CHAPITRE XVII SERPENSECS

La panne des chariots automatiques a été réparée trois mois estériens après avoir été localisée. Elle était due à une défaillance du système de guidage automatique. Une grande partie des provisions lyophilisées ont été détruites et il a fallu transférer les stocks de réserve des cellules alvéolaires dans les magasins frigorifiques. Cela nous a pris davantage de temps que prévu, car nous avons dû forer des passages entre le centre technique et les soutes de l’Estérion, puis les reboucher avant que les passagers ne les découvrent[3]. Ce problème a eu d’importantes répercussions sur les deks mais aucune sur les Kroptes. Cependant, nous déplorons beaucoup moins de morts que prévu. Les deks se sont débrouillés pour s’approvisionner par leurs propres moyens. Les détecteurs d’ondes ont enregistré les traces de passages répétés entre les deux parties du vaisseau. Le gestionnaire principal en a aussitôt conclu que des commandos deks se rendaient plusieurs fois par jour dans les quartiers kroptes afin de se ravitailler et a décidé d’augmenter en conséquence la quantité des plateaux-repas sur les chariots en fonctionnement. Les deks n’ont pas emprunté les passages habituels mais les conduits d’aération situés sous les cuves de refroidissement. Étant donné le diamètre de ces tubes, nous en déduisons qu’ils ont utilisé des individus de petite taille, des enfants probablement. Les sondes de surveillance étant définitivement hors d’usage[4], nous nous appuyons sur des instruments d’observation nettement moins fiables et nous en sommes réduits à échafauder des hypothèses.

Plus grave, nous avons constaté un important dysfonctionnement sur le voleur de temps du propulseur central. Nous sommes à nouveau passés en accélération continue et nous atteignons déjà les cinquante mille kilomètres-seconde. Nous naviguons désormais sur un même plan temporel que vous. Cela n’a pour l’instant aucune répercussion sur les passagers, car ils gardent l’impression de vivre depuis le début dans un même continuum, mais nous sommes repris par les problèmes de relativité et, si nous ne parvenons pas à réparer le voleur de temps, la vitesse de l’Estérion croîtra sans cesse jusqu’à atteindre le seuil fatidique des 300.000 kilomètres-seconde. De même, nous ne pouvons réduire la puissance de propulsion, car nous ne pourrions plus compenser la perte d’énergie et le vaisseau deviendrait ingouvernable. À 300.000 kilomètres-seconde, le gestionnaire principal prédit une augmentation gigantesque de la masse de l’Estérion et une déflagration comparable à l’explosion originelle. Autrement dit, Ester risque d’être elle-même détruite par le vaisseau qu’elle a expédié dans l’espace quelques dizaines d’années plus tôt. Non seulement Ester, mais les milliards et milliards d’étoiles et de planètes qui peuplent notre univers. Cette hypothèse nous paraissait au départ peu vraisemblable, mais le gestionnaire central a vérifié toutes les données, toutes les probabilités. Il estime que la vitesse de la lumière est le seuil à ne pas franchir. Nous serons donc amenés à saboter l’Estérion si nous continuons de nous rapprocher du mur fatidique. L’explosion détruirait probablement plusieurs étoiles et leurs systèmes, mais nous espérons que ce trou dans la toile universelle ne déclenchera pas une réaction en chaîne de type « trame d’étoffe[5] ».

Nous avons aussi remarqué que le bouclier protecteur du vaisseau tardait à détecter et à éliminer les corps célestes qui croisent notre route. Nous n’évoquons pas ici les astéroïdes que nous serions à même de pulvériser avec les canons spectraux, mais les infimes particules qui échappent à la surveillance des périscopes et qui, à la vitesse où nous progressons, risqueraient de pratiquer d’énormes trous dans les couches du fuselage. La relative lenteur de réaction du bouclier s’explique peut-être par le suicide d’un Kropte qui s’est jeté dans le vide et dont la trajectoire inhabituelle a perturbé l’intelligence floulogique de ses capteurs. J’ai chargé une équipe robotique de les reprogrammer.

Enfin, et c’est le dernier point de ce rapport, les analyseurs d’atmosphère ont signalé la présence de virus inconnus dont le foyer s’est propagé depuis la cuve principale de refroidissement. Inconnus, donc introduits à l’intérieur du vaisseau par une créature ni humaine, ni dérivée, ni animale. Le gestionnaire central n’en a recensé qu’une seule qui corresponde à cette définition (nous avons écarté l’hypothèse improbable de l’embarquement en vol d’un organisme étranger) ; le Qval. Nous essaierons de localiser et de neutraliser la créature dès que nous aurons effectué les travaux de réparation les plus urgents. Les analyseurs n’ont pas encore déterminé si ces virus sont inoffensifs ou dangereux pour les passagers. Ils préparent une solution chimique qui, par mesure prophylactique, sera pulvérisée partout dans le vaisseau.

Prochain rapport dans trois jours estériens, même heure, même canal.

Rapport du pilote AH-191, type andros de la 3e génération.


« Je dois t’avouer quelque chose, dit Orgal, l’air préoccupé.

— Tu es allé voir les mathelles ? » demanda Sveln d’un ton badin où perçait une sourde inquiétude.

Il esquissa un sourire dont l’amertume n’échappa pas à l’attention de son épouse.

« J’ai mes secrets moi aussi, poursuivit-elle, soudain oppressée.

— Ton ancienne liaison avec Mohya ? Elle s’est empressée de me la révéler. Et par le détail ! Elle crevait de jalousie. Elle s’est consolée depuis avec trois ou quatre deks.

— Tu ne m’en veux pas ? »

Il lui effleura la joue d’un revers de main, puis laissa errer son regard sur la coursive déserte et sombre dans laquelle ils se promenaient. Il avisa une porte entrouverte, l’entraîna dans la cabine inoccupée, l’invita à s’asseoir sur la couchette de la première pièce, s’installa à ses côtés. Un drap gris de poussière recouvrait en partie des plateaux-repas vides qui jonchaient la table scellée au plancher. La seule applique en activité dispensait un éclairage diffus, révélait les taches de rouille qui parsemaient les cloisons et le plafond.

