent que l’Estérion comprend une autre partie et ils sont très impatients de la visiter. L’un d’eux, un ancien pilote de navette, a émis l’hypothèse que l’oxygène se ferait plus rare, voire inexistant, de l’autre côté des sas de sécurité. Il en a déduit que le vaisseau devait être muni de scaphandres ou de combinaisons autonomes, et plus de cinq cents deks fouillent avec acharnement les coursives et les salles condamnées à la recherche d’équipements qui leur permettraient de poursuivre leur exploration. Trois d’entre eux se sont allongés sur les chariots automatiques pour essayer de remonter jusqu’à la source de l’approvisionnement. Mal leur en a pris : ils n’ont pas reparu, probablement coincés dans les monte-charges ou piégés par le froid des chambres de congélation.

Nous avions vu juste – évidemment, devrais-je ajouter – lorsque nous prédisions l’apaisement des anciens détenus. Ils continuent de se chamailler mais ne se battent pratiquement plus, jamais jusqu’à la mort en tout cas. Ils ont dépensé une grande partie de leur agressivité à Dœq et la vie revêt un caractère précieux dans leur nouvel environnement, d’où ma colère à l’encontre de Jij Olvars et de ses complices : tant qu’ils restent entre eux, qu’ils ne disposent pas de point de comparaison, les deks se satisfont du statu quo, ils n’essaient pas de renverser une hiérarchie qui s’est naturellement établie. Ils se livrent parfois à des démonstrations collectives d’amitié et de fraternité qui me surprennent. Je ne pensais pas, et vous non plus, qu’ils recouvreraient leur potentiel empathique aussi vite. Cette observation relance la « controverse des îles » amorcée par Kanji au XVIIIe siècle de l’ère monclale : les êtres humains et dérivés sont-ils tous reliés au même fond océanique (théorie de l’empathie unifiée), sont-ils séparés par des failles (théorie de l’empathie morcelée), dérivent-ils sur des plaques tectoniques (théorie de l’empathie divergente) ? Et se repose la question fondamentale qui sous-tend la controverse, à laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse : quelle est l’influence de la pensée humaine sur l’évolution de l’univers ? Ce voyage aura en tout cas permis de constater que la pensée abolit l’espace et le temps, qu’elle est donc supérieure à la lumière qui se contente de parcourir l’un et d’infléchir l’autre. En effet, l’émission et la réception des messages télémentaux s’effectuent instantanément. Cette simultanéité ne va pas d’ailleurs sans me perturber : c’est une chose étrange que de converser avec des êtres qui ne se situent pas sur le même plan temporel que vous, qui vieillissent cinq ou six fois plus vite (peut-être pas encore tout à fait, car le voleur de temps ne s’est mis en route que depuis peu). Vous ne me donnez pas l’impression de décliner en accéléré lorsque nous échangeons en mode télémental, mais entre chaque communication vous accusez une demi-année estérienne supplémentaire là où je n’ai pas encore pris un mois. L’inexorable éloignement de nos temps engendre un décalage pernicieux de mes perceptions qui pourrait, si je n’y prends garde, dégénérer en schizophrénie. Je vérifie sans cesse mon vieux dateur, me demande à chaque instant s’il ne s’est pas détraqué, trouble obsessionnel qui semblerait indiquer un glissement vers un état pathologique durable. Les deks ne souffrent pas de cet écartèlement. Ils éprouvent certes de la nostalgie – et je gage que les Kroptes sont logés à la même enseigne – mais ils auraient ressenti les mêmes sentiments s’ils avaient dû émigrer sur un satellite, voire sur le continent Sud. N’ayant plus aucune relation avec leur planète d’origine, ils n’ont pas l’impression d’avoir brisé le continuum temporel, tandis que je me dédouble, un pied avec vous sur Ester, un pied avec eux dans l’Estérion. Je ne me plains pas, j’ai accepté les dangers ubiquistes de cette aventure, mais j’analyse mes réactions avec autant de minutie que possible en espérant qu’elles vous seront d’une utilité quelconque – à vous ou à vos successeurs (nouveau petit vertige du décalage). Au cas où l’humain en moi sombrerait dans la folie, mes anges gardiens prendraient le relais avec la froideur et l’efficacité qui me font défaut. Mais…

[Interruption de la communication pendant une vingtaine de secondes.]

Vous l’aviez prévu ainsi, n’est-ce pas ? Vous avez anticipé mes troubles psychiques, vous avez programmé mes nanotecs afin qu’elles se connectent entre elles au moment opportun, qu’elles engendrent un être indépendant de ma volonté et entièrement soumis à la vôtre. Je suppose que je ne suis pas le seul dans ce cas, que l’Estérion renferme d’autres soldats de votre armée secrète.

Et me voici assailli de doutes, autre conséquence probable de mon dédoublement spatio-temporel. Pour qui ai-je réellement œuvré durant toutes ces années ? Quelle entité, quel pouvoir, quel projet se cachent derrière la façade mentaliste ?

Retranscription pirate d’une communication télémentale entre l’Estérion et le siège mentaliste de Vrana.


