J’aurai retenu, de l’aventure de l’Estérion, que l’être humain oscille en permanence entre le sublime et le grotesque, entre le haut et le bas, entre le divin et le bestial. Pour nous dissuader de nous vautrer dans nos instincts animaux, nous élaborons toutes sortes de symboles, de mythes, de religions et de morales censés servir de garde-fous, nous suivons les chemins tracés par les prophètes et les saints, nous jalonnons notre existence de cérémonies et de rituels, nous confions les clefs de nos âmes à ceux qui se proclament intermédiaires et nous obtenons le résultat inverse de celui que nous escomptions. Nous nous coupons de nous-mêmes ; notre nature animale, reléguée dans les oubliettes, grandit à notre insu, se nourrit des déceptions, des frustrations engendrées par l’impossibilité d’atteindre l’idéal prôné par les prophètes et les saints. Car nous ne sommes ni prophètes ni saints, seulement des hommes en quête de leurs origines et de leur but communs, des hommes indissociablement liés les uns aux autres, des hommes qui doivent apprendre à se regarder les uns les autres, à s’observer à travers l’autre, à comprendre que l’autre, le monstre, le criminel, le saint, l’ami d’hier, l’ennemi de demain, n’est qu’une indispensable facette de cette humanité qui nous rassemble. Voici, je pense, une bonne définition de l’ordre cosmique (méfions-nous du mot « définition », il porte en lui le germe de terribles discordes). Nous avons peur de l’autre parce que nous avons peur de nous-mêmes, nous aimons l’autre parce qu’il nous donne une image flatteuse de nous-mêmes, nous haïssons l’autre parce que nous ne nous reconnaissons pas en lui.
Si Abzalon a été l’un des personnages les plus craints et détestés de l’Estérion, c’est parce que ceux qui le contemplaient se retrouvaient face à leur propre monstruosité. En revanche, combien d’hommes m’ont avoué avoir été attirés, au moins une fois dans leur vie, par la beauté d’Ellula, combien d’hommes auraient souhaité capter un merveilleux reflet d’eux-mêmes dans le visage et le corps d’Ellula ! Même votre serviteur, clone et moncle, a rêvé, pendant de fugaces secondes, à un tête-à-tête – je suis un incorrigible hypocrite, j’aurais dû dire un corps à corps – avec l’épouse d’Abzalon ! Elle a choisi Abzalon, et ce n’est que justice, tant ces contraires avaient besoin de s’attirer.
Je ne suis pas un prophète ni un saint, ni même un clone d’importance, mais je vous exhorte – voici venir l’orgueil à présent, je me complais à croire que ce texte sera lu par plusieurs lecteurs… – à vous défier des pensées toutes faites. Éloignez-vous des prêtres et des temples, ou, plus exactement, cherchez à comprendre pourquoi vous allez au temple et vous obéissez au prêtre, car, après tout, il se peut fort bien que vous vous sentiez parfaitement à l’aise dans votre religion. Essayez donc de découvrir quelle frayeur se cache derrière votre piété, quelle forme de bénéfice vous en espérez, quel but secret vous poursuivez. Peut-être prendrez-vous conscience que l’animal en vous, ce monstre que vous refusez obstinément de fréquenter, vous pousse à vous réfugier dans les idées, dans les concepts, dans un futur qui sans cesse vous glisse entre les doigts.
La quête, l’idéal, le futur, l’après, demain, le paradis, l’enfer, tous ces mots ne sont que des leurres destinés à vous éloigner de vous-mêmes. Les anciens détenus de Dœq, qui contactaient chaque jour leur nature animale, étaient probablement plus proches de l’humain véritable que tous les religieux abrités derrière leurs lois et leurs textes sacrés. Et c’est sans doute la raison pour laquelle Mald Agauer a tant insisté pour qu’ils fussent incorporés à l’expédition. Elle savait que la nature animale des êtres humains « ordinaires », empêtrés dans leur morale, dans leurs croyances ou dans leurs connaissances, se serait réveillée avec l’impétuosité d’un torrent trop longtemps contenu et les aurait détruits. Et, d’ailleurs, il suffit de constater de quelle façon ont réagi les patriarches et les eulans kroptes face aux aspirations individuelles des épouses : ils ont répondu par la dénégation, par l’enfermement, par la pire des violences. Il est intéressant, également, d’observer le comportement de mon supérieur hiérarchique, le moncle Gardy qui, à lui seul…
[Sept lignes illisibles.]
…clonage est un futur matérialisé, un rêve d’immortalité d’autant plus stupide que le hasard – ne serait-il lui-même qu’une autre définition de l’ordre cosmique ? – se fraye un passage dans les projets les mieux maîtrisés. L’acte créateur requiert de la liberté. Je ne donne pas ici un blanc-seing à de misérables technocrates épouvantés par le phénomène des cycles, j’évoque le plus grand cadeau qu’on puisse offrir à une créature : son libre arbitre. Et cela demande un amour infini, une compassion qui dépasse de loin l’entendement humain. Acceptons donc d’être quelques créatures libres parmi tant d’autres dans cet univers dont la complexité est en elle-même une source permanente d’émerveillement. Revenons justement à l’émerveillement primitif, à cette innocence perdue dans les méandres de notre évolution, à cet instant présent que nous affublons constamment de déguisements technologiques, philosophiques ou religieux. Ceux qui ont tout perdu savent bien ce que je veux dire : pour eux, un morceau de pain, une gorgée de vin, un bon lit, la chaleur d’un foyer, une poignée de main amicale, un sourire représentent des trésors inestimables.