« Ton passé est resté chez les Kroptes, Sveln, reprit Orgal. Le mien me poursuivra jusqu’à ma mort.

— Une femme ? »

Il lui caressa les cheveux, respira profondément son odeur, repoussa la tentation de l’allonger sur le matelas habillé d’un seul traversin, de s’étourdir encore une fois dans ses bras, de remettre à plus tard ses aveux.

« Elle a beaucoup compté pour moi, mais je l’oublie avec toi. Il s’agit d’autre chose : je ne suis pas celui que tu crois.

— Qu’importent les crimes que tu as pu commettre ! »

La voix agressive, presque colérique, de Sveln resta un long moment suspendue dans le silence de la cabine.

« Je suis programmé pour en commettre d’autres, fit-il avec une étrange douceur.

— Programmé ?

— Je suis un mentaliste, pas un ancien détenu de droit commun, confessa Orgal dont le débit s’était accéléré comme s’il ne voulait pas être interrompu. Je suis bourré de nanotecs, d’émetteurs et de récepteurs microscopiques grâce auxquels je peux communiquer avec Ester. J’ai été incarcéré dans le pénitencier de Dœq un an avant notre départ. Ma mission était d’établir un lien permanent entre l’Hepta et les deks, d’intervenir si nécessaire, d’éliminer les éléments qui risquaient de compromettre le projet. Rien ne s’est déroulé comme prévu : j’ai reçu l’ordre de retarder au maximum la rencontre entre les deux populations du vaisseau et, dans ce but, de neutraliser Abzalon, Lœllo et le Taiseur, mais je n’ai pas réussi à prendre leur vigilance en défaut. J’ai alors estimé que la guerre était le meilleur moyen de maintenir les deks et les Kroptes dans leurs quartiers respectifs, j’ai soutenu Elaïm, puis Kraer, et je serais probablement parvenu à mes fins s’il n’y avait eu cette initiative des épouses kroptes.

— Pourquoi ? souffla Sveln, livide. Pourquoi ? »

Il se releva, se rendit près de la porte, demeura un moment plongé dans ses pensées, secoua la tête, se retourna, posa sur son épouse un regard d’aro pris au piège.

« Pour nous tenir le plus près possible des prévisions de l’Hepta. Le mouvement mentaliste ne tolère pas qu’on bouscule ses plans. Il n’avait pas prévu, en revanche, que l’Église monclale prendrait le pouvoir et le démantèlerait. Le temps passe si vite sur Ester ! Les robes-noires ont remplacé les correspondants par leurs propres manipulateurs. Tu sais ce que ça veut dire ? »

Elle ne répondit pas, effarée, dépassée par les mots de celui dont elle avait partagé la couche pendant dix-sept ans et qui, elle en prenait conscience à cet instant, restait pour elle un inconnu.

« Je suis une bombe à retardement, reprit-il avec une moue désabusée. Ils peuvent presser le détonateur à n’importe quel moment.

— Tu… tu n’es pas obligé d’obéir à leurs ordres », avança Sveln.

Il revint s’asseoir à ses côtés et lui posa la main sur l’avant-bras.

« Tu ne connais rien à la technologie, tu es si pure, si naïve, si… kropte. Les moncles avaient perdu le contact mais ils ont mis au point un amplificateur et ils peuvent à nouveau modifier mes programmes à distance. Je crois, au train où vont les choses, qu’ils vont bientôt me reconditionner pour mettre fin à l’expérience.

— Tu veux dire que… »

Il acquiesça d’un clignement des paupières.

« Détruire L’Estérion, le pulvériser en vol.

— C’est horrible ! »

Il se pencha sur elle et l’embrassa tendrement dans le cou.

« Tu peux m’en empêcher si tu en as le courage. »

Elle se recula pour sonder son regard.

« Comment ? »

La réponse s’était déjà dessinée en elle mais elle la rejetait catégoriquement.

« Seul, je n’aurai pas la volonté, dit-il. Mon envie de vivre est trop forte. »

Elle se redressa comme un ressort et courut vers le centre de la pièce comme elle se serait réfugiée sur un rocher au milieu des flots hostiles. Il la trouva particulièrement émouvante et belle dans le clair-obscur de la cabine avec ses cheveux clairs qui ornaient de festons torsadés le haut de sa robe. Elle lui avait permis d’oublier qu’il était un humain dérivé, un être sans racines, sans avenir, une marionnette nanotechnique dans les mains de puissances qui le dépassaient. Il saisit le traversin et le tendit dans sa direction.

« Tu n’auras qu’à me l’appuyer sur le nez et la bouche pendant deux minutes. »

Elle le dévisagea d’un air incrédule, horrifié.

« Si tu refuses de le faire, tu condamnes à mort tous les passagers, ajouta-t-il d’une voix forte. Il y a d’autres mentalistes à bord du vaisseau, également manipulés par l’Église monclale. Ils prendront le relais lorsque j’aurai disparu. Je ne les connais pas. Ce sera à vous de les découvrir et de les éliminer sans pitié. Commencez donc par le vieux moncle Gardy : lui n’est pas équipé de nanotecs, mais c’est un fanatique, un fou dangereux.

— Il y a sûrement une autre… une autre solution, balbutia Sveln, les cils perlés de larmes.

— Ne regrette rien : la stérilité de notre couple ne t’est pas imputable. Je suis une branche morte, un être insuffisant génétiquement. Tu es encore féconde, tu trouveras un homme qui…

— Je n’en veux pas d’autre ! s’écria-t-elle. C’est toi que j’aime.

— Je suis un clone, Sveln. »

Ces quelques mots, pourtant prononcés avec douceur, résonnèrent avec la force d’un coup de tonnerre entre les cloisons de la cabine.