« J’avais raison ! s’exclama Elaïm. Ça ressemblait foutrement à un local technique. La porte d’entrée se trouve sans doute dans une coursive surveillée par les RS. »

Abzalon avait éventré la cloison à l’aide d’une barre de fer qu’il avait ramassée dans une coursive et dont il s’était servi comme d’une masse. Par la brèche, les quatre hommes s’étaient introduits dans une pièce éclairée par une double rangée de veilleuses. Elaïm s’avança prudemment vers les rayonnages, s’immobilisant à chaque pas afin de prévenir l’éventuelle agression d’un RS. Depuis qu’ils s’étaient aventurés hors de leurs quartiers, ils avaient essuyé de nombreux tirs de la part des robots sentinelles, moins volumineux et plus mobiles que ceux du pénitencier. Certains d’entre eux surgissaient du plafond, fondaient sur eux avec une rapidité de rapace et les ajustaient sans leur laisser le temps de réagir. Fort heureusement, leurs rayons n’étaient pas mortels mais paralysants. Touché à trois reprises, Abzalon avait eu à chaque fois besoin de deux jours pour recouvrer ses fonctions motrices, de trois pour sortir de sa torpeur et de quatre pour se débarrasser d’une nausée latente. Il avait très mal supporté cette impotence provisoire, cette sensation de dépendre entièrement de ses compagnons de cabine, cette crainte chevillée au corps qu’un dingue ne profite de son immobilité forcée pour l’étrangler ou l’étouffer avec son oreiller. Il déployait désormais une prudence d’aro sauvage, laissant volontiers l’initiative à d’autres, à Elaïm en particulier, un ancien pilote de navette estersat qui avait été condamné à la perpétuité pour avoir provoqué, sur l’astroport de Vrana, un accident au cours duquel trois cents passagers avaient trouvé la mort. Aussi, lorsqu’il avait défoncé la cloison quelques secondes plus tôt, Abzalon s’était immédiatement jeté en arrière de peur d’être frappé par un rayon.

Le grondement du vaisseau faisait trembler le plancher sous leurs pieds et leur donnait l’impression qu’un monstre avait élu domicile à quelques pas de là. Ils savaient que ce n’était que le rugissement d’un moteur dix mille fois plus puissant que celui d’une navette, mais le bruit était tellement terrifiant que L’Estérion semblait en proie à une colère perpétuelle, comme un dragon des légendes astafériennes que des visiteurs imprudents auraient dérangé dans son sommeil millénaire. Le local n’était pas gardé, ou les RS, équipés de capteurs thermomentaux, analysaient la situation avant d’intervenir, toujours est-il qu’Elaïm put atteindre sans encombre le premier des rayonnages et saisir une combinaison qui se déplia dans un crépitement d’herbe sèche. Des coulées de lumière dévalèrent les plis du tissu gris et brillant.

« Jolie grenouillère spatiale ! »

Elaïm était un homme de soixante ans aux cheveux blonds qu’il taillait régulièrement avec l’un de ces petits couteaux en plastique qui leur servaient à couper la viande et faisaient pour tout le monde office de rasoirs. Sa haute taille, ses larges épaules, son visage buriné, sa voix grave, ses yeux d’un bleu glacial maintenaient une certaine distance entre ses interlocuteurs et lui. Il savait se montrer intraitable, ou il n’aurait pas survécu à ses six ans de détention dans l’enfer de Dœq, mais ceux qui allaient au-delà des apparences découvraient un homme chaleureux, enjoué, parfois vantard.

« Beaucoup plus légère que les scaphandres des navettes, poursuivit-il. Étanchéité et isothermie parfaites, hublot quadruple épaisseur, verre incassable, intercommunicateur. Exactement ce que nous cherchions ! »

Il déverrouilla les trois attaches extérieures, retourna le haut de la combinaison et désigna un réseau de tubes souples verticaux et horizontaux fixés au tissu.

« L’oxygène est contenu dans la doublure et diffusé par un propagateur intégré. Les rejets carboniques sont aspirés dans ce tuyau (il désignait un tube de couleur rouge) et expulsés par des valves automatiques. Moins d’autonomie, mais une maniabilité incomparable. J’avais entendu parler de cette nouvelle génération de combinaisons : elles devaient remplacer les vieux scaphandres des navettes estersat.

— M’ont pas l’air trop solides ! lança Abzalon.

— Faut pas se fier aux apparences, Ab, rétorqua Elaïm avec un sourire. Ce truc-là est encore moins fragile que ton crâne.

— Allons prévenir les autres », suggéra Lœllo.

Mais Abzalon, Elaïm et le Taiseur ne bougèrent pas. Le Xartien vit à leurs regards qu’ils étaient tous les trois traversés par la même idée et il n’eut besoin que de quelques secondes pour épouser le cours de leurs pensées.

« La consigne… commença-t-il.

— Laisse tomber la consigne, coupa le Taiseur. L’occasion se présente, on doit la saisir. On perdrait trop de temps à rassembler tout le monde, à décider qui fera partie de la première expédition.

— Perdre du temps ? On a cent vingt ans devant nous !

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Personnellement je ne vivrai pas cent vingt ans et je suis très curieux de savoir ce qu’il y a derrière les sas.

— Du vide peut-être… »

Le Taiseur s’avança à son tour dans le local, s’approcha d’Elaïm et examina la combinaison. Il avait dormi pendant trois jours et trois nuits d’affilée après l’embarquement. Sans doute avait-il jugé, en tant qu’ancien mentaliste, qu’il ne jouait plus sa peau à bord de cette prison volante, qu’il ne risquait plus d’être assassiné pendant son sommeil. Les faits lui avaient donné raison : mangeant à leur faim, disposant de cabines luxueuses en comparaison des cellules de Dœq, se prélassant sur leurs couchettes, se lavant quatre ou cinq fois par jour sans pour autant se débarrasser de l’odeur tenace du pénitencier, les détenus s’étaient satisfaits de reprendre des couleurs et du gras. Avant le départ, on les avait douchés avec des produits désinfectants, on leur avait distribué à chacun une chemise et un pantalon de laine grise ainsi qu’une paire de chaussures de toile, et le simple fait de porter du linge propre leur avait procuré un immense bien-être. Tout juste avait-on noté des scènes de jalousie qui n’intéressaient que deux ou trois hommes, des états dépressifs dus à la nostalgie, des prises de bec pour une parole de travers, une couverture déplacée ou un vêtement emprunté. Ils avaient peu à peu perdu la notion du temps et ressenti le besoin de partir à la découverte de leur nouvel environnement.