Les détenus de Dœq avaient tout perdu, honneur, famille, possessions, espoir, et c’est ce qui les rendit si près d’eux-mêmes, si proches finalement de la vie.
Lœllo se détacha du groupe, un corps inerte dans les bras. Abzalon sut immédiatement, aux éclats tragiques des yeux du Xartien, au désespoir qui lui plissait le front et lui tordait la bouche, qu’il portait le cadavre de son fils. Tout autour d’eux, des deks maculés de sang les observaient en silence. La semi-obscurité qui baignait la place accentuait l’aspect dramatique de la scène. La bataille avait fait rage aux niveaux douze et treize, des corps jonchaient par dizaines le plancher des coursives. Abzalon n’avait pas rencontré de difficultés particulières pour franchir les niveaux intermédiaires. Les rares silhouettes qu’il avait croisées s’étaient enfuies aussitôt qu’elles l’avaient aperçu.
« Ces ordures ont tué Laslo », gémit Lœllo.
Il leva le corps à hauteur du visage d’Abzalon, qui distingua une entaille béante sur le cou du garçon.
« Ils l’ont égorgé comme un yonak. »
Abzalon se rendit compte que Lœllo était sur le point de défaillir et prit le cadavre de Laslo dans ses mains. Il fut bouleversé par l’expression à la fois soulagée et horrifiée du garçon, par son extrême légèreté également, et il ressentit comme la sienne propre la douleur immense du Xartien.
« Je suis un fzal, Ab, un maudit, balbutia Lœllo. J’ai fait le malheur de ma mère et de mes sœurs, je fais maintenant celui de ma femme et de mes enfants.
— Tu peux rien te reprocher », protesta Abzalon, la gorge serrée.
Lœllo secoua la tête à plusieurs reprises, détachant les larmes qui roulaient sur ses joues.
« J’ai pas écouté Clairia, j’voulais que mon fils soit… »
Le reste de sa phrase se perdit dans les sanglots.
« Où sont ceux qui ont fait ça ? demanda Abzalon.
— Il en reste une trentaine là-haut, répondit un dek. Ils ont piqué presque tous les plateaux-repas et se sont barricadés au niveau vingt.
— Combien sommes-nous ?
— Environ vingt à vouloir encore se battre… »
Lœllo balaya ses joues d’un revers de manche énergique.
« Tu vas pas trahir ton serment à cause de moi, Ab.
— J’t’ai jamais parlé de ça…
— Ellula l’a fait à ta place. Elle voulait pas que tu sois mêlé à nos histoires.
— Vos histoires sont aussi les miennes : j’peux pas laisser ma femme et ma fille mourir de faim. Et puis, mon serment, je l’ai déjà trahi. »
Le Xartien hocha lentement la tête : ils n’avaient plus besoin de mots, ils étaient redevenus le Voxion, les inséparables de Dœq, unis dans le malheur comme ils avaient été soudés par l’instinct de survie.
« J’voudrais d’abord m’assurer que Clairia et Pœz… commença Lœllo.
— Ils sont chez moi, l’interrompit Abzalon. Clairia a perdu les eaux. Laissons-la accoucher tranquillement. »
Le regard sombre de Lœllo erra sur le corps inerte de son fils, qui paraissait si frêle dans les bras d’Abzalon.
« Aucun enfant ne pourra remplacer Laslo, murmura-t-il. Il était si… si…
— Les deux autres auront besoin de leur père. »
Le Xartien se mordit l’intérieur des joues pour ne pas fondre en larmes, puis il reprit le corps de Laslo des mains d’Abzalon avec des gestes délicats, comme s’il craignait de le réveiller, et le déposa sur une couchette à l’intérieur d’une cabine vide.
Les hommes récupérèrent des piques, des masses d’armes, et s’engagèrent dans la succession d’escaliers tournants qui conduisait au niveau vingt.
Le garçon n’était pas beaucoup plus grand ni beaucoup plus vieux que Djema. Il portait la tenue traditionnelle des Kroptes, un pantalon noir, une chemise bleu roi trop grande pour lui et rabattue sur ses épaules par des bretelles de tissu, un chapeau de paille d’où s’échappaient des touffes de cheveux bruns et qui, à en juger par son état, avait coiffé bien d’autres têtes avant la sienne. Ses yeux noirs, ourlés de longs cils, se posaient sur elle avec une timidité insistante.
Lorsque Djema était revenue à elle, il lui avait tendu un verre d’eau et un morceau de pain compact, presque rassis, qu’elle avait ingurgité en trois bouchées. Elle s’était alors souvenue qu’elle n’avait presque rien mangé depuis trois jours et avait dévoré tout ce qu’il lui avait proposé, légumes et céréales au goût insipide, dés de viande froide, laitages vaguement rances, portion d’une substance molle et sucrée qui hésitait entre gâteau et flanc. Comme elle avait mangé trop vite, elle s’était sentie subitement barbouillée et était allée régurgiter le tout dans les toilettes. Impavide, il lui avait alors présenté d’autres aliments, qu’elle avait mâchés avec davantage d’application malgré le goût persistant d’amertume dans sa gorge.
Les eulans avaient tenté d’ouvrir la porte, constaté qu’elle était fermée de l’intérieur, appelé, tambouriné, mais le garçon n’avait pas répondu à leurs sollicitations, et ils avaient fini par s’éloigner après avoir menacé les occupants de la cabine de sévères représailles.
« Ils vont revenir ? demanda Djema.
— Sans doute, dit le garçon.
— Ils réussiront à forcer la porte ?
— Y a des chances. »
Elle l’aurait volontiers secoué par le col de sa chemise pour lui faire cracher quelques mots supplémentaires, mais il était son seul allié sur un territoire désormais hostile et elle n’avait pas intérêt à le brusquer.