« Je suis un rejeton de l’éprouvette, je représente l’abomination pour les Kroptes, un défi à l’ordre cosmique… »

Elle vint s’agenouiller devant lui, lui saisit les mains, les baisa avec ferveur.

« Je ne vois ici ni clone ni Kropte mais deux êtres qui peuvent encore être heureux ensemble.

— Tu me rends les choses difficiles, Sveln. Je t’en supplie, prends immédiatement ce traversin et pose-le sur… »

Il s’interrompit soudain, son expression se modifia, ses traits se crispèrent, des éclats durs, métalliques, transpercèrent ses yeux. Il se laissa tomber en arrière sur la couchette, se prit la tête à deux mains, fut secoué par une série de convulsions, poussa un long gémissement, en proie à une souffrance dont Sveln, toujours agenouillée, ressentit toute l’intensité.

Lorsqu’il se redressa, elle se rendit compte qu’il n’était plus le même, qu’il ne s’appartenait plus. Elle eut un brusque mouvement de recul, s’empêtra dans sa robe, perdit l’équilibre, tenta de se rattraper au drap posé sur la table, l’entraîna dans sa chute, s’affaissa lourdement sur le plancher. Les plateaux dégringolèrent en pluie autour d’elle. Il la contempla avec un rictus sardonique, puis, sans hâte, il s’avança vers elle, s’assit à califourchon sur son ventre et commença à l’étrangler. Sveln ne chercha pas à se défendre. Il était nettement plus fort qu’elle, elle n’avait plus de goût à la vie, elle préférait s’en aller en emportant le souvenir de leurs dix-sept années de bonheur. L’air lui manqua bientôt, un voile rouge lui tomba sur les yeux, puis, malgré la douleur à sa gorge, elle se sentit partir en douceur.

Elle perdit connaissance.

Elle se réveilla quelques instants plus tard, eut besoin d’une dizaine de secondes pour reconnaître les objets qui l’entouraient, le drap étalé sur le plancher, les plateaux vides, la table, le traversin, la couchette. Un garrot lui comprimait le cou, empêchait l’air de passer dans sa gorge. Elle haleta, se souvint qu’Orgal avait essayé de l’étrangler…

Orgal. Où était-il passé ?

Elle balaya la cabine d’un regard circulaire, aperçut un corps allongé dans une zone d’ombre entre la porte et la table. Encore trop faible pour se relever, elle s’en rapprocha en rampant sur les coudes. Comme il lui tournait le dos, elle l’identifia d’abord à ses vêtements, à sa chevelure, puis elle le contourna de manière à pouvoir contempler son visage. Une lumière s’éteignit au fond d’elle et elle sut qu’il était mort. Elle demeura un long moment sans bouger, hébétée, incapable de prendre une décision, puis, en un geste machinal, elle leva la main pour lui caresser la nuque.

C’est alors qu’un éclair sombre jaillit des cheveux d’Orgal, sinua sur sa joue, sur son menton, disparut dans l’échancrure de sa chemise. Mal remise de sa strangulation, encore vaseuse, Sveln crut d’abord qu’elle avait été victime d’une illusion d’optique, mais elle s’aperçut que la chemise était parcourue d’ondulations, suivit le déplacement de la chose – un insecte ? la chose n’en avait ni la forme ni le mode de locomotion… – sur la poitrine et le ventre de son mari. Une image incongrue lui vint à l’esprit, sa grand-mère maternelle, voûtée, vêtue d’une robe et d’une coiffe noires, assise sur le rebord de la cheminée. Allongée à ses pieds, âgée de cinq ou six ans, elle entendait la vieille femme évoquer l’animal le plus dangereux et le plus sournois qui ait jamais hanté le désert intérieur du continent Sud et dont la morsure tuait un yonak en moins de deux secondes. « À peine plus gros qu’une zihote et bien plus redoutable qu’un aro sauvage… » Sveln se souvint qu’elle avait très peur de se glisser dans les draps ce soir-là, que le moindre recoin de sa chambre lui apparaissait comme un piège mortel. Bien qu’elle n’en eût jamais aperçu, bien que son père lui eût affirmé qu’ils avaient déserté depuis des lustres le continent Sud, des reptiles minuscules avaient hanté ses rêves pendant des mois.

L’éclair noir qu’elle avait entrevu sur la joue de son mari était, elle en avait la certitude à présent, un… serpensec. Épouvantée, elle oublia sa faiblesse, sa douleur, se redressa lentement sans quitter des yeux les vêtements d’Orgal, se recula vers la porte, l’entrouvrit, se rua dans la coursive et s’éloigna aussi vite que possible de cette cabine de malheur.

Les jours suivants, on découvrit plus de trente cadavres dans les appartements et les coursives, hommes, femmes et enfants. Certains furent retrouvés allongés sur leur couchette, d’autres appuyés contre une cloison, d’autres encore penchés sur le repas qu’ils venaient tout juste d’entamer. Des témoignages affluèrent qui confirmèrent les dires de Sveln, et la rumeur se propagea que des serpensecs, les tueurs les plus dangereux d’Ester, proliféraient dans les entrailles du vaisseau. Les deks s’enfermèrent dans leurs cabines et n’en sortirent que pour se fournir en plateaux-repas.

Le silence profond, menaçant, qui avait peu à peu enseveli les quartiers fut brisé un matin par des cris perçants. Une femme se précipita dans une coursive du premier niveau, le cadavre de son nourrisson dans les bras.

« Mes enfants, mon mari, ils sont tous morts… morts… »

D’autres hurlements lui répondirent en écho dans les niveaux du haut, puis un véritable concert de lamentations s’éleva dans les quartiers, qui se prolongea jusqu’au troisième repas du jour. Plus de deux cents cadavres furent cette fois-ci dénombrés. Les reptiles s’infiltraient par les conduits d’aération, par les tuyaux d’évacuation, par les moindres interstices, se dissimulaient dans les plateaux-repas, dans les draps, dans les cabinets de toilette, dans les chaussures. Les deks prirent conscience qu’ils n’étaient plus à l’abri nulle part et la peur dégénéra en psychose. Ils se sentaient impuissants face à cet ennemi silencieux, quasiment invisible et dont la morsure les foudroyait en une poignée de secondes. Ils constatèrent que les serpents avaient l’habitude de se réfugier dans les vêtements ou dans les cheveux de ceux qu’ils venaient d’exécuter et, dès lors, laissèrent les cadavres pourrir sur place.