Bien que le Taiseur se fût remplumé, son cou et ses mains avaient conservé leur finesse extraordinaire et son regard n’avait rien perdu de son acuité.

« Du vide, ça m’étonnerait, reprit-il. Tels que je connais les mentalistes, ils ne nous auraient pas expédiés pour un voyage de plus d’un siècle sans prévoir de quoi assurer notre descendance. »

Il avait prononcé cette dernière phrase à mi-voix et, à cause du grondement du moteur, les trois autres n’étaient pas sûrs d’avoir bien entendu.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna Elaïm. Qu’il y aurait… des femmes à bord de ce vaisseau ?

— Pas si vite », se défendit le Taiseur, les bras tendus vers l’avant.

Il avait immédiatement remarqué le changement d’expression d’Abzalon chez qui la simple prononciation de ce mot semblait ranimer des pulsions meurtrières.

« La conception envisagée par les mentalistes ne passe pas nécessairement par la fusion d’un spermatozoïde et d’un ovule, ajouta-t-il rapidement. Le système de nettoyage automatique aspire nos cheveux, nos peaux mortes, nos ongles, nos poils de barbe, largement de quoi pratiquer des analyses cellulaires, de fabriquer des clones ou des androïdes à la chaîne. Ils pourraient même se servir de notre merde pour nous donner des petits frères ! Ils pourraient aussi nous prolonger par les nanotecs : il leur suffirait de nous endormir avec un gaz soporifique et d’envoyer des robots pour nous injecter de nouvelles boucles ADN, des molécules réparatrices. Quoi qu’il en soit, je vais enfiler immédiatement cette petite merveille technologique et voir ce que ce putain de vaisseau a dans le ventre.

— Les autres vont se demander où nous sommes passés », insista Lœllo.

Le Taiseur saisit une combinaison sur le rayonnage, la déplia, constata qu’elle était trop grande pour lui, la tendit à Abzalon et en choisit une autre.

« Qu’ils continuent de chercher. Ils découvriront peut-être des trucs qui nous intéressent.

— Je suis d’accord, dit Elaïm. Allons au moins jeter un coup d’œil de l’autre côté des sas. Ensuite nous aviserons.

— Personne ne sera prévenu s’il nous arrive quelque chose, objecta Lœllo.

— Juste, admit le Taiseur. Puisque tu es si soucieux de légalité, tu n’auras qu’à nous attendre devant les portes des sas. Si nous ne sommes pas revenus avant le troisième repas, donne l’alerte aux autres.

— Qu’est-ce que t’en penses, Ab ? »

Abzalon s’éventait avec un pan de sa chemise ouverte. Les crevasses sur son torse semblaient s’être approfondies maintenant qu’elles étaient nettoyées de leur crasse. Pas facile de toucher le cœur sous une écorce aussi dure, aussi blessante. Seul Lœllo y était parvenu, personne, pas même le principal intéressé, ne savait pourquoi.

« J’vais avec eux, répondit Abzalon. Mieux vaut que tu restes en arrière. On sait pas ce qui nous attend de l’autre côté.

— Attendez avant d’enfiler vos grenouillères, dit Elaïm. Pas la peine de gaspiller l’oxygène… »

Lœllo les accompagna jusqu’aux portes des sas, d’énormes panneaux ronds fermés par une serrure complexe mais entièrement mécanique, qui ne requérait donc pas d’empreinte cellulaire ou d’autre forme d’identification. Ils durent, avant d’arriver jusque-là, retourner sur leurs pas et franchir une section du labyrinthe. Chaque sortie des quartiers des deks donnait sur cet inextricable enchevêtrement de coursives, d’escaliers, de portes et de puits.

« Une marotte de mentalistes, avait soupiré le Taiseur en découvrant le dédale et en s’y perdant (il avait fallu plus de quatre heures à dix hommes pour le retrouver). Ils nous prennent pour des rondats de laboratoire ! »

Il surnommait l’ensemble la « triple perte », perte de temps, perte d’énergie, perte d’espace. Lœllo et Abzalon avaient été les premiers à découvrir les portes des sas. Ils avaient balisé le parcours en gravant les signes convenus sur les cloisons à l’aide d’un fragment pointu récupéré dans les débris d’un plateau-repas qu’un dek en proie à une crise de nerfs avait fracassé sur une couchette. Les cercles indiquaient les bons passages, les triangles désignaient les coursives et les escaliers qui ne donnaient sur nulle part – les plus nombreux –, les traits signalaient la présence probable de RS. On avait tracé ainsi plusieurs chemins dans cette jungle métallique et par endroits plongée dans une obscurité totale. Les uns conduisaient à la paroi intérieure du fuselage, des feuilles concaves, noires, assemblées entre elles par d’énormes rivets et recouvertes d’une épaisse couche d’une matière molle, transparente, isolante, qu’Elaïm appelait la « spruine ».

