De tous les courants philosophiques, réformistes ou religieux qui ont traversé l’histoire d’Ester, le mouvement mentaliste reste probablement le plus méconnu. D’origine clandestine, il s’est lentement développé dans l’ombre et n’est que tardivement apparu à la lumière, approximativement au XVe siècle de l’ère monclale. Je présume qu’il a été fondé pour lutter contre un double extrémisme, le premier représenté par ce qu’on pourrait appeler le « tout-clonage », le second illustré par le « tout-humain », autrement dit par le Moncle et les Kroptes. Il a essayé de réunir en lui les deux tendances, de tirer le meilleur profit de l’une et de l’autre, de réaliser une synthèse : il comptait dans ses rangs des membres issus de l’éprouvette et conçus par les voies naturelles.
Des intentions nobles animaient ses fondateurs – qui étaient-ils ? Les disciples d’Eulan Kropt qui avaient refusé de suivre leur prophète sur l’océan bouillant et s’étaient établis sur le littoral ? Les rejetons d’unions mixtes entre clones et humains ? Ils estimaient en tout cas que les conflits naissent de l’ignorance, que l’étude et la maîtrise de la psychologie permettent aux uns et aux autres de vivre, sinon dans l’harmonie, du moins dans un bon voisinage. Ils explorèrent donc les arcanes de ce mental qui agite sans cesse la surface de l’esprit comme les vagues de l’océan bouillant et qu’actionnent des mécanismes cachés, des courants sous-marins. Ils recherchèrent les causes profondes des haines et des peurs, tentèrent d’éliminer de leur comportement les « scories irrationnelles », de lutter contre cette perte d’énergie et d’efficacité qu’engendrent les émotions. Ils exploitèrent les nouvelles possibilités offertes par la technologie, s’intéressèrent aux nanotecs, ces substituts cérébraux qui avaient le mérite d’être fiables, contrôlables, et qui leur ouvraient un formidable champ d’investigation. C’est ainsi qu’ils développèrent leurs facultés analytiques et qu’ils découvrirent la télécommunication (à laquelle l’Église monclale riposta par l’apologie de l’écrit). Les héritiers des premiers mentalistes devinrent peu à peu les interlocuteurs privilégiés des gouvernements estériens : on les recherchait non seulement pour l’extrême précision de leurs observations, pour la qualité de leurs prévisions, mais également pour leur pouvoir de manipulation sur les masses. Ils œuvrèrent pendant des siècles dans les coulisses, dans l’ombre des personnalités estériennes, hommes politiques, généraux, conseillers, scientifiques, responsables religieux qui cherchaient à contrecarrer l’influence grandissante du Moncle, tissèrent une toile où tout ambitieux venait systématiquement s’engluer. Cette poignée d’aventuriers de l’esprit s’enrichit progressivement de nouveaux membres, constitua un groupe de plus en plus important qui, sous la férule de Kern Atoral et de six de ses proches, s’organisa sous la forme du mouvement que nous connaissons actuellement – que nous connaissions avant le départ de l’Estérion. Dès lors, la hiérarchie adopta une structure pyramidale en haut de laquelle se tenait l’Hepta, composé de sept membres permanents qui choisissaient et instruisaient eux-mêmes leurs successeurs. Venaient ensuite les mentiaires, des membres sédentaires chargés du recrutement, de l’administration et de l’enseignement. Les régiaires occupaient le rang inférieur et régnaient sur une nombreuse population d’agents et de correspondants.
Vers le XVe siècle donc, le mouvement mentaliste sortit de la clandestinité, établit son siège à Vrana, s’affirma comme une force avec laquelle il fallait dorénavant compter. Il se détourna du projet initial de ses fondateurs, l’amélioration du comportement, pour se transformer en une redoutable machine à conquérir le pouvoir. La rumeur voulait que certains dirigeants du Nord fussent issus de ses rangs, comme le prémiaire Hajek ou le grand conseiller Marchulaïdis. L’utilisation excessive des nanotecs métamorphosa certains de ses adeptes en technotypes, en mutants. L’Hepta céda régulièrement à la tentation de reprogrammer ses agents à distance, de les contraindre à exécuter des ordres qu’ils auraient refusés s’ils avaient disposé de leur libre arbitre. Les agents manipulés eurent par exemple une influence prépondérante dans le conflit entre Ester et ses satellites. Ils firent probablement davantage de morts parmi les civils que les armées régulières.
Le mouvement commit cependant une erreur propre à tous les groupements en extension : entraîné par son élan, il entreprit d’exercer une domination hégémonique sur le continent Nord. À partir de cet instant, les autres corps constitués cessèrent de le considérer comme un partenaire pour le traiter en ennemi. Il représentait en particulier une menace pour l’Eglise monclale qui, poursuivant elle-même le projet de prendre le contrôle d’Ester et des satellites, prépara soigneusement sa riposte…
[Quatre lignes illisibles.]
…de quelques membres de l’Hepta qui prirent conscience de la dérive du mouvement et tentèrent de renouer avec le modèle des origines. Mald Agauer fit partie de ceux-là. Ce fut elle qui imposa la présence des deks et des Kroptes à bord de l’Estérion, elle qui sélectionna les agents, elle qui organisa l’embarquement du Qval. Elle s’évertua à réunir toutes les conditions propices à la réussite du voyage et créa, dans le même temps, un mouvement parallèle qui s’établit sur les glaces éternelles du péripôle. Avec l’aide de la dernière tribu kropte et des Qvals de l’océan bouillant, elle prépara le deuxième départ, elle réunit les techniciens et les matériaux nécessaires à la construction d’une nouvelle arche baptisée l’Agauer, rassembla autour d’elle tous les êtres qu’elle jugea dignes d’être sauvés de la destruction. Mais, après avoir anéanti le mouvement mentaliste, après avoir mis en place ses propres manipulateurs, le Moncle n’eut de cesse d’éliminer ces germes de révolte qui menaçaient son pouvoir. Pendant près de trois siècles, Mald Agauer, puis Lill Andorn, sa remplaçante, déjouèrent inlassablement les manœuvres des légions de l’Eglise…
[Trois lignes illisibles.]
