Les premiers mariages entre les femmes kroptes et les deks furent célébrés un an seulement après le départ de l’Estérion, et c’est votre serviteur qu’ils choisirent pour en assurer l’office. Quatre-vingts ans plus tard, j’en retire toujours de la fierté, même si, j’en suis conscient, mon ministère s’exerça par défaut : ils aspiraient à marquer leur union du sceau du sacré et j’étais le seul religieux disponible. Les femmes ne voulaient pas entendre parler des eulans, lesquels ne se seraient de toute façon pas déplacés ; les deks n’avaient plus avec leurs confessions d’origine que des rapports très distendus. Le rituel matrimonial de l’Église monclale me paraissait inapproprié pour la circonstance : il consiste en une mise en garde sévère contre les dangers du mélange génétique, propose – impose – aux époux la stérilisation et le recours à la technique monoclonale. Je dus donc imaginer, dans une vision syncrétique très éloignée de l’idéal de l’Un, un rituel qui contentât les uns et les autres, qui évoquât l’ordre cosmique cher aux Kroptes, les dieux et les magiciens de l’Astafer, l’Omni et sa vision fraternelle, les héros de l’Oulibaz, les ancêtres des Grandes Assuors et bien d’autres encore. Du Moncle je ne conservai que la robe noire, mon surnom et le seul vêtement qui fût à ma disposition, ainsi que le concept global de l’Un, lequel n’est finalement qu’une façon comme une autre de décrire le grand principe universel.
Les cérémonies se tinrent dans la grande salle aux alvéoles, transformée pour l’occasion en un temple orné par des centaines de guirlandes multicolores fabriquées par les épousées. Derrière l’autel, le relief alvéolaire où le Taiseur avait, convaincu les deks de former une ambassade, avait été tendu le drap sur lequel Torzill avait dessiné le plan de l’Estérion. Je me suis aperçu après coup que cette esquisse, réalisée par un homme qui n’avait pas la possibilité de se déplacer, se rapprochait de la réalité d’une manière saisissante. Torzill s’était projeté tout entier dans son œuvre de cartographe, sans doute parce que, davantage que les autres, il avait besoin de représenter ce pays métallique et volant que son infirmité l’empêchait d’explorer.
Le premier jour, une trentaine d’unions furent célébrées. La salle était comble, les femmes avaient transformé leurs robes afin de leur donner un petit air de fête et avaient confectionné, avec les surplus de tissu, des gilets et des rubans pour les hommes. Du haut de l’alvéole, je vis d’abord Ellula et Abzalon fendre les rangs serrés de l’assistance. Je ne suis pas un spécialiste en matière d’esthétique féminine, mais je puis dire que la beauté d’Ellula, radieuse dans ses vêtements d’un blanc immaculé dont sa chevelure dénouée était le seul ornement, me bouleversa. J’ai décelé de la gravité dans son regard – les mots « douleur » et « peur » seraient sans doute plus proches de la vérité mais je n’ose les employer – et j’ai deviné que, si cette union ne s’accomplissait pas contre sa volonté, elle sacrifiait une part d’elle-même pour se plier à un ordre qu’elle était la seule à connaître. Abzalon avait l’air quant à lui d’un enfant perdu dans sa tenue grise que rehaussaient un ruban bleu, survivance des coutumes kroptes, et un court gilet de couleur pourpre. Il ne savait visiblement pas quel comportement adopter, oscillant entre allégresse et inquiétude, tantôt souriant d’un air béat, tantôt promenant des yeux effarés sur l’assistance, tantôt me lançant des regards désespérés comme un naufragé à la recherche d’une terre au milieu des flots hostiles. J’ai appris par la suite qu’Ellula avait déjà épousé un patriarche kropte avant l’invasion du Sud par les Estériens du Nord, mais, d’après ce que m’ont rapporté ses compagnes, ce mariage n’avait jamais été consommé et l’aventure matrimoniale restait pour elle un mystère. Bien qu’ayant une opinion sur la question, je ne saurai sans doute jamais pourquoi elle a choisi de la vivre en compagnie d’un homme tel qu’Abzalon. Ses visions, cet ordre secret auquel je faisais allusion quelques instants plus tôt, ont probablement tenu une place importante dans sa décision.
Je vis ensuite approcher Lœllo et Clairia. La jeune femme renfrognée que j’avais découverte dans le quartier des moncles s’était épanouie. Oh, elle n’atteindrait jamais à la perfection épurée d’Ellula, car peu d’êtres humains peuvent prétendre à cette grâce éthérée dont les dieux – ou l’Un, l’ordre cosmique, les magiciens, etc. – se montrent si avaricieux, mais le bonheur irradiant son visage escamotait ses défauts ou faisait ressortir ses qualités. Elle avait opté pour une robe d’un jaune éclatant, comme pour symboliser cette lumière qui avait surgi dans sa vie après une très longue période de ténèbres. Lœllo riait et répondait aux plaisanteries que lui lançaient les deks, mais il était empli, je crois, d’une émotion intense. Il allait enfin fonder une famille, il ne serait plus le fzal omnique, l’homme par qui s’interromprait la lignée, il n’était plus condamné à fréquenter la seule compagnie de ses souvenirs, de ses remords.
Je vis d’autre couples se diriger vers l’autel, Belladore et Juna, dont j’appris ensuite qu’elle fut l’épouse du même patriarche qu’Ellula, Jérem et Mohya, Orgal et Sveln, Yzag et Athna… et bien d’autres que je ne citerai pas ici, qu’ils me pardonnent, la liste serait trop longue et fastidieuse.