Elle explora rapidement les deux pièces de la cabine, constata qu’ils étaient seuls, rejoignit le garçon près de la porte.
« Où est ta famille ? » s’enquit-elle.
Il la fixa d’un air méfiant.
« Je n’ai pas de famille, finit-il par lâcher du bout des lèvres.
— Tu es bien né d’une femme ?
— Ma mère… est une ventre-commun. Les eulans lui ont crevé les yeux, puis quelqu’un l’a mise enceinte, mais elle a réussi à dissimuler sa grossesse et elle m’a caché dans cette cabine inoccupée. Elle m’apporte à manger tous les deux jours.
— Tu ne sors jamais ?
— De temps en temps, pendant que les autres dorment.
— Pourquoi m’as-tu ouvert la porte ? »
Le garçon se rendit près d’une ouverture carrée découpée dans la cloison du fond.
« D’ici, j’entends tout ce qui se passe sur les places de certains domaines. »
Comme pour illustrer ses propos, des voix montèrent de l’ouverture, aussi claires et nettes que si elles avaient retenti à deux pas d’eux. Parmi elles, Djema reconnut l’organe grave du rayon d’étoile. «… Elle n’a pas pu aller bien loin. Ouvrez toutes les cabines du niveau où elle a disparu. Qu’est-ce que vous attendez pour remonter, bande d’incapables ? »
« Nous ne pouvons pas rester dans cette cabine, ajouta le garçon.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insista Djema.
— Les eulans ont dit que tu étais la fille d’Ellula Lankvit. Ma mère n’aurait pas aimé que tu tombes entre leurs mains.
— Elle a pourtant des raisons d’en vouloir à ma mère, objecta Djema. C’est un peu à cause d’elle si on lui a crevé les yeux.
— Les ventres-communs maudissent les eulans, les patriarches, pas Ellula. Elles rêvent de la rejoindre de l’autre côté. Il faut partir maintenant.
— Pour aller où ? »
Le garçon haussa les épaules.
« Je ne sais pas…
— Comment t’appelles-tu ?
— Maran. Maran Haudebran, c’est le nom de jeune fille de ma mère.
— Djema. Mon père n’a pas de nom.
— Djema Lankvit, alors ? »
La fillette lui décocha un regard appuyé, grave, presque solennel.
« Djema Haudebran, ça sonnerait bien, tu ne trouves pas ? »
Il esquissa un sourire, se retourna, fit coulisser le verrou, entrouvrit la porte, jeta un coup d’œil sur la coursive sombre. Il aperçut, une dizaine de mètres plus loin, les silhouettes de deux eulans qui leur tournaient le dos et conversaient à voix basse. D’un signe de tête, Maran intima à Djema de le suivre. Ils se glissèrent dans la coursive et s’éloignèrent dans la direction opposée, rasant les cloisons, posant sur le plancher un pied aussi léger que possible. Ce n’est que lorsqu’ils furent parvenus à quelques pas d’une place octogonale que les eulans, alertés par un craquement, aperçurent les deux fuyards, poussèrent des jurons et se lancèrent immédiatement à leurs trousses.
Maran et Djema n’eurent aucun mal à les semer car huit autres coursives partaient de la place et, après avoir parcouru une trentaine de mètres au pas de course, ils s’immobilisèrent afin de ne donner aucune indication sonore à leurs poursuivants. Ces derniers hésitèrent, se concertèrent, se séparèrent, mais aucun d’eux ne choisit d’explorer la bonne coursive.
Maran et Djema gagnèrent tranquillement une deuxième place, s’engagèrent dans un escalier descendant, croisèrent deux patriarches aux barbes grises qui ne parurent même pas remarquer leur présence.
« Et maintenant ? souffla Djema après que le silence eut absorbé les voix des deux vieillards.
— Je te raccompagne jusqu’à l’entrée du passage, proposa Maran.
— Viens avec moi de l’autre côté, ou ils vont te prendre et…
— Je ne peux pas abandonner ma mère, coupa le garçon. Et puis je ne risque pas grand-chose, les eulans ne me connaissent pas. »
Ils descendirent sans encombre jusqu’au pays des robes-noires. Les eulans avaient déclenché l’alerte générale dans les domaines, à en croire les rumeurs lointaines qui s’échouaient dans le silence. Ils durent se cacher dans un renfoncement pour laisser passer trois jeunes moncles au visage inexpressif, puis ils se rendirent au local technique dont ils n’eurent qu’à pousser la porte restée ouverte.
La fillette contourna une étagère qui contenait des combinaisons spatiales et se dirigea vers la trappe qui donnait sur l’enchevêtrement des échelles et des passerelles.
« Tu ne m’as pas dit ce que tu étais venue faire dans les domaines, dit Maran.
— Te rencontrer, répondit Djema.
— Tu ne savais même pas que j’existais.
— Je cherchais… Les choses vont mal chez les deks : les chariots sont devenus fous et nous manquons de nourriture. Les gens s’entre-tuent. Ma mère n’a rien mangé depuis cinq ou six jours. »
Maran garda le silence pendant quelques secondes. Le faisceau d’une applique qui tombait sur sa tête teintait d’or son chapeau et le bas de son visage. Elle l’examina plus attentivement et le trouva différent des autres garçons, peut-être moins beau que Laslo, le premier fils de Lœllo, mais du contraste entre sa peau claire et ses yeux noirs naissait un mystère qui le rendait attirant.