« Doit encore y avoir sept ou huit sandwiches de métal et de spruine jusqu’au fuselage, avait précisé l’ancien pilote. Séparés les uns des autres par des couches de vide. Je suppose que le vaisseau est équipé de détecteurs et de destructeurs de météorites, mais, si d’aventure l’une de ces saloperies parvenait à leur échapper, elle ne réussirait pas à franchir le bouclier magnétic. Du moins espérons-le, parce que sinon… »

Les autres chemins menaient soit aux pièces condamnées que les deks avaient décidé de visiter de manière systématique, soit à des tubascences dont ils n’avaient pas encore réussi à enclencher les mécanismes, soit encore à d’immenses salles parsemées de reliefs alvéolaires. Un Vranasi du nom de Torzill, un ancien architecte cloué sur sa couchette par une attaque de paralysie, s’était chargé de reconstituer le schéma de L’Estérion à partir des descriptions des détenus et de ses propres estimations. Son croquis, exécuté sur un drap tendu avec des pointes de fourchette trempées dans un liquide noir de sa composition, représentait un cercle approximatif avec, au centre, un carré constitué de vingt traits qui matérialisaient les quartiers. Des lignes sinueuses partaient des différents niveaux, figurant les chemins du labyrinthe, rejoignant la circonférence du cercle ou d’autres formes géométriques qui symbolisaient les salles aux alvéoles, les locaux condamnés ou les tubascences. Selon son échelle, le diamètre du cercle mesurait environ huit cents mètres, les côtés du carré deux cents mètres, et le dédale, par simple soustraction, six cents mètres de profondeur.

« Se sont pas foutus de notre gueule ! s’était exclamé Elaïm. Un engin de près d’un kilomètre de diamètre pour cinq mille passagers. Quand je pense qu’on en fourrait trois ou quatre cents dans des navettes de trente mètres de long ! »

La hauteur de l’ensemble était estimée à deux cents mètres, sûrement plus, selon Torzill : il fallait bien mettre quelque part les moteurs, les caissons à huile, les générateurs d’oxygène, les filtres carboniques, les émulseurs et les épurateurs d’eau, les salles de congélation, les stocks de nourriture, les réserves de matériel, les chariots, les fours automatiques, les aspirateurs, les ventilateurs, les tuyaux d’évacuation, les rails, les tuyères, les locaux de maintenance, la salle de pilotage et bien d’autres choses encore.

« Pas étonnant qu’ils l’aient construit dans le ciel de Vox. Il lui aurait fallu une puissance phénoménale pour s’arracher à la pesanteur d’une planète. »

Les quatre hommes n’eurent qu’une centaine de mètres à parcourir pour déboucher devant les portes circulaires des sas qui, sur le croquis de Torzill, se situaient en haut du cercle, à l’extrémité d’un chemin tournant plusieurs fois autour du carré central avant de traverser le labyrinthe. D’après Elaïm, elles donnaient sur les salles des machines et, au-delà, peut-être sur une autre partie du vaisseau. Il avait testé des prototypes estersat dont les moteurs étaient ainsi placés au centre de la coque afin de faciliter les décollages et les manœuvres dans l’espace. La compagnie Invostex & Cie, qui, depuis la défaite des satellites, exerçait le monopole absolu des voyages entre Ester et le Voxion, n’avait jamais encore utilisé ce type d’engin en configuration commerciale, mais elle avait procédé à de nombreux essais dans un cirque de Xion, auxquels Elaïm, en tant que pilote confirmé, avait participé.

Aucun hublot ne se découpait sur les portes, séparées les unes des autres par un intervalle de quinze mètres. Les faisceaux croisés de projecteurs révélaient les niches qui renfermaient le clavier et les divers instruments de commande des serrures. Le gris omniprésent, uniforme, était ce qu’Abzalon détestait le plus dans sa nouvelle existence. Les couleurs d’Ester, de Vrana en particulier, lui manquaient, le bleu du ciel, les ors de l’A, le noir des montagnes, le blanc des murs, le bleu ou le mauve des toits, le vert des arbres, l’ocre du bitume, l’indigo de la nuit, l’argent de Vox et de Xion, l’orangé des autowags aériens… Il avait l’impression de perdre peu à peu sa mémoire visuelle. Il essayait de l’entretenir en observant les yeux, les cheveux, les taches lie-de-vin, les pigmentations des autres deks, mais il lui semblait que tous se fondaient peu à peu dans un univers incolore, se recouvraient d’un vernis de neutralité. Il traversait des périodes de mélancolie de plus en plus longues pendant lesquelles il se retirait dans un coin sombre du labyrinthe et s’abandonnait à sa tristesse. La structure neutre, froide, de L’Estérion ne prédisposait à aucune relation intime, sensuelle, maternelle, comme avaient su tisser le foisonnement généreux de Vrana et le bubon architectural de Dœq.

« Par laquelle des trois on commence ? demanda le Taiseur.

— Comme on ne sait pas sur quoi elles donnent, il n’y a qu’à essayer la première, répondit Elaïm.

— On ne risque rien à l’ouvrir ?

— Je suppose qu’elle débouche sur un sas de transition, puis sur d’autres sas intermédiaires.

— Et si on reste coincés de l’autre côté ? »

Elaïm haussa les épaules.

« Toute aventure comporte sa part de risque, mais en général une porte s’ouvre dans les deux sens. »

L’ancien pilote leur montra comment enfiler les combinaisons, comment les fermer de manière à assurer une étanchéité parfaite, comment placer les oreillettes de l’intercom dans les conduits auditifs. Il leur désigna le micro, une petite pastille noire sertie sous le hublot qui, comme le diffuseur d’oxygène, serait automatiquement connectée dès qu’ils auraient verrouillé la dernière attache extérieure.

« Crier ne servirait qu’à gaspiller de l’oxygène. Un simple murmure suffira : l’intercom amplifie le son.