J’avais préparé un préambule dont j’étais assez satisfait – vous ai-je déjà avoué que j’ai l’autosatisfaction facile ? – mais si grande était ma nervosité que j’oubliai complètement de le prononcer. L’autre jour, je suis tombé par hasard sur ce texte et je me dois de reconnaître que mon manque de maîtrise leur a épargné un moment pénible. Que de grandiloquence, que de redondance, que de fatuité en si peu de lignes ! Je croyais me surpasser, pressé d’épouser le cours d’une histoire que je pressentais glorieuse, mes mots m’avaient dépassé. Mes ouailles n’avaient pas besoin de mon éloquence pour souligner la solennité de l’instant. Dans l’environnement du vide, à l’intérieur d’un vaisseau qui file à plus de trente mille kilomètres-seconde dans l’espace infini, la vie se fait toujours plus intense, à la limite du supportable, et les cérémonies qui la célèbrent prennent une densité inouïe.
Avant même que le visiteur eût frappé à la porte de sa cabine, Ellula sut qui il était et ce qu’il voulait. À son réveil, elle l’avait aperçu dans une vision pendant qu’Abzalon dormait d’un sommeil paisible à ses côtés. Après leur mariage, ils s’étaient installés dans un local technique de la coursive basse, situé pratiquement en face de la porte du premier sas et équipé d’un petit cabinet de toilette. Leur premier souci avait été de briser quelques appliques afin de diminuer l’intensité de la lumière et de créer d’indispensables zones d’intimité. Les deks et leurs épouses leur apportaient à tour de rôle leurs plateaux-repas, le seul salaire qu’avait exigé Abzalon pour se charger de la surveillance permanente de cette partie du vaisseau.
En trois ans, il n’avait eu à intervenir qu’en une seule occasion, lorsqu’une dizaine de femmes kroptes avaient cherché à gagner les quartiers des deks. Elles avaient malheureusement emprunté le deuxième passage, là où la vapeur atteignait plus de quatre-vingt-dix degrés, et elles avaient été gravement brûlées aux poumons, à la gorge, sur le visage, sur la poitrine et sur les mains. Quatre d’entre elles n’étaient pas parvenues à franchir la passerelle, Abzalon avait récupéré les six autres dans un piteux état. Belladore avait réussi à en sauver trois, les trois dernières étaient mortes dans d’atroces souffrances.
Ellula enfila rapidement sa robe. Abzalon était parti quelques instants plus tôt pour rendre une visite à celui qu’il appelait son ami de la cuve et qu’elle-même n’avait jamais rencontré, ni dans la réalité ni dans ses visions. Elle doutait parfois de l’équilibre mental de son mari, mais il ne s’était jamais montré brutal avec elle, faisant même preuve d’une douceur surprenante, compensant certaines de ses carences par une attention de tous les instants.
Elle alla ouvrir la porte et s’effaça pour laisser entrer le visiteur.
« Tu es toujours aussi belle », murmura-t-il en la détaillant avec insistance.
Elle s’abstint de lui dire qu’il avait changé, qu’il s’était installé prématurément dans sa vieillesse de patriarche. Des fils gris parsemaient ses cheveux et sa barbe, et son visage autrefois délicat s’était creusé, durci. Il resta planté devant elle pendant quelques secondes, puis il retira son chapeau et essuya d’un revers de manche les gouttes de sueur qui perlaient sur son front.
« Il fait chaud dans cette cuve, ajouta-t-il. Je suppose que c’était comme ça chez toi, au bord du bouillant.
— Comment as-tu su que j’habitais là ? » demanda-t-elle d’une voix sèche.
Eshan Peskeur s’avança de deux pas vers le centre de la pièce et contempla la large couchette défaite.
« J’ai traversé à plusieurs reprises les sas et je t’ai vue avec ce… avec cet homme devant la porte de votre cabine.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Savoir si tout va bien pour toi, dit-il en écartant les bras.
— Tu le sais maintenant. »
Eshan remonta d’un geste nerveux la mèche rebelle qui lui tombait sur le front.
« Je ne vois pas beaucoup de bonheur ici…
— C’est sans doute parce que tu ne sais voir que le malheur, Eshan Peskeur.
— Ne prends pas tes grands airs, Ellula Lankvit. Affirme-moi dans les yeux que cet homme te rend heureuse, et je repars aussitôt d’où je viens. »
La prononciation de son nom de famille la ramena quatre années en arrière dans la ferme de son père, et elle fut submergée par un flot de nostalgie qu’elle endigua immédiatement.
« Les chemins qui mènent au bonheur ne sont pas nécessairement droits et courts, fit-elle sans conviction.
— À mon avis, celui que tu as choisi est particulièrement long et tortueux, renchérit Eshan. Il arrive à tout le monde de commettre des erreurs, même à toi. »
Comme tous les destructeurs, il savait remuer le fer dans la plaie, frapper là où ça faisait mal.
« Parle-moi plutôt de toi, dit-elle d’un ton mal assuré, à la fois pour changer de sujet et dissiper son malaise.
— Je vais bientôt me marier, ou plutôt ma mère m’a trouvé une épouse, la fille d’un ancien domanial de l’est du continent Sud. Quelconque, effacée comme il convient à une femme kropte, des hanches et une poitrine de yonaka, une parfaite reproductrice. Le chef de l’armée kropte ne pouvait rester plus longtemps sans descendance. Le départ des huit cents femmes a provoqué une véritable psychose de l’autre côté : les épouses et les filles sont désormais bouclées en permanence dans les cabines.
— Que sont devenues celles que vous avez ramenées de force ?
— Certaines ont été battues à mort par leur mari, les autres ont été traitées comme les putains qu’elles souhaitaient devenir. On leur a brûlé les yeux, puis on les a consignées dans le niveau 20. »
Ellula pâlit, se retint au montant de la couchette pour ne pas défaillir.
« Vouloir changer de vie n’est pas un crime… »
Les mots avaient glissé de ses lèvres comme une longue plainte.
« Dans notre situation, c’est un crime contre l’esprit, déclara Eshan. Le crime de l’egon. Nous avons besoin de nous rassembler pendant ce voyage, et non de nous disperser.
— J’ai connu autrefois un jeune homme au cœur pur du nom d’Eshan Peskeur, sur le char à vent qui nous conduisait au domaine de son père, je rencontre aujourd’hui un patriarche au cœur aussi dur qu’un rocher du massif de l’Éraklon.
— Je veux seulement amener mon peuple à bon port.