« Montre-moi le passage. »
Elle ne se fit pas prier car elle ne savait pas si elle remettrait les pieds dans le pays des Kroptes et elle n’avait pas envie de le quitter. Elle le conduisit, au travers du fouillis des échelles et des passerelles, jusqu’à l’orifice du boyau qui donnait sur les quartiers des deks.
« On peut passer là-dedans ? s’étonna Maran.
— Je l’ai traversé plein de fois. D’abord ça descend, après c’est plat, brûlant, et pour finir ça remonte.
— Au revoir », lança-t-il avec une brusquerie qui la blessa.
Elle engagea les jambes dans le conduit, surmonta sa vexation pour relever la tête et demander :
« Est-ce que… nous nous reverrons ?
— Je t’attendrai ici tous les jours », répondit-il avec un sérieux qui donnait une force inaltérable à sa promesse.
Rassérénée, elle se laissa glisser dans le boyau sans même se rendre compte que le métal lisse lui brûlait la peau des cuisses et des fesses.
Rongée par l’inquiétude, Ellula sortait régulièrement de la cabine pour scruter la coursive basse. Abzalon et Djema s’étaient absentés depuis maintenant de longues heures, et Juna et Sveln avaient brossé des quartiers un tableau effrayant. À l’issue d’un accouchement particulièrement long et pénible, Clairia avait donné naissance à une fille prénommée Istria. L’enfant, chétive, avait failli être étranglée par son cordon, et la mère, affaiblie par les privations, avait perdu beaucoup de sang. On avait craint le pire lorsqu’elle s’était évanouie, mais elle avait repris conscience quelques instants plus tard et les femmes avaient pu lui remettre sa fille, dont les vagissements leur déchiraient le cœur et les tympans. Bercée par la tiédeur maternelle, la nouveau-née s’était peu à peu apaisée et avait fini par s’endormir sur le sein de Clairia. Juna et Sveln avaient nettoyé la cabine puis s’étaient allongées sur la couchette, épuisées, minées elles aussi par la faim et l’anxiété. Les enfants étaient restés assis dans un coin de la pièce, silencieux, abattus, conscients que des événements graves secouaient les quartiers et que le temps de l’insouciance était désormais révolu.
Appuyée contre la cloison de la coursive, Ellula vit cinq ou six hommes sortir de la pénombre et se diriger d’un pas lourd vers la cabine. Elle distingua les pointes des piques et des masses d’armes au-dessus de leurs têtes et se contint à grand-peine de s’enfermer avec les autres dans la cabine et de barricader la porte. Puis elle reconnut la silhouette familière d’Abzalon au milieu du petit groupe et s’élança à sa rencontre, folle de joie. Elle remarqua soudain le petit corps que portait Lœllo, devina qu’un drame s’était noué dans les quartiers du haut, s’immobilisa. Abzalon s’approcha d’elle et l’étreignit avec une douceur inhabituelle. Ses vêtements répandaient une forte odeur de sueur et de sang. Par-dessus l’épaule de son mari, elle aperçut le visage de Laslo, d’une blancheur de ciel matinal, elle discerna l’incision large et boursouflée qui béait sous son menton, elle croisa le regard désespéré de Lœllo. Les autres, dont Orgal, l’époux de Sveln, présentaient des plaies plus ou moins profondes sur la face, sur les épaules et sur les bras, mais aucun d’eux ne paraissait grièvement blessé.
Un gémissement s’échappa des lèvres d’Ellula. Ses visions ne lui avaient pas annoncé que ses amis les plus proches seraient touchés par les vagues de violence qui secoueraient le vaisseau.
« Laslo a été… » murmura Abzalon.
Elle lui posa la main sur la bouche, se dégagea de lui, s’avança vers Lœllo, contempla le cadavre de l’enfant sans dire un mot, les larmes aux yeux, le cœur empli de colère. Qu’il était difficile, parfois, de se conformer à la volonté de l’ordre cosmique !
« Ils me l’ont tué », geignit Lœllo.
Ellula parvint à surmonter sa propre détresse.
« Il ne faut pas que Clairia le sache, dit-elle d’une voix hachée. Pas tout de suite. Elle ne le supporterait pas. Son accouchement l’a exténuée. Trouvez le moncle Artien et demandez-lui de prononcer l’oraison funèbre.
— Sans Clairia, j’aurai pas le courage, murmura le Xartien.
— Je sais que c’est difficile, Lœllo, mais nous devons tout faire pour préserver la vie.
— Ces ordures n’ont pas respecté la vie ! Ils s’en sont pris aux femmes, aux enfants…
— Ils ont reçu leur juste châtiment », intervint Orgal.
Ellula n’eut pas besoin de croiser le regard d’Abzalon pour savoir qu’il s’était parjuré en participant à l’expédition punitive, mais elle ne lui en tint pas rigueur car il avait mis sa violence au service de la vie. Lui, de son côté, n’avait pris aucun plaisir à semer la mort dans les rangs des deks retranchés au dernier niveau. Son démon ne s’était pas manifesté lorsque, après avoir enfoncé le barrage dérisoire qu’ils avaient dressé devant l’entrée d’une coursive, il avait plongé l’extrémité de sa pique dans les cous, dans les ventres, lorsqu’il avait fracassé des crânes, qu’il avait brisé des colonnes vertébrales sur les cloisons ou les tranchants des portes. Il en avait tué plus de la moitié à lui seul, faisant preuve jusqu’au bout d’un calme imperturbable, visant soigneusement les points vitaux. Son efficacité avait abrégé la bataille et permis à ses compagnons de s’en sortir sans dommage. Il était intervenu à plusieurs reprises pour tirer Lœllo du mauvais pas dans lequel l’avait fourvoyé une témérité quasi suicidaire. Ils avaient ensuite récupéré quelques plateaux-repas intacts qu’ils avaient distribués dans différentes cabines. Assaillis, ils n’en avaient pas eu suffisamment pour contenter tout le monde et n’avaient pas eu d’autre choix que de donner aux familles nécessiteuses ceux qu’ils avaient réservés à leur propre usage, si bien qu’ils s’en revenaient les mains vides à l’issue d’une bataille qui les avait vidés de leurs forces.