— Par quoi est-ce qu’il est alimenté ? s’enquit le Taiseur.

— Minipile à fusion insérée dans la doublure. C’est elle qui assure également la diffusion régulière de l’oxygène et l’expulsion du gaz carbonique. Elle a une énergie pratiquement inépuisable. Si quelqu’un en a marre d’être connecté aux autres, il lui suffit d’appuyer sur le micro de la pointe de la langue pour désactiver l’intercom. Idem s’il veut ensuite se reconnecter. Mais je vous conseille de vous abstenir de ce petit jeu.

— Quand pourrons-nous quitter nos grenouillères ?

— Je vous le dirai. »

Ils enfilèrent leur combinaison par-dessus leur chemise et leur pantalon.

« Fais attention, grand », dit Lœllo à Abzalon.

À peine eut-il prononcé ces paroles que son antenne détecta une présence. Il poussa une exclamation de surprise : il n’avait pas ressenti ce genre de sensation depuis son embarquement et il en avait conclu que son don l’avait abandonné. La perception n’était pas assez nette pour lui permettre de savoir s’il y avait un ou plusieurs hommes, quelles étaient leurs intentions, mais il ne faisait aucun doute qu’ils se tenaient quelque part de l’autre côté de la porte du sas.

« Pourquoi t’as crié ? demanda Abzalon, suspendant ses gestes.

— Y a du monde par là, répondit le Xartien.

— Combien ?

— C’est pas clair, juste une impression.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? » s’impatienta Elaïm.

Abzalon lui lança un regard mauvais.

« Lœllo est capable de voir à distance, lâcha-t-il d’un ton irrité.

— Foutaises de bonnes femmes ! répliqua l’ancien pilote. Moi je ne crois que ce que je vois. »

S’apercevant qu’Abzalon ne supportait pas qu’on doutât des facultés de son protégé, le Taiseur jugea opportun d’intervenir avant que la discussion ne s’envenime.

« Lœllo est un fumé comme moi et, sur les bords du bouillant, ce type de manifestation métapsychique est courant. Les frères omniques affirment que c’est un don de l’Omni, les autres religions mettent ça sur le compte de la sorcellerie, les mentalistes parlent de perceptions décalées, les scientifiques étudient le rapport entre les pouvoirs et les vapeurs perpétuelles du bouillant. Quoi qu’il en soit, pas la peine de s’énerver : nous aurons bientôt l’occasion de vérifier les dires de Lœllo. »

La porte du deuxième sas leur résista un long moment. Elaïm rencontrait les pires difficultés à saisir les touches du minuscule clavier fixé sur un socle. La complexité des mécanismes d’ouverture s’associa à sa maladresse pour bloquer les trois hommes pendant plus d’une demi-heure dans un réduit inondé d’une lumière blessante. À sa décharge, la double épaisseur de tissu qui lui emprisonnait les doigts ne favorisait guère la précision. Le Taiseur l’observait avec attention et s’appliquait à mémoriser chacun de ses gestes. Abzalon n’entendait pratiquement plus le bruit du moteur mais il avait l’impression que le souffle saccadé et les imprécations de l’ancien pilote s’élevaient à l’intérieur de sa propre tête, et ces murmures intempestifs accentuaient sa nervosité à un point tel qu’il faillit à plusieurs reprises tirer la langue pour désactiver le micro. Il étouffait à l’intérieur de sa combinaison, suffoquait, transpirait, se demandait si son propagateur d’oxygène n’était pas défaillant, essuyait de violentes attaques de panique, fermait les yeux, serrait les mâchoires, ramenait un peu de calme dans sa respiration et dans ses idées. Impossible de soulager les démangeaisons qui lui tiraillaient les aisselles et les aines. L’étroitesse du verre transparent réduisait son champ de vision. Une petite soufflerie se déclenchait de temps à autre au-dessus de son front et chassait la buée qui se formait sur son hublot. L’ouïe torturée par l’amplificateur de l’intercom, la vue rétrécie par le hublot, il n’avait pas la possibilité de se reposer sur ses autres sens : il ne humait que sa propre odeur et celle, plus lourde, du matériau de la combinaison, il ne goûtait que sa propre salive et la saveur légèrement acide de l’oxygène, les gants retiraient à ses doigts toute sensation tactile.

«… chierie de clavier… auraient prévoir plus grand… marmonna Elaïm.

— Ferme-la ! » Bien que déformée par l’intercom, Abzalon reconnut la voix acérée du Taiseur. « C’est pourtant toi qui nous recommandais d’économiser l’oxygène… »

L’ancien pilote se retourna avec vivacité. Abzalon entrevit les éclats furieux de ses yeux au travers du verre embué.

« T’as raison, reconnut Elaïm après cinq secondes de colère silencieuse. Cette saloperie de clavier me rend dingue.

— Eh bien, calme-toi et essaie de trouver la solution. Si tu n’y arrives pas, nous rebrousserons chemin. »

Abzalon n’était pas certain que, dans les circonstances, Elaïm fût encore capable de déverrouiller la porte qu’ils venaient de franchir. Peut-être auraient-ils pu respirer sans assistance dans ce sas de transition, mais ils n’avaient aucune certitude à ce sujet, ils ne distinguaient aucune bouche, aucun orifice, aucune arrivée d’oxygène sur les parois ou sur les portes. Les deux rampes lumineuses encastrées dans le plafond et les deux claviers de commande posés sur leurs socles étaient les seuls éléments qui brisaient l’uniformité lisse du métal.

« Je crois que ça y est », murmura Elaïm.

La porte coulissa lentement à l’intérieur de la paroi.