— Ton peuple ? Tu as semé la violence pour lui apparaître comme son sauveur. Ton plus grand exploit ? Avoir attaqué une ambassade de quarante deks guidés par un esprit de paix. Ces femmes aux yeux morts contempleront pour l’éternité le fond de ta conscience, Eshan Peskeur.
— Elles te maudissent, Ellula Lankvit, cracha-t-il. Tu es celle qui a prêché la révolte, qui les a entraînées sur la pente de l’egon. »
Il avait ce regard luisant, cette crispation de la bouche qui préludaient à un accès de violence. Ellula prit peur, regretta de ne pas avoir parlé de cette visite à Abzalon, espéra qu’il serait en mesure d’entendre ses cris au cas où Eshan se jetterait sur elle. Cependant, le Kropte prit une longue inspiration et parvint à recouvrer sa maîtrise.
« Nous nous sommes de nouveau placés sous l’autorité de l’eulan Paxy, poursuivit-il d’une voix légèrement tremblante. Il nous a permis de garder notre armée de défense. J’ai obtenu que soient pardonnées toutes les épouses qui ont quitté leur famille et abandonné leurs enfants. Si elles acceptent de revenir, il ne leur sera fait aucun mal et elles reprendront leur place auprès de leur mari comme si elles n’étaient jamais parties.
— Je leur ferai part de sa proposition, mais je crains que la plupart d’entre elles n’aient aucune envie de retourner dans les domaines. Elles ont eu des enfants, les deks sont de bons maris, de bons pères…
— Où sont tes enfants, Ellula ? »
Une ombre de tristesse voila le visage de la jeune femme.
« L’ordre cosmique n’a pas encore…
— Ces mots, dans ta bouche, résonnent comme un blasphème ! siffla-t-il.
— J’essaie pourtant de me conformer à ses commandements.
— Il t’ordonne, par ma bouche, par la bouche de l’eulan Paxy, de reprendre ta place parmi les tiens.
— Il ne passe pas par vos bouches pour me parler. »
Eshan perdit à nouveau son contrôle, leva le bras, abattit son poing fermé sur l’étagère centrale qui servait de table. Les cloisons vibrèrent et les restes des plateaux-repas s’entrechoquèrent.
« Un mot de toi, un seul, et je t’imposerai comme épouse auprès de ma mère.
— Tu oublies que je suis déjà mariée deux fois…
— Ton mariage avec mon père n’a jamais été consommé, le rayon d’étoile est prêt à l’annuler. Quant à l’autre, il ne revêt aucune valeur à mes yeux. Tu couches avec un… monstre, ajouta-t-il en désignant la couchette. Je comprends que tu aies eu pitié de lui mais tu n’as pas le droit de…
— Je vois un monstre ici, et ce n’est pas lui, l’interrompit Ellula d’un ton calme mais résolu. Pars maintenant, Eshan Peskeur, et ne cherche pas à me revoir, nous n’avons plus rien à nous dire. »
Il tritura son chapeau, se dandina d’une jambe sur l’autre, puis il se dirigea d’un pas chancelant vers la porte. La main sur la poignée, il se retourna et enveloppa la jeune femme d’un regard brûlant.
« Je n’ai jamais cessé de t’aimer, Ellula. Si tu m’avais accepté, les choses auraient été différentes… »
Lorsqu’il fut sorti, Ellula s’allongea sur la couchette et pleura à chaudes larmes.
« Tu n’as donc pour moi aucun désir ? »
Assis sur l’étagère basse qui leur servait de banc, embarrassé, Abzalon baissait la tête comme un enfant pris en faute. Lœllo avait apporté le troisième repas du jour quelques minutes plus tôt. Il leur avait annoncé, avec de la fierté dans la voix, que Clairia attendait leur deuxième enfant. Le premier, Laslo, atteignait maintenant ses deux ans, marchait comme un vrai petit homme et leur jouait des tours pendables.
« Il adore écouter chanter sa mère, comme moi, avait précisé le Xartien. Et vous, quand est-ce que vous lui faites une petite amie ? »
Il s’était aperçu du malaise engendré par sa question, s’était mordu les lèvres et avait aussitôt pris congé.
Le désir, Abzalon ne savait pas à quoi ça correspondait. Bien sûr, il aimait le contact des mains d’Ellula sur son corps, il aimait se serrer contre elle et se blottir dans sa chaleur, il aimait rester près d’elle et l’écouter respirer, mais rien d’autre ne s’éveillait en lui qu’une douleur sourde au bas-ventre, la même qu’il avait ressentie dans la chambre de la prostituée de Vrana et qui avait déclenché sa colère meurtrière. Sitôt qu’Ellula essayait de le caresser à cet endroit, il se détournait ou s’en allait.
« Regarde-moi, Abzalon. »
Elle retira sa robe et s’exhiba nue devant lui. Elle-même n’avait aucune expérience dans le domaine, mais les conversations entre les ventres-secs lui en avaient donné un aperçu théorique tantôt drôle, tantôt énigmatique. Elle avait cru deviner, lors de ses violentes confrontations avec Eshan et Kraer, qu’il suffisait à une femme de dévoiler son corps à un homme pour déclencher la montée de son désir, mais avec son mari elle n’avait obtenu aucun résultat en trois ans. Elle avait pris conseil auprès de ventres-secs très portées sur la chose. Ces dernières l’avaient abreuvée de conseils qu’elle avait tous appliqués, exception faite de certaines caresses manuelles et buccales qui entraînaient de brutales réactions de rejet de la part d’Abzalon. Elle avait déployé des trésors de patience les deux premières années, car elle comprenait qu’il devait être apprivoisé avec la plus grande douceur, mais elle avait commencé à s’en irriter les derniers mois, d’autant qu’elle percevait l’appel pressant de son propre corps, qu’elle frémissait intérieurement, que l’attention et la tendresse ne lui suffisaient plus.