« Essayez de trouver un peu de nourriture pour Clairia et les enfants, reprit Ellula.
— Y en a pas assez pour tout le monde, grogna Abzalon.
— À moins d’aller se servir chez les Kroptes, proposa Orgal.
— Et s’ils rencontraient les mêmes problèmes que nous ? dit Ellula. Nous aviserons demain. Peut-être l’ordre cosmique nous apportera-t-il une solution dans les prochaines heures. »
Abzalon ne décela aucune certitude dans les yeux fiévreux de son épouse, elle s’évertuait seulement à entretenir l’espoir. D’un signe de la main, elle le retint auprès d’elle tandis que les autres rebroussaient chemin.
« Djema n’était pas avec toi ?
— Elle a pris une autre direction au sortir de la coursive basse.
— Elle n’est pas rentrée… »
Il la prit par les épaules et la tint un moment serrée contre lui.
« Elle est plus maligne que nous tous réunis, affirma-t-il. Elle reviendra. »
Lui non plus n’avait aucune certitude à ce sujet, il exprimait seulement un espoir.
Elle revint ainsi qu’il l’avait prédit, mais, malgré les recommandations d’Ellula, elle ne resta pas plus d’une heure dans la cabine, incapable de tenir en place. Elle s’éclipsa à la faveur d’un nouvel étourdissement de Clairia. Ses pas la portèrent machinalement dans la salle alvéolaire, puis devant le pilier qui dissimulait la trappe basculante. Elle hésita un long moment avant de s’y faufiler, consciente qu’il était encore trop tôt pour retourner de l’autre côté. Avant de rentrer à la cabine, elle avait essayé de raccourcir le temps en explorant d’autres recoins du vaisseau, mais elle n’était pas parvenue à tromper son impatience. Elle n’avait prêté qu’une attention distraite aux propos pourtant alarmistes des femmes regroupées autour de Clairia, au bébé minuscule et plissé drapé dans un pan de la robe de sa mère, aux pitreries de Pœz, aux bavardages des deux filles de Juna.
Elle retarda le plus possible le moment de franchir la trappe, par peur de rompre le charme, d’être déçue si elle ne trouvait pas Maran au sortir du boyau. Elle sollicita son double pour savoir ce qu’il convenait de faire, mais celui-ci demeura obstinément caché au fond d’elle. Elle s’assit sur la base du pilier, décida de compter mentalement jusqu’à mille, s’arrêta à cinquante-deux, se releva brusquement, se rua vers la trappe avec une telle précipitation qu’elle s’écorcha un coude et un genou sur les bords coupants de l’ouverture.
La première chose qu’elle distingua lorsqu’elle émergea du boyau quelques minutes plus tard, ce fut un plateau-repas posé à même le plancher métallique, recouvert de son cellophane et muni de couverts en plastique. Elle en découvrit d’autres alentour, une vingtaine, disposés sur les larges barreaux des échelles, sur les marches des escaliers. Les veilleuses teintaient de rouge les reliefs arrondis et brillants des cellophanes. D’agréables effluves de nourriture chaude masquaient l’habituelle odeur de rouille qui imprégnait les lieux. Elle chercha Maran des yeux, ne le repéra pas au milieu du chaos métallique, en éprouva une vive déception, tempérée toutefois par la présence des plateaux-repas. Ils n’étaient pas arrivés là par l’intervention de l’ordre cosmique. Affamée, elle se hissa hors de l’ouverture, s’assit devant un plateau dont elle arracha le cellophane avec ses ongles et commença à manger directement avec les doigts. La nourriture lui parut tellement délicieuse qu’elle finit par lécher les récipients en plastique. Bien que rassasiée, elle eut envie de prolonger le plaisir et se pencha vers l’avant pour s’emparer d’un deuxième plateau-repas.
« J’ai jamais vu quelqu’un manger autant et si vite ! » fit une voix.
Saisie, elle releva la tête et aperçut la silhouette de Maran allongé sur une passerelle. Elle fut un instant partagée entre la joie de le revoir et la gêne d’avoir été surprise en flagrant délit de gloutonnerie.
Maran roula sous la barre inférieure du garde-corps et sauta sur le plancher.
« Faudrait en laisser un peu pour les autres !
— On ne pourra pas nourrir tout le monde avec vingt plateaux », rétorqua-t-elle, piquée au vif.
Il retira son chapeau et, d’un revers de manche, épongea les gouttes de sueur qui lui perlaient sur les tempes. La transpiration collait ses cheveux noirs sur son crâne et maculait sa chemise. La marque du chapeau barrait de part en part son front immense, disproportionné par rapport à l’ovale délicat de son visage. Djema remarqua également que l’arc prononcé de ses sourcils dissimulait des arcades sourcilières saillantes qui donnaient de la profondeur à son regard.
« J’ai déjà fait six allers et retours entre les domaines et l’entrée du passage, dit-il. J’en rapporterai d’autres.
— Où les prends-tu ?
— Je suis monté au domaine 20 et j’ai parlé de votre problème à ma mère. Les ventres-communs ne mangent presque pas. Un demi-plateau par jour leur suffit. Au lieu de jeter les restes, elles les mettront de côté. Je me charge de vous les amener ici.
— Ça fera combien par jour ?
— Une centaine, plus tous ceux que je pourrai récupérer sur les chariots. D’après ce que j’ai entendu, il y en a mille en trop à chaque repas. »
Djema s’essuya énergiquement les lèvres, se leva, défroissa sa robe, se rendit alors compte qu’elle saignait au coude et au genou, enduisit ses plaies de salive.
« Tout seul, tu n’y arriveras pas…
— Les autres ne m’aideront pas. Ils détestent les deks.
— Moi je peux trouver du monde.
— Tu as vu ce qui a failli t’arriver avec les eulans.
— Il y aura moins de risques si nous sommes habillés comme des Kroptes. »
Maran remit son chapeau sur sa tête pour laisser à la suggestion de Djema le temps de se faire une petite place dans son cerveau.
« Ma mère saurait sans doute où dénicher des vêtements…
— Une dizaine. Moitié filles, moitié garçons.
— Faudrait aussi que je trouve une cabine vide pour nous cacher au cas où les choses tourneraient mal. »
Ils se turent pendant quelques instants, effrayés soudain par leur propre audace, puis Djema empila quatre plateaux-repas et s’avança vers la bouche du boyau.
« Tu te donnes bien du mal pour des gens que tu ne connais pas, lâcha-t-elle avant de se glisser dans l’étroite ouverture.
— Ma mère dit que…
— Je ne te parle pas de ta mère, Maran Haudebran, mais de toi ! »
Il eut une expression embarrassée qui vengea en partie Djema de la honte qu’il lui avait occasionnée quelques minutes plus tôt.
« Je… je pense aussi que… que Djema Haudebran est un beau nom, bredouilla-t-il, cramoisi.
— Au revoir. »
Elle disparut dans le conduit. Le petit Kropte resta un moment à l’écoute du frottement du corps de la fillette sur le métal lisse avant de reprendre le chemin des domaines.
« Où les as-tu trouvés ? »
Les femmes regardaient manger Clairia et les enfants en essayant d’oublier leur propre faim.
« Je peux en apporter plus, dit Djema, mais il me faut l’aide d’autres enfants. »
Elle leur avait fait l’effet d’une apparition miraculeuse lorsqu’elle s’était introduite dans la cabine, munie de son précieux chargement.
« Pourquoi des enfants ? » insista Ellula.
Elle avait posé machinalement la question tout en sachant que sa fille n’y répondrait pas. Djema ne dévoilait jamais ses secrets. Elle avait même refusé de laisser sa mère examiner ses plaies au genou et au coude.
« C’est dangereux ? s’inquiéta Sveln.
— Ça deviendra bien plus dangereux ici si nous continuons à perdre du temps. » Djema désigna Pœz et les deux filles de Juna. « Maintenant qu’ils ont le ventre plein, je peux commencer tout de suite avec eux.
— Pas question que mes filles t’accompagnent si tu refuses de dire où tu les emmènes ! se récria Juna. J’ai déjà dû en abandonner deux chez les Kroptes : je ne tiens pas à perdre celles-ci.
— L’inquiétude des parents ne ferait que nous encombrer », répliqua Djema.
Elle prit conscience, à l’infime décalage entre ses pensées et ses paroles, qu’elle s’exprimait par l’intermédiaire de son double. Ellula s’accroupit devant elle et la dévisagea gravement. Jamais Djema n’avait décelé pareille lassitude dans les yeux de sa mère. Un voile gris en ternissait la limpidité, la lumière.
« Il faut que tu admettes qu’on puisse s’inquiéter pour toi, Djema.
— Quand tu t’inquiètes pour moi, maman, tu t’inquiètes en réalité pour toi.
— Toutes les mères redoutent la douleur de la séparation… »
Ellula faillit lui parler de la mort de Laslo, mais la proximité de Clairia l’en dissuada.
« L’ordre cosmique nous relie pour l’éternité, dit Djema. Aie confiance en moi comme tu as confiance en lui.
— Moi j’ai confiance ! s’exclama Pœz en repoussant son plateau et en se relevant.
— Moi aussi ! renchérit Aphya, la fille aînée de Juna.
— Moi aussi ! » s’écria Mung, la cadette.
Les mères n’eurent ni la volonté ni le courage de s’interposer lorsque les quatre enfants sortirent de la cabine et s’éparpillèrent en riant dans la coursive basse.
De quatre, les enfants passèrent le lendemain au nombre de sept, et à dix quelques jours plus tard, cinq filles et cinq garçons, conformément au vœu de Djema. Ils assurèrent bientôt un approvisionnement quotidien de mille plateaux-repas, qu’ils livraient quatre par quatre, soit une quarantaine par voyage. Le bruit se répandit qu’il était désormais possible de se ravitailler dans la cabine d’Abzalon, et des files d’attente de plus en plus longues se formèrent dans la coursive basse. Ellula, Juna et Sveln se chargeaient de répartir les rations selon les besoins, Abzalon, Lœllo, Orgal et Belladore supervisaient les opérations, calmaient les plus agressifs avec courtoisie mais fermeté, vérifiaient que chacun repartait avec son dû. Quelques-uns furent dépouillés dans les niveaux du haut, mais les agressions cessèrent dès le cinquième jour et il ne fut pas nécessaire de recourir aux expéditions punitives pour rétablir l’ordre. Les maigres portions suffisaient à combler les estomacs rétrécis par des jours et des jours de privations. Les célibataires recommencèrent à fréquenter les appartements des mathelles, on vit de nouveau le moncle Artien, qui, pourchassé par trois hommes, s’était réfugié pendant plus de sept jours dans le labyrinthe, arpenter les coursives de sa foulée nerveuse, s’inviter dans les cabines, consoler les femmes qui avaient perdu leur mari, les parents qui pleuraient un enfant, Belladore multiplia les impositions et les invocations pour soulager les plaies physiques et morales, un groupe d’hommes entreprit de recenser la population et dénombra environ quatre mille deux cents survivants, bref, la vie reprit peu à peu ses droits dans les quartiers.