Ils franchirent ainsi trois sas successifs soumis à des vibrations de plus en plus fortes.

« On approche de la salle des machines… »

Lorsque Elaïm eut déverrouillé la cinquième porte, une fumée opaque et blanche s’engouffra dans la petite pièce. Abzalon eut un moment d’affolement, se recula, heurta de plein fouet le socle du clavier opposé, perdit l’équilibre, rebondit sur une cloison avant de s’affaler de tout son poids sur le plancher.

« Ab, qu’est-ce qui se passe, bordel ? »

La voix du Taiseur suffit à lui faire prendre conscience de la stupidité de son attitude.

« Me suis cogné contre ce putain de socle, me suis cassé la gueule.

— Tant que tu es protégé par la grenouillère, cette fumée ne peut ni t’asphyxier ni te cramer, ajouta le Taiseur.

— J’ai été surpris », concéda Abzalon, mortifié d’avoir été percé à jour par l’ancien mentaliste.

Il se releva et tenta de localiser les deux autres dans la fumée de plus en plus dense. Entre les gouttes d’eau qui ruisselaient sur son hublot, il devina plutôt qu’il ne discerna leurs silhouettes légèrement plus sombres entre les volutes qui se ruaient comme des serpents furieux dans le sas.

« Normal, Ab, reprit le Taiseur. Un moment ou un autre, on perd les pédales dans ce tombeau volant.

— Tu dis ça pour moi ? grommela Elaïm.

— Pour nous trois. Et maintenant ?

— On va certainement passer au-dessus ou à côté de la cuve de refroidissement du réacteur nucléaire. On continue en se tenant très près l’un de l’autre, à se toucher s’il le faut. »

Ils percevaient à nouveau le grondement du moteur, assourdi par le matériau isophonique de la combinaison. Ils attendirent que la fumée se dissipe légèrement avant de franchir le seuil de la porte, Elaïm en tête, Abzalon en deuxième position, le Taiseur fermant la marche. Ils s’avancèrent avec prudence sur une passerelle qui surplombait une immense cuve environnée de vapeur et dont, à la faveur de soudaines éclaircies, ils entrevoyaient la surface bouillonnante.

« L’océan bouillant, à côté, c’est de la tiédasse, murmura le Taiseur. Je suppose que toute cette flotte finit par s’évaporer…

— Elle est récupérée par des capteurs atmosphériques, reconvertie en eau, redistribuée dans les cuves. Des émulseurs PLO se chargent de pallier la déperdition. Je reconnais la patte de l’Invostex dans la conception et la réalisation de ce vaisseau. Nous nous baladons au-dessus d’une cuve annexe destinée à refroidir l’eau de la cuve principale.

— La chaleur du réacteur ne fait pas fondre le métal ?

— La structure entière de ce vaisseau est en milénarium, un alliage qui résiste aux températures extrêmes. Les gisements de ses deux principaux composants, le stafer et l’arium, se trouvent sur le Voxion.

— D’où la guerre d’indépendance : les compagnies minières souhaitaient récupérer pour elles la plus grosse part du gâteau… Le stafer, ça a un rapport avec l’Astafer ? »

Pendant quelques instants, Abzalon oublia sa peur et prêta l’oreille. Il lui paraissait inconcevable que l’Astafer, une religion de légendes, de dragons, de serpents, d’oiseaux, de magiciens, de sorcières, de demi-dieux et de monstres eût un lien quelconque avec un métal. Néanmoins, il devait reconnaître que cet endroit évoquait l’antre d’un dragon, ou encore le chaudron de Balamprad, le géant qui vivait au milieu du bouillant et jetait les navigateurs imprudents dans une cuvette naturelle qui lui servait de marmite.

« Le prospecteur qui découvrit le premier gisement était astaférien. »

La fumée se dispersait au fur et à mesure qu’ils progressaient sur la passerelle. Des faisceaux étincelants jaillissaient d’invisibles projecteurs et cinglaient la surface de l’eau dont les frémissements, se reflétant sur les parois métalliques, composaient des figures oniriques et changeantes. L’extrémité de la passerelle se perdait dans les spirales de brume que les éclats de lumière métamorphosaient en créatures fantomatiques, en « danseurs qui transportent les rêves ».

« Je ne comprends pas en revanche comment ils ont résolu le problème de la gravité, marmonna Elaïm comme s’il s’adressait à lui-même. Dans les navettes estersat, on n’avait pas d’autre solution que de porter ces foutues semelles aimantées. »

Abzalon éprouvait de temps à autre le besoin de s’appuyer sur la barre supérieure du parapet. Il ne souffrait pas habituellement de vertige, mais la présence de toute cette eau déclenchait en lui un malaise qui perturbait son équilibre. Il ne se sentait en sécurité qu’au milieu du solide, du sec, du chaud. Le liquide, l’humide lui inspiraient une répulsion viscérale. Il lui était arrivé, lorsque la pression des waks se faisait un peu trop insistante, de changer d’air, de se réfugier dans une ville du littoral bouillant. De ces excursions, il gardait le souvenir d’une moiteur nauséeuse. Il s’était hâté de rentrer à Vrana pour libérer l’insoutenable tension engendrée par la proximité de l’océan, car jamais il n’aurait envisagé d’immoler une femme ailleurs que dans le cadre familier de la capitale du Nord, le seul temple qu’il eût jugé digne de ses sacrifices. Il repensait souvent au contact avec le Qval dans les galeries souterraines de Dœq. Il regrettait à présent que cette rencontre n’eût pas duré plus longtemps. Leur brève relation avait modifié quelque chose en lui, lui avait donné envie de comprendre les raisons secrètes de son comportement, pourquoi il perdait la boule en certaines circonstances, pourquoi il avait de l’amitié pour Lœllo, pourquoi il était devenu la bête sauvage qui avait semé la terreur pendant une trentaine d’années sur le territoire de Vrana… S’il était resté à Dœq, il serait retourné dans les tunnels, il serait allé au-devant du Qval. Et maintenant il errait dans l’espace, aussi ignorant de lui-même qu’au jour de sa naissance, il ne savait pas ce qu’il cherchait dans les entrailles métalliques de ce géant de métal et d’eau. Un autre Qval sans doute, un être assez généreux pour l’accepter, pour le toucher, pour le réconcilier avec lui-même. Il crut apercevoir un mouvement à l’intérieur de la cuve, une masse sombre qui se déplaçait avec la grâce et la vivacité d’un poisson. Et si c’était la présence qu’avait perçue Lœllo ?… Il aurait voulu s’immobiliser, concentrer son regard sur la surface frémissante de l’eau, mais il se dit que les deux autres le prendraient pour un demeuré et il préféra se persuader qu’il avait été victime d’une illusion d’optique.