Lœllo s’engouffra dans la cabine d’Abzalon et d’Ellula où se tenaient déjà Sveln, le moncle Artien et Djema. Cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas vu cette dernière et il fut frappé par sa ressemblance avec Ellula. Djema n’avait pas encore atteint ses quinze ans mais elle avait déjà la poitrine, les hanches et les manières d’une femme. Pœz tardait en comparaison à entrer dans l’âge adulte. Ellula pria le visiteur de s’asseoir et lui servit une part de gâteau qu’elle avait gardée du précédent repas.

« Tu as encore blanchi depuis la dernière fois, dit-elle avec un sourire en ébouriffant la chevelure bouclée du Xartien.

— Y a de quoi s’faire des cheveux blancs, non ? Avec ces saloperies qui rôdent au-dessus de nos têtes ! J’arrive plus à dormir, j’ai trop peur de me réveiller avec des morts autour de moi. Clairia n’est pas très en forme elle non plus…

— Nous en sommes tous au même point. »

Il examina Ellula et pourtant, malgré les cernes qui lui soulignaient les yeux, malgré ses traits tirés, elle lui parut toujours aussi belle, aussi rayonnante.

« On a recensé plus de deux cents morts hier, marmonna-t-il après avoir avalé sans entrain la part de gâteau. On approche les mille. Au train où ça va, nous serons exterminés en moins d’un mois. Les corps pourrissent sur place et la puanteur devient insoutenable. J’aimerais bien tenir le fumier qui a introduit ces saletés dans…

— Je crois le connaître. »

Les visages se tournèrent à l’unisson vers le moncle Artien. Lui avait été brutalement frappé par la vieillesse, son visage et son crâne s’étaient creusés de rides profondes, ses yeux s’étaient éclaircis, des taches brunes avaient fleuri sur ses mains. Juste avant l’arrivée de Lœllo, il avait expliqué aux autres, qui s’étonnaient de sa brusque transformation, qu’il n’avait plus accès à son eau d’immortalité depuis son installation chez les deks et qu’il avait simplement été rattrapé par son âge biologique, beaucoup plus avancé qu’ils ne le supposaient.

« Le moncle Gardy a emporté dans ses bagages un microlaboratoire de clonage, poursuivit-il. Et probablement des cellules d’embryons de différentes espèces animales. Je crois que nous tenons là l’explication de la mort du jeune moncle que vous aviez découvert dans la coursive lors de votre premier passage. Ce vieux fou avait sans doute procédé à un essai.

— Allons lui rendre une visite ! rugit Lœllo.

— Y a mieux à faire, objecta Abzalon. On lui réglera son compte plus tard. Faut d’abord distribuer aux autres toutes les combinaisons spatiales disponibles. Elles sont étanches.

— Leur réserve d’oxygène n’est pas éternelle.

— Ça nous laissera le temps d’éliminer un maximum de serpensecs.

— Ces saloperies se reproduisent comme les zihotes ! À quoi bon en tuer deux ou trois pendant que les autres se multiplient par dizaines ?

— Ce ne sont pas des insectes mais des reptiles, précisa le moncle Artien. Les femelles ne pondent que cinq ou six œufs lors de la période de fécondation. Il se peut de surcroît qu’ils souffrent d’insuffisances génétiques, comme les êtres humains issus du clonage.

— Ce qui veut dire ?

— Qu’ils ne peuvent peut-être pas se reproduire. En revanche, leur espérance de vie est très longue pour des reptiles de cette taille, vingt ans d’après mes souvenirs. Autre chose : comme tous les animaux à sang froid, ils recherchent probablement les sources de chaleur. »

Le regard de Lœllo s’échoua sur Sveln, assise au bout de la table. À en juger par les éclats sombres de ses yeux, par le désordre de sa chevelure, elle ne parvenait pas à surmonter l’épreuve de la mort d’Orgal. Il ressentit de la compassion pour elle : Clairia et lui-même n’avaient pas encore réussi à s’habituer à la disparition de Laslo. Il lui arrivait souvent de pleurer en repensant à son fils.

« Admettons qu’ils ne se reproduisent pas, concéda le Xartien. Mais comment exterminer des bestioles qui sont pratiquement impossibles à repérer ?

— Je connaissais à Dœq un gars, un fumé, qui n’avait pas besoin de voir ses adversaires pour les détecter, lança Abzalon.

— Mon antenne, hein ? Ça fait un bon bout de temps que j’l’ai remisée au placard…

— Parce que t’en avais pas besoin. Le moment est venu de la ressortir. Comme à Dœq.

— C’est si loin, Ab, et ces foutus serpents sont si petits…

— Je te demande seulement d’essayer. »

Lœllo leva sur Abzalon, debout au milieu de la pièce, un regard à la fois ému et perplexe.

« En souvenir du bon vieux temps, c’est ça ?

— Seulement parce que le présent l’exige, Lœllo. »

Le Xartien marqua un temps de pause, les yeux toujours rivés sur son ancien compagnon de captivité.

« Avec quoi est-ce qu’on va les flinguer ? T’as balancé le foudroyeur des moncles dans la cuve du troisième passage.

— À l’époque, valait mieux ! s’exclama Abzalon avec un large sourire. Mais aujourd’hui, il peut nous rendre un fier service. »

Il se rendit près de la couchette, glissa les mains sous la couverture, en retira un objet oblong et métallique que Lœllo identifia du premier coup d’œil.

« Bordel de merde, t’as été le repêcher dans la cuve ?

— Pas moi, elle, dit Abzalon en pointant le canon du foudroyeur sur Djema. Elle va s’y baigner presque tous les jours.

— Impossible ! Cette eau est encore plus chaude que l’océan bouillant… » Il s’interrompit, contempla Djema d’un air soupçonneux. « Eh, mais Pœz est toujours fourré avec toi !

— C’est même lui qui a plongé le premier, confirma Djema. Il ne t’en a jamais parlé ?

— Il ne voulait pas t’affoler », intervint Ellula.

Une moue irritée étira les lèvres de Lœllo, puis il haussa les épaules et désigna le foudroyeur.

« Il est encore en état de marche ?

— Comme au premier jour ! s’exclama Abzalon. Matériel de première qualité. L’Église n’a pas fait les choses à moitié.

— L’Église ne fait jamais les choses à moitié, murmura le moncle Artien. C’est là son grand défaut.

— J’avoue que j’avais pas pensé aux combinaisons, fit Lœllo. C’est pourtant une sacrée bonne idée. On commence la distribution ? »

Équipés de leur combinaison, Abzalon et Lœllo décidèrent d’abord de brûler systématiquement les cadavres en commençant par les niveaux du haut. Ils avaient réglé l’intercom de manière à être reliés en circuit fermé. Les ondes foudroyantes abandonnaient des squelettes noircis où s’accrochaient quelques lambeaux de chair calcinée. Un groupe de deks dirigé par Belladore se chargeait ensuite de les ramasser et de les jeter dans les grands broyeurs. Cette tâche leur prit toute une journée. Selon les calculs du moncle Artien, les réserves d’oxygène des combinaisons offraient seulement trois jours d’autonomie. N’ayant pas une minute à perdre, ils explorèrent sans relâche les coursives, les cabines, le labyrinthe, les salles alvéolaires, les locaux techniques…

Abzalon avait l’impression d’avoir perdu des litres et des litres de sueur.

« Je sue comme un yonak, là-dedans ! grommela-t-il. J’aimerais bien être un fumé par moments.

— Chiure de rondat, ces saloperies sont peut-être en train de tuer Clairia et les enfants pendant que je perds mon temps à les chercher, maugréa Lœllo.

— Parle pas si fort ! T’as failli me crever les tympans ! Et les tiens ne risquent rien tant qu’ils sont protégés par leur combinaison.

— Excuse, Ab, mais j’suis sur les nerfs : mon antenne détecte rien du tout.

— Reste concentré, ça va finir par revenir.

— J’en suis pas si sûr que toi. »

Au sortir d’une place plongée dans l’ombre, ils arrivèrent près du cadavre d’une femme qui gisait à côté d’une combinaison beaucoup trop grande pour elle. Étendue sur le plancher, le visage à demi dissimulé par ses cheveux épars, elle ne portait rien d’autre qu’un court pan d’étoffe noué autour de sa taille. La terreur se lisait encore dans ses yeux grands ouverts.

« Elle a pas eu le temps d’enfiler sa grenouillère, chuchota Lœllo. Je la connais. Mohya, une ancienne ventre-sec. Elle est venue rendre visite à Clairia à trois ou quatre reprises. Une drôle de fille. Bon Dieu, je…

— Qu’est-ce qui se passe ? »

Abzalon essaya d’observer le Xartien au travers du hublot mais la buée et la faible luminosité l’empêchèrent de discerner ses traits.

« Y a quelque chose là-dessous ! »

Lœllo pointa l’index sur le pan d’étoffe.

« T’es sûr ?

— Je détecte un truc bizarre, frétillant, glacé comme la mort. J’en ai froid dans le dos. »

Abzalon glissa précautionneusement l’extrémité du foudroyeur sous le pan d’étoffe et dénuda entièrement le cadavre. Ils ne remarquèrent aucune forme suspecte sur le ventre et les cuisses blêmes de la morte.

« Bordel, là, regarde ! murmura Lœllo.

— J’vois rien…

— Dans sa touffe. »

Abzalon examina la toison pubienne de la morte, décela une forme allongée et sombre entre les poils, d’une longueur de trois centimètres.

« Voilà l’un de ces fumiers ! » gronda Lœllo.

Les deux hommes observèrent le serpensec qui restait pour l’instant parfaitement immobile, comme engourdi. Pendant une minute, seul le bruit de leur respiration et le léger grésillement de l’intercom troublèrent le silence.

Le minuscule reptile se mit tout à coup en mouvement, quitta son abri, rampa sur le ventre et la poitrine de la morte. Il se déplaçait à une vitesse telle qu’il donnait l’impression de tracer un sillon ininterrompu et noir sur la peau claire. Il atteignit le visage en moins de deux secondes et disparut dans la chevelure éparse.

« Flingue-le, Ab ! »

Abzalon pointa le canon du foudroyeur sur la tête de la femme allongée et pressa la détente. L’onde fulgurante coupa le cadavre en deux : le bas resta intact, du haut ne subsista qu’une bouillie d’os et de chair calcinés.

« Un de moins ! fit Abzalon.

— À ce rythme, nous y serons encore dans dix ans, soupira Lœllo. Je crève de faim. Si je ne mange pas tout de suite, j’crois bien que je vais m’écrouler. »

Ils descendirent dans la coursive basse, brûlèrent au passage une dizaine de corps, déverrouillèrent les attaches extérieures de leur combinaison, abaissèrent leur têtière. En poussant la porte de la cabine, ils eurent la surprise de découvrir trois Kroptes en compagnie d’Ellula, de Djema et du moncle Artien. L’un d’eux était un adolescent, cheveux et yeux noirs, visage délicat, front immense, embryon de moustache, les deux autres étaient des hommes à la barbe noire et courte. Ils trituraient avec nervosité leur chapeau.

« Il nous a fallu toute une journée pour en tuer un seul ! grogna Lœllo en se dirigeant vers la table où avaient été disposés deux plateaux-repas.

— Pourquoi avez-vous retiré vos combinaisons ? » demanda Abzalon en promenant un regard inquisiteur sur Ellula, Djema et le moncle Artien.

Djema désigna les trois visiteurs.

« Pour pouvoir parler avec eux.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Les serpensecs ont déjà mordu près de deux mille Kroptes. Ils sont venus nous demander de l’aide. »

Abzalon retira sa combinaison, s’assit aux côtés de Lœllo et commença à son tour à manger. Sa chemise trempée de sueur épousait les aspérités de sa peau.

« Les Kroptes n’ont pas bougé le petit doigt pendant la panne des chariots, marmonna Lœllo.

— Sans Maran, sans sa mère, sans les ventres-communs, nous serions tous morts de faim, protesta Djema.

— Pœz ne m’a jamais parlé de ça…

— Il ne t’a pas dit non plus qu’il va parfois se promener de l’autre côté, qu’il est tombé amoureux d’une fille kropte, qu’il se baigne régulièrement avec elle dans la cuve bouillante. »

Seule une brève crispation des mâchoires trahit l’étonnement, le désarroi de Lœllo.

« Y a pas de grenouillères de leur côté ? »

L’adolescent s’avança d’un pas.

« Je sais où elles se trouvent, monsieur. Je suis allé en parler aux autres, je les ai convaincus de les utiliser malgré l’opposition de l’eulan Paxy, mais nous n’en connaissons pas le mode d’emploi.

— De quel droit votre eulan vous l’interdirait ?

— Le respect de la loi naturelle, l’interdit technologique, la tradition kropte… »

Le moncle Artien agrippa le bord de la table et se pencha sur Abzalon et Lœllo.

« De toute façon, vous ne pouvez pas circonscrire vos recherches aux seuls quartiers deks, dit l’ecclésiastique. Les serpensecs ne font pas de distinction.

— Nous irons de l’autre côté dès que nous aurons fini de manger », déclara Abzalon.

Les traits des trois Kroptes se détendirent. Un large sourire éclaira le visage de l’adolescent, le rendit pendant quelques secondes à cette enfance qu’il tardait à quitter.

« Merci, monsieur.

— C’est toi, Maran ? »

Intimidé par le ton et l’apparence bourrus de son interlocuteur, l’adolescent hésita à répondre, chercha Djema des yeux, finit par acquiescer d’un timide mouvement de tête.

« J’suis content de te connaître », dit Abzalon, tendant brusquement la main par-dessus la table.

Maran la serra chaleureusement malgré la crainte que lui inspiraient ces énormes doigts.

« J’ai constaté que les serpensecs attaquaient par cycles, reprit le moncle Artien.

— Qu’est-ce que ça change ? ronchonna Lœllo.

— Il se peut qu’ils se rassemblent dans un seul et même nid entre chaque offensive. Il serait sans doute plus pertinent d’employer votre don à découvrir l’emplacement de leur nid plutôt que de les pourchasser un à un. Je suis allé tout à l’heure dans les appartements du moncle Gardy et j’ai consulté son journal de bord : il évoque une légion purificatrice de mille soldats. Dans l’hypothèse optimiste que vous en éliminiez cinq par jour, il vous faudrait deux cents jours pour venir à bout de mille serpensecs. Et les réserves d’oxygène des combinaisons seront, je vous le rappelle, épuisées au bout de trois jours. Je vous conseille de chercher du côté des sources de chaleur, des cuves peut-être. »

Abzalon et Lœllo traversèrent la cuve du troisième passage, gagnèrent les locaux techniques situés dans les quartiers des moncles et expliquèrent aux trois Kroptes le mode d’emploi des combinaisons.

« S’il vous en manque, doit y en avoir d’autres ailleurs, suggéra Abzalon.

— Nous allons chercher du renfort pour effectuer les démonstrations et la distribution, dit Maran. Voulez-vous que nous mettions des hommes à votre disposition ?

— Ça servirait à rien.

— Bonne chance et encore merci. »

Ils bouclèrent leurs attaches et, suivant les conseils du moncle Artien, commencèrent leur exploration par les abords des cuves. Lœllo baigna peu à peu dans un silence intérieur qu’il n’avait pas ressenti depuis bien longtemps, depuis en fait qu’il avait erré sur les côtes déchiquetées de l’océan bouillant. Debout sur un éperon rocheux, enveloppé par une brume chaude, bercé par le grondement des vagues et les piaillements des grands oiseaux marins, il s’était senti totalement apaisé, en harmonie avec les éléments, une sérénité qu’il n’avait pas retrouvée entre les murs de Dœq et les cloisons métalliques de L’Estérion.

Abzalon, lui, essayait de chasser les idées noires qui lui encombraient l’esprit. Juste avant leur départ, Ellula l’avait pris à part, l’avait étreint avec une ferveur inhabituelle, lui avait confié qu’elle avait eu une prémonition la nuit précédente, qu’elle avait vu la mort rôder autour de lui.

Il avait essayé de la rassurer :

« La mort a toujours rôdé autour de moi, mais elle a jamais réussi à m’emporter.

— Quoi qu’il arrive, je veux te remercier de m’avoir rendue heureuse, Abzalon. »

Ému, il n’avait pas trouvé les mots pour rétorquer que c’était à lui de la remercier, et il le regrettait à présent car il ne savait pas s’il la reverrait.

Ils remontèrent la coursive basse qui donnait sur les quartiers des moncles, passèrent devant la porte du premier sas, aperçurent au loin la silhouette fugitive d’un robe-noire.

« C’était donc vrai ! s’exclama Lœllo.

— Quoi donc ?

— Le Qval. Je détecte une présence neutre bienveillante. La même qu’à Dœq.

— T’y croyais pas, hein ?

— T’étais le seul à l’avoir vu, Ab, plaida le Xartien.

— T’as pas mes yeux et j’ai pas tes yeux. On peut jamais voir ce que voit l’autre.

— Tu deviens philosophe avec l’âge. En tout cas, je ne détecte pas de serpensecs dans le coin.

— Peut-être que le vieux moncle pourrait nous donner une indication… Après tout, c’est lui qui les a introduits. »

Ils visitèrent les quartiers des moncles, enfoncèrent la porte de la première cabine, y découvrirent trois robes-noires qui, à en juger par leur état de décomposition, étaient décédés depuis un bon moment. Ils tombèrent sur quatre autres cadavres dans les appartements suivants, sur un cinquième dans une salle d’eau, mais le vieux moncle demeura introuvable. Ils aperçurent sur une table un cahier aux pages noircies et à demi déchirées, explorèrent un réduit où s’amoncelaient de nombreux appareils, un producteur d’énergie magnétique, des cloches de verre, des récipients de toute taille, des couveuses, des éprouvettes, des bouteilles à moitié remplies de solutions chimiques, un microscope…

« L’antre du monstre, marmonna Lœllo.

— J’ai aussi été un monstre, murmura Abzalon.

— Lui est un lâche. Il n’a pas eu le courage de faire lui-même le boulot. J’espère qu’il sera encore en vie quand on lui mettra le grappin dessus. En tout cas, mon antenne ne bronche pas : y a pas de serpensecs dans le coin.

— Ils ont fait deux mille morts chez les Kroptes pendant qu’ils en faisaient mille chez les deks.

— Ils auraient installé leur nid chez les culs-bénis ? Possible : entre serpents on se comprend…

— Je te rappelle que ton fils fraye avec une Kropte.

— Les réactions de nos gosses nous dépassent, Ab. »

Un spectacle de désolation les attendait dans les quartiers kroptes. Les cadavres jonchaient par dizaines les coursives et les places. Par les portes entrebâillées, ils aperçurent d’autres corps à l’intérieur des appartements, ils virent des hommes, des femmes, des enfants et même des eulans s’équiper hâtivement de combinaisons. Ils déambulèrent au hasard, explorèrent un grand nombre de cabines inoccupées, gravirent des successions d’escaliers, atteignirent le dernier niveau, rencontrèrent des femmes aux yeux morts qui n’avaient pas encore reçu de combinaisons bien que leur infirmité les rendît particulièrement vulnérables. Il ne restait d’ailleurs qu’une vingtaine de survivantes qui, à tâtons, s’affairaient à dévêtir les cadavres de leurs compagnes et à les transporter dans une pièce isolée. Elles s’interrompirent dans leur tâche lorsqu’elles perçurent le pas des deux hommes, se resserrèrent les unes contre les autres, visiblement inquiètes. De nombreux boutons manquaient à leurs robes déchirées, souillées par la transpiration.

Abzalon posa le foudroyeur contre sa jambe, défit le haut de sa combinaison, abaissa sa têtière. Du coin de l’œil, il entrevit les éclats réprobateurs des yeux de Lœllo derrière le verre de son hublot.

« Ayez pas peur, déclara-t-il. Vous allez bientôt recevoir des combinaisons qui vous protégeront des serpensecs. Nous fouillons le vaisseau pour essayer de les éliminer.

— Qui parle ? demanda l’une d’elles.

— Je m’appelle Abzalon. Je suis un dek.

— Vous êtes l’époux d’Ellula, n’est-ce pas ? Djema m’a beaucoup parlé de vous. Je suis Sorama, la mère de Maran.

— C’est justement Maran qui s’occupe de distribuer les combinaisons…

— Je lui ai ordonné de nous servir en dernier. Nous sommes des bouches inutiles.

— J’vois pas de bouches inutiles ici, mais des femmes qui ont aidé nos gosses à s’approvisionner pendant la panne des chariots automatiques. »

Un sourire furtif égaya le visage de Sorama, creusé par la fatigue.

« Pouvez-vous veiller sur Maran s’il m’arrive quelque chose ?

— J’vous le promets, mais il se débrouille très bien tout seul. »

Il remonta sa têtière et verrouilla les attaches extérieures. Le diffuseur d’oxygène se déclencha aussitôt, un courant d’air frais lui lécha le front, la voix de Lœllo retentit par ses oreillettes, gonflée de fureur.

« T’es dingue ! C’est bourré de serpensecs dans le coin ! Ils arrivent de partout. On dirait qu’ils se dirigent vers le même point.

— Y a plus qu’à les suivre. »

Lœllo avait d’abord capté un frétillement, avait fermé les yeux et concentré toute son attention sur cette vibration qui traçait un sillage infime et glacé dans le silence de son esprit, puis il en avait perçu d’autres, des dizaines, des centaines, qui s’entrecroisaient comme les fils d’une trame. Ce grouillement insupportable ne lui avait pas semblé cohérent dans un premier temps. Au bord de la rupture, il avait failli renoncer, débrancher son antenne, mais, peu à peu, il avait détecté un courant, un mouvement convergent. S’il n’avait pas encore localisé l’endroit précis où se rassemblaient les reptiles, il se tenait désormais sur le rayon qui le conduirait au centre du cercle.

Il se rendit au bout de l’unique coursive qui desservait les appartements des femmes aux yeux morts. L’intensité de sa perception diminua sensiblement. Il comprit qu’il partait dans le mauvais sens, revint sur ses pas, essaya une autre direction. La sensation de fourmillement se fit immédiatement plus aiguë, un froid glacial lui envahit tout le corps. Il continua de marcher, franchit une porte qui ouvrait sur un palier, luttant contre l’engourdissement qui lui gagnait progressivement les membres. Suivi d’Abzalon, il dévala un escalier tournant et sombre, déboucha sur une place octogonale, emprunta la première coursive sur sa gauche, se rendit compte que ce n’était pas la bonne, rebroussa chemin, s’engagea dans la suivante.

« On approche, Ab… »

Le fourmillement était tellement dense qu’il en devenait blessant. Les serpensecs semblaient frétiller à l’intérieur de lui. Il ne capta pas d’autre présence dans la coursive déserte qui, à l’autre extrémité, ne donnait sur aucun dégagement mais était hermétiquement fermée par une cloison.

« Ils sont de l’autre côté. Faut ouvrir un passage ! »

Abzalon tira une première salve d’ondes foudroyantes qui abandonna une large corolle flamboyante sur le métal lisse. Des grappes d’étincelles dégringolèrent, s’égrenèrent sur le plancher, s’éteignirent après avoir jeté leurs derniers feux. Il essaya de défoncer à coups de pied la cloison chauffée à blanc, mais elle ne céda pas et il dut lâcher une deuxième série d’ondes. Le métal s’enflamma, brûla pendant quelques secondes, répandit une épaisse fumée grise. Cette fois, le matériau s’effrita de lui-même comme de la terre sèche. Ils se glissèrent par la brèche, pénétrèrent dans une pièce hérissée de tubes verticaux et faiblement éclairée par des veilleuses rougeâtres. Abzalon eut la vague sensation de déambuler au milieu des innombrables colonnes et des lanternes ambrées du grand temple astaférien de Vrana. Ils s’enfoncèrent peu à peu dans une forêt de tubes coudés ou rectilignes, en escaladèrent certains, se contorsionnèrent pour franchir les passages resserrés.

« J’les sens, Ab, souffla Lœllo. Ils sont tout près. »

À peine venait-il de prononcer ces paroles qu’Abzalon vit une forme noire sinuer sur le hublot de sa combinaison.

« Merde, y en a un sur moi ! chuchota-t-il.

— Sur moi aussi, fit Lœllo. Laissons-les filer. On va leur réserver une petite surprise, à ces salopards. »

Ils restèrent immobiles pendant cinq bonnes minutes, chacun à l’écoute du souffle de l’autre.

« Ils sont tous là. Je détecte plus de mouvement. »

Ils parcoururent encore une vingtaine de mètres dans le labyrinthe métallique. À la lueur des veilleuses insérées dans les tubes, ils distinguèrent une sorte de fosse carrée aux parois criblées de cavités rondes et recouvertes de grilles métalliques. De fines dentelles de vapeur s’en élevaient mollement, de temps à autre soufflées par un courant d’air.

« Ça ressemble à un regard d’évacuation, dit Lœllo à voix basse. Y a de la fumée, donc de la chaleur. Le petit moncle avait raison. »

Ils s’approchèrent du bord de la fosse, en observèrent le fond, discernèrent un mètre plus bas un pullulement sombre, teinté de rouge par les veilleuses. Des centaines de reptiles noirs s’entortillaient les uns autour des autres, s’agglutinaient en grappes, formaient des monticules qui grossissaient démesurément, s’écroulaient et se reformaient un peu plus loin dans un mouvement perpétuel et frénétique qui avait quelque chose de fascinant, de répugnant.

« On dirait une sorte de danse », commenta Lœllo.

Quelques-uns s’échappaient de la multitude, rampaient à une vitesse sidérante sur les parois et sur le bas des tubes proches, se projetaient à nouveau dans la fosse dans un long vol plané qui les ramenait au centre de l’essaim.

« Jamais vu des serpents faire des trucs pareils ! Bousille-moi tout ça, Ab ! »

Abzalon se cala sur ses jambes, braqua le canon de l’arme sur les serpensecs, pressa la détente pendant dix secondes sans interruption. La fosse s’emplit d’une lumière aveuglante qui éclaboussa les tuyaux proches et obligea Lœllo à détourner le regard. Les parois métalliques et les grilles des bouches d’aération se consumèrent dans une épaisse fumée noire. Lorsqu’elle se fut dispersée, ils purent à nouveau discerner le fond de la fosse, rougeoyant par endroits. Du grouillement des reptiles ne subsistait qu’une mince pellicule de cendres qui voletaient au gré des souffles d’air.

« J’crois bien que ces fumiers feront plus chier personne ! s’exclama Lœllo.

— Tu as réussi, Lœllo !

— Ouais, et j’en ai ma claque de cette combinaison. »

Abzalon fut traversé par un affreux pressentiment lorsqu’il vit le Xartien débloquer les attaches extérieures de sa combinaison.

« T’es sûr que tu captes plus rien ? » cria-t-il.

Mais son compagnon n’était plus en mesure de l’écouter, son intercom ayant été désactivé par l’écartement automatique des joints d’étanchéité. Lœllo abaissa sa têtière d’un geste las et contempla d’un air songeur la forêt de tubes métalliques. Abzalon lui intima par gestes de remettre sa combinaison, croisa son regard, le vit sourire d’un air moqueur, remuer les lèvres, prononcer des mots qu’il n’entendait pas.

Un éclair sombre jaillit quelques centimètres au-dessus de la chevelure du Xartien. Ses mains se levèrent mais n’eurent pas le temps d’atteindre sa tête. Une lueur de compréhension s’alluma dans ses yeux écarquillés. Le serpensec ressortit sur son épaule, rampa sur son bras et sauta dans la fosse sans qu’Abzalon, pétrifié, n’ait eu le réflexe de le coucher en joue. Lœllo pâlit, vacilla, s’appuya sur un tube pour ne pas tomber. Affolé, Abzalon lâcha le foudroyeur, fit sauter les attaches de sa combinaison, rejeta sa têtière en arrière, se précipita vers son compagnon chancelant, le prit à bras-le-corps au moment où il s’affaissait.

Lœllo respirait encore, luttait désespérément pour gagner quelques secondes de vie.

« Ab… Jure… jure-moi d’aller… jusqu’au bout… d’emmener Clairia, Pœz et Istria sur la nouvelle… Ester. Moi, je serai heureux de la voir par tes… par tes yeux. Je t’aime, vieux… vieux…

— Reste avec moi, bordel ! »

Le hurlement d’Abzalon se perdit dans la forêt de tubes.

Il ne sut combien de temps il resta devant la fosse, serrant à le briser le corps inerte de Lœllo. Quand il n’eut plus de larmes à verser, il le hissa sur ses épaules, ramassa le foudroyeur et prit le chemin du retour.

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