Clairia ne versa pas une larme lorsque Lœllo lui annonça la mort de Laslo, mais à partir de ce jour elle cessa de chanter. Bien que minuscule, leur fille Istria se développa normalement après une fièvre sévère qui faillit l’emporter. Abzalon rendit plusieurs visites à son ami de la cuve bouillante, dont il revint rasséréné, nettoyé de ses doutes et de ses remords. Ellula ne lui reprocha pas d’avoir trahi son serment. De même, elle n’exigea plus de lui aucune promesse, elle décida de l’aimer comme il était, avec ses forces et ses faiblesses, avec sa douceur infinie sous le fer blessant de son armure.
Ils devaient ce retour de la paix à une poignée d’enfants qui, comme des insectes obstinés, convoyaient inlassablement les vivres par les méandres obscurs du vaisseau. Djema et ses compagnons avaient connu quelques problèmes de coordination au début, d’autant qu’il leur avait fallu incorporer six nouveaux et retoucher les vêtements procurés par Maran, puis ils s’étaient organisés et s’étaient réparti les tâches selon les qualités de chacun. Ainsi, Maran et Pœz, les plus hardis, se chargeaient d’ouvrir la voie dans le pays des robes-noires et de prélever les plateaux sur les chariots automatiques, Mung et un garçon du nom de Darl, les moins aventureux, restaient dans le local technique pour refermer la porte au cas où les moncles viendraient fouiner dans les parages, Djema, Aphya et les quatre autres effectuaient d’incessantes navettes entre la cabine du domaine 5, un appartement de deux pièces où était entreposé le butin, et le local technique du bas. Ils empruntaient les coursives les moins fréquentées, les escaliers reculés, les places désertes. S’ils ne prenaient pas de précautions particulières lorsqu’ils déambulaient les mains vides, leurs vêtements kroptes suffisant à donner le change, ils déployaient la plus grande vigilance pour transporter les plateaux. L’un d’entre eux partait devant en reconnaissance, s’assurait que la voie était libre, prévenait les autres d’un sifflement. Ils franchissaient alors la coursive ou l’escalier au pas de course, s’immobilisaient à l’entrée du passage suivant, attendaient Göt, le garçon qui surveillait les arrières, recommençaient l’opération jusqu’à ce qu’ils aient gagné le pays des robes-noires. Une fois parvenus au local technique, Mung et Darl acheminaient les plateaux jusqu’à l’entrée du boyau, les posaient sur le plancher, sur les échelles, sur les passerelles. Lorsqu’ils ne savaient plus où les entasser, ils les passaient de l’autre côté, la partie la moins difficile, la plus ludique de l’entreprise, celle à laquelle seul Maran ne participait pas.
Le jeu, l’aventure du départ se transforma peu à peu en une activité routinière et éreintante. La tranquillité des quartiers reposait désormais sur leurs seules épaules et la tension nerveuse les empêchait de trouver le sommeil. Djema constata que la fatigue entraînait certains d’entre eux à commettre des erreurs, à courir des risques inutiles. Elle ne s’en ouvrit pas à ses parents cependant, car elle estimait que l’ingérence des adultes n’aboutirait qu’à briser la cohérence de son groupe.
Un soir, Juna lui reprocha vivement de jouer dangereusement avec la santé de ses filles. Ce fut Abzalon qui prit sa défense :
« Ce sera bien pire si la faim revient dans les quartiers.
— C’est aux hommes de se débrouiller pour nourrir leur famille, pas aux enfants ! rétorqua Juna.
— Tu n’as qu’à les reprendre, tes filles, fit Djema d’un ton sec.
— Nous ne sommes pas fatiguées, mentit Aphya.
— Nous en discuterons à la cabine. »
Juna prit ses filles par la main et les entraîna avec brutalité dans la coursive basse.
Le lendemain, la petite troupe, réduite à huit unités, fut obligée de se démultiplier pour compenser les absences de Mung et d’Aphya. Pœz, esseulé, fut surpris par un patriarche alors qu’il suivait un chariot, ployant déjà sous le poids d’une dizaine de plateaux.
« Hé, toi, qu’est-ce que tu fabriques ? »
Pœz lâcha aussitôt son chargement et tenta de fuir, mais le patriarche, d’une vivacité étonnante pour un homme de son âge, le saisit par le bras et l’empêcha de gigoter en lui comprimant douloureusement les muscles.
« Tu… tu me fais mal, gémit le garçon.
— Voleur et impoli ! grogna le Kropte. Explique-moi pourquoi tu as besoin d’autant de nourriture. Tu n’es pourtant pas bien gros. »
La douleur et la peur se conjuguèrent pour empêcher Pœz de fournir une réponse plausible.
« J’attends », glapit le vieil homme.
Sa barbe blanche et ses yeux clairs, presque transparents, accentuaient la sévérité de son visage. Les bords de son chapeau et les manches de sa chemise s’effilochaient, ses bretelles ne parvenaient pas à contenir son ventre rebondi et flasque.
« Une famille… une famille m’a demandé de lui apporter ses repas, déglutit Pœz.
— Quelle famille ?