« Un simple passage, dit Elaïm lorsqu’ils atteignirent l’extrémité de la passerelle. La salle du réacteur est probablement séparée du reste du vaisseau par une épaisse couche de milénarium. Et seulement accessible aux techniciens.

— Alors c’est eux qu’a détectés Lœllo, avança Abzalon.

— Eh, pas la peine de gueuler si fort ! protesta le Taiseur.

— Faites chier avec ces conneries de fumé ! grogna Elaïm.

Les techniciens ne sont pas nécessairement humains. Ça va du simple robot à l’androïde dernier cri.

— Et les mutants-tecs ?

— Pas assez fiables. »

Ils arrivèrent devant une nouvelle porte ronde. Leurs hublots se couvraient de gouttes d’eau qui avaient le mérite, en s’écoulant, de tracer des sillages transparents au milieu de la buée. De ce côté, ils ne trouvèrent pas de clavier ni de système complexe d’ouverture, seulement une roue placée sur le milieu de la porte et qu’ils durent actionner manuellement.

« Des composants magnétic n’auraient pas tenu deux jours dans une telle étuve », précisa l’ancien pilote entre deux ahanements.

Abzalon vint lui prêter main forte. Après que la roue eut entièrement pivoté sur son axe, les énormes pênes coulissèrent hors des gâches, le panneau s’entrouvrit et ils n’eurent plus qu’à le tirer légèrement pour pénétrer dans le sas.

« Je pense qu’on peut retirer les grenouillères… »

Abzalon ne se le fit pas dire deux fois, impatient d’évoluer à l’air libre, si tant est qu’on pût appeler air libre l’atmosphère confinée d’un vaisseau. Il débloqua les trois attaches extérieures, les joints d’étanchéité s’écartèrent d’eux-mêmes, le diffuseur d’oxygène se désactiva automatiquement. Il souleva d’abord la têtière, retira les oreillettes, prit une profonde inspiration, savoura les effleurements de l’air frais sur son visage. Le grondement du moteur lui apparut comme le bruit le plus délicieux qu’il eût jamais entendu. Il entreprit enfin de se débarrasser de la combinaison en veillant à ne pas accrocher un tuyau souple. Sa chemise et son pantalon trempés de sueur lui collaient à la peau. Contrairement à ses deux compagnons, le Taiseur ne présentait aucune auréole ni aucune autre trace de transpiration ; le métabolisme d’un fumé avait ses avantages.

Au sortir du quatrième sas, ils avaient débouché sur une large coursive éclairée par des appliques semi-sphériques.

« Qu’est-ce qu’on fait des grenouillères ? demanda le Taiseur.

— On les roule en boule et on les laisse là, répondit Elaïm.

— Et si on nous les pique ?

— On ne peut pas les emmener avec nous, elles nous encombreraient. »

Ils se rendirent aux arguments de l’ancien pilote, plièrent les combinaisons et les posèrent devant la porte du sas. Puis ils remontèrent la coursive et arrivèrent sur une place octogonale où se découpaient huit bouches aux cintres arrondis. Le décor ne changeait pas – métal gris, lisse, rampes lumineuses – mais les lieux étaient agencés de façon différente, les plafonds étaient plus hauts, les passages, les escaliers et les places plus larges. Ils hésitèrent pendant quelques instants sur la direction à suivre. Ils rejetèrent catégoriquement l’idée de se séparer, comme le suggéra sans conviction le Taiseur, et décidèrent de s’engager dans la coursive qui se trouvait dans l’exact prolongement de celle qu’ils venaient de parcourir. Abzalon regretta de ne pas avoir emporté avec lui la barre de fer. Il avait plutôt l’habitude de régler ses affaires à coups de tête ou de poing mais, après avoir traversé une cuve qui prenait la dimension d’un océan dans cet univers clos, ils s’aventuraient sur un rivage mystérieux, ignoraient à quel genre d’hommes ou de créatures dérivées ils allaient être confrontés. Pour en avoir souvent bénéficié, Abzalon ne concevait aucun doute sur les perceptions de Lœllo et recouvrait instantanément les réflexes qui l’avaient conditionné pendant des années dans la fosse de Dœq. Des grincements, des claquements brisaient le ronronnement monocorde du moteur.