À ceux qui se poseraient la question de savoir d’où je tiens ces renseignements, je répondrai que ni l’espace ni le temps ne sont des obstacles à la véritable communication.
Verna Zalar traversa à petits pas la galerie principale de la cité de glace. Âgée maintenant de trois cent dix ans, elle jouissait d’une excellente santé grâce aux nanotecs correctrices et aux contacts quotidiens avec les Qvals. Seules la lenteur de ses mouvements et une coordination parfois difficile entre son cerveau et son corps trahissaient son extrême vieillesse. Elle avait si souvent emprunté ce passage qu’elle ne prêtait plus attention aux rosaces dentelées et translucides de la voûte, teintées de pourpre par les rayons rasants de l’A. Elle s’était aussi habituée au froid qui régnait quinze mois sur quinze au péripôle, au point qu’elle ne portait jamais de vêtements dans sa chambre, qu’elle endurait sans la moindre difficulté des températures qui descendaient certains mois d’hiver à moins soixante-dix degrés.
Verna avait passé pour l’occasion une longue robe et des bottines de peau de sospho, un petit mammifère marin qui avait la particularité de s’échouer sur la banquise pour mourir hors de l’eau, son élément habituel. Cette ultime offrande représentait une véritable manne pour le petit groupe rassemblé autour de Lill Andorn. Les sosphos avaient comme seul inconvénient de répandre une suffocante odeur de graisse qui évoquait le quartier des tanneurs de Vrana. Les Kroptes nourrissaient la communauté avec leur chair, prévenaient les gerçures avec leur huile, taillaient des vêtements et des couvertures dans leur peau, fabriquaient des armes et des outils avec leurs os.
Une fillette avait prévenu Verna quelques minutes plus tôt que Lill Andorn souhaitait la rencontrer de toute urgence. Elle se dirigea vers la chambre de la prima, s’arrêta devant la tenture qui remuait doucement au gré des souffles d’air, puis, traversée par une subite envie d’aller jeter un coup d’œil à l’Agauer, se remit en marche, longea le réfectoire, déboucha sur la place centrale étayée par des piliers de glace, emprunta l’étroite galerie descendante qui conduisait au hangar.
Quelques têtes se tournèrent dans sa direction lorsqu’elle pénétra dans l’immense salle creusée au cœur de la glace. Sigmon, le technicien en chef, un homme qui n’avait pas encore atteint ses cent ans et qui, lui, portait une épaisse combinaison fourrée pour se protéger du froid, vint à sa rencontre, la salua d’un sourire chaleureux et désigna le vaisseau d’un mouvement de menton.
« Belle pièce, n’est-ce pas ? »
L’appareil n’avait pas grand-chose à voir avec L’Estérion, du moins tel que Verna se le remémorait. Posé sur un gigantesque socle métallique, c’était un bloc monolithique qui avait une vague forme de cône avec, sur les côtés, deux parties symétriques et renflées. Elle ne distinguait rien d’autre que les points sombres des minuscules hublots sur le fuselage empourpré par la lumière mourante de l’A. Seuls une dizaine de techniciens s’affairaient autour de l’Agauer. On était loin de l’agitation bruyante qui avait présidé à l’assemblage des divers éléments de sa structure. D’une hauteur de quatre-vingts mètres et d’une largeur à la base de cent, il paraissait dérisoire en comparaison de L’Estérion, ce monstrueux insecte de plusieurs kilomètres que Verna avait eu l’opportunité de contempler depuis une navette intersat.
« Quand sera-t-il achevé ? » demanda-t-elle.
Elle connaissait la réponse à cette question, mais elle voulait s’assurer que tout se déroulait conformément à ses prévisions.
« Il ne nous manque que le voleur de temps, dit Sigmon. S’il nous est livré dans les délais prévus, nous pourrons décoller dans quatre mois.
— C’est long », soupira-t-elle.
Il haussa les épaules.
« Sans voleur de temps, nous risquerions de nous perdre dans l’espace…
— D’après nos correspondants du Nord, le gouvernement de l’Un prépare une opération d’envergure, et je doute fort qu’elle soit dirigée contre la coalition des satellites.
— Vous voulez dire que… ? »
Verna acquiesça d’un hochement de tête qui fit frissonner ses longs cheveux blancs.
« Les dioncles nous ont peut-être localisés. Nous avons réussi à les aiguiller sur de fausses pistes pendant près de deux siècles et demi, mais ces oiseaux de proie font preuve d’une remarquable ténacité.
— Nous ne nous mêlons pourtant pas de leurs affaires ! gronda Sigmon.
— Nous symbolisons ce qu’ils détestent le plus : la flamme minuscule de la liberté. Qui doit vous livrer le voleur de temps ?
— Un réseau de contrebandiers du Voxion.
— Sont-ils fiables ? »
Les lèvres de Sigmon s’étirèrent en une moue dubitative.
« On ne sait jamais avec ces gens-là. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir quitter Ester, et ils auront peut-être la tentation de se vendre au plus offrant. Sans compter le risque d’arraisonnement par les légions volantes du Moncle.
— Eh bien, il ne nous reste plus qu’à espérer que vous avez misé sur les bons yonaks. Tenez-moi au courant quoi qu’il arrive. »
Sigmon s’inclina, remonta le col de sa combinaison et retourna converser avec les autres techniciens regroupés près du socle. Verna les observa pendant quelques secondes : les uns étaient originaires des deux continents d’Ester, d’autres du Voxion, ils avaient subi de nombreux contrôles destinés à mesurer leurs aptitudes mentales et physiques, ils étaient passés à l’épreuve de vérité des Qvals, mais l’esprit humain se recouvrait d’un voile de plus en plus opaque au fur et à mesure qu’on essayait d’approcher son mystère, et l’Église monclale était passée experte dans l’art et la manière d’infiltrer les réseaux clandestins.
Verna embrassa d’un large regard le hangar, les murs de glace enrobés de givre, le plafond étayé par des chevrons métalliques, percé tous les vingt mètres de bouches d’aération, hérissé de stalactites qui grossissaient d’année en année, le sol souillé par les incessants déplacements des techniciens et des ouvriers, les diverses machines magnétic qui avaient servi à la construction de l’Agauer, les feuilles métalliques, les segments des câbles, les bouts de tuyaux amoncelés dans un coin. Elle songea qu’ils avaient peut-être perdu la course de vitesse engagée contre les dioncles de Vrana et elle fut envahie d’une détresse qu’elle n’avait pas ressentie depuis la mort d’Orgal, la même impression d’un monde qui s’écroulait, le même sentiment de gâchis, d’échec. Elle se souvint que la prima l’attendait et chassa résolument sa tristesse.
« Vous avez mis le temps, fit Lill lorsqu’elle s’introduisit dans sa chambre.
— Je suis allée voir Sigmon, répondit Verna en s’asseyant sur le fauteuil de peau dressé au pied du lit de la prima. Nous ne pouvons pas couper au délai supplémentaire de quatre mois. »
Lill leva lentement la tête, la seule partie de son corps qu’elle fût encore en mesure de bouger. Paralysée depuis maintenant près de trente ans, elle s’obstinait à vivre pour accomplir la tâche que lui avait confiée Mald Agauer. Sa chevelure d’un blanc immaculé se confondait avec la peau d’aro polaire qui la recouvrait des pieds au menton. Le regard de Verna se posa sur le visage de la prima, la seule tache de couleur de la pièce avec les cercles mordorés déposés par les rayons de l’A.
« Quatre mois, répéta la visiteuse, incapable de soutenir le regard noir et pénétrant de Lill. Les dioncles ont largement le temps de nous expédier leurs légions volantes s’ils apprennent que…
— Quand donc vous déciderez-vous à vous débarrasser de vos peurs, Verna Zalar ? »
Verna demeura interdite pendant quelques secondes sur le fauteuil, le plexus solaire perforé par la voix puissante de son interlocutrice.
« J’essaie seulement de mener à bien le projet, se défendit-elle.
— Faites-le sans crainte en ce cas. Les esprits faibles sont les proies toutes désignées des manipulateurs de l’Église.
— Je n’ai jamais eu votre force de caractère et je ne l’aurai jamais ! »
Verna avait libéré son dépit, sa colère, des sentiments qu’elle éprouvait à chaque fois qu’elle s’entretenait avec Lill mais que d’ordinaire elle n’exprimait pas.
« Nul ne peut vous le reprocher, dit la prima d’une voix radoucie. Mais je reste persuadée que vous seriez plus efficace si vous ignoriez vos émotions parasites.
— Les scories irrationnelles, vieille rengaine mentaliste… Voyez où elles ont conduit le mouvement. J’ai décidé une bonne fois pour toutes de vivre en leur compagnie.
— De vous complaire en leur compagnie ? »
Verna se leva, se dirigea vers l’étroite lucarne qui donnait sur la banquise, laissa errer son regard sur l’immensité illuminée par les feux du crépuscule. Elle avait contemplé ce paysage désolé jusqu’à la nausée. Elle regrettait, avec une intensité qui lui tirait parfois des larmes, le fourmillement de Vrana, les immeubles dressés les uns contre les autres comme les pièces d’un puzzle absurde, la rumeur perpétuelle des autotrains aériens, les couleurs criardes, les éclairages blessants. Cela faisait plus de deux cents ans qu’elle n’avait pas remis les pieds sur le continent Nord et la réalité ne correspondait sûrement pas à ses souvenirs, mais sa mémoire était devenue son dernier refuge.
« Je revendique ma complaisance, murmura-t-elle, les yeux rivés sur le ciel ensanglanté. Vous auriez dû désigner une autre héritière que moi. D’ailleurs, j’ai pratiquement votre âge.
— La mort d’Orgal…
— Ne mêlez pas Orgal à nos histoires ! » siffla-t-elle en se retournant.
Lill la dévisagea avec calme. Ses yeux noirs, brillants, tranchaient sur la pâleur de son visage.
« Ce n’est pas moi qui l’y mêle mais vous, vous qui êtes appelée à me succéder. Et je n’ai pas eu d’autre choix que de vous désigner comme héritière, pour reprendre vos propres termes. Vous me paraissiez en avoir le potentiel. Je pensais que le temps et les contacts répétés avec les Qvals vous délivreraient des spectres qui vous hantent, mais je me suis trompée. Mon immobilité me contraint néanmoins à m’en remettre à vous. Je vous demande seulement d’être mes yeux et mes oreilles, ma porte-parole, ma correspondante auprès des différents membres de l’arche.
— Pourquoi ne pas vous adresser à quelqu’un d’autre ? À Galata ? À Kert ? Aux Kroptes ? Aux Qvals ?
— Ce sont tous des gens de valeur, mais ils n’en ont pas la compétence. Mald aurait dit qu’ils ont atteint leurs limites provisoires. Ils apprendront au cours du voyage : ils auront un siècle pour reculer leur seuil. Quant aux Qvals, ils sont les gardiens de l’ordre secret, ils n’ont pas vocation d’intervenir dans la matière. Tu es leur seule clef de voûte, Verna.
— Une clef pourrie ! se récria Verna, interloquée par le brusque passage au tutoiement de son interlocutrice.
— Pourrie ou non, il suffit que cette clef parvienne à maintenir l’édifice, répliqua Lill. Pendant quatre mois. Quatre tout petits mois. »
Ayant prononcé ces mots, elle ferma les yeux et s’endormit comme cela lui arrivait souvent après un long entretien. Verna traversa la chambre mais, alors qu’elle commençait à écarter la tenture, un pressentiment la poussa à revenir sur ses pas, à s’approcher du grand lit blanc, à scruter le visage apaisé de la prima. Voulant en avoir le cœur net, elle plaça le dos de sa main devant le nez de Lill, ne perçut pas la tiédeur de son souffle, palpa ses jugulaires, se recula, repoussa une attaque de panique, chercha une seconde fois le pouls, ne le trouva pas, dut se rendre à l’évidence :
Lill Andorn était morte.
Désemparée, elle demeura immobile près du cadavre jusqu’à ce que les ténèbres eussent submergé la pièce. Elle s’était reposée toute sa vie sur une hiérarchie, le mouvement mentaliste dans les premiers temps, la microstructure mise en place par Mald Agauer ensuite, l’autorité de Lill Andorn enfin. Elle se sentait incapable d’endosser le rôle qu’avaient tenu ses devancières, de se relier à cet ordre secret dans lequel elles s’étaient fondues, prisonnière d’un passé qu’elle magnifiait à mesure qu’il s’éloignait.
Elle sortit de la chambre au milieu de la nuit, se demandant à quel moment elle devrait annoncer la nouvelle aux autres. Le plus tard possible en tout cas, car ils reporteraient tous leurs espoirs sur elle, et elle n’avait ni l’envergure ni la patience d’une prima, elle n’était encore qu’une enfant brisée par le départ puis la mort d’Orgal, une vieille femme qui ployait sous le fardeau de ses regrets. Parvenue sur la place centrale de la cité de glace, elle se faufila dans le couloir sinueux qui donnait sur l’extérieur.
La fraîcheur glaciale de la nuit s’engouffra sous sa robe. La morsure du froid lui fit l’effet d’un coup de fouet. Les satellites et les étoiles brillaient d’un vif éclat dans la nuit noire, émaillaient la banquise de reflets argentés. Elle marcha en suivant Alge, l’étoile du Sud, se concentra sur le mouvement de ses jambes et de ses bras, le crissement de ses bottines sur la croûte de glace. Un vent du nord soufflait par rafales, soulevait de petits tourbillons de givre qui s’en allaient grossir les congères. Elle entrevit la silhouette élégante et claire d’un aro polaire chassé de sa tanière par le bruit de ses pas. La paix qui régnait sur la banquise formait un contraste brutal avec l’agitation de son esprit. Orgal, Mald, Lill, le groupe de miséreux qui l’avaient violée dans l’aéro-train, le chasseur qui lui avait servi de protecteur pendant un an, les émigrants sur le bateau, les hommes qui avaient acheté quelques secondes de plaisir dans sa chambre sordide de Gloire-de-l’Un, ses anciens confrères de l’Hepta, ils vivaient tous en elle, lui réclamaient tous une part d’attention, se disputaient sa dépouille.
Verna marcha jusqu’à ce que l’étoile du Sud eût disparu derrière la ligne d’horizon. Elle avait espéré que la fatigue viendrait à bout de ce vacarme mental, mais c’était le contraire qui s’était produit. Désespérée, elle estima que seule la mort pouvait la délivrer de ses tourments, s’allongea sur le dos, les bras écartés, les mains vers le ciel, les yeux grands ouverts, implorant l’apaisement. Les autres se débrouilleraient sans elle. Adieux qu’avec elle. Elle n’était pas une clef de voûte mais Verna Zalar, une femme qui s’était fourvoyée dans les illusions. Le froid l’engourdit progressivement, la sarabande s’interrompit, ils sortirent un à un de son corps, Orgal fermant la marche, un sourire malicieux vissé au coin des lèvres. Le salaud, il s’était débrouillé pour la posséder pendant plus de deux cents ans.
Verna reprit conscience, souleva ses paupières taquinées par un rayon pâle de l’A et collées par le givre. La luminosité de la banquise l’aveugla. Elle s’étonna d’être toujours en vie. Elle perçut une présence, une chaleur, tourna la tête, aperçut un aro polaire allongé à son côté, un animal puissant, splendide, dont le poids avoisinait les cinq cents kilos. Il ne dormait pas, il la fixait de ses yeux jaunes et ronds, un regard insondable, attentif. Le givre agglutinait par endroits son poil blanc et soyeux. Elle se demanda combien de temps elle avait dormi. On entrait dans la période où les nuits s’allongeaient, dépassaient les trente heures. Elle se redressa lentement, raideur dans la nuque, dans la colonne vertébrale, observa les alentours, ne distingua pas les reliefs de la cité de glace sur l’étendue scintillante. Elle ne s’en inquiéta pas, un silence profond l’emplissait qu’aucune peur, aucun regret ne pouvait briser. Orgal et les autres étaient loin maintenant, quelque part dans l’infini de l’espace. Elle se leva, esquissa des mouvements pour assouplir ses membres engourdis, frémissement douloureux du sang qui circule à nouveau dans les veines. L’aro bâilla, dévoilant ses longs crocs, s’ébroua, sauta sur ses pattes. Elle lui flatta délicatement le museau. Elle était la prima désormais, et il ne lui restait que quatre mois pour achever l’œuvre de Mald Agauer. Un vent d’ouest dispersait les brumes matinales, les feux clairs et naissants de l’A enflammaient la plaine céleste traversée par un banc de nuages rutilants. Elle s’absorba pendant quelques minutes dans la contemplation du lever du jour sur la banquise, émerveillée par la beauté de son monde. L’aro s’agenouilla à ses pieds, attira son attention d’un petit coup de patte sur sa jambe. Elle comprit qu’il l’invitait à le chevaucher, remonta sa robe, s’installa à califourchon sur son échine, glissa les bras de chaque côté de son encolure. Il s’élança, au petit trot d’abord, accéléra progressivement l’allure, puis, lorsque sa cavalière fit corps avec lui, il fila au grand galop en direction du nord.
Il fallut un mois aux Kroptes pour charger dans l’Agauer les tonnes de vivres qu’ils avaient patiemment amassées pendant vingt ans. Viande de sospho séchée et conservée dans la glace, mais aussi des sacs de farine et des sachets de nourriture lyophilisée échangés contre des peaux chez les grossistes de Gloire-de-l’Un. L’Agauer ne disposait pas d’un système automatique de distribution de nourriture, lequel était la source de bien des problèmes à en croire les rapports télémentaux des correspondants de L’Estérion. Les techniciens avaient prévu de nombreuses chambres de congélation qui leur permettraient en principe d’assurer la subsistance des cinq cents passagers jusqu’à la planète de destination. Au cas où ces réserves se révéleraient insuffisantes, ils avaient installé un laboratoire et embarqué des cellules d’embryons de sosphos et de yonaks avec lesquelles ils pourraient éventuellement reconstituer les provisions de viande.
Le réseau de contrebandiers du Voxion avait livré le voleur de temps à la date fixée. Ils avaient acheminé les différentes pièces par autogliz et s’en étaient repartis avec un milliard d’estes, soit le double de ce qu’ils avaient réclamé au départ. Verna s’était acquittée sans sourciller de ce supplément. Le trésor de l’arche, vestiges de la fortune personnelle de Mald, était maintenant à sec, mais cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Sigmon et ses hommes avaient travaillé d’arrache-pied pour adapter le voleur de temps, plus petit que prévu, au propulseur central du vaisseau. Après avoir procédé à des essais qui s’étaient avérés concluants, ils avaient fixé la date du départ et commencé à dégager le toit du hangar. L’eau de la cuve où séjourneraient les Qvals serait réchauffée et maintenue à température constante par les moteurs, eux-mêmes alimentés par un générateur d’énergie magnétic. On avait abandonné la propulsion nucléaire, trop gourmande et mal adaptée à la structure réduite de l’Agauer. Les derniers travaux de l’Académie des sciences de Vrana, désormais contrôlée par le Moncle, avaient porté sur les nouvelles et fantastiques possibilités offertes par le magnétic. Sigmon avait réussi à obtenir les dossiers, les formules, les plans par l’intermédiaire de ses correspondants personnels.
« Je désespérais de voir ce jour arriver, dit Bren Chori, le patriarche kropte.
— Attendons le décollage pour nous réjouir, murmura Verna.
— Il n’y a plus aucune raison d’être pessimiste, prima. Le Moncle n’a pas bougé le petit doigt. »
Verna observa les Kroptes qui effectuaient d’incessants allers et retours entre la cité de glace et le sas principal de l’Agauer, les épaules chargés de quartiers entiers de viande ou de sacs de farine de fizlo noir. Des enfants vêtus de peaux couraient et riaient autour d’eux. Il ne restait que deux cents membres de la dernière tribu kropte. De nombreuses familles avaient déserté l’arche et rejoint Gloire-de-l’Un pour s’intégrer à la civilisation des envahisseurs du Nord. Ceux qui étaient restés avaient renoncé à leur tenue traditionnelle depuis des lustres, mais ils conservaient la barbe et certaines de leurs coutumes, la polygamie par exemple, qui semblait inscrite dans leurs gènes. Ils avaient toutefois perdu la rigidité qui avait été le trait de caractère principal de leurs coreligionnaires. Lill avait déclaré à plusieurs reprises que leur métamorphose s’achèverait dans l’espace : « Le vide démantèle les dogmes. Ils ne pourront plus se raccrocher qu’à eux-mêmes. Ils comprendront alors toute la valeur des enseignements des Qvals. »
« Renoncer n’est pas dans la nature des moncles, reprit Verna.
— Je suppose qu’en tant qu’ancienne mentaliste vous avez prévenu toute mauvaise surprise, affirma Bren Chori avec un large sourire.
— Ne me surestimez pas, Bren. J’ai simplement fait mon possible. »
Le patriarche lissa sa longue barbe, signe chez lui d’embarras.
« J’ai bien cru que vous ne reviendriez jamais après la mort de Lill, dit-il d’une voix hésitante. J’ai du mal à trouver le sommeil, comme tous les vieillards, et je me promenais dans la grande galerie le soir où vous êtes sortie de la chambre de la prima. Vous paraissiez bouleversée. Je vous ai suivie et je vous ai vue vous éloigner sur la banquise. J’ai voulu vous suivre, mais je ne suis pas aussi résistant que vous au froid. Je suis revenu dans la chambre de Lill, j’ai constaté qu’elle était morte et j’ai cru que vous vouliez mourir à votre tour.
— Je suis revenue des morts, Bren. »
Il désigna le vaisseau d’un ample geste du bras.
« Sans vous, je crois bien que l’Agauer serait resté un rêve.
— Vous voulez dire que j’ai été votre… clef de voûte ? »
Elle éclata d’un rire joyeux, un rire d’enfant.
Ils se rassemblèrent à l’aube dans le hangar, les deux cents kroptes menés par Bren Chori, les techniciens de Sigmon, les derniers membres du mouvement mentaliste, les hommes et les femmes des deux continents qui s’étaient joints à la communauté. Seuls les Qvals restaient pour l’instant invisibles. Une lumière encore sale se déversait par le toit entièrement ouvert et révélait des visages graves, inquiets. Ils avaient troqué leurs habituels vêtements de peau contre des combinaisons d’un tissu léger et autonettoyant fabriqué à X-art. Verna vint se placer au pied de la passerelle d’embarquement et, d’un signe de tête, invita les passagers à monter. Sigmon s’avança le premier, mais il s’arrêta avant d’atteindre la bouche ronde du sas, se retourna, promena sur l’assemblée un regard dur, plongea la main dans l’échancrure de sa combinaison et en sortit un petit foudroyeur.
« Désolé, mais vous restez ici », siffla-t-il avec un sourire venimeux.
Les hommes des premiers rangs se consultèrent du regard, puis quelques-uns d’entre eux, les yeux flamboyants, les poings fermés, s’approchèrent de la passerelle. Verna les arrêta d’un mouvement du bras.
« Obéissez à votre prima si vous ne voulez pas finir avec un trou dans la tête ! glapit Sigmon.
— Tu te décides à tomber le masque, Sigmon ? »
Aucune peur, aucune colère dans la voix de Verna. Le technicien la couvrit d’un regard à la fois intrigué et méprisant. Le vent soulevait quelques mèches de sa chevelure noire et dressait des cornes éphémères de chaque côté de sa tête.
« J’en avais assez de cette sinistre comédie ! cracha-t-il. Mes vrais passagers ne devraient plus tarder à arriver.
— Des dioncles et autres personnalités du Nord, n’est-ce pas ? »
Il se fendit d’une révérence grotesque.
« Je rends hommage à ta perspicacité, vieille sorcière.
— Tu pourras peut-être tuer vingt d’entre nous, trente en étant optimiste, mais nous finirons par te submerger. »
Il eut un petit rire étranglé.
« D’abord il faudrait que trente d’entre vous acceptent de se sacrifier. Ensuite il faudrait que je sois seul. »
D’autres hommes, une dizaine, s’écartèrent de la multitude, se disposèrent en divers endroits du hangar et brandirent également des foudroyeurs. Des murmures de dépit, des gémissements s’élevèrent de la foule pétrifiée.
« Les voici donc, les serpensecs que nous avons abrités en notre sein, lança Verna. Les hommes qui mangeaient, qui dormaient sous notre toit, qui osaient nous regarder dans les yeux.
— Et qui vous baisaient la main, prima ! ricana Sigmon. Certains oiseaux fabriquent les nids, d’autres les parasitent, ainsi va la vie. Les moncles voulaient un vaisseau interstellaire mais ils consacrent leur temps et leur argent à la guerre contre la coalition des satellites. Pourquoi crois-tu qu’ils n’ont pas bougé pendant trois siècles ? Ils m’ont fourni ce dont j’avais besoin, les nouvelles technologies magnétic, ils ont laissé l’arche financer les travaux et ont eux-mêmes organisé le trafic des matériaux, y compris le voleur de temps. Il n’y a pas de petit profit.
— Trois siècles, c’est long. Les robes-noires auraient gagné du temps s’ils avaient été les maîtres d’œuvre du chantier…
— Ils étaient les maîtres d’œuvre ! Mais un chantier officiel serait devenu la cible privilégiée de leurs adversaires. Avec l’arche de Mald Agauer, ils avaient une garantie de tranquillité. Qui aurait soupçonné qu’un vaisseau se fabriquait sur la banquise du péripôle ? De plus, l’Invostex & Cie est passée sous le contrôle de la coalition : toutes ses activités sont désormais concentrées sur le Voxion, à cause de la faible gravité. Mais, à chaque fois qu’elle se lance dans la construction d’un nouveau vaisseau, le Moncle s’arrange pour le bombarder. C’est peut-être long, trois siècles, mais nous avons maintenant une sacrée avance. Nous serons les premiers à mettre les pieds sur le nouveau monde. Et c’est cette chère Mald Agauer qui a tout financé !
— Tu oublies L’Estérion, il me semble. »
Sigmon mima l’explosion en écartant largement les bras et en soufflant sur des cendres imaginaires. Le canon de son foudroyeur accrocha un éclat de lumière qui caressa furtivement le fuselage lisse et blanc de l’Agauer.
« Tu n’es pourtant pas un moncle, Sigmon », ajouta Verna.
Il parut reprendre conscience de la présence de la vieille femme, la dévisagea d’un air hargneux.
« Je suis un clone, Verna Zalar. Un fils de l’éprouvette, un mutant-tec. L’ère humaine s’achèvera avec la disparition d’Ester. Le nouveau monde consacrera l’avènement des clones.
— Pauvre fou, fit Verna. En reniant les humains, c’est vous-mêmes que vous reniez.
— Épargne-moi tes discours de mentaliste, vieille putain ! rugit Sigmon. C’est ce que tu étais à Gloire-de-l’Un, non ? Vous entendez, vous autres ? Votre prima n’était qu’une petite pute à deux estes la passe ! Ton temps est fini : tu as suffisamment pourri la vie des autres. »
Il braqua le canon de son arme sur Verna. Elle ne recula pas, le fixa avec un petit sourire.
« Qu’est-ce que tu attends pour tirer, Sigmon ? »
Il pressa nerveusement la détente mais aucune onde ne surgit de la bouche du foudroyeur. Il lâcha un juron, s’obstina, des cliquetis dérisoires s’envolèrent dans l’air glacial du hangar. Il releva la tête, chercha ses complices des yeux, leur ordonna de faire feu. Ils levèrent leurs armes, débloquèrent les crans de sûreté, couchèrent en joue les hommes, les femmes, les enfants les plus proches, n’obtinrent pour tout résultat qu’une série de déclics qui égrenèrent leurs notes métalliques au-dessus de leurs têtes.
« Vous êtes négligents, reprit Verna. Vous avez oublié de vérifier les magasins magnétic de vos armes.
— Encore un de tes coups, hein ? fulmina Sigmon.
— Une simple précaution. Un accident est si vite arrivé.
— Depuis combien de temps est-ce que tu savais ? »
Il ressemblait désormais à un enfant perdu. Le foudroyeur pendait au bout de son bras et raclait le plancher métallique de la passerelle. En contrebas, des hommes armés de couteaux étaient sortis des rangs pour se regrouper autour de ses complices et leur interdire toute fuite.
« Tu veux dire : depuis combien de temps est-ce que nous savions ? répondit Verna. Depuis le début. Nous avions besoin de matériaux, de plans, de techniciens, le Moncle nous les fournissait. Payer des sommes exorbitantes aux robes-noires ou aux réseaux de contrebandiers, quelle différence ? Avec l’Église, au moins, nous avions certaines garanties.
— Sans moi, vous ne pourrez jamais faire décoller l’Agauer, se rebiffa Sigmon.
— Nul n’est indispensable. Nous avons nourri les serpensecs tant que nous en avions besoin, mais aujourd’hui ils ne nous sont plus d’aucune utilité. Nous avons formé nos propres techniciens, nos propres pilotes.
— Les légions volantes du Moncle seront là d’un moment à l’autre.
— Elles ne se présenteront que demain. Nous avons différé le rendez-vous d’un jour.
— Impossible ! J’étais leur seul contact !
— Les conversations télémentales se prêtent à merveille aux manipulations. J’ai vécu trois cent dix ans et, avant de faire la putain, j’étais un membre actif et même brillant du mouvement mentaliste. Crois-moi, tes amis moncles ne viendront pas te sauver. »
Elle fit un signe de tête et deux Kroptes s’engagèrent sur la passerelle. Sigmon courut en direction du sas mais deux autres Kroptes surgirent du vaisseau et lui en fermèrent l’accès. Il lança sur les environs un regard d’animal traqué, empoigna la barre supérieure du garde-corps, prit son élan. Un Kropte l’agrippa par le pied avant qu’il n’ait le temps de sauter, un autre le saisit par le bras, un troisième l’immobilisa en lui appuyant la pointe d’un couteau sur la gorge, puis ils le traînèrent en bas de la passerelle.
« Personne n’arrivera sur le nouveau monde ! hurla-t-il. Ni vous ni ceux de L’Estérion ! Nous… Les moncles trouveront le moyen de vous en empêcher ! »
Un Kropte interrogea Verna du regard. Elle cligna des paupières. Ils conduisirent Sigmon et ses complices sur la place de la cité de glace et leur tranchèrent la gorge.
L’embarquement s’effectua en trois heures. Verna resta au pied de la passerelle jusqu’à ce que les derniers passagers eussent disparu dans la pénombre du sas. Avant de franchir l’ouverture semi-circulaire, Bren Chori revint sur ses pas. Il ne semblait pas très à l’aise dans sa combinaison grise qui soulignait sa maigreur.
« Vous avez accompli l’impossible, prima, dit-il en tirant machinalement sur quelques poils de sa barbe.
— Remerciez Mald et Lill. Je n’ai fait qu’apposer ma signature à leur œuvre.
— Il faut des gens pour semer le fizlo, d’autres pour le moissonner, d’autres pour le moudre, d’autres pour le pétrir, d’autres pour le cuire, mais tout cela ne sert à rien s’il n’y a personne pour le manger.
— Eh bien, bon appétit !
— Vous… vous ne voulez vraiment pas partager notre repas ?
— Je n’ai plus faim, Bren. Ester m’a vu naître, Ester me verra mourir. Nostalgie, scories irrationnelles, stupidité, appelez ça comme vous voulez. Allez maintenant, ils vous attendent pour refermer le sas.
— Mais les Qvals…
— Ils ont embarqué hier.
— J’ai près de cent ans, une broutille à côté de vous, et pourtant je serais totalement incapable de les décrire.
— Ils vivent à la frontière de l’ordre invisible. Vous avez encore cent ans pour apprendre à les contempler.
— Je serais étonné que l’ordre cosmique m’accorde un siècle de plus.
— Vous n’êtes encore qu’un jeune homme, Bren Chori ! »
Le patriarche n’eut pas la force de prononcer le petit discours d’adieu qu’il avait pourtant préparé pendant trois jours. Il se détourna avec brusquerie et parcourut la passerelle aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes.
Verna erra sur la banquise jusqu’au crépuscule. À l’aide d’un coutelas en os, elle construisit un igloo sommaire pour y passer la nuit. L’Agauer avait décollé dans un terrible rugissement au milieu du jour, creusant un gigantesque cratère sur la banquise, pulvérisant la cité de glace. Elle avait admiré son envol majestueux dans le ciel bleu pâle. Son sillage de feu s’était peu à peu transformé en une interminable guirlande de fumée blanche dispersée par le vent. Elle l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point minuscule à l’horizon.
Elle s’allongea dans son abri de glace, s’endormit d’un sommeil paisible, fut réveillée à l’aube par un grondement persistant, discerna les formes noires et allongées des appareils des légions du Moncle. Les robes-noires avaient le sens de l’exactitude, on ne pouvait leur dénier cette qualité. Elle retira sa robe de peau, ses bottines, puis, nue, enfin libre, elle s’enfonça dans le cœur des glaces éternelles.
« On dirait qu’il se vide ! » s’exclama Jakt Brane.
Son assistant, un jeune Xartien du nom de Koleo, leva sur lui des yeux intrigués.
Jakt n’en revenait pas : depuis le lever du jour, l’océan bouillant, pourtant à marée haute, refluait à vue d’œil. Il n’avait pas besoin de recourir à ses instruments de mesure pour s’apercevoir que le niveau de l’eau avait déjà baissé d’une dizaine de mètres. Les récifs qui d’habitude affleuraient la surface étaient maintenant des collines noirâtres, partiellement couvertes d’écharpes de brume et d’algues verdâtres. Dix mètres, l’océan avait perdu des millions et des millions d’hectos, et cette eau était bien passée quelque part.
Jakt travaillait depuis trois ans pour le compte de l’EOB, une compagnie océanographique qui envisageait une exploitation systématique des ressources du bouillant, les terres du Nord et du Sud s’avérant désormais insuffisantes pour nourrir la population d’Ester. Il savait que les dirigeants de la compagnie n’était que des hommes de paille du Moncle, mais il avait accepté la mission, prévoyant de remettre les résultats de ses travaux aux réseaux de résistance qui s’efforçaient depuis maintenant deux siècles de renverser l’Église. Son œuvre serait utile, voire salutaire, pour la population estérienne qui souffrait d’une famine grandissante et qui, embrasée par des flambées régulières de barbarie, en était réduite à manger de la chair humaine.
Jakt déclencha son télécommunicateur d’une pression soutenue de la langue sur le nanorupteur serti dans la voûte de son palais. La liaison s’établit instantanément avec son correspondant du siège de l’EOB. Un flot torrentueux de pensées s’échappa de son cerveau et se rua dans l’émetteur connecté à ses synapses. Il reçut une impulsion qui lui demandait de remettre un peu d’ordre dans ses pensées. « Sinon, j’en ai pour trois jours à m’y retrouver dans votre boxon, mon vieux… »
Jakt prit une longue inspiration, s’éclaircit les idées, expédia une deuxième salve d’informations.
« Dix mètres ? Vous êtes sûr ? Bon sang, ici, à Vrana, les puits crachent des hectos d’eau bouillante. »
— Effet de vases communicants, problème de régulation… mentalisa Jakt.
— Peu probable. Pourquoi se mettraient-ils à cracher maintenant alors qu’ils sont restés éteints pendant des siècles ?
— Il a dû se passer quelque chose.
— La compagnie vous paie pour le découvrir. Et vite. Si ça continue, Vrana sera entièrement submergée avant ce soir. C’est déjà la panique. Les aérotrains ont cessé de fonctionner, des immeubles se sont effondrés, l’astroport est pris d’assaut. Ça ressemble à la fin du monde, Jakt. On attendait le feu de l’A, et c’est cette putain d’eau bouillante qui risque de tout foutre en l’air.
— Bouchez d’urgence les puits.
— Vous en avez de bonnes ! Il y en a des milliers sur les deux continents d’Ester. »
Jakt tressaillit. La cité de X-art était elle-même criblée de puits bouillants. On en comptait trois dans la seule rue qui longeait la falaise. Leurs bouches rondes dessinaient des taches sombres sur le sempiternel voile de brume. Il coupa la communication d’une nouvelle pression de la langue et se rua vers la porte de son bureau. Koleo se leva à son tour, dévala l’escalier extérieur et le rejoignit dans la rue. Des rigoles fumantes couraient sur les pavés de pierre noire, s’infiltraient sous les portes des maisons voisines. Jakt poussa un juron. La surélévation et l’air conditionné du bâtiment de l’EOB l’avaient empêché d’apprécier la situation. L’eau montait plus vite qu’elle ne s’évacuait. La chaleur avait grimpé de plusieurs degrés, transformant la ville en étuve. Des silhouettes couraient dans tous les sens comme des insectes prisonniers d’une cloche de verre, d’autres se dirigeaient vers les grands aérotrains immobilisés sur la place voisine.
Il distingua le panache blanchâtre du puits le plus proche. Il atteignait une hauteur de trente ou quarante mètres, retombait en pluie sur les toits des habitations, brisait les tuiles, les volets, les vitres.
« Nous avons intérêt à filer ! » cria-t-il à Koleo.
Il contourna le bâtiment de l’EOB et s’élança vers la falaise. Il se retourna au bout de quelques pas, constata que le jeune Xartien n’avait pas bougé.
« Qu’est-ce que tu attends ? La falaise est le meilleur endroit où se planquer. L’océan continuera de baisser tant que les puits seront en éruption. »
L’eau montait rapidement, atteignait déjà les genoux de Koleo, mais il restait immobile, insensible à la douleur.
« Les Qvals, marmonna-t-il.
— Quoi, les Qvals ? gronda Jakt.
— Ils nous ont quittés. C’est la fin d’Ester.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries de fumé ? »
Il savait que Koleo, un jeune homme renfermé et discret contrairement aux autres fumés, fréquentait régulièrement les cercles clandestins de la Fraternité omnique, mais il ne se serait jamais douté qu’il accordait du crédit à ces vieilles superstitions.
« La légende, les gardiens des puits bouillants, l’eau, le feu… Nous sommes foutus, monsieur Brane. Foutus ! »
Jakt haussa les épaules mais, lorsqu’il atteignit la falaise, qu’il découvrit le fond vaseux et bouillant de l’océan une cinquantaine de mètres plus bas, il comprit que tout était perdu.