Abzalon contempla le corps d’Ellula puisqu’elle l’en priait. Il voyait bien qu’elle attendait de lui une réaction, quelque chose comme une affirmation de sa virilité. Il trouvait beaux son ventre lisse ombré d’un duvet sombre, ses jambes longues et fines, ses hanches et ses épaules à l’arrondi délicat. Les seins, en revanche, le laissaient perplexe : il n’avait pas encore réussi à se déterminer face à ces deux éminences tendres dont le sommet s’ornait d’un mamelon plus foncé, plus dur. Parfois il lui prenait l’envie de les saisir à pleines mains, d’y enfouir son visage, parfois le traversait l’impulsion de les arracher comme de mauvaises herbes. La neutralité du Qval ne lui avait pas permis de pénétrer dans la région de sa mémoire où se terrait l’explication de ces réactions contradictoires, comme si c’était à lui et à lui seul de résoudre son problème.
Elle s’approcha de lui et posa son front contre le sien. Son odeur, plus forte que d’habitude, une odeur puissante et musquée de femme, le grisa.
« Nous devons tout tenter pour former un vrai couple, Abzalon », chuchota-t-elle.
Il prit conscience que le moment était venu d’affronter l’épreuve qu’il était parvenu à repousser pendant trois ans.
« La dernière fois qu’une femme a essayé, elle est passée par la fenêtre et s’est retrouvée cinquante mètres plus bas, admit-il rapidement, la gorge sèche. J’deviens fou quand on me touche là (il désignait son bas-ventre), c’est comme si on enfonçait une manette pour faire exploser un engin magnétic.
— Par bonheur, il n’y a pas de fenêtre dans notre cabine, dit Ellula avec un sourire.
— J’connais plein d’autres façons de tuer. » Il la fixa d’un air douloureux. « Je ne veux pas te tuer, Ellula.
— La mort ne me fait pas peur. Aie seulement confiance en toi comme j’ai confiance en toi. »
Il émit un grognement qu’elle interpréta comme un acquiescement. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient se contenter d’une relation tronquée, d’une tricherie. Ils avaient uni leurs vies pour le meilleur et pour le pire, il leur fallait provoquer le pire puisque le meilleur tardait à venir. Les héros de l’Amvâya n’hésitaient pas à risquer leur vie en affrontant les mille démons de l’Egon, en lançant leurs frêles embarcations sur l’océan bouillant. Comme l’Ellula des légendes, elle devait débusquer le démon d’Abzalon ; comme les demi-dieux des mythes astafériens, il devait s’engager dans le labyrinthe intérieur où se cachait son tyran.
Tremblant de tous ses membres, il se laissa dévêtir comme un enfant, marqua juste une légère résistance lorsqu’elle lui retira son pantalon. Elle se recula, le couvrit d’un regard caressant, puis l’embrassa avec une ferveur inhabituelle, avec la même attention, le même recueillement que si c’était leur premier et dernier baiser. La douleur, la plante vénéneuse, grimpait déjà le long de sa colonne vertébrale et lui incisait les nerfs. Ce fut pire lorsque la bouche d’Ellula, après avoir rampé sur sa poitrine et sur son ventre, cueillit délicatement son sexe. Une écharde acérée, brûlante, le transperça de part en part. Il s’agrippa à l’étagère pour résister à l’impulsion qui lui commandait de l’empoigner par les cheveux et de la projeter de toutes ses forces contre la cloison. Un hurlement terrifiant s’échappa de sa gorge. Ses genoux tremblaient, frappaient les tempes, les bras, les épaules d’Ellula, mais elle resta accroupie entre ses jambes, effrayée, les larmes aux yeux, la bouche pleine de ce bout de chair qui refusait de grandir, les mâchoires douloureuses, levant de temps à autre les yeux sur les grosses mains qui tournoyaient autour d’elle comme des rapaces ivres de colère, qui pouvaient à tout moment s’abattre sur elle et lui briser les os du crâne. Il agrippa soudain une mèche d’Ellula et la repoussa avec une telle brutalité qu’elle crut entendre craquer ses vertèbres. Il se releva et la tira par les cheveux sur quelques mètres. Poupée désarticulée, elle heurta violemment l’étagère basse, tomba sur le plancher métallique, entrevit le visage d’Abzalon déformé par la haine, un masque funeste et grimaçant de démon. Envahie d’une peur immense, elle n’éprouvait aucun regret, elle était allée aussi loin que le lui ordonnait son devoir d’épouse. L’ordre cosmique ne lui avait pas permis de réconcilier Abzalon avec lui-même, mais il choisissait l’heure et la manière, et elle se conformait à sa volonté, non pas avec la résignation des épouses kroptes mais comme une femme libre, consentante. Elle ne pleurait pas sur elle-même ni sur les chocs qui lui meurtrissaient le cou, les hanches, la poitrine et les jambes, mais sur lui, sur l’homme blessé qui refusait d’être aimé. Il la souleva comme une brindille, la tint à bout de bras pendant un temps qui s’étira indéfiniment, poussant des gémissements qui ressemblaient à des vagissements de nouveau-né. Elle lui posa alors la main sur le front, un geste de pardon. Il se tendit pour la catapulter contre la porte, hésita, vacilla, libéra un long cri de désespoir, puis il se dirigea vers la couchette où il la reposa et se laissa choir sur le plancher, la tête entre les mains.
Pendant de longues minutes, elle demeura allongée sur la couchette, couverte de sueur, incapable d’esquisser le moindre geste, tandis que le silence de la cabine s’emplissait des sanglots d’Abzalon. Elle décida de ne pas permettre au sentiment d’échec de s’installer entre eux, se secoua, l’invita à la rejoindre d’une pression de la main sur l’épaule. Il tourna vers elle un visage bouleversé et vint docilement s’étendre à ses côtés.
Elle déploya toute sa sensibilité, toute sa tendresse lors de sa deuxième tentative. La crise qui le secoua alors fut moins longue et surtout moins violente que la précédente. Il se tordit de douleur sur la couchette, griffa la cloison, mais n’essaya pas de fuir ni ne chercha à la frapper. Attentive à ses réactions, elle s’interrompit lorsqu’il fut sur le point de franchir le seuil intolérable de la souffrance et le laissa se reposer. Elle revint à la charge un peu plus tard avec la même douceur, avec la même détermination. Elle l’embrassa, lui lécha le visage, aventura sa bouche et ses mains sur son torse, sur son ventre, eut la sensation que sa peau rugueuse s’était relâchée, assouplie. Ses caresses ne déclenchèrent plus que de brèves convulsions, des répliques décroissantes de la colère qui avait failli les emporter tous les deux. Il transpirait en abondance et ses plaintes sourdes exprimaient autre chose que la souffrance. Elle surmonta son épuisement, la lourdeur de ses membres, la crispation de ses mâchoires pour persévérer, d’autant qu’il lui semblait percevoir d’infimes soubresauts dans la chair flasque qui lui distendait la bouche. Il ne bougeait plus, ne respirait plus, comme s’il craignait de dissiper par un mouvement maladroit la magie de l’instant. Car son sexe se gorgeait peu à peu, c’étaient maintenant des ondes de plaisir, encore ténues, encore fragiles, qui se diffusaient dans son bas-ventre.
Gagnée par les crampes, tétanisée, suffocante, secouée de spasmes, Ellula avait perdu le contrôle de ses gestes. Elle abandonna, se recula, rouvrit les yeux, ne put retenir une exclamation de surprise. À quelques centimètres de ses yeux se dressait un aiguillon luisant, imposant, intimidant, aussi droit et lisse que le reste du corps d’Abzalon était granuleux et tordu.
« Tu as réussi, Abzalon ! » s’écria-t-elle, riant et pleurant en même temps.
Elle oublia sa fatigue, l’enlaça, l’embrassa. Il riait et pleurait également, la tête relevée et penchée vers l’avant pour mieux contempler le chef-d’œuvre.
Ils restèrent enfermés dans la cabine durant une période équivalente à une semaine, se levant seulement pour ramasser les plateaux-repas déposés devant leur porte par des visiteurs d’abord inquiets puis, avertis par les bruits qui traversaient les cloisons métalliques, rassurés et hilares.
« Ainsi donc, vous n’avez pas résisté à l’appel du misérable tyran qui vous pend entre les jambes ! grommela le moncle Gardy.
— Certaines pulsions sont plus fortes que les nanotecs et le conditionnement réunis », répliqua son interlocuteur.
Le vieil ecclésiastique referma soigneusement la porte du minuscule réduit qui lui tenait lieu de laboratoire et remit la clef dans la poche de sa robe noire.
« Le mariage est la meilleure manière de passer inaperçu », ajouta le visiteur.
Le moncle Gardy s’assit à son bureau et rangea son nécessaire d’écriture. Avant de refermer son journal, il jeta un coup d’œil sur une page surchargée de ratures et haussa les épaules.
« La communication télémentale me serait plus utile que l’écriture, marmonna-t-il en classant le cahier dans un tiroir. Je n’aime pas dépendre d’un hasardeux.
— Je suis un pur clone ! protesta son vis-à-vis. Mes parents se sont convertis à la religion du Moncle.
— Un clone qui laisse une grande place au hasard, qui se hâte de disperser ses gènes avec une hasardeuse.
— Une Kropte. Mais elle n’est pas enceinte, moncle. Je crains fort que mon sperme ne souffre d’insuffisances génétiques. Il est difficile à un clone de procréer par les voies naturelles. En revanche, la source de l’amour et du plaisir n’est pas encore tarie. »
Le masque impénétrable du moncle Gardy se plissa légèrement, signe chez lui de désapprobation.
« Je suppose que vous n’êtes pas venu me voir pour m’entre-tenir de vos coucheries. Êtes-vous sûr que vous n’avez pas été suivi, au moins ?
— Un jeu d’enfant. Le monstre de la coursive basse file le parfait amour avec sa belle. Je m’arrange de temps à autre pour leur porter leurs repas. J’ai reçu deux communications récemment… »
Le visiteur s’interrompit et considéra l’ecclésiastique d’un air narquois. À chacune de leurs entrevues, il sautait sur l’occasion de lui démontrer la supériorité que lui conférait son statut de communicant. Sans lui, sans ses confrères mentalistes, L’Estérion ne serait qu’un vaisseau voguant dans l’espace sous le seul contrôle de ses RP, des robots pilotes d’un nouvelle génération dont les techniciens n’avaient pas eu le temps de contrôler la fiabilité. Lui était bourré de nanotecs qui contenaient les instructions de pilotage en cas de panne et bien d’autres fonctionnalités qu’il ne connaissait pas encore.
« Deux communications, disiez-vous, le relança le moncle, ravalant son orgueil.
— La première émane du nouveau pouvoir estérien, répondit le visiteur, satisfait de cette maigre victoire. Nos supérieurs, là-bas, souhaitent prolonger l’expérience même si elle ne correspond pas à ce qu’ils en attendaient.
— Leur avez-vous précisé que nous courons le plus grand risque de répandre les germes du hasard sur le nouveau monde ?
— Il m’ont répondu qu’il nous restait cent seize ans de voyage pour inverser la tendance.
— Leur avez-vous parlé de la trahison du moncle Artien ?
— Vous êtes son supérieur par l’expérience et par l’âge, il vous revient donc de résoudre le problème.
— Pas facile, il se terre depuis trois ans dans les quartiers des deks. Mais c’est un enragé de la plume et il viendra un jour ou l’autre reprendre son nécessaire d’écriture.
— Je peux lui régler son compte. »
Le moncle Gardy contempla pendant quelques secondes la tache de lumière dessinée par l’applique sur la cloison grise. Il sembla au visiteur que les draps et couverture de la couchette n’avaient pas été défaits depuis bien longtemps, comme si l’occupant des lieux n’éprouvait plus le besoin de dormir.
« Ne prenons pas ce risque, reprit l’ecclésiastique. Imaginez qu’on vous surprenne : on vous exécuterait et j’aurais perdu mon seul contact avec Ester.
— Vous me sous-estimez, moncle. Je sais parfaitement me montrer aussi discret qu’un serpensec du désert intérieur du continent Nord. »
Le moncle Gardy en appela à tout son contrôle pour ne pas trahir le trouble dans lequel le jetaient les paroles du visiteur. Il scruta son interlocuteur pour tenter d’y déceler une intention, une indication, mais la lumière vive de l’applique devant laquelle se tenait ce dernier formait un contre-jour et rendait son visage indéchiffrable. Pourtant, cette allusion au serpensec, un reptile noir et long de deux centimètres dont le venin tuait en moins de cinq secondes, ne pouvait pas être une coïncidence.
« Je n’en doute pas, articula-t-il d’une voix neutre. Mais, puisque vous me contraignez à préciser les choses, je représente l’Église dans L’Estérion et je considère que cette tâche m’incombe.
— Comme vous voulez. N’oubliez pas cependant que je ne suis pas le seul mentaliste dans ce vaisseau.
— Qui sont les autres ?
— Je ne les connais pas. Pas encore. Et, d’ailleurs, ils ne se connaissent pas nécessairement eux-mêmes : l’Hepta en a programmé quelques-uns à leur insu, avant ou pendant leur incarcération à Dœq.
— Mais ceux-là, à qui obéiront-ils ? »
Le visiteur haussa les épaules.
« Tout dépendra de l’issue de la guerre technologique que se livrent les manipulateurs du nouveau pouvoir estérien et ceux du Sexta-libre. De chaque côté ils s’efforcent d’implanter de nouvelles données, d’effacer ou de reprogrammer les nanotecs. Les miennes reçoivent des impulsions contradictoires. Aujourd’hui je vous parle en allié, demain on m’ordonnera peut-être de vous éliminer.
— Je ne suis pas de ceux qu’on élimine facilement… »
Le moncle Gardy crut discerner un sourire sur le visage de son vis-à-vis.
« Un nouveau problème commence à se poser : la distance. Il semblerait que la pensée soit elle-même confrontée aux difficultés de l’espace-temps. Cela ne se traduit pas en termes de décalage temporel, comme la lumière, mais par la qualité de l’émission et de la réception, un peu comme les ondes magnétiques. En gros, les émetteurs et les récepteurs manquent de puissance. J’estime que nous serons définitivement coupés d’Ester dans une dizaine, peut-être une quinzaine d’années, à moins que d’ici là les techniciens n’aient réussi à mettre au point des amplificateurs télémentaux, des sortes de télescopes de la pensée. Les deux camps ont engagé une course de vitesse qui porte à la fois sur la réalisation de ces amplificateurs et sur la reprogrammation des nanotecs des agents.
— Si je comprends bien, nous risquons un jour ou l’autre de nous retrouver livrés à nous-mêmes.
— Les passagers de L’Estérion le sont déjà, moncle. L’individu est aisément contrôlable, le groupe bien moins. Les interactions humaines multiplient les combinaisons, les probabilités. Comment prévoir, ainsi, que plus de huit cents femmes kroptes déserteraient leurs quartiers pour passer chez les deks ? Comment prévoir qu’elles seraient unies à ces mêmes deks par un moncle ?
— L’échec des mentalistes… commença l’ecclésiastique.
— Est également le vôtre ! coupa le visiteur. Ni l’ancien Hepta ni l’Église ne sont parvenus à vaincre le hasard, leur ennemi commun. Vous avez essayé de le combattre par la sélection génétique, nous nous sommes efforcés d’éradiquer les aspects irrationnels du comportement humain et dérivé, mais certains éléments nous ont échappé, à vous et à nous. Votre moncle Artien est un pur produit de vos éprouvettes, et pourtant il semble attiré par la diversité génétique comme un insecte par la lumière. »
Le moncle Gardy se releva et fit quelques pas en direction de la porte, les mains derrière le dos, la tête rentrée dans les épaules. Il paraissait sur le point de s’effondrer à tout moment, comme un arbre creux ployant sous le poids de ses branches. Cependant, le visiteur ne se laissait pas abuser par les apparences : une énergie farouche animait le représentant de l’Église, qui non seulement lui donnait une vigueur surprenante mais en faisait également un être agissant, dangereux. Son eau d’immortalité pouvait prolonger ses fonctions biologiques pendant encore cinquante ou soixante ans, voire plus, et il était tellement pénétré de l’importance de sa mission qu’il ne se résoudrait jamais à passer le relais aux aspirants, ravalés au simple rang de serviteurs ou de cobayes, que son esprit resterait tendu vers un but qui deviendrait de plus en plus obsessionnel.
« Vous avez parlé d’une deuxième communication, reprit le vieil ecclésiastique en se retournant et en posant un regard impénétrable sur le visiteur.
— Personnelle. Vous savez, la mentaliste avec laquelle j’ai eu des relations très… irrationnelles.
— Une manie chez vous !
— Quelque chose a dû se passer dans mon éprouvette ! Ma correspondante souffre de mon absence, au point qu’elle prend tous les risques pour me contacter. De mon côté je me console avec mon épouse : les femmes kroptes ont des ressources insoupçonnées. Elles ont été sevrées d’amour pendant des siècles et elles se donnent comme si leur vie en dépendait.
— Épargnez-moi ce genre de détails, je vous prie !
— Je vous épargnerai en ce cas l’ensemble de la communication. Je me bornerai à vous dire que des vagues de répression de plus en plus dures déferlent sur Ester, que le Sexta-libre organise la résistance, que les puits bouillants se sont subitement réveillés et ont fait pleuvoir un déluge meurtrier sur le continent Nord.
— Rien d’autre ?
— Une dernière chose peut-être : des millions d’hommes et de femmes se sont rassemblés dans les rues et sur les places des principales métropoles du Nord pour protester contre le tout nouveau décret impérial interdisant la conception naturelle. Ils ont tous été exterminés. Il ne sera pas facile d’extirper l’aspiration au hasard dans l’esprit humain. »
Sur ces paroles, le visiteur s’inclina et se retira. Le moncle Gardy attendit qu’eût décru le bruit de ses pas pour s’enfermer dans le placard minuscule qu’il avait aménagé en microlaboratoire. L’entrevue avec le visiteur ayant dissipé ses derniers doutes, le temps était pour lui venu de réveiller sa légion.
Kephta et deux femmes se présentèrent à l’appartement d’Eshan, revêtues de robes et de coiffes ornées de rubans. On les avait exceptionnellement autorisées à sortir de leur cabine pour aller chercher le marié. En l’honneur d’Eshan Peskeur, le commandant de l’armée kropte, on avait exhumé la tradition qui voulait que les mères conduisent leurs fils jusqu’à la porte du temple où se déroulait l’office, en l’occurrence jusqu’à l’entrée de la place octogonale du niveau 10. Elles devraient ensuite abandonner la place aux patriarches et regagner leur logis, escortées par des soldats. Il serait permis à une seule femme de rester en compagnie des hommes, la future épouse.
« Tu n’es pas encore prêt, Eshan ? » s’étonna Kephta.
Il se rendit alors compte qu’il n’avait pas passé sa chemise. Il posa un regard froid sur sa mère. Il trouvait particulièrement ridicules sa robe jaune et serrée à la taille qui glorifiait sa corpulence, sa coiffe de dentelle blanche qui soulignait l’empâtement et la mollesse de son visage. Les deux autres, des femmes âgées qu’il avait autrefois aperçues dans les coursives, lui firent l’effet de branches desséchées. Ce mariage tramé par sa mère lui apparaissait comme une odieuse tentative de ramener un semblant de vie dans un monde mort.
Elle voulut l’aider à se vêtir, mais il ne supportait plus le contact de ses mains et il la repoussa sans ménagement.
« Quelque chose ne va pas ? » s’inquiéta Kephta.
Elle lui avait pourtant trouvé une épouse digne de son rang, une Kropte issue d’un bonne famille, elle s’était démenée auprès des patriarches et des eulans afin que lui soit alloué, au niveau 5, un spacieux appartement de quatre chambres dans lequel il avait emménagé depuis quelques jours.
Il grommela quelques mots inintelligibles puis il enfila sa chemise, posa son chapeau sur sa tête, écarta d’un geste rageur les extrémités du ruban bleu qui lui tombaient dans le cou. Il décelait des lueurs de réprobation dans les yeux des deux femmes âgées. Elles semblaient porter sur lui un jugement qui allait bien au-delà de son comportement avec sa mère.
Une dizaine de soldats les attendaient dans la coursive, armés de leurs piques, de leurs épées et de leurs boucliers. Dérisoires étaient leurs armes, leurs uniformes, leur vénération, aussi dérisoires que la bataille contre une poignée de deks qui lui avait conféré ses titres de gloire, aussi dérisoires que les anciennes coutumes des grands domaines du continent Sud qu’on s’obstinait à perpétuer dans un espace métallique et confiné. Eshan concevait des doutes sur sa capacité à honorer la jeune Kropte soumise et dodue qu’on s’apprêtait à pousser dans ses bras. Elle se prénommait Elona, il l’avait rencontrée à trois reprises et il n’avait éprouvé pour elle qu’une indifférence teintée d’agacement. Elle n’était pas laide, l’or de sa chevelure s’associait à la générosité de ses hanches et de sa poitrine pour ajouter un soupçon de sensualité à un visage et un corps ordinaires, mais sa voix haut perchée, presque criarde, sa conversation insipide, hachée de petits rires de gorge avaient grandement irrité le promis, qui avait failli tourner les talons et l’abandonner à ses ruminations comme une yonaka dans son enclos.
Il s’était également contenu pour ne pas traverser ce minuscule océan bouillant qu’était la cuve. Il était ressorti mortifié de son entrevue avec Ellula et il avait conçu le projet de l’enlever pour la contraindre à l’aimer. Mais quelque chose l’en avait dissuadé, la crainte d’un nouveau refus peut-être, ou encore cette tendance à l’atermoiement qui l’avait déjà empêché de s’enfuir avec elle quelques années plus tôt.
Les rares hommes et enfants mâles qu’ils croisèrent dans la coursive agitèrent leur chapeau, un sourire entendu sur les lèvres. Ils empruntèrent l’étroit escalier en colimaçon qui montait au domaine 6. Débouchant en tête sur le palier supérieur plongé dans l’obscurité, Eshan faillit heurter deux femmes qui obstruaient le passage. De fort méchante humeur, il leur demanda ce qu’elles fabriquaient en dehors de leurs appartements, puis, avant qu’elles n’aient eu le temps de se justifier, il se rendit compte qu’elles marchaient à tâtons. Il les examina, discerna les cavités béantes sous leurs sourcils, comprit qu’elles faisaient partie du groupe des ventres-communs, ces femmes que, trois ans plus tôt, les soldats avaient reprises avant qu’elles ne franchissent les sas. On leur avait brûlé les yeux afin que leur regard ne se pose jamais plus sur le peuple qu’elles avaient trahi et on les avait logées au niveau 20, dans l’ancien domaine des ventres-secs. L’eulan Paxy les avaient déclarées « ventres-communs », du nom de la coutume qui avait régi la vie des prostituées dans des temps très anciens. N’importe quel homme célibataire ou trop jeune pour envisager le mariage pouvait disposer d’elles à sa guise. Eshan lui-même et plusieurs de ses officiers, mariés ou non, s’étaient invités à plusieurs reprises au niveau 20 pour s’amuser avec ces proscrites dont l’infirmité engendrait des situations cocasses. La première fois que sa bande de soudards et lui-même s’étaient introduits dans leur domaine, elles avaient pris peur, s’étaient cognées comme des alviolas affolées sur les cloisons, sur les portes, sur les montants des couchettes. Ils en avaient soumis quelques-unes à tous leurs caprices. Eshan n’en avait retiré aucune fierté mais, au moins, cela lui avait permis de ne plus penser à Ellula, au gâchis de sa vie.
Les deux ventres-communs se plaquèrent contre la cloison pour lui céder le passage, mais il ne bougea pas, pétrifié, harcelé par les remords. Leurs yeux morts le regardaient au fond de sa conscience, selon l’expression d’Ellula. L’obscurité était devenue leur royaume et, puisqu’elles n’étaient plus trompées par les apparences, elles voyaient mieux que les autres la noirceur de son âme.
« On t’attend au temple, Eshan ! » s’impatienta Kephta.
Les deux ventres-communs attendaient, terrorisées. Il se rendit compte que l’une d’elles était enceinte, peut-être de lui. Leurs enfants leur étaient systématiquement arrachés, et on les apercevait parfois dans les coursives, immobiles, attentives aux vagissements des nourrissons, ignorant que, comme dans les temps très anciens, les patriarches jetaient les fruits de leurs entrailles dans les grands vide-ordures placés à chaque extrémité des coursives.
« Eshan ! répéta Kephta.
— Vous êtes trop pressée de me marier avec quelqu’un qui vous ressemble, ma mère ! » cracha Eshan.
Il se retourna, retira son chapeau, arracha le ruban bleu, le roula en boule et le lança sur Kephta. Les rides des deux accompagnatrices de sa mère se creusèrent de surprise et d’indignation. Un peu plus bas, les soldats demeurèrent impassibles.
« Eshan…
— Je la détesterai comme je vous déteste aujourd’hui. Comme je déteste les Kroptes et leurs stupides coutumes ! Comme je me déteste ! » Sa voix gonflée de colère et de tristesse flotta un long moment dans la coursive du niveau 6. « Trouvez donc un autre reproducteur pour la yonaka que vous avez sélectionnée ! »
Kephta tomba à genoux sur la première marche de l’escalier et agrippa les jambes de son fils.
« Je n’ai jamais oublié Ellula, ma mère, poursuivit-il en la couvrant d’un regard haineux.
— Je ne le savais pas, balbutia la grosse femme.
— Vous le saviez, mais vous aviez peur d’elle, de ce qu’elle représentait.
— Je te demande pardon, pardon, pardon… » La voix de Kephta n’était plus qu’une succession de gémissements et de sanglots. « Nous organiserons une expédition pour aller la chercher, elle deviendra ta deuxième épouse, ta première si tu veux. »
Du pied, il la frappa sans ménagement sur les épaules et les bras pour la contraindre à le lâcher, puis, lorsqu’elle se fut affalée de tout son long sur le plancher, il s’en écarta avec la même vivacité qu’un charognin devant l’ombre d’un aro.
« Trop tard, mère. J’ai ouvert la porte du malheur, je dois maintenant la refermer. »
Il contourna les ventres-communs figées contre la cloison et s’éloigna en courant dans la coursive.
« Rattrapez-le ! » s’égosilla Kephta.
Les soldats ne réagirent pas. Ils obéissaient aux ordres des officiers et des eulans, pas aux braillements d’une mère hystérique.
Eshan contempla un long moment le ciel étoilé par le hublot ovale. Il avait découvert ce minuscule sas deux ans plus tôt, après avoir extirpé les énormes rivets d’une trappe qui donnait sur une succession d’échelles et de passerelles également protégées par des trappes fixées au plancher et dont les rivets étaient à moitié descellés. Au fond d’un passage étroit, il était tombé sur une porte ronde munie d’un hublot et avait compris qu’il suffisait d’appuyer sur le bouton inséré dans la cloison pour en déclencher l’ouverture.
Il avait longtemps hésité devant le champignon de couleur rouge, craignant de provoquer une catastrophe, puis il avait pris la décision de s’en entretenir avec le vieux moncle malgré la méfiance et la répugnance que lui inspirait ce dernier. Le robe-noire lui avait précisé qu’il avait probablement découvert un sas de secours, une pièce tampon entre l’extérieur et l’intérieur du vaisseau, destinée à une éventuelle réparation ou à une évacuation d’urgence. Le moncle avait ajouté qu’il n’avait pas besoin de prendre de précautions particulières tant qu’il n’actionnerait pas le mécanisme de la deuxième porte, celle qui débouchait directement sur le vide.
« Bien que n’étant pas spécialiste des engins spatiaux, je pense que les deux portes sont de toute façon coordonnées, c’est-à-dire que la deuxième refusera de coulisser tant que la première ne se sera pas hermétiquement refermée. Une dépressurisation brutale risquerait en effet de causer d’irréparables dommages au vaisseau. À moins que vous en ayez assez de la vie, je vous déconseille fortement toute promenade dans l’espace : en deux secondes, vous vous retrouveriez à soixante mille kilomètres de L’Estérion. »
Eshan s’était introduit à trois reprises dans le sas, avait collé son visage au hublot de la porte extérieure et avait admiré le ciel étoilé, légèrement voilé par le halo bleuté du bouclier protecteur du vaisseau.
Ce ciel qu’il n’avait pas contemplé depuis une éternité.
Saisi de vertige, il avait dû déployer toute sa volonté pour ne pas actionner le mécanisme de la deuxième porte, pour ne pas se jeter dans cet océan de ténèbres qui lui promettait l’oubli.
Une veilleuse déposait sa lumière orangée sur les cloisons et le plancher lisses. Son regard heurta le bouton, plus petit et noir celui-ci.
« Ellula… »
Avec elle, il aurait accompli des merveilles. Il eut l’impression qu’elle se tenait à ses côtés, qu’elle l’encourageait d’un sourire chaleureux. Son index se dirigea par mégarde vers le bouton. Une voix vibrante retentit, qui glissa sur lui comme de l’eau sur le poil d’un yonak. Quelqu’un lui demandait s’il avait pris toutes ses précautions et l’informait que le panneau extérieur se refermerait automatiquement dans les cinq secondes après sa sortie.
« Ellula. »
Le bouton s’enfonça sans résistance, la porte coulissa, le silence de l’espace envahit le réduit minuscule. Aspiré par le vide, Eshan Peskeur eut la fugitive impression d’embrasser l’infini.