Ils parcoururent la coursive en silence, veillant à faire le moins de bruit possible, redoutant l’intrusion d’un RS. Ils ne pourraient compter sur personne pour les ramener dans leurs quartiers si un rayon paralysant les touchait. Aucun d’eux ne l’aurait avoué, mais ils pensaient à cet instant que Lœllo avait eu raison, qu’il aurait mieux valu prévenir l’ensemble des deks et mettre sur pied une expédition structurée. Ils s’étaient coupés de leur base et, même alertés par le Xartien, les autres n’auraient pas la possibilité d’intervenir. Elaïm était le seul ancien pilote des cinq mille deks, le seul qui eût une connaissance étendue des engins interplanétaires. Le Taiseur s’estimait capable d’ouvrir les portes des sas, mais là s’arrêtait sa compétence.

« J’aurais dû montrer à Lœllo comment… » chuchota Elaïm.

Le Taiseur lui décocha un coup de coude dans les côtes pour l’inciter à se taire. Elaïm ouvrit la bouche pour protester mais, d’un signe de tête, l’ex-mentaliste désigna la silhouette sombre qui se tenait dans la coursive une vingtaine de mètres plus loin. Vêtu d’une robe noire, la tête rasée, l’homme leur tournait le dos, appuyé sur la cloison de droite, comme perdu dans ses pensées.

Les trois deks s’immobilisèrent, se consultèrent du regard. Communiquant par signes, ils décidèrent de poursuivre leur approche silencieuse puis, au cas où l’homme s’apercevrait de leur présence, de foncer sur lui pour le neutraliser. Ce plan pourtant sommaire ne se déroula pas comme prévu, non qu’ils commirent une erreur ou s’écartèrent de leur idée, mais à aucun moment leur cible ne bougea, même lorsqu’ils furent à moins de cinq mètres d’elle.

Arrivés à sa hauteur, ils se rendirent compte que l’homme était mort. Ce n’était pas vraiment un homme d’ailleurs, mais un adolescent de quinze ou seize ans dont les yeux grands ouverts contemplaient le néant pour l’éternité. Il ne portait aucune trace de blessure, de strangulation ou de coup. Ses traits juvéniles avaient conservé une expression à la fois stupéfaite et terrifiée. Il était resté debout, légèrement penché, l’épaule et la tempe collées sur la cloison, comme si la mort l’avait surpris dans cette position et ne lui avait pas laissé le temps de s’affaisser. Seule la couleur crayeuse de son visage et de ses mains indiquait que le sang avait cessé de couler dans son corps en apparence intact. Sa robe de laine noire et grossière le désignait comme un membre de l’Église monclale.

« Bordel de dieu ! lâcha Elaïm entre ses lèvres serrées. On dirait une statue de cire.

— Il n’est pas mort depuis longtemps, dit le Taiseur. Il n’a pas encore commencé à se décomposer. On dirait qu’il s’est raidi d’un seul coup, comme si on lui avait injecté un gaz liquéfié. »

Il toucha le front du cadavre du dos de la main.

« Je me demande ce que l’Église monclale peut bien foutre dans L’Estérion, marmonna-t-il.

— L’Église ?

— Quand tu vois un moncle tu vois l’Église, et quand tu vois l’Église c’est déjà trop tard, dit un proverbe omnique. Ça veut dire que si nous rencontrons un apprenti moncle, même à l’état de cadavre, il y en a d’autres dans le coin. »

Comme tous les Astafériens et bien qu’il ne fût affilié à aucun culte, Abzalon ne portait pas l’Église monclale dans son cœur. Enfant, il avait vu une légion du Moncle s’introduire à l’intérieur de l’orphelinat et égorger sous ses yeux les ancils chargés de la pédagogie et de l’intendance. Il n’avait que de vagues réminiscences de cette scène mais il se souvenait que les assassins avaient dansé autour des cadavres en invoquant le nom de l’Un. Les enfants qui avaient tenté de s’enfuir avaient subi le même sort que leurs professeurs. Abzalon avait eu le réflexe de s’engouffrer sous une cage d’escalier. Le sang d’un cadavre égorgé sur la première marche s’était répandu sur le carrelage, lui avait léché les pieds, les jambes, avait imprégné ses vêtements. Il était resté d’interminables minutes aux prises avec une horreur muette, puis, lorsque les ululements des sirènes des waks avaient dispersé les meurtriers, il était resté tétanisé, englué dans le sang coagulé, et il avait fallu qu’un adulte – un wak ou un ancil, il ne se rappelait pas la couleur de l’uniforme – vînt le sortir de sa cachette. Il n’avait jamais tué de moncle, mais contempler le cadavre d’un « robe-noire », ainsi que les surnommaient les adeptes des autres religions, lui procurait le sentiment d’être en partie vengé.

« Bizarre que les mentalistes aient mêlé les moncles à leur programme, dit le Taiseur. Ils se livrent une guerre sans merci dans les allées des palais de Vrana.

— De toute façon, personne ne sait exactement ce qu’il fout dans ce putain de vaisseau ! maugréa Elaïm.

— Les robes-noires sont agressifs et armés. On ferait mieux de repasser de l’autre côté et de revenir en force.

— C’est aussi mon avis, acquiesça l’ancien pilote. Ab ?

— Ça me va, dit Abzalon. Mais t’avise plus de douter de l’antenne de Lœllo. »

Ils rebroussèrent chemin, traversèrent la coursive dans l’autre sens, débouchèrent quelques secondes plus tard sur la place octogonale. Là, drapés dans leurs robes noires, les attendaient une dizaine de moncles. Leurs visages impassibles, leur immobilité de marbre auraient pu donner à penser qu’ils étaient morts eux aussi, mais le plus âgé d’entre eux braquait sur les trois deks un foudroyeur dont la bouche ronde pouvait vomir à tout moment son onde mortelle.

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