Que la volonté de l’Un soit faite, que sa Parole retentisse dans le grand univers jusqu’à la fin des temps. Longtemps j’ai cru que je ne reprendrais plus jamais la plume. Je n’ai jamais eu de goût pour l’écriture, je le confesse, contrairement au moncle Artien, ce compagnon que m’ont imposé les dioncles et que je n’ai toujours pas appris à respecter. Mon style n’est pas aussi brillant que le sien, je le crains, mais le moncle Artien m’a confié qu’il entreprendrait bientôt le récit des maudits d’Ester, et je me dois de présenter une version des faits qui ne soit pas édulcorée, déformée, qui offre en tout cas un point de vue différent et, à mon sens, plus proche de la vérité. Je n’aime pas la compromission, et la compromission est chez mon coreligionnaire une seconde nature. Nous, les moncles, avons été forgés dans l’airain de l’intransigeance, et notre sacerdoce se délite dans la mollesse comme l’homme perd sa vigueur dans les bras de la femme. Je n’aime pas non plus la rigueur morale des Kroptes, que j’assimile au fanatisme. Contradiction, me direz-vous : voilà des gens dont le zèle devrait me ravir l’âme. Voilà des gens qui ont remis la femme, la corruptrice, à sa juste place, la deuxième. Voilà des gens qui n’ont pas transformé leur planète en terre désolée, inhabitable. Voilà des gens épargnés par l’argent, le pouvoir, la dépravation, par tous ces vices qui ont métamorphosé les Estériens du Nord en démons lubriques et criminels. Voilà des gens qui pourraient symboliser l’idéal du Moncle tel que décrit dans le Livre second des vertus et révélations. Cependant, je suis amené à les croiser tous les jours dans un espace confiné, et il m’apparaît que plus je les fréquente et moins je les souffre. Cette défiance tient-elle à leur liturgie, à leurs croyances, à leurs rituels ? Je ne le crois pas. Tient-elle à l’arrogance de leurs officiants qu’on appelle les eulans ? Je ne le crois pas. Tient-elle à leur refus de la science, du progrès, à cette sorte de naturalisme rétrograde dont ils ont fait le pilier de leur civilisation ? Je me suis interrogé longtemps dans mes méditations quotidiennes, et l’Un, dans son infinie sagesse, a fini par m’envoyer la réponse sous la forme d’une conviction intime, claire, que j’ai élevée au rang d’une vérité intangible : leur nature intrinsèque est incompatible avec le principe créateur monclal, avec notre propre nature par conséquent. Avec la mienne en tout cas, car le moncle Artien nage en leur compagnie avec la même aisance qu’un sarquens dans l’océan bouillant. N’allez pas croire que je veuille jeter le discrédit sur mon condisciple. Sa jeunesse et la tendresse de son esprit en font un être vulnérable, et sans doute la responsabilité de sa déchéance incombe-t-elle au conseil des dioncles qui l’a choisi pour cette mission – ma mère l’Église voudra bien me pardonner ce jugement intempestif. La décision des dioncles prenait certes en compte le facteur temps : mes deux cent cinquante ans révolus ne me donnent aucune chance d’arriver au terme du voyage, tandis que lui, avec l’aide de l’eau de l’immortalité, aurait dû être la pierre angulaire de la nouvelle Église, le représentant du Moncle sur le monde nouveau.
La rédaction de ces quelques lignes m’a épuisé. Je me sens plus rouillé qu’une vieille armure. Je rouvrirai ce cahier demain, ou un autre jour, quand j’aurai recouvré des forces. Une dernière remarque avant de ranger mon nécessaire d’écriture : j’ai loué plus haut la soumission des femmes kroptes. J’aurais pu ajouter la réserve qu’elles observent en toutes circonstances, la pudeur qui leur ordonne de voiler les appâts les plus tentants de leur corps – tentants pour les « hasardeux » qui recherchent le plaisir des sens, bien entendu –, mais je constate aujourd’hui que certaines d’entre elles cèdent à la tyrannie de leurs désirs profonds, ces aspirations individuelles illusoires que les eulans kroptes appellent l’« egon », avec une fureur digne des hétaïres estériennes des cités décadentes du Nord. Leur prétendue vertu n’aurait-elle été qu’une ruse ? Je remercie l’Un de m’avoir gardé de la femme, de son ventre et de ses turpitudes.
De la fenêtre de sa chambre, Ellula contemplait avec tristesse un paysage qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion d’admirer. La lande ondulait sous les vents du large qui ployaient les herbes et projetaient les pétales des mauvettes sur les rochers noirs. Au deuxième plan, à demi occultées par les brumes permanentes, les vagues de l’océan bouillant se brisaient sur les récifs déchiquetés dans d’immenses gerbes d’écume qui s’élevaient au-dessus des falaises et donnaient l’impression que des sources fumantes jaillissaient du sol.
Elle suivit un moment la course bondissante d’un aro de son père qui poursuivait un yonak éloigné du troupeau, puis son regard revint se poser sur les frissons ondulants de la lande et de l’océan, un double mouvement perpétuel, fascinant, synchronisé parfois, chaotique le plus souvent. Elle avait couru tous les jours dans ces herbes battues par les rafales, escaladé les pierres et les falaises, reçu sur la nuque et le cou des gouttelettes brûlantes, exploré les criques à marée basse, rassemblé les yonaks au crépuscule, puis, enivrée d’air, d’iode, d’odeurs, de chaleur, elle s’était assise sur le balcon de la maison pour observer sans jamais se lasser les fugues aériennes jouées par les fleurs mauves et les envolées blanchâtres d’écume.
Ses quatre demi-sœurs avaient quitté la maison familiale les années précédentes afin de rejoindre leur nouveau foyer. Elle n’avait pas assisté aux cérémonies de mariage, car seules les premières épouses pouvaient prétendre à une célébration festive, et aucune d’elles ne s’était mariée en premier rang. C’était Prendan Lankvit, son père, qui avait négocié ces unions lors des rassemblements hebdomadaires au temple local de l’Erm et, comme il n’était pas très riche, qu’il avait proposé une misérable dot de deux yonaks pour chacune de ses filles, il n’avait trouvé pour elles que des hommes déjà nantis de trois ou quatre épouses. En bonnes Kroptes, elles avaient accepté de partager leur mari avec des femmes mieux placées qu’elles sur le plan hiérarchique et affectif. Ellula avait reçu de leurs nouvelles par l’intermédiaire des jolis-gorges, des jeunes garçons qui se mettaient au service de la communauté pendant deux ans pour colporter les nouvelles de domaine en domaine. Elle avait appris qu’Aïra, l’aînée, avait donné naissance à un fils, que deux autres étaient enceintes, que la quatrième, Obvia, travaillait dur pour se frayer un chemin dans le cœur d’un époux inflexible. Elle avait souffert de leur absence, même si, nées d’une autre mère et plus âgées qu’elle, elles ne lui avaient jamais témoigné de véritable tendresse et l’avaient souvent exclue de leurs jeux, de leurs rires, de leurs disputes, de leurs secrets. Elles avaient laissé derrière elles un vide douloureux que n’avaient pas réussi à combler l’affection étouffante de sa propre mère, Alva, l’amour bourru de son père et la pédagogie distante et agacée de Mazira, la première épouse à qui revenait traditionnellement la charge d’éduquer les jeunes filles.
Elle fut envahie d’une tristesse tellement poignante qu’elle dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Les envoyés d’Isban Peskeur allaient bientôt arriver, et le moment aurait été très mal venu de présenter mauvaise figure et d’attirer la réprobation générale sur la famille de Prendan Lankvit. Mazira avait essayé tant bien que mal de lui inculquer les valeurs fondamentales des femmes kroptes, le sens du devoir, la pudeur, l’obéissance, et, même si la perspective de devenir la cinquième épouse d’Isban Peskeur, un fermier de l’intérieur, la révoltait profondément, elle refusait de s’enfuir à toutes jambes et de se réfugier dans les labyrinthes de la falaise comme le lui soufflait la voix insidieuse de l’egon, le démon du désir individuel. Elle portait le nom emblématique d’Ellula, l’héroïne la plus célèbre de la mythologie kropte, et elle se devait d’extirper l’égoïsme de son cœur avec la même force que les vents arrachaient les pétales des mauvettes ou que les vagues fouettaient les récifs. Les femmes kroptes ne s’appartenaient pas, elles avaient pour rôle de perpétuer et consolider la communauté, de transmettre une tradition qui remontait à des milliers d’années et glorifiait la dévotion, la soumission, la rectitude morale.
Elle eut le pressentiment soudain qu’elle ne partait pas pour la maison d’Isban Peskeur mais pour un voyage dont elle ne reviendrait pas. Non seulement elle ne courrait plus dans ces herbes qui lui avaient si souvent cinglé les jambes et les bras, elle ne s’allongerait plus sur les rochers réchauffés par les embruns, elle ne couvrirait plus son corps des pétales parfumés des mauvettes, elle ne se baignerait plus dans les flaques tièdes abandonnées à marée basse par l’océan bouillant, mais elle quitterait définitivement ce monde, elle volerait dans un vide noir et profond au milieu des étoiles, exacte transcription de la mort dans la tradition orale kropte. Elle avait déjà reçu des prémonitions ou des visions qui s’étaient révélées justes et lui avaient valu sa plus grande humiliation. Les eulans, les officiants kroptes, considéraient les phénomènes métapsychiques comme autant de tentatives des démons eschatologiques de l’Amvâya pour s’emparer des âmes et entraîner l’humanité dans sa chute. À l’âge de cinq ans, elle avait prédit le grand incendie qui avait ravagé une partie du continent Sud et provoqué la mort de mille cinq cents Kroptes et de dix mille yonaks. Deux ans plus tard, elle avait vu en rêve la mort de son frère Barkan, le fils unique de Prendan, emporté par une crue soudaine de la rivière Qril tandis qu’il effectuait son service de joli-gorge dans les terres arides et glacées du péripôle. Les images et les sensations s’imposaient en elle comme les manifestations péremptoires d’une volonté supérieure. Bien qu’elle ne provoquât ni n’encourageât le phénomène, elle avait été traînée par Mazira devant l’eulan de l’Erm et condamnée à subir le rituel d’exorcisme : tout en psalmodiant les formules de purification, l’eulan l’avait fouettée jusqu’au sang avec une branche souple de zédrier, l’arbre sacré des Kroptes. De ce châtiment exécuté en public dans la grande salle du temple, elle ne se rappelait pas ce qui l’avait meurtrie le plus, les morsures virulentes des branches épineuses sur sa peau tendre, les regards humiliants des fidèles sur son corps dénudé, ou encore les visages mortifiés de son père et de sa mère. Dès lors, elle s’était efforcée d’ignorer les pensées qui ne lui appartenaient pas et, si les visions se montraient plus fortes que sa volonté, elle évitait soigneusement de les divulguer bien que ce mutisme s’apparentât à une véritable torture. Elle restait pourtant intimement persuadée que le ciel – ou l’Ellula des légendes – lui envoyait ces révélations afin de les transmettre au peuple kropte, que les eulans avaient tort de dénigrer ainsi les présents de l’ordre cosmique.
Elle n’entendit pas sa mère entrer dans la chambre. Vêtue d’une robe et d’un tablier gris en laine de yonak, les cheveux rassemblés sous une coiffe blanche, Alva se montrait en toutes circonstances d’une discrétion exemplaire, presque maladive, contrairement à Mazira qui parlait fort et ne pouvait rien entreprendre dans la maison sans que le bois grince ou que les portes claquent. C’était là sans doute la différence entre une première et une deuxième épouse : l’une évoluait dans la lumière et les bruits tandis que l’autre s’affairait dans l’ombre et le silence. Ellula voulait encore espérer que les rôles se répartissaient de manière différente dans les familles plus riches où cohabitaient quatre, cinq ou six épouses, que toutes réussissaient à se ménager une petite place dans la maison et le cœur de leur mari.
« Tu ne t’es pas encore changée ? Le char envoyé par Isban Peskeur va bientôt arriver. »
Ellula jeta un coup d’œil sur les vêtements étalés sur le lit. Fille unique d’Alva, elle avait naturellement hérité de la robe de promise de sa mère, qui l’avait elle-même reçue de sa mère avant son mariage : la laine de yonak avait la blancheur passée des étoffes anciennes, et seules les broderies bleues de la coiffe et du col arrondi avaient conservé leur teinte d’origine. Le jupon et le corset de fibres végétales tressées complétaient la tenue nuptiale. À partir de cet instant, ses seins, ses hanches et ses cheveux resteraient comprimés dans leur prison de tissu, la loi kropte interdisant aux femmes de dévoiler d’autres parties de leur corps que le visage, le cou et les mains.
« Je n’ai pas envie de me marier, maman. »
Alva s’approcha de sa fille et la serra tendrement dans ses bras.
« Cela fait maintenant plus de trois ans que tu es en âge de féconder. Prendan ne pouvait te garder plus longtemps, ou pas un homme n’aurait voulu de toi. Voudrais-tu donc finir comme les ventres-secs ? »
Ellula se souvint de ces deux femmes qui, deux ans plus tôt, s’étaient présentées à bout de forces à la porte de la ferme familiale et que Mazira, dans sa grande mansuétude, avait autorisées à rester quelques jours dans l’étable en compagnie des yonaks. Elles avaient été traitées avec moins de considération que les aros de son père. Elles avaient dormi dans la paille bien que trois chambres fussent disponibles, et n’avaient mangé que des restes servis dans des écuelles de bois. Elles avaient lavé leurs vêtements dans les flaques chaudes et salées de l’océan bouillant, les avaient étalés sur les rochers et étaient restées nues, blotties l’une contre l’autre, pendant qu’ils séchaient. Vivants symboles de la déchéance physique, sociale et matérielle, elles avaient jeté sur Ellula des regards d’envie, de tristesse, de folie, et longtemps les éclats tragiques de leurs yeux avaient hanté ses rêves.
« Je n’ai que seize ans, maman.
— La plupart des filles sont mariées à ton âge. » Alva débitait son lot d’évidences d’une voix monocorde que brisaient d’imperceptibles fêlures. Elle masquait comme elle le pouvait la souffrance que suscitait la séparation imminente d’avec sa fille, la chair de sa chair, sa seule source de joie dans une existence placée sous le signe de l’austérité et du renoncement. « Isban Peskeur est un bon parti : il possède des terres riches et plusieurs centaines de têtes de bétail. Son sens de la justice et sa générosité sont connus sur tout le continent Sud, et…
— Il est vieux, l’interrompit Ellula.
— Bon nombre d’hommes restent verts après soixante-dix ans. Ton père, par exemple, n’a rien perdu de sa vigueur. Il parle même de me faire un deuxième enfant, le fils qui remplacerait Barkan, mais Mazira s’y oppose.
— Je ne serai que la cinquième épouse. »
Alva s’assit sur le lit et, d’un geste machinal, lissa du plat de la main la robe nuptiale. La lumière douce du matin effleurait les poutres apparentes, les pierres noires des murs et les lattes d’un parquet vermoulu, hérissé d’échardes qui s’enfonçaient à la première occasion dans les pieds étourdis. Les tapis de peau et les bouquets de mauvettes séchées ne parvenaient pas à égayer un intérieur que l’exiguïté des fenêtres maintenait dans un clair-obscur diffus et constant. Dans un coin trônait un bac creusé dans un énorme bloc de pierre, surmonté d’une manette de bois qu’il suffisait d’abaisser pour obtenir de l’eau chaude, elle-même puisée dans un puits bouillant, partiellement dessalée et acheminée dans les différentes pièces de la maison par un antique réseau de tuyaux végétaux. C’était le seul luxe de la famille Lankvit, un luxe autorisé dans la mesure où il ne résultait pas d’une violation de la loi des origines.
« Cinquième, troisième, première, quelle importance ? soupira Alva. L’essentiel est que tu saches te faire apprécier de ton mari. »
Ellula se détourna avec brusquerie de la fenêtre et fixa sa mère d’un air sévère.
« Qu’en sais-tu, toi que mon père a traitée comme une servante tout au long de ta vie ? »
Alva resta un moment pétrifiée sur le lit, la bouche ouverte, incapable de proférer le moindre son. Les souffles d’air jouèrent pendant quelques secondes avec les mèches qui dépassaient de sa coiffe. Elle n’avait pas atteint ses trente ans, son visage émacié n’avait pris aucune ride, ses cheveux avaient conservé une blondeur éclatante, mais elle ployait sous le fardeau d’une vieillesse précoce. Ellula s’était parfois surprise à penser que sa mère, pourtant nettement plus jeune et plus jolie que Mazira, avait l’air plus âgée et plus laide que la première épouse, comme si sa condition lui imposait de ne paraître en rien supérieure à la reine mère de la maison de Prendan Lankvit.
« Je n’ai jamais eu à me plaindre de mon sort, murmura Alva. La grande épidémie de fièvre alfoïde a ruiné ma famille, et Prendan Lankvit a fait preuve d’une grande bonté en m’accueillant dans sa maison alors que mon père n’avait pas la possibilité de lui offrir de dot. Je me suis efforcée toute ma vie de me conformer aux préceptes d’Eulan Kropt et de ses successeurs. » Elle était visiblement au bord des larmes, et sa confession avait résonné dans le silence de la chambre comme une longue plainte. Ellula s’était depuis longtemps rendu compte que sa mère luttait sans cesse contre elle-même, contre ses désirs secrets, contre les mille chuchotements de l’egon. « Nous ne nous reverrons plus jamais, maman. » Ellula regretta aussitôt ses paroles, consciente qu’elles n’aboutiraient qu’à accentuer la cruauté de leur séparation.
« Ne dis pas de sottises ! protesta Alva en se redressant. Je te retrouverai chaque année au grand rassemblement annuel du cirque de Madeïon. Et j’aurai de tes nouvelles par les jolis-gorges. »
Ellula s’abstint de lui révéler qu’elle avait vu sa propre mort dans les étoiles, qu’elle partirait bientôt – elle ne savait exactement quand, le temps était l’élément le moins précis de ses visions – pour son dernier voyage. Elle n’en concevait aucune tristesse, car elle ne se sentait pas faite pour la vie de labeur et de sujétion des femmes kroptes, mais elle ne voulait pas plonger sa mère dans les affres d’une inquiétude inutile.
« Rien ne prouve qu’Isban Peskeur emmène sa famille à Madeïon, dit-elle.
— Je l’y ai déjà vu. C’est un bon Kropte. »
Alva se releva, rejoignit Ellula devant la fenêtre, laissa errer un moment son regard sur la lande, sur l’océan, sur le troupeau de yonaks que surveillaient les deux aros assis sur leurs pattes postérieures. Née dans une ferme de l’intérieur à plus deux cents kilomètres du littoral, elle n’avait jamais réussi à s’habituer à ce paysage de brumes perpétuelles traversées par les averses violettes des mauvettes à floraison perpétuelle, à cette insupportable moiteur engendrée par l’évaporation de l’océan bouillant dont l’eau ne descendait jamais en dessous de soixante-dix degrés. Ici, les yonaks n’avaient ni le même poids ni la même robe ni les mêmes cornes que les yonaks des terres intérieures : nourris par une herbe moins grasse, moins riche, ils semblaient être des spécimens rabougris de leurs congénères des grands domaines du Sud. Les femelles donnaient un lait chiche et âpre, les mâles une laine éparse dont un triple filage ne parvenait pas à adoucir la rugosité, ils produisaient une viande et un cuir de mauvaise qualité, boudés par les négociants du Nord lors des marchés hebdomadaires de l’Erm. En outre, Alva se brisait les reins à longueur de journée dans un potager où seules daignaient pousser les variétés les plus résistantes de légumes et de fruits, les plus fades par conséquent, ce qui ne facilitait guère la diversité culinaire. Mais elle avait trouvé un foyer malgré la ruine de sa famille et elle avait engendré l’une des plus belles filles de tout le continent Sud – sa modestie l’empêchait de dire la plus belle. Ellula avait certes été traversée par ces visions démoniaques extirpées de son corps prépubère au cours d’un rituel éprouvant, mais, malgré cette humiliation publique, sa fille restait sa fierté, son orgueil, un sentiment qu’elle ne cherchait pas à combattre bien qu’il relevât manifestement de l’egon. L’annonce du mariage d’Ellula et l’imminence de son départ l’écorchaient vive, et elle sombrait déjà dans une mélancolie annonciatrice d’un état dépressif durable. Elle pleurait toutes les nuits depuis plus d’un mois, en proie à des insomnies fiévreuses, inquiètes, au cours desquelles elle repoussait de toutes ses forces la pensée obsédante que sa fille lui était à jamais retirée, exactement comme celle-ci venait de le lui annoncer quelques minutes plus tôt.
« Ne t’avise surtout pas de parler de tes visions devant Isban Peskeur, balbutia-t-elle.
— J’ai appris à les garder pour moi, répondit Ellula.
— Tu veux dire que…
— Maman, est-ce que tu crois qu’il suffit de fouetter quelqu’un pour l’empêcher de communiquer avec le ciel ? »
Un pli d’amertume se creusa aux commissures des lèvres d’Alva. La lumière d’Aloboam, filtrée par les brumes, soulignait l’aspect anguleux de son visage dont la peau semblait peu à peu se racornir, s’enfoncer dans les os.
« Pas davantage, je suppose, que la loi kropte n’empêche les femmes de rêver, murmura-t-elle. Les visions sont encore plus douloureuses lorsqu’on ne peut pas les libérer. »
La surprise agrandit les yeux d’Ellula, qui ne s’était jamais posé la question de savoir d’où lui venaient ses dons méta-psychiques. Elle prenait conscience en cet instant qu’elle les tenait de sa propre mère, cette femme effacée et aimante dont elle ne connaissait du passé que des bribes.
« J’ai eu deux ou trois prémonitions autrefois, reprit Alva. J’en ai parlé à mon père. Il n’a rien dit, il a dégrafé la ceinture de son pantalon, il a relevé ma robe et m’a frappée jusqu’au sang. Il n’a pas eu besoin de recourir à l’eulan pour m’exorciser. Je n’ai pas pu m’asseoir pendant sept jours. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance des fesses ! »
Elles pouffèrent toutes les deux comme elles savaient le faire lorsque Prendan Lankvit s’absentait de la maison et qu’une euphorie soudaine les entraînait dans des crises de fou rire qui finissaient par emporter Mazira en personne.
« Ton corps sera ton meilleur allié si tu sais t’en servir, poursuivit Alva. Si je n’ai pas chassé Mazira de la couche de Prendan, c’est parce que je n’ai pas d’attrait pour les choses du… enfin, tu comprends ce que je veux dire.
— Les hommes me font peur.
— Peut-être sauras-tu les apprivoiser ? Tu sembles née pour l’amour, Ellula.
— Pourquoi Isban Peskeur m’a-t-il choisie ?
— Il a entendu parler de ta beauté. C’est lui qui a approché ton père à Madeïon. Tous les hommes du continent Sud rêvent de te mettre dans leur lit.
— Ne sait-il pas que j’ai été exorcisée ?
— Il n’en a pas tenu compte. C’est une grande chance pour toi, pour ton père, pour… moi. »
À cet instant, Prendan Lankvit, vêtu d’une chemise vert sombre, d’un chapeau de paille et d’un pantalon noir, sortit dans la cour, se saisit d’une corde et se dirigea d’un pas lourd vers le troupeau des yonaks. Le vent soulevait sa longue barbe grise, la plaquait sur son épaule. Les deux femmes aperçurent, sur la droite de la lande, un point blanc qui grossissait rapidement.
« Le char à vent, souffla Alva, soudain rembrunie. Habille-toi vite. »
Elle sortit de la pièce en courant. Ellula l’entendit ouvrir la porte de sa chambre, s’affaisser lourdement sur le lit et libérer enfin ses larmes.
Le char à vent filait à pleine vitesse entre les collines coiffées d’une herbe haute et d’arbustes épineux aux fleurs rouges. Le disque éblouissant d’Aloboam se faufilait entre les nuages qui se dispersaient au fur et à mesure que l’appareil s’enfonçait dans le cœur du continent méridional. Posé sur deux rangées de huit roues souples et mobiles, le char épousait sans douceur les inégalités du sol. Ses deux voiles principales se doublaient de focs qui lui permettaient de remonter au vent sans être obligé de tirer de larges bords. Debout sur la proue, le pilote donnait d’incessants coups de barre pour se maintenir au près et esquiver les gros rochers. Les membres de l’équipage couraient d’un côté sur l’autre, se suspendaient au bastingage pour compenser les déséquilibres engendrés par les brusques changements de cap. La bôme balayait le pont dans un sifflement menaçant, le bois des mâts, de la coque et des essieux émettait des grincements sinistres, les roues pourtant cerclées de gomme végétale soulevaient le même vacarme qu’un troupeau de yonaks au galop.
Ce n’était pas la première fois qu’Ellula voyageait à bord d’un char à vent, mais elle n’était jusqu’alors montée que dans de petits appareils chargés de transporter les fidèles des fermes isolées jusqu’au temple de l’Erm. Cette flotte, entretenue par le consistoire des eulans, utilisait la seule énergie de l’air, conformément aux préceptes du fondateur Eulan Kropt. Sans cesse balayé par les vents venus de l’océan bouillant, plat sur la majeure partie de sa superficie, peu boisé, le continent Sud se prêtait à merveille à ce mode de locomotion, même si les deux cycles d’hiver de Vox rendaient dangereuse la navigation en couvrant d’une épaisse couche de glace l’intérieur des terres. De même, on avait dû pratiquer des chemins de vent au travers du massif de l’Éraklon, une barrière rocheuse qui se dressait sur des centaines de kilomètres de largeur au centre du continent. Les travaux, effectués vingt siècles plus tôt, avaient profondément divisé la communauté kropte, les tenants de l’orthodoxie déclarant qu’il s’agissait d’une violation caractéristique des lois d’origine, les partisans du modernisme modéré rétorquant que le percement de l’Éraklon permettrait justement l’utilisation bénéfique, rationnelle, d’une énergie naturelle. Ces derniers avaient obtenu gain de cause, non sans une résistance acharnée de leurs opposants qui s’était traduite par une sécession, une guerre civile et la formation d’un deuxième consistoire. L’eulan Loxem, réputé pour sa clairvoyance, avait mis fin à ce conflit trois siècles plus tard en enfermant les membres des deux assemblées dans une pièce du temple de Madeïon et en refusant de leur servir le moindre repas jusqu’à ce qu’ils se fussent accordés sur une ligne de conduite commune. La soif et la faim ayant assoupli les caractères, les orthodoxes avaient accepté les chemins de vent comme des présents détournés de la nature, les modernistes avaient promis de faire preuve d’un peu plus de rigueur dans l’interprétation de la parole d’Eulan Kropt. La réconciliation avait été scellée au cours d’une grande fête commémorée tous les ans sous le nom officiel de « l’unité kropte » et sous le nom officieux des « ventres-creux ». Depuis, les orthodoxes avaient repris le contrôle du consistoire réunifié, veillant farouchement à éradiquer tout germe de déviation susceptible de contaminer les esprits et de déboucher sur de nouvelles transgressions de la loi.
Prendan Lankvit avait offert à Isban Peskeur ses deux plus beaux yonaks, un mâle et une femelle. Les faire grimper sur la passerelle n’avait pas été une mince affaire. Il avait fallu les tirer et les pousser en même temps, et, quand ils avaient enfin daigné s’engager dans les stalles de la proue, ils avaient failli défoncer les cloisons à coups de cornes. Prendan avait rapidement embrassé sa fille au pied du char à vent, puis il s’était éloigné à grands pas dans la lande, les épaules voûtées, la tête basse, comme pressé de s’enfoncer dans la solitude arrière de la vieillesse. Il aimait sa fille avec la tendresse bourrue des frustes, mais la mort de Barkan avait brisé quelque chose en lui. Si Mazira persistait à refuser à sa deuxième épouse la possibilité d’engendrer un nouveau fils, il disparaîtrait sans laisser d’héritier mâle, et les eulans, à sa mort, confieraient sa ferme à un louager dépourvu de terres. Mazira avait donné un baiser sec à Ellula, un coup de pommette plus exactement, et lui avait rappelé d’une voix cassante les sept principaux commandements de l’épouse. Quant à Alva, elle s’était effondrée au milieu de leur étreinte : ses jambes s’étaient dérobées sous elle et, sans le bras secourable d’un membre de l’équipage, elle serait tombée de tout son poids sur les dalles de pierre de la cour.
Ellula avait pris place sur le premier des cinq bancs scellés sur le plancher et situés entre la proue et le mât principal. À ses côtés se tenaient deux femmes en haillons, des ventres-secs probablement, ainsi qu’un joli-gorge coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une épaisse veste de laine brune, et dont la barbe clairsemée ne parvenait pas à travestir la juvénilité. Un homme roux, ses trois épouses et leurs huit enfants occupaient les deux bancs suivants, des hommes aux barbes vénérables et au verbe grave se répartissaient les sièges restants. Les secousses ballottaient d’un côté sur l’autre les bagages entassés dans un renfoncement du pont. Le viatique d’Ellula se résumait à trois galettes végétales, deux morceaux de viande séchée, deux galets gravés de l’antique monnaie kropte remis religieusement par sa mère pour faire face à d’éventuelles dépenses imprévues, un nécessaire de toilette, deux paires de chaussures et trois tenues de rechange.
Le char fendait à présent une herbe noire, visqueuse, une lèpre végétale qu’égayaient parfois les fleurs or et blanc de nénuphars. De grands batraciens dérangés par le bruit effectuaient des bonds prodigieux par-dessus les résineux qui se dressaient dans ce paysage de désolation comme des épouvantails aux bras multiples et décharnés. L’A brillait de tous ses feux dans l’azur étincelant.
« Des poaks, dit le joli-gorge. Une espèce géante de batraciens qu’on ne trouve que dans ces marais. Leur nom vient de leur cri. Si j’en juge par votre tenue, vous vous rendez à votre mariage, n’est-ce pas ? »
Elle hésita à lui répondre. Elle n’était pas encore mariée mais, revêtue de sa robe de promise, elle ne savait pas si elle pouvait soutenir une conversation avec un inconnu, a fortiori avec un jeune homme à la voix douce et au sourire angélique. Le bleu limpide de ses yeux, la noirceur brillante et soyeuse des mèches qui s’évadaient de son chapeau, l’incarnat de ses lèvres, la blancheur et la régularité de ses dents, la finesse de ses traits lui donnaient une grâce délicate, féminine, très différente de la rudesse habituelle des fermiers kroptes.
« La loi dit que vous pouvez me répondre sans vous compromettre, poursuivit le joli-gorge avec une moue amusée. Vous n’êtes pas encore sous l’autorité de votre mari. Quel qu’il soit, d’ailleurs, il aura bien de la chance. »
Le vacarme du char à vent et les cris des membres d’équipage l’avaient contraint à hausser la voix, à hurler presque. Le compliment la fit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Troublée, elle feignit de s’absorber dans la contemplation des sauts des poaks à la peau verdâtre et luisante.
« Je rentre chez moi, insista le jeune homme. J’ai fini mon service de joli-gorge. Voici deux ans que je parcours le continent Sud dans tous les sens pour donner des nouvelles à ceux que la vie a éloignés de leur famille. Je suis allé jusqu’au péripôle, une contrée sauvage, magnifique, prise dans les glaces dix mois sur quinze. Et vous, de quel coin venez-vous ?
— Du littoral, répondit-elle sans le regarder.
— Ces deux yonaks, c’est votre dot ? »
Elle acquiesça d’un mouvement de tête, consciente de la pauvreté de son présent à son futur époux. La lande lui manquait déjà, ainsi que l’air saturé de sel, les brumes mystérieuses, la chaleur du bouillant, les averses de pétales. Elle mourait d’envie de retirer sa robe et sa coiffe de promise, son corset, son jupon, ses bottines de cuir, de sauter du char, de se mêler au ballet des poaks dans cette herbe hideuse qui s’étirait à perte de vue sous les rayons accablants d’Aloboam.
« Je m’appelle Eshan. »
À peine eut-il prononcé son nom qu’elle le vit tout à coup dans une pièce exiguë, prisonnier de cloisons grises et lisses. Il semblait perdu dans ses pensées, écartelé entre ses désirs et ses remords. Elle ressentit sa souffrance avec une acuité telle qu’elle eut l’impression d’être déchirée de part en part, que son corps tout entier fut enveloppé de sueur froide, qu’elle dut serrer les dents pour ne pas défaillir. Puis la sensation s’estompa, sa vision la déserta aussi soudainement qu’elle s’était emparée d’elle, elle éprouva un soulagement indicible, elle reprit contact avec la réalité, étourdie, chancelante. Bien qu’elle ne l’eût pas rencontrée au cours de cette scène aussi brève que violente, elle savait que la mort épiait le jeune Eshan avec l’attention d’un aro sauvage guettant sa proie. C’était le lot de tous les êtres vivants, certes, mais il marchait sur un fil particulièrement fragile et tranchant, gouverné par des émotions qui prenaient chez lui des dimensions effrayantes.
« Vous ne vous sentez pas bien ? Vous êtes devenue toute pâle…
— Je n’ai pas l’habitude des voyages », bredouilla-t-elle.
Exténuée, elle regretta d’avoir laissé sa gourde dans son balluchon. Elle avait besoin d’un peu d’eau fraîche pour dissiper l’amertume de sa gorge. Le vent avait molli et les hommes d’équipage déployaient toute la voilure du char.
« Toujours la même chose : on met deux fois plus de temps à traverser ce marais que tout le reste du continent ! soupira Eshan. Encore heureux que la terre des Kroptes ne soit pas très étendue. Le continent Nord est cinq cents fois plus vaste que le continent Sud, le saviez-vous ? » Il retira son chapeau, le posa sur ses genoux, passa la main dans ses cheveux noirs et humides de transpiration. « Nos ancêtres ont fait preuve d’une grande sagesse. En nous obligeant à respecter la loi naturelle, ils nous ont ménagé un présent viable, contrairement à ceux du Nord et des satellites. Là-bas, ils s’entassent par milliards dans de gigantesque cités, et la terre n’est plus capable de subvenir à leurs besoins. Ils s’entre-tuent pour un verre d’eau, pour une bouchée de pain, pour un lit, pour une este.
— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle, intéressée, captivée même par la description de ce Nord qui lui paraissait plus mystérieux que la plus lointaine des étoiles.
— Par les marchands qui viennent nous acheter nos surplus de viande et de céréales. Mon père prétend que les Estériens sont dans une telle misère morale et matérielle qu’ils n’auront bientôt pas d’autre choix que de violer le Traité des littoraux. »
Cela se passerait ainsi, elle en eut la certitude à cet instant, mais pas davantage qu’Eshan elle n’assisterait à l’invasion du continent Sud. Tous les deux étaient condamnés à quitter bientôt ce monde auquel ils n’étaient pas adaptés, lui parce qu’il était dominé par la violence de ses sentiments dans une communauté où la maîtrise de soi était une vertu cardinale, elle parce qu’elle refusait de jouer un rôle qui ne lui convenait pas. L’idée du suicide l’avait effleurée lorsque son père lui avait annoncé son mariage avec Isban Peskeur, mais elle laissait à l’ordre cosmique le soin de choisir l’heure et le mode du départ.
« Nous sommes des gens pacifiques et les Estériens possèdent des armes qui tuent comme les éclairs. Nous ne pourrons pas nous opposer à une invasion par la force. »
Eshan se tut, intrigué par le silence qui se déployait comme une ombre sur le pont du char à vent, absorbait les claquements des voiles, les grincements des haubans. Il s’aperçut que les autres passagers l’écoutaient, les traits crispés à la fois par l’attention et l’inquiétude, hormis les enfants qui continuaient de se chamailler sur le banc du milieu.
« Ils n’oseront jamais violer le Traité des littoraux ! gronda un homme à l’épaisse barbe noire et au ventre proéminent. L’ordre cosmique s’y opposerait. »
La bienséance aurait voulu qu’Eshan cesse d’argumenter et s’incline respectueusement devant son aîné, mais, enhardi par la présence de sa jolie voisine, il se laissa déborder par la fougue de sa jeunesse.
« Les Estériens du Nord ne croient pas à l’ordre cosmique. Le Traité des littoraux offrait une garantie tant qu’ils disposaient de ressources en quantité suffisante, mais le Sud représente pour eux la dernière terre exploitable, la dernière bouffée d’oxygène. Les traités ne valent rien lorsque la survie est en jeu. »
Ellula sentait intuitivement que le raisonnement d’Eshan reflétait la vérité. Elle lança un regard tout autour d’elle et se rendit compte que les autres femmes, les deux ventres-secs et les trois épouses du fermier roux, approuvaient silencieusement le joli-gorge tandis que les hommes rejetaient catégoriquement son point de vue.
« Jeune homme, une discussion avec un eulan vous ferait le plus grand bien ! » lâcha l’homme à la barbe noire.
Il le menaçait implicitement de le dénoncer au consistoire pour propos blasphématoires. Eshan ouvrit la bouche afin de protester mais un regard appuyé d’Ellula l’en dissuada. Il eut un sourire espiègle avant de lui murmurer à l’oreille :
« J’ai l’impression d’être plus grand et plus fort qu’Eulan Kropt en personne quand vous me regardez avec ces yeux-là. »
Ellula sut qu’elle était arrivée à destination lorsqu’une passagère désigna un ensemble de constructions et prononça d’un ton respectueux le nom d’Isban Peskeur. Le domaine ne se composait pas d’une maison d’habitation et d’une grande dépendance, comme la plupart des fermes du littoral, mais d’une vingtaine de bâtiments rassemblés par groupes de trois ou quatre autour d’une cour intérieure qui était probablement plus grande à elle seule que l’ensemble des terres de Prendan Lankvit. Le blanc éclatant des murs et le rouge vif des toits composaient, avec le vert tendre des collines environnantes où paissaient d’immenses troupeaux de yonaks, un tableau apaisant, harmonieux. De l’ensemble, éclairé par les rayons mourants de l’A, se dégageait une impression de tranquillité, d’abondance, de sécurité qui contrastait avec l’aspect sauvage et tourmenté du littoral, avec les paysages dépouillés du massif de l’Éraklon.
Le char à vent s’était arrêté à maintes reprises pour débarquer et embarquer des passagers et leurs bêtes. L’équipage avait resserré les boulons des essieux et changé une voile déchirée avant de s’engager dans le chemin de vent qui traversait l’Éraklon. Ellula avait aperçu des aros sauvages sur les rochers acérés dressés de chaque côté du passage. Des rapaces aux ailes brun et blanc avaient survolé l’appareil en poussant des cris rauques, lugubres. Eshan lui avait expliqué que les travaux de percement avaient duré près de sept ans, qu’il avait fallu plus de cinq mille jolis-gorges pour ouvrir ce chemin, que deux cents d’entre eux avaient trouvé la mort sur le chantier, qu’on avait utilisé des milliers de yonaks, de charrettes, de pioches, de masses et de burins pour briser et transporter la roche. Il en avait parlé avec un enthousiasme communicatif, visiblement fier de l’œuvre de ses ancêtres, brûlant d’un feu intérieur qui lui enflammait les yeux et lui rosissait les joues. Ellula regrettait de devoir quitter ce compagnon de voyage dont la vie se consumait à la vitesse des grosses bougies de cire brandies par les enfants aux fêtes de Mathella, la sixième femme d’Eulan Kropt, la vestale légendaire qui avait rompu ses vœux de chasteté pour offrir au fondateur le fils qu’aucune de ses cinq autres femmes n’avait été capable de lui donner. Eshan n’avait pas seulement le pouvoir d’écourter le temps, ses mots éveillaient chez Ellula des émotions qui adoucissaient la sévérité de son jugement sur les hommes. Par chance, il n’était pas descendu avec les autres passagers lors des haltes observées par le char à vent. Elle n’avait pas osé lui demander sa destination de peur de rompre le charme. Elle songea, avec une pointe de regret, qu’avec lui le mariage ne se réduirait pas à un commandement, à l’obligation faite aux femmes de se plier aux décisions des deux hommes de leur vie, leur père et leur mari.
L’influence d’Isban Peskeur se mesurait également à la présence d’une aire de stationnement permanente à l’entrée de son domaine (et c’était lui, probablement, qui avait exigé que le char à vent se déroute pour aller chercher sa future épouse dans une petite ferme perdue sur les bords de l’océan bouillant). Aloboam se couchait dans une débauche de teintes pourpres et mauves qui ensanglantaient les murs et brunissaient les collines. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées devant le grand portail de l’entrée, prolongé de chaque côté par un mur de pierre qui courait à perte de vue au milieu des prés. Les membres de l’équipage ayant réduit la voilure, l’appareil avançait au ralenti sur le faux plat qui précédait l’aire de stationnement. Ellula huma des odeurs d’herbe fraîche et de fumier qui lui déplurent souverainement. Le cœur lourd, elle se tourna vers Eshan pour lui faire ses adieux. Il souleva son chapeau et la contempla avec un sourire navré.
« Eh bien, c’est ici que nos routes se séparent, fit-il d’une voix empreinte de regrets.
— Grâce à vous, ce voyage a été un véritable enchantement. »
Ils évitèrent de se regarder pendant quelques instants, aussi gênés l’un que l’autre. Il leur était difficile de refermer la parenthèse de liberté et d’insouciance qu’ils avaient ouverte six ou sept heures plus tôt.
« À quel endroit habitez-vous ? » demanda Ellula.
Elle voulait à la fois rompre un silence suffocant et nouer avec lui un lien qui l’aiderait à supporter une fin d’existence qu’elle pressentait difficile.
Il la dévisagea d’un air stupéfait.
« Dois-je comprendre que… vous descendez ici ?
— Mon père m’a promise à Isban Peskeur », répondit-elle, alarmée par son changement d’expression.
Il marqua un temps de pause pendant lequel il parut se fondre dans l’obscurité naissante du crépuscule. Les deux yonaks de Prendan Lankvit poussaient des meuglements à fendre l’âme. Le pilote actionna les socs de freinage, des pièces de bois amovibles situées sous la coque, qui entrèrent en contact avec le sol dans un épouvantable grincement et ralentirent la course du char jusqu’à ce qu’il s’immobilise sur l’aire de stationnement. Ellula aperçut, au milieu des trente personnes qui attendaient à l’entrée du domaine, un homme grand, large d’épaules, vêtu de la tenue traditionnelle des promis : chapeau de paille entouré d’un ruban bleu, chemise blanche aux manches bouffantes, gilet brodé, pantalon noir. Allure de patriarche accentuée par la sévérité des traits et par la longue barbe poivre et sel qui tombait sur le haut de son ventre distendu.
Isban Peskeur se détacha du groupe et s’avança d’un pas raide vers le char. Son premier regard ne fut pas pour sa future épouse, pétrifiée sur le banc, mais pour Eshan.
« Je descends également ici, souffla le joli-gorge en se relevant. Isban Peskeur est… mon père ! »