— Hau… Haudebran…
— La seule Haudebran que je connaisse est une ventre-commun. Mène-moi à tes parents : il seront ravis d’apprendre qu’ils ont un enfant voleur, impoli et menteur. »
Pœz essaya de se dégager de l’emprise du patriarche, mais celui-ci avait une poigne de fer et ses contorsions ne réussirent qu’à accentuer la douleur à son bras.
« Je crois qu’il est préférable de t’emmener directement chez les eulans. Eux sauront te remettre les idées en place. »
Joignant le geste à la parole, le vieillard commença à traîner le garçon vers la place octogonale la plus proche. Deux hommes, alertés par les bruits, sortirent d’une cabine voisine et vinrent aux renseignements. Jeunes, les joues ombrées d’une barbe encore clairsemée, ils retirèrent leur chapeau avec déférence.
« Que reprochez-vous donc à ce garçon, Isban Peskeur ? »
Le patriarche s’immobilisa mais ne desserra pas pour autant sa prise.
« Ce démon réunit en lui tous les péchés de l’Amvâya.
— Allons, on lui trouvera sûrement une qualité ! plaisanta l’un de ses interlocuteurs. Nous avons tous fait des bêtises lorsque nous étions enfants.
— L’indulgence, la paresse mentale, voilà les seuls dangers qui guettent les Kroptes.
— Nous savons les épreuves que vous avez traversées, Isban Peskeur, dit le deuxième homme. Personne n’accepte d’un cœur léger de perdre son fils bien-aimé et deux de ses épouses.
— Eshan n’est pas mort ! gronda le vieil homme. On n’a pas retrouvé son corps. Quant à mes épouses, je ne les ai pas perdues, je les ai chassées. Chassées ! »
Ses vis-à-vis se consultèrent du regard puis observèrent le garçon tordu de douleur par les serres d’Isban Peskeur.
« Je ne l’ai jamais vu, celui-là, fit l’un.
— On ne peut pas connaître tout le monde, renchérit l’autre. Nous pouvons vous accompagner si vous le souhaitez, Isban Peskeur. »
Le vieil homme refusa leur proposition d’un vigoureux mouvement de menton.
« Comme vous voulez. Mais ne soyez pas trop sévère avec lui. »
Isban Peskeur les regarda s’éloigner avec une moue de mépris, puis il recommença à traîner Pœz vers la place octogonale. Il n’eut pas le temps d’atteindre l’escalier qui conduisait aux niveaux supérieurs. Une bande d’enfants jaillit soudain d’une coursive et se précipita sur lui. Il voulut les éloigner de sa main libre comme il l’aurait fait d’un essaim de zihotes, mais ils s’accrochèrent à ses jambes, à son cou, lui griffèrent le dos, le mordirent aux bras. Il eut l’impression d’être assailli par une nuée de charognins, meugla et rua comme un yonak, lâcha sa proie, reçut un coup de pied sur le tibia qui le plia en deux, un autre sur les fesses qui l’humilia, un troisième sur le flanc qui lui coupa le souffle. Il n’eut pas d’autre ressource que de se laisser choir sur les premières marches de l’escalier. Il vit, entre ses paupières mi-closes, ses agresseurs s’engouffrer dans la bouche d’une coursive, se dit que la civilisation kropte ne survivrait pas à cet absurde exode, admit tout à coup la mort d’Eshan, tué par cette peste à la beauté diabolique qu’il avait eu la mauvaise idée d’acheter à un fermier misérable du littoral bouillant. Des hommes se pressèrent autour de lui, attirés par le tumulte. Il refusa de répondre à leurs questions, muré dans son silence, dans sa douleur, dans ses regrets. Mort, déjà.
Aphya réintégra le groupe après avoir dormi, selon elle, trois jours d’affilée. La mésaventure survenue à Pœz ne les dissuada pas d’accomplir leur mission quotidienne de ravitaillement mais les incita à redoubler de prudence. Ils jouèrent inlassablement à cache-cache avec les Kroptes qui recherchaient activement les enfants coupables d’une impardonnable agression sur la personne de l’honorable Isban Peskeur, avec les moncles qui étaient tout à coup sortis de leur léthargie pour s’adonner à de mystérieuses activités. Djema conseilla de prendre quelques jours de repos à ceux qui semblaient au bord de l’épuisement, puis établit un roulement régulier dont elle-même s’exempta. Jamais les deks ne manquèrent de vivres en dépit des difficultés grandissantes de leur tâche. La bande y gagna plusieurs surnoms, les « provides » en référence aux fées nourricières de la mythologie astaférienne, les « lakchas » de l’Amvâya kropte, ces étoiles qui descendaient parfois sur Ester pour dispenser leur lait céleste aux voyageurs affamés, les « djorns » de la geste oulibazienne, petits êtres facétieux qui avaient le pouvoir de réaliser les désirs de ceux qui les rencontraient, ou encore, plus prosaïquement, les « fournisseurs ». Ils trouvaient de plus en plus souvent des présents au retour de leurs expéditions, un vêtement confectionné par une femme, une part de gâteau offerte par un enfant, un dessin sur tissu ou une sculpture réalisée par un homme. Ils échappèrent à maintes reprises aux Kroptes et aux moncles, les semant dans le dédale des coursives et des escaliers qu’ils auraient pu parcourir les yeux fermés, se réfugiant si nécessaire dans le domaine 20, où les ventres-communs leur avaient aménagé des cachettes.
Sorama, la mère de Maran, une belle femme malgré ses yeux morts, s’était prise d’affection pour ces petits voleurs qui égayaient son existence et renouaient le lien avec les épouses exilées. