Hier soir (je mesure le cycle jour-nuit en consultant régulièrement mon vieux dateur), l’eulan Paxy est venu me rendre visite. Pour discuter à bâtons rompus, a-t-il prétendu, pour tenter de me rallier à ses vues, ai-je mentalement corrigé. Il a d’abord pris des nouvelles de ma santé, et je lui ai fait part de mes petites misères en évitant toutefois, par orgueil sans doute, de lui révéler mon incontinence urinaire. Puis nous avons évoqué les derniers événements et nous nous sommes rapidement opposés sur l’interprétation qu’il convenait d’en donner. Bien qu’ils ne l’avouent pas franchement, les Kroptes se considèrent et se comportent comme un peuple élu. N’affirment-ils pas qu’ils sont les seuls descendants des humains véritables d’Ester, qu’eux seuls ont su garder la planète dans sa virginité originelle, preuve formelle, selon eux, de la validité de la parole d’Eulan Kropt ? À première vue, on ne peut que leur donner raison : ils ont préservé le continent Sud de la terrible dégradation qu’a connue le continent Nord (mettons pour l’instant de côté les satellites dont les spécificités – faible gravité, rareté de l’oxygène – restreignent les possibilités et confinent leurs habitants dans des biosphères). Le sentiment de supériorité prend des chemins détournés chez les Kroptes. Il ne se traduit pas par le prosélytisme, la volonté de convertir, de répandre le Verbe de leur fondateur, mais par l’enfermement, le conservatisme, le refus de la mixité, l’endogamie, par toutes ces pratiques à caractère endogène qui visent à préserver, voire conforter, la pureté de leur peuple (ils vont jusqu’à se définir comme une espèce à part entière, une proclamation qui exclut de l’humanité les autres peuples d’Ester). Leur protectionnisme les a entraînés à se désintéresser du sort des Estériens du continent Nord, une négligence ou un manque de compassion qu’ils ont payé au prix fort. Ils se sont réfugiés derrière le Traité des littoraux comme derrière la muraille d’une citadelle, un rempart illusoire qui leur permettait à la fois d’ignorer ce qui se passait de l’autre côté de l’océan bouillant et de se croire à l’abri des invasions. Or l’expérience prouve que le mépris pour ses semblables, même si on ne veut pas les reconnaître comme tels, conduit immanquablement au conflit. Leur pacifisme lui-même a quelque chose d’un déni : se battre prouve au moins qu’on porte un intérêt aux autres, qu’on les juge dignes d’être considérés, d’être touchés.
De même, on pourrait penser que l’autre particularité des Kroptes, biologique celle-là, a engendré un système patriarcal particulièrement rigoureux, pierre angulaire de leur civilisation. Les femmes sont plus nombreuses que les hommes, c’est un fait indéniable, mais la proportion annoncée de six femmes pour un homme me paraît pour le moins exagérée. D’ailleurs, rarissimes sont les hommes kroptes mariés avec les six épouses autorisées par la loi polygame. Trois, quatre, parfois cinq pour les propriétaires terriens les plus aisés, une ou deux pour les plus démunis, telle est – était – la proportion habituelle. Plutôt qu’une adaptation biologique, je décèle dans la survivance du concept polygame la volonté, consciente ou non, d’une exploitation systématique des femmes par les hommes. L’obéissance au père et au mari, commandement premier de l’épouse kropte, gèle la nature féminine par essence ondoyante, évolutive, incompatible avec le concept dogmatique (je suis d’autant plus à l’aise pour l’affirmer que le Moncle, organisation doctrinaire par excellence, ne compte parmi ses membres aucune représentante du sexe féminin, et pour cause). Ce sont les patriarches, et eux seuls, qui négocient les unions pour leur fille en âge de féconder (à partir de douze ou treize ans). Une femme qui n’a pas trouvé à se marier avant l’âge de dix-huit ans est chassée de la ferme familiale et devient un « ventre-sec », une intouchable condamnée à errer de ferme en ferme pour y mendier le gîte et le couvert. Réduites à la fonction procréatrice, à la portion congrue, les femmes kroptes n’existent que par les enfants qu’elles mettent au monde. N’existaient, devrais-je dire, car les faits tendraient à prouver que leurs compagnons ont eu tort de les croire définitivement résignées.
À la fin de notre conversation, l’eulan Paxy ne s’est pas rangé à mes arguments (autant essayer d’amadouer un estérinodon), mais le vénérable vieillard s’est retrouvé nu, dépouillé de ses certitudes. Il ne pouvait même plus cacher son embarras derrière sa longue barbe, ce vestige naturaliste horripilant (le terme est on ne peut plus approprié) que la loi kropte oblige les hommes à porter.
Sa perplexité m’a réjoui : cela signifiait donc que la muraille de certitudes kropte commençait à se fissurer puisque son fondement le plus solide, le plus ancien, était ébranlé.
Assise sur un tabouret à trois pieds, le front posé sur le flanc palpitant de la yonaka, le seau de bois coincé entre les genoux, la robe retroussée sur les cuisses, Ellula tirait énergiquement sur les pis gonflés de lait. Rijna, la première épouse d’Isban Peskeur, une femme d’une soixantaine d’années encore plus autoritaire et sèche que Mazira, l’avait affectée à cette tâche jusqu’à la date de la cérémonie nuptiale. Le troupeau du domaine comptant plus de cinq cents têtes dont deux tiers de femelles, sept ou huit femmes consacraient la majeure partie de leur temps à la traite. Le matin, les hommes rabattaient vers les cinq étables un premier troupeau de cent cinquante yonakas, détachées et renvoyées dans les prés avant le repas de la mi-journée. L’après-midi, on rassemblait l’autre moitié des femelles en lactation, et les trayeuses recommençaient à remplir les seaux avec une régularité lancinante, bercées par les crépitements des giclées de lait, étourdies par la chaleur moite et l’odeur qui montaient des animaux et des litières. Ellula finissait toujours après les autres, plus âgées et mieux exercées qu’elle, habituées à une existence plus rude surtout. Elles appartenaient toutes à des familles de louagers, des Kroptes qui n’avaient pas reçu de terres ni en héritage ni du consistoire, qui n’avaient donc pas d’autre choix que d’assurer leur subsistance en louant leurs bras aux domaniaux.
Ellula logeait pour l’instant dans l’aile du corps d’habitation principal réservée aux visiteurs. Si l’accueil avait été froid de la part d’Isban Peskeur, il avait été glacial de la part de ses quatre épouses, Rijna, la première, Opra, la deuxième, Kephta, la troisième, et Juna, la quatrième. À chaque fois qu’elles lui adressaient la parole, c’était pour lui faire des remontrances ou aboyer un ordre : elle n’allait pas assez vite, elle était plus paresseuse qu’un serpent, elle ne prenait pas soin de ses vêtements, elle mangeait trop, elle était maladroite, elle regardait Isban Peskeur avec insolence, elle se levait trop tard, elle, elle… La sauvageonne de la côte, comme elles l’appelaient, était arrivée depuis dix jours au domaine, et elle ne se souvenait pas avoir reçu un sourire ou un quelconque signe de bienvenue, exception faite des clins d’œil complices d’Eshan lorsqu’elle venait à le croiser dans la cour ou dans la maison. Une seule faveur lui était accordée, celle de prendre ses repas dans la grande salle à manger en compagnie des épouses, des enfants, des petits-enfants, des brus et des gendres d’Isban Peskeur, une trentaine de convives en tout. Le rituel de gratitude cosmique, dirigé par le patriarche, s’étirait pendant d’interminables minutes, de temps à autre troublé par les rires étouffés des plus jeunes enfants. Elle gardait la tête baissée comme il sied à une invitée, mais elle sentait sur son front et ses joues des regards intrigués, haineux ou brûlants. Les murs blanchis à la chaux, le mobilier massif, les somptueux tapis de laine, les dalles de pierre jaune, les poutres sculptées, le gigantisme de l’âtre où rôtissaient des quartiers de viande, les épaisses tentures de laine, la vaisselle de bois ou de terre cuite, les couverts d’os ciselé, tout ce luxe aurait réjoui le cœur de n’importe quelle promise, honorée d’être admise dans une famille aussi prestigieuse ; il ne faisait qu’aviver la nostalgie d’Ellula, qui se languissait déjà des paysages de son enfance, de la lande sauvage, du grondement du bouillant, des gerbes d’écume, de la moiteur de l’air, du parfum sucré des mauvettes.
Les mains en sang, les bras tétanisés, le corps lourd, elle restait un long moment assise sur son lit après le dîner. Par la fenêtre dont elle n’avait pas encore tiré les rideaux, elle fixait sans la voir l’herbe rase et vert tendre des vastes pâturages qui se perdaient dans les soupirs mélancoliques de la nuit naissante. Enfermée dans sa solitude, trop fatiguée pour se laver, pour pleurer, pour penser, pour se révolter. Elle n’avait reçu aucune vision, aucune prémonition depuis son arrivée, et, même si elle avait déjà traversé des périodes plus longues d’inactivité méta-psychique, elle en concluait qu’elle avait définitivement perdu la grâce, le contact intime avec l’ordre cosmique. Nul besoin d’un rituel et des vociférations d’un eulan pour l’exorciser, il lui avait suffi d’accepter le joug, de prendre sur ses épaules une partie du fardeau des femmes kroptes. Elle pensait alors à ses sœurs qui, disséminées aux quatre vents du continent Sud, avaient comme elle renoncé à leur jeunesse, à leur egon. Elle finissait par s’allonger tout habillée sur le lit, frissonnante malgré la chaleur, puis, brisée par les courbatures, elle s’endormait d’un sommeil agité qui ne la délassait pas. Réveillée par les premiers rayons de l’A, elle écartait les rideaux, se dévêtait enfin, s’approchait du bac de pierre, imbibait d’eau un gant de crin qu’elle se frottait sur tout le corps. Ses ablutions ne parvenaient pas à la débarrasser de l’âpre et tenace odeur de yonak. Elle soupçonnait Rijna de l’avoir cantonnée à la traite pour la déconsidérer aux yeux d’Isban Peskeur. La première épouse régnait sur un monde dont elle maîtrisait tous les rouages, et la beauté de la promise lui apparaissait sans doute comme un danger, comme une promesse de disgrâce. Ellula se rendait ensuite dans la cuisine où, debout contre la table, au milieu d’une agitation et d’un bourdonnement de ruche, elle grignotait des fruits secs et un morceau de fromage. Houspillée par une épouse de passage, elle sortait dans la cour, papotait un moment avec les trayeuses, les seules qui lui témoignaient, à défaut de sympathie, un peu d’intérêt, s’attelait à l’ouvrage dès que les hommes avaient rabattu les yonakas dans l’étable. Le lait servait à la fabrication de produits dérivés, beurre, fromage, yaourt, achetés par des négociants kroptes et revendus à un cartel de grossistes qui les acheminaient ensuite par bateaux réfrigérés jusqu’au littoral du continent Nord.
Ellula s’acharnait sur les pis particulièrement durs des yonakas en fin de lactation pour leur arracher quelques gouttes d’un liquide épais et visqueux. Les queues lui cinglaient de temps à autre le visage, manquaient de la renverser, mais elle n’osait pas les attacher comme le faisaient les trayeuses les plus expérimentées. Elle craignait à tout moment de recevoir un coup de sabot, surtout lorsque les zihotes, les insectes qui pullulaient au lever et au coucher de l’A, s’engouffraient dans l’étable pour disséminer leurs œufs sous le cuir des ruminants.
Aujourd’hui encore, elle avait pris un retard considérable. Elle se retrouvait seule alors que les autres trayeuses avaient déserté le bâtiment depuis plus d’une heure et que la plupart des bêtes avaient été détachées et ramenées dans les pâturages. Entre les mugissements des yonakas, elle entendait les éclats de voix et de rires qui célébraient la fin d’une dure journée de labeur. L’ombre nocturne se déployait déjà dans l’étable et semblait l’isoler du reste du monde. Elle se rappelait alors sa prémonition, son voyage dans le vide noir et froid, et elle priait l’ordre cosmique de l’enlever de ce monde où la vie s’était déjà arrêtée, où le corps n’était plus qu’une enveloppe de matière douloureuse.
Sept jours la séparaient de la cérémonie officielle de son mariage avec Isban Peskeur. Elle espérait qu’en tant que cinquième épouse elle serait mieux traitée que les femmes des louagers. Rijna ferait tout ce qui était en son pouvoir – et son pouvoir était grand – pour parsemer d’obstacles le chemin qui conduisait à la couche du patriarche. Ellula était désemparée au point de souhaiter cette union, non qu’elle ressentît le moindre élan affectif ou sensuel pour Isban Peskeur, mais elle était prête à consentir tous les sacrifices pour échapper à la traite ou à d’autres travaux de ce genre. Qu’au moins la fin de son séjour sur Ester ne se consume pas en d’épouvantables corvées.
Elle sentit tout à coup une présence derrière elle. Elle eut en même temps la vision d’un jeune homme aux traits fins, aux yeux clairs et à la barbe clairsemée. Elle sut avant de se retourner qui s’était ainsi approché dans son dos. Elle éprouva une joie mêlée de peur : c’était son seul allié dans un environnement hostile, et ses regards l’invitaient à explorer des territoires dangereux.
« Rijna, cette marâtre, vous traite comme la dernière de ses domestiques ! »
Ellula s’essuya le front d’un revers de main, lança un coup d’œil par-dessus son épaule, aperçut la silhouette immobile d’Eshan Peskeur dans l’allée centrale de l’étable, vêtu d’une chemise grise ouverte sur son torse frêle, d’un pantalon noir et de sandales de cuir.
« Je trouve tout à fait naturel de participer aux travaux du domaine », dit-elle en recommençant à presser les tettes, tellement troublée qu’elle ne s’apercevait pas qu’elle ne tirait plus une seule goutte de lait du pis crevassé.
Eshan s’avança et flatta de la main le flanc de la yonaka.
« Rijna a fait le même coup aux trois autres épouses. Kephta, ma mère, m’a raconté qu’elle l’a obligée à nettoyer la maison de fond en comble pendant une quinzaine de jours. Je suppose que c’est sa manière de souhaiter la bienvenue aux nouvelles… »
Ellula devina que les yeux du jeune homme s’égaraient sur ses cuisses découvertes, mais le seau coincé entre ses genoux l’empêchait de rabattre sa robe.
« Les brimades ne s’arrêteront pas après la cérémonie, poursuivit Eshan. Vous devrez vous imposer dans… dans le lit de mon père. Il ne manifeste guère ses émotions, mais j’ai cru m’apercevoir qu’il ne restait pas indifférent à votre beauté. À sa place, je ne permettrais pas à une vieille femme acariâtre de vous enfermer dans une étable, j’aurais pour vous tous les égards, j’ordonnerais à chaque femme, à chaque homme de ce domaine de satisfaire toutes vos exigences. On ne reçoit pas la déesse Ellula comme un ventre-sec. »
Sa voix s’était gonflée de dépit lorsqu’il avait prononcé ces derniers mots. En dépit de la moiteur ambiante, Ellula percevait sur sa nuque le souffle brûlant de sa colère. Le souffle de son désir également, qui éveillait dans son corps des frémissements inconnus. Elle avait cessé de traire mais elle restait agrippée aux tettes comme à une rambarde dressée au bord d’un précipice.
« Ma déesse, gémit-il. Pourquoi l’ordre cosmique t’a-t-il expédiée dans les bras de mon père ? »
Les mains d’Eshan se posèrent comme des oiseaux effarouchés sur la coiffe d’Ellula, s’aventurèrent sur son cou. Cette caresse aurait dû l’indigner, elle lui apparut comme la plus agréable, comme la plus exquise des déclarations. Ses genoux se relâchèrent, le seau se renversa, répandit son maigre contenu dans la litière. La yonaka, agacée par les zihotes, commença à s’agiter, à renâcler. Eshan tira le tabouret d’Ellula vers l’arrière et, ne lui laissant pas le temps de se lever ni de changer de position, plongea résolument les mains dans l’échancrure de sa robe. Elle tressaillit lorsque les doigts du jeune homme, la sueur aidant, se faufilèrent sous son corset et rampèrent sur ses seins. Elle ferma les yeux et s’abandonna à ce contact. Quelque part en elle retentissait la voix lointaine et sèche de Mazira, égrenant les commandements de l’épouse. La tyrannie des mille démons de l’egon balayait comme fétus de paille les règles qu’on lui avait inculquées depuis sa tendre enfance. Les doigts d’Eshan, penché sur elle, soufflant sur elle, l’inondaient d’un plaisir indescriptible. Elle ployait de plus en plus sous son poids, au point que sa tête touchait presque ses genoux, que son corset lui coupait la respiration. Elle n’avait pas la force de retenir les gémissements qui s’exhalaient de ses lèvres entrouvertes. Les soupirs d’Eshan ressemblaient à des sanglots étouffés. Il y avait de la colère, du désespoir dans ses frottements impétueux, dans la brutalité de ses caresses, une volonté farouche de la marquer au fer de son désir. Elle sentait entre les étoffes une forme oblongue et dure qui lui appuyait sur la colonne vertébrale. Au bout d’un moment, il se releva, retira les mains de son corset, la prit par les épaules, la retourna avec autorité, s’accroupit devant elle et l’embrassa avec une fougue telle que leurs dents s’entrechoquèrent. La yonaka affolée frappait la litière à coups de sabot et mugissait à fendre l’âme. N’importe qui aurait pu les surprendre dans cette étable ouverte à tous vents, mais ils n’avaient pas conscience du danger, se croyant coupés du reste du monde, isolés par un charme, comme ces héroïnes de l’Amvâya qui continuaient de danser et de chanter au milieu des Qvals aux mille faces. La loi kropte, pourtant, était impitoyable pour les amants illégitimes. On les ligotait et on les jetait dans des fosses que les voisins ou les voyageurs étaient conviés à combler de pierres et de terre. La famille de l’homme était dépossédée de ses terres et condamnée à vivre dans l’errance, la famille de la femme frappée d’infamie pendant sept générations. Eshan et Ellula n’en avaient cure, ils se mordaient, ils se dévoraient avec un appétit décuplé par la perception coupable de cette double trahison. Elle ne protesta pas lorsqu’il entreprit de lui retrousser sa robe et son jupon jusqu’à la taille. Peut-être était-ce la solution choisie par l’ordre cosmique pour précipiter sa perte, pour l’inviter à son dernier voyage ? Au moins sa vie n’aurait pas été totalement stérile puisque Eshan l’aurait révélée à elle-même, aurait ébloui ses sens, puisqu’elle aurait mêlé sa sueur, sa saveur, sa salive, son odeur à celles de l’homme à qui elle avait choisi de se donner.
Eshan dégrafait fébrilement les boutons de son pantalon lorsqu’une voix aiguë retentit, bien réelle celle-là.
« Eshan ! »
Saisi, il bondit sur ses jambes avec la vivacité d’un aro sauvage.
« Ma mère », chuchota-t-il.
Par gestes, il intima à Ellula de se rajuster, de ramasser le seau et de se replacer devant le pis de la yonaka. Lui-même reboutonna précipitamment son pantalon, défroissa sa chemise et remit un semblant d’ordre dans ses cheveux détrempés. Ellula eut l’impression d’un grand déchirement, d’une brutale glaciation après une explosion de vie. Elle rabattit machinalement son jupon et sa robe, arrangea sa coiffe et son corset, replaça le tabouret devant la yonaka, récupéra le seau, appuya le front sur le flanc couvert de zihotes puis, tremblante, au bord des larmes, pressa les trayons avec une maladresse révélatrice de son désarroi.
« Je suis là, mère, dit Eshan en sortant dans l’allée centrale. Cette yonaka est nerveuse. Elle a renversé le seau d’Ellula et a failli la piétiner.
— On n’a pas idée d’être aussi empotée ! »
Kephta était la plus corpulente des quatre épouses d’Isban Peskeur. La plus criarde et la plus soupçonneuse également : ses petits yeux bleu marine semblaient toujours chercher des failles chez ses interlocuteurs, dans lesquelles elle s’engouffrait ensuite pour répandre le poison de la méchanceté. Seule à lui avoir donné deux fils, elle bénéficiait d’un statut privilégié dans le cœur du patriarche. Elle occupait en principe le rang de troisième épouse, mais dans les faits elle était presque l’égale de Rijna qui ne prenait aucune décision importante sans l’avoir au préalable consultée. Elle dissimulait son embonpoint sous d’amples robes mais rassemblait ses cheveux bruns sous des coiffes trop petites qui faisaient ressortir la rondeur flasque de son visage.
Le regard de Kephta s’attarda sur les joues rouges et les lèvres gonflées de son fils avant de se poser sur Ellula.
« Petite idiote ! Tu ne vois pas que cette yonaka n’a plus de lait ! siffla-t-elle.
— Mère, tu ne devrais pas parler de cette façon à la future épouse de mon père », intervint courageusement Eshan.
Les lèvres pincées, les yeux plissés, Kephta pointa sur Ellula un index boudiné et menaçant.
« Elle n’est pas encore mariée. Cette sauvageonne ne sait même pas traire les yonakas.
— Tu le sais, toi ? »
Kephta écarta l’objection d’un revers de main.
« Elle ne se comporte pas comme une digne épouse d’Isban Peskeur.
— Laisse-lui le temps d’apprendre. Est-ce qu’il ne t’a pas fallu un peu temps pour t’adapter ?
— Cesse de prendre sa défense, Eshan ! Et, d’ailleurs, ta place n’est pas dans cette étable.
— Je ne pouvais la laisser se faire piétiner par…
— Je t’interdis de tourner autour d’elle. »
Eshan pâlit, ouvrit la bouche pour répondre mais se ravisa devant l’attitude déterminée de sa mère. Le moment n’était pas venu d’éveiller ses soupçons – de les conforter plutôt, car un esprit aussi retors que celui de Kephta avait obligatoirement conçu des soupçons sur les relations entre son fils et la jeune et jolie promise – mais d’adopter un profil bas, de sauvegarder ses chances de revoir Ellula. Il hocha la tête et sortit de l’étable.
Kephta s’approcha d’Ellula, toujours appuyée contre le flanc de la yonaka, pétrifiée sur son tabouret.
« Jamais personne n’a ouvert les portes du malheur dans la maison d’Isban Peskeur, chuchota la grosse femme. Et jamais personne ne les ouvrira. Même si la loi interdit de tuer, même si je suis damnée pour l’éternité, je te tuerai sans hésitation, sans remords, si je te surprends une fois encore dans les bras de mon fils. »
Trois yonaks entiers rôtissaient depuis l’aube sur les gigantesques broches plantées entre deux étables. On avait sorti les tables et les chaises des maisons du domaine pour les assembler en un immense carré autour du dais de cérémonie. Les femmes avaient étalé les nappes blanches tandis que les hommes ornaient les toits et les frontons des portes de guirlandes de fleurs, que les enfants couvraient de pétales les allées du domaine. Préparées depuis trois jours par une armée de cuisinières, les galettes de fizlo, salées ou emmiellées, s’entassaient sur les petites charrettes à bras qui circuleraient bientôt au milieu des convives. Trois cents invités environ étaient déjà arrivés, plus de deux cents étaient encore attendus. Les plus proches, les domaniaux et les petits propriétaires voisins, étaient venus dans des carrioles tirées par des attelages de yonaks ; les plus éloignés, membres de la famille d’Isban Peskeur, dignitaires et eulans du consistoire de Madeïon, avaient été transportés par les chars à vent réquisitionnés pour la circonstance. Tous s’étaient parés de leurs plus beaux atours, robes de laine fine, broderies, coiffes de dentelles pour les femmes et les filles, costumes sombres, chemises colorées, chapeaux de paille pour les hommes et les garçons, toges grises et capes pourpres pour les religieux. Le bruit courait que l’eulan Paxy, la plus haute autorité du consistoire, se déplacerait en personne pour bénir l’union d’Isban Peskeur et de sa cinquième épouse.
Les odeurs de chair grillée, les parfums fleuris et les senteurs sucrées se répandaient dans l’air déjà chaud. Les quatre premières épouses couraient d’un coin à l’autre de la cour, harcelaient les servantes et les louagers chargés de la cuisson des trois yonaks, accueillaient les nouveaux arrivants, les installaient à leur table selon un protocole soigneusement élaboré, procédaient à la distribution rituelle des jarres d’eau fraîche et des galettes de fizlo. Les cordelles à roue, les flûtes herbières, les grêlons, les tambourinans, les conques mêlaient leurs notes allègres ou graves aux conversations, aux exclamations, aux piaillements, aux mugissements lointains des bêtes éparpillées dans les pâturages. Les musiciens, juchés sur une estrade devant la maison principale, joueraient sans manger et sans boire jusqu’à une heure avancée de la nuit. La musique les transporterait dans un état proche de la transe qui leur ferait oublier la fatigue, la soif et la faim. Habituellement placé sous le signe du labeur et de l’austérité, le domaine bruissait de cris et de rires, comme possédé par les mille démons de l’egon, ces entités décadentes et mensongères que les Kroptes chassaient impitoyablement de leur esprit à l’exception des jours de fête, où la vigilance se relâchait, où la rigueur morale s’effaçait pour quelques heures devant la joie et le plaisir des sens.
De joie, Ellula n’en ressentait guère dans sa chambre où les deux couturières l’habillaient de sa robe de mariée, confectionnée spécialement pour l’occasion. Deux heures plus tôt, deux servantes l’avaient lavée dans le grand bac en pierre rempli d’une eau tiède et parfumée. Leur babillage l’avait irritée, ainsi que le contact des gants de crin sur sa peau tendre. Elles lui avaient épilé les aisselles et le pubis à l’aide de petites pinces en os, pour que « le maître soit ensorcelé par votre douceur », avaient-elles gloussé en pouffant de rire. Ellula avait poussé un cri à chacun des poils qu’elles lui avaient arrachés – « heureusement que vous n’êtes pas aussi velue que cette guanopan de Kephta ! » Elles l’avaient ensuite massée avec de l’huile afin d’apaiser le feu provoqué par les frottements et les épilations. Les couturières, aussi volubiles que les servantes, lui avaient passé un corset et un jupon fabriqués avec de la laine de yonakin, « la plus agréable à porter, la plus délicate, la plus difficile à laver », puis elles avaient effectué les dernières retouches de la robe, faite d’une « laine plus rêche mais bien plus solide et surtout plus facile à broder »…
Les broderies aux couleurs éclatantes s’entrelaçaient savamment du col jusqu’aux chevilles, si bien que l’étoffe originelle, de couleur écrue, disparaissait entièrement sous les passementeries. Quant à la coiffe, plus ample et plissée que de coutume, elle s’ornait de plumes d’oiseaux et de fleurs qu’Ellula trouvait ridicules mais dont les couturières jugeaient la présence indispensable.
Elle avait été exonérée de traite le lendemain de l’intrusion de Kephta dans l’étable. Rijna lui avait flanqué un chaperon dans les jambes, une vieille servante à l’haleine méphitique qui l’avait accompagnée dans ses moindres déplacements, poussant le zèle jusqu’à l’attendre devant la porte des toilettes lorsqu’elle s’y enfermait pour satisfaire un besoin naturel. Cantonnée aux tâches ménagères, elle n’avait plus revu Eshan qu’à l’occasion des repas, du seul dîner le plus souvent, car lui-même avait été chargé par la première épouse de superviser la fenaison. Il partait très tôt le matin et ne revenait qu’au crépuscule, le visage rougi par les rayons de l’A, les joues creusées par la fatigue. Ils n’avaient donc pas eu l’opportunité de se retrouver en tête à tête avant la cérémonie. Elle le regrettait amèrement : lui seul aurait pu empêcher cette union détestable. Un mot de lui, un simple signe, et elle se serait enfuie sans hésitation de ce domaine qui se refermait sur elle comme une gigantesque tombe, elle aurait accepté de brûler en clandestine les derniers feux de son existence. Après qu’il l’avait embrassée et caressée dans l’étable, elle avait espéré toutes les nuits qu’il frappe à sa fenêtre, qu’il la supplie de partir avec lui. Nul besoin de supplier d’ailleurs, un bref regard aurait suffi : ils auraient traversé la cour intérieure du domaine, ils auraient couru jusqu’à l’aube, ils auraient établi d’infranchissables distances entre Isban Peskeur et eux, ils se seraient réfugiés dans le massif de l’Éraklon en compagnie des aros sauvages et des rapaces, ils se seraient aimés dans une grotte introuvable jusqu’à ce que la mort les invite à leur ultime voyage dans le vide noir et froid. Mais il ne s’était pas présenté, il avait baissé les yeux à chaque fois que leurs regards s’étaient croisés, résigné déjà, écrasé sous le poids de la tradition, et l’espoir immense, insensé, qui s’était levé en elle s’était retiré en lui laissant un arrière-goût de cendres.
Elle avait alors observé son futur époux. Elle n’avait trouvé aucun attrait à son visage parcheminé, à ses yeux couleur d’eau sale, à ses mains larges et calleuses, à son ventre distendu, à sa voix rude. Elle détestait particulièrement sa façon de manger, d’enfourner autant d’aliments à côté de sa bouche que dedans, de secouer sa barbe grise pour faire tomber les restes. Elle n’envisageait pas de frotter sa peau à celle d’un homme qui lui inspirait un tel dégoût.
Eshan… pourquoi l’avait-il abandonnée ?
Les couturières la revêtirent de sa robe avec des gestes solennels.
« Vous voilà parée, ma douce ! s’exclama l’une d’elles. Votre époux sera fier de vous. »
L’autre consulta l’horloge murale A du regard et ajouta : « La cérémonie va bientôt commencer. »
Une immense clameur retentit lorsque l’eulan Paxy se présenta à l’entrée du domaine, escorté par une délégation de vingt eulans et de trente jolis-gorges. Cet homme était, davantage qu’un puits de connaissance et l’autorité suprême du continent Sud, le symbole vivant de la civilisation kropte, le « phare », le « gardien du Traité », le « rayon d’étoile » qui dispersait par sa seule présence les démons de l’Amvâya et les ténèbres de l’egon. Sa barbe et ses cheveux de neige escamotaient en partie son visage brun. De petite taille, drapé dans la robe blanche des sages, il se fraya un passage difficile au milieu de la foule des convives qui, à l’annonce de son arrivée, avaient déserté la cour intérieure pour se masser de chaque côté de l’allée principale. Seuls les musiciens, enivrés par le son de leurs instruments, demeurèrent sur l’estrade et continuèrent de jouer pour un auditoire qui, à leurs yeux, avait cessé d’exister depuis un bon moment. Chacun tendait la main pour obtenir la bénédiction du saint homme dont le sourire malicieux avait quelque chose d’enfantin. La tradition qui imposait aux promis de demeurer dans leurs chambres respectives jusqu’au début du rituel interdisait à Isban Peskeur de l’accueillir en personne. Ce furent donc ses quatre épouses qui se chargèrent de lui offrir l’eau et la galette de bienvenue, ravies qu’un tel honneur fût accordé à leur maison, furieuses, dans le fond, qu’il rejaillît sur la cinquième épouse, la petite sauvageonne qui n’avait pour elle que l’insolence de sa beauté.
Eshan se faufila parmi les eulans de l’escorte et s’adressa à voix basse au plus âgé d’entre eux après l’avoir salué d’une profonde révérence.
« Quelles sont les nouvelles du Nord ? » demanda-t-il d’un ton qui se voulait désinvolte.
L’eulan lui décocha un regard perplexe, puis sévère.
« Je suis Eshan, fils d’Isban Peskeur. Je viens d’achever mon service de joli-gorge et j’ai entendu dire que les Estériens du Nord… s’agitaient beaucoup en ce moment.
— Ils s’agitent depuis des siècles, répondit l’eulan d’une voix sèche. C’est ce que font tous les animaux dont la cage est devenue trop exiguë.
— Ce ne sont pas des animaux et leur cage n’a pas de barreaux ! » répliqua Eshan avec une vivacité qu’il regretta aussitôt.
L’eulan s’immobilisa et se planta solidement sur ses jambes pour résister aux poussées désordonnées de la multitude. Ses rides trahissaient un âge avancé, soixante, soixante-cinq ans peut-être, mais sa vigueur était celle d’un jeune homme. Un cou puissant émergeait des plis de sa toge grise.
« Les animaux sont au moins respectueux de leur mère nourricière. Et la cage des Estériens n’a qu’un seul barreau, mais bouillant et d’une largeur de douze mille kilomètres. La nature est prévoyante, mon jeune ami, en douteriez-vous ?
— L’océan bouillant n’est pas un obstacle pour les bateaux et les engins volants, insista Eshan, conscient que le moment était mal choisi de soutenir ce genre de conversation.
— Le consistoire a récemment reçu une délégation du gouvernement du Nord. Le Traité des littoraux est un document intangible, sacré. Jamais, vous m’entendez, jamais il n’a été question qu’il soit dénoncé par l’une ou l’autre partie. Le violer reviendrait à saper les fondations de la planète.
— Les Estériens n’ont pas la même éthique que nous. Ils peuvent très bien dire une chose et penser son contraire. »
Les yeux de l’eulan flamboyèrent de colère contenue.
« Douteriez-vous également de la clairvoyance de l’eulan Paxy, jeune Peskeur ? Il était présent à chaque réunion et n’a rien décelé de suspect dans le comportement des membres de la délégation du Nord. Je ne sais pas de quelle source proviennent vos informations, mon ami, mais je vous conseille de vous abreuver ailleurs. Et vite. Par égard pour votre père dont nous célébrons aujourd’hui le mariage, je tairai cette conversation lors de la prochaine assemblée du consistoire. Et maintenant, par pitié, cessez de vous tourmenter, faites honneur à votre maison et réjouissez-vous avec vos invités. »
L’eulan reprit sa marche et pressa le pas pour reprendre sa place aux côtés du rayon d’étoile. Eshan resta en arrière, perdu dans ses pensées. Il n’avait pas le cœur à se réjouir. Dans quelques minutes, la femme qu’il aimait serait unie à son père. Il n’avait pas eu le courage de l’enlever avant ce jour fatidique ; empêtré dans ses hésitations et ses peurs comme un oiseau prisonnier des mailles d’un filet, comment trouverait-il celui de briser un tabou en devenant l’amant de la cinquième épouse de son père ? Il rêvait pourtant jour et nuit du corps d’Ellula, de ses seins qu’il avait capturés pendant quelques secondes, de la saveur de sa bouche, de la douceur de sa peau, de son odeur, de sa sueur.
La nuit précédente, il s’était levé, rhabillé, il était sorti dans la cour intérieure et s’était rendu sous la fenêtre de la chambre de la jeune femme. Là, il avait lutté avec lui-même pendant plus de deux heures sous l’œil rond de Xion, un combat intérieur exacerbé par le silence de la nuit. Il avait fini par renoncer, la mort dans l’âme, sacrifiant ses sentiments et ses désirs sur l’autel de la tranquillité familiale. Il l’avait regretté à l’aube, comme il aurait probablement regretté d’avoir pris la décision opposée. Il voulait maintenant croire que le temps effacerait ses remords, mais il en doutait, connaissant sa nature tourmentée, cette fascination pour la souffrance qui n’augurait d’aucun apaisement. La conversation avec l’eulan avait participé de la même obsession du conflit : la thèse du complot estérien l’exaltait parce qu’elle était synonyme d’un chaos qu’il appelait de tous ses vœux, d’un malheur dont il se nourrirait avec un appétit féroce.
Lorsque l’eulan Paxy et ses assistants furent prêts à officier, Rijna et Juna, les première et quatrième épouses, conduisirent Isban Peskeur sous le dais de cérémonie au son de la musique nuptiale, puis Opra et Kephta, les deuxième et troisième épouses, sortirent de la maison en tenant la promise par les bras. Des murmures admiratifs parcoururent l’assistance à la vue de la jeune fille dont la beauté reléguait au second plan la splendeur de la robe et de la coiffe. Placé au milieu de ses frères et sœurs, Eshan ne resta debout qu’au prix d’un effort surhumain. Il se mit à transpirer sous la double épaisseur de sa chemise et de sa veste, retira son chapeau, s’essuya le front, contint à grand-peine une violente envie de vomir. Un hurlement monta du plus profond de ses entrailles, d’autant plus déchirant qu’il resta coincé entre son ventre et sa gorge. Alarmée par sa pâleur subite, une de ses grandes sœurs se tourna vers lui et l’interrogea du regard. D’un geste agacé de la main, il lui fit signe qu’il se sentait parfaitement bien.
Ellula avait tellement chaud sous son jupon, son corset et son épaisse robe que la réalité glissait sur elle comme un songe. L’A brillait de tous ses feux dans un ciel étincelant, figeait les odeurs. Dans l’ombre du dais, elle distinguait les silhouettes d’un vieil homme aux cheveux et à la barbe blancs que Kephta lui avait présenté comme l’eulan Paxy, et de cinq autres officiants vêtus de toges grises et de capes rouges. Elle apercevait, au second plan, une mosaïque de formes et de couleurs, la foule des invités rassemblés devant les tables. Les notes de musique, les commentaires et les rires composaient un fond sonore étourdissant. Elle n’osait pas regarder Isban Peskeur, immobile à ses côtés, elle maudissait sa condition de femme, elle haïssait son père et son futur époux, ces hommes qui l’avaient marchandée comme un animal domestique, elle attendait un événement, n’importe lequel, qui eût empêché ce mariage.
Et, soudain, elle fut traversée par des images, par des bruits, par des cris. C’est tout juste si elle se rendit compte que l’eulan Paxy prononçait les formules rituelles, s’emparait de sa main, la plaçait dans celle d’Isban Peskeur, bénissait leur union. Les applaudissements, les roucoulements et les clameurs des invités lui firent le même effet qu’une averse lointaine. Sa vision l’accaparait tout entière, claire, puissante, séparée de la réalité par un très léger décalage. Quelqu’un, un assistant de l’eulan Paxy sans doute, lui versa quelques gouttes d’eau parfumée sur le front, un autre lui répéta les commandements de l’épouse, un troisième lui traça les signes de fécondité sur la poitrine et le ventre. Un bourdonnement d’essaim, des formes noires dans le ciel, une pluie de feu, des milliers de cadavres calcinés. Les quatre premières épouses, leurs enfants, leurs gendres et leurs brus se pressaient maintenant sous le dais, l’embrassaient, lui souhaitaient de nombreux enfants, des garçons surtout. Un flot d’hommes et de femmes dans un couloir obscur, vibrations des pas sur un revêtement lisse et froid, visages désespérés, détresse, déracinement. Une étreinte lui coupa le souffle. Elle reconnut l’odeur, la brutalité d’Eshan, bientôt détaché d’elle par les poussées désordonnées de la foule. Elle vit les corps inertes de son père, de Mazira, de sa mère, comprit qu’elle ne les reverrait pas. Des dizaines de milliers d’Estériens se répandent sur le continent Sud comme une nuée d’insectes, massacrent les yonaks, éventrent la terre pour en extraire le minerai. Elle ressentit la douleur d’Ester, de la mère nourricière dont ils arrachaient les entrailles.
« Tiens-toi droite ! Tu es l’épouse d’Isban Peskeur désormais. »
La voix éraillée de Rijna.
Ellula prit conscience qu’elle marchait en direction de la table, soutenue par le bras de la première épouse. Présent et avenir se confondaient, l’écartelaient, son corps et son esprit n’avaient pas la capacité d’accueillir les deux réalités en même temps. Elle ne vivait ni dans l’une ni dans l’autre, elle avait besoin de fraîcheur, de silence, de calme pour remettre un peu d’ordre, pour retrouver des repères. Les scènes défilaient, se superposaient sans lien apparent : des hommes misérables se battaient dans les couloirs et les pièces d’une immense maison aux murs de pierre noire, des soldats regroupés en pelotons exécutaient leurs prisonniers avec des armes qui crachaient la foudre, des femmes couraient entre les collines en portant leur enfant, des soudards achevaient des jeunes filles après les avoir violées, d’étranges mariages étaient célébrés dans une salle obscure et confinée… L’impression dominante était celle de la fin d’un monde, de l’omniprésence du vide noir et froid.
« Vous êtes toute pâle. »
Une voix masculine.
Elle était assise devant la table d’honneur dont la nappe blanche lui blessait les yeux. Elle se tourna vers son voisin. Isban Peskeur l’examinait avec la mine satisfaite du fermier venant d’acheter une yonaka, avec un soupçon d’inquiétude également. Il grignotait un bout de galette de fizlo dont les miettes s’incrustaient dans sa barbe. Tout autour d’eux, les conversations des invités de prestige, l’eulan Paxy, les dignitaires du consistoire, les grands domaniaux, grossissaient le brouhaha général et couvraient les envolées des instruments de musique.
« La chaleur », souffla-t-elle.
La menace planait sur le domaine comme une ombre sournoise. Elle ne pouvait pas révéler sa prémonition. Elle transpirait de plus belle sous sa coiffe et ses vêtements, des gouttes de sueur perlaient de son front, s’écoulaient sur ses tempes, sur ses joues. Elle fermait les yeux pour échapper aux visions, pour gagner quelques secondes de répit, mais elle s’abîmait dans un gouffre sans fond où les images prenaient une dimension terrifiante.
La mort la prévenait-elle de son passage ?
Les louagers découpaient les trois yonaks à l’aide de longues lames en pierre, les servantes apportaient les plats de choux dentelés et de navelles, les légumes traditionnels des plaines du continent Sud.
Il y eut d’abord un bourdonnement ténu, insistant, puis une odeur désagréable et tenace se répandit parmi les effluves de viande grillée. Les invités ne prirent pas immédiatement conscience du danger, mais ils parlèrent moins haut, rirent moins fort, et l’éclat de leurs yeux se ternit. Sans tenir compte des remontrances de ses sœurs, Eshan se débarrassa de sa veste, sortit de table, se faufila entre deux bâtiments et courut en direction des collines.
Le bourdonnement se transforma en grondement sourd, obligeant les invités à se taire. Brusquement dégrisés, les musiciens eux-mêmes cessèrent de jouer et restèrent immobiles sur l’estrade, la tête levée vers le ciel. Les visions d’Ellula s’interrompirent, elle reprit aussitôt pied dans le réel. Elle savait maintenant que l’avenir avait rejoint le présent, que le feu de la destruction allait s’abattre sur le continent Sud. Elle n’éprouvait aucune peur mais ressentait de la compassion pour ses parents, pour ses frères kroptes, même s’ils l’avaient traitée en sorcière puis en animal domestique. L’eulan Paxy, les autres officiants, les dignitaires, les grands domaniaux s’étaient levés à leur tour, avaient retiré leur chapeau, et, la main posée sur le front, ils scrutaient l’horizon dans une attitude comparable à celle des charognins, les petits rongeurs qui se dressaient sur les promontoires rocheux pour prévenir les ruses des prédateurs. Les pleurs d’un nourrisson s’élevaient quelque part dans un recoin de la cour où sa mère s’était retirée pour lui donner le sein.
Une dizaine de formes sombres firent leur apparition au-dessus des sommets arrondis des collines. De loin, elles ressemblaient à des rapaces volant en bande, mais plus elles se rapprochaient, plus les différences se précisaient : bien que souples, leurs ailes restaient immobiles et leur envergure avoisinait les trente mètres. Elles crachaient des panaches de fumée noire qui restaient un long moment en suspension avant de se disperser, émettaient un rugissement sourd et continu qui évoquait un grondement d’orage permanent, répandaient une âcre odeur d’air brûlé. Les yonaks, affolés, couraient dans tous les sens, brisaient leurs clôtures, se télescopaient de plein fouet, se piétinaient.
Les engins volants effectuèrent un premier passage au-dessus du domaine, déclenchant une telle panique que la plupart des convives se jetèrent au sol et se plaquèrent contre terre. Peu nombreux étaient les Kroptes qui connaissaient l’existence des aéronefs estériens, interdits de vol au-dessus du continent Sud : les eulans du consistoire, les exportateurs, les grossistes, quelques grands domaniaux, tous ceux qui avaient d’une manière ou d’une autre affaire aux agents gouvernementaux du Nord. Les autres, terrifiés, crurent que les démons eschatologiques de l’Amvâya s’étaient échappés de leur enfer afin de prononcer le jugement dernier. La peur se transforma en panique lorsque les aéronefs rebroussèrent chemin après avoir décrit une large boucle et, au lieu de filer à pleine vitesse comme lors du premier passage, se stabilisèrent au-dessus de la cour intérieure dans un vacarme assourdissant. La nuit parut soudain s’être posée en plein jour, la puanteur devint irrespirable. Passés les premiers instants de saisissement, des hommes, des femmes, des enfants s’enfuirent par l’allée principale, mais des éclairs étincelants tombèrent des engins volants et les calcinèrent en une fraction de seconde. Certains, les vêtements en feu, firent encore quelques pas avant de s’effondrer dans la poussière.
« Ne bougez pas ! » glapit un eulan.
Ellula était restée assise sur sa chaise, contrairement à Isban Peskeur qui avait plongé sous la table. Elle attendait la mort avec détachement, avec sérénité.
Durant d’interminables minutes, les engins volants demeurèrent suspendus au-dessus des invités pétrifiés, puis deux d’entre eux amorcèrent leur descente et se posèrent l’un au centre du carré formé par les tables et l’autre à côté d’une grange dans un sifflement de pales et d’hélices. Des courants d’air chaud soulevèrent les nappes et la toiture du dais de cérémonie, la température grimpa de plusieurs degrés, des chapeaux et des coiffes s’envolèrent et roulèrent sur l’herbe rase. Au sol, les appareils étaient encore plus impressionnants qu’en vol. Leur fuselage arrondi et luisant, leurs six pieds courts et massifs, leurs tuyères noires et fumantes, leurs ailes articulées, leurs hublots convexes et ovales les apparentaient à des monstres caparaçonnés et invincibles. Des portes coulissèrent sur leurs flancs, des passerelles télescopiques en jaillirent comme des langues de batraciens. Le rugissement des huit autres aéronefs de l’escadron, qui avaient repris de l’altitude, s’était transformé en un grondement sourd.
Trois hommes vêtus de costumes clairs et escortés de soldats dévalèrent la passerelle et se dirigèrent vers la table de l’eulan Paxy. Les intrus étaient rasés et portaient les cheveux courts. Un domanial eut la mauvaise idée de s’interposer entre eux et le rayon d’étoile. Un éclair jaillit de l’objet métallique brandi par un soldat et lui perfora la poitrine. Le domanial baissa la tête comme pour contempler le trou béant dans lequel avait disparu son cœur et son poumon gauche, puis il bascula vers l’avant et s’affaissa de tout son long sur l’herbe. Ses deux épouses et ses enfants éclatèrent en sanglots. Des dizaines d’autres soldats surgirent des appareils et bloquèrent toutes les issues de la cour intérieure.
« Nous vous cherchions, eulan Paxy, déclara l’un des trois hommes d’une voix forte en s’inclinant. À Madeïon, on nous a dit que vous vous étiez absenté pour célébrer un mariage dans les plaines.
— Vous n’étiez pas invités, messieurs », rétorqua l’eulan.
Un sourire narquois flotta sur les lèvres de son interlocuteur.
« Nous mourrions d’envie d’explorer les vertes plaines du centre. Notre gouvernement nous a chargés de vous annoncer l’annexion du continent Sud. Aujourd’hui, plus de cent mille soldats estériens se sont déployés du littoral du bouillant jusqu’au péripôle. Selon les rapports télémentaux, nous contrôlons tout le territoire. Nous venons donc vous demander de vous soumettre, vous et tous les membres de votre consistoire.
— Le Traité des littoraux… » commença l’eulan Paxy.
Le plénipotentiaire estérien balaya l’argument d’un geste du bras.
« Un traité vieux de trente ou quarante siècles n’est plus d’actualité. Les temps ont bien changé depuis que nos ancêtres l’ont signé.
— Prenez garde, monsieur, vous offensez la mémoire humaine ! » tonna l’eulan Paxy.
Ses yeux noirs flamboyaient sous ses sourcils blancs et fournis.
« Et vous, les Kroptes, vous offensez le présent, répliqua l’Estérien. Votre splendide isolement prend fin à ce jour, pour le bien de tous.
— Les armes finissent toujours par se retourner contre les bourreaux.
— Considérez en ce cas que votre comportement s’est retourné contre vous.
— Qu’allez-vous faire d’eux ? » demanda l’eulan en désignant les invités d’un mouvement de menton.
Le plénipotentiaire consulta ses deux acolytes du regard.
« Quelques-uns d’entre eux entreront dans un projet gouvernemental de la plus haute importance.
— Et les autres ? »
N’obtenant pas de réponse, l’eulan Paxy saisit son vis-à-vis par le col de sa veste et répéta :
« Et les autres ?
— Les mentalistes décideront de leur sort. Quant à vous, eulan, vous serez consigné à Vrana tant que dureront les opérations militaires. »
Les invités ne furent pas autorisés à repartir chez eux. Après la distribution de la viande de yonak, ils s’installèrent dans les granges et les étables pour y passer une nuit inconfortable. L’astronef du plénipotentiaire avait décollé en emportant l’eulan Paxy et les autres dignitaires du consistoire, mais deux autres engins avaient atterri et vomi des cohortes de soldats qui avaient immédiatement réquisitionné les habitations et les vivres. Ils avaient également contraint des femmes à passer la nuit en leur compagnie. Les maris qui avaient protesté avaient été foudroyés et leurs corps jetés dans une fosse avec les cadavres des hommes, des femmes et des enfants qui avaient été abattus par les aéronefs. Ellula avait échappé à cette première rafle en se faufilant dans une grange. Elle s’était enduit le visage de poussière, avait retiré sa robe de mariée, s’était revêtue d’une blouse usagée qui ne mettait guère en valeur sa beauté. Deux soldats s’étaient emparés de Juna, la quatrième épouse d’Isban Peskeur, l’avaient traînée à travers la cour et emmenée dans la maison d’un louager d’où elle n’était pas ressortie. Rijna et Opra s’étaient efforcées de réconforter ses deux filles, âgées respectivement de douze et neuf ans.
Alors qu’on le croyait mort et qu’on commençait déjà à le pleurer, Eshan fit sa réapparition à la tombée de la nuit. Il expliqua qu’il s’était glissé entre les sentinelles estériennes à la faveur de l’obscurité naissante. Kephta le serra à l’étouffer avant de le sermonner vertement. Le patriarche ne lui adressa en revanche aucun reproche. Assis contre un pilier, plus voûté que d’habitude, le regard dans le vague, il semblait porter sur ses épaules toute la misère du monde. Sans doute jugeait-il qu’il portait une grosse part de responsabilité dans le malheur des familles qui avaient été décimées sur son domaine. Son mutisme et son abattement se conjuguèrent au manque d’intimité et de confort pour dispenser Ellula de la redoutable corvée de nuit de noces. Ils se couchèrent sur une litière de paille fraîche étalée par Eshan et d’autres jeunes gens, mais tardèrent à trouver le sommeil, dérangés par les hurlements des femmes qu’on maltraitait dans les maisons et dont les appels au secours transperçaient les fenêtres et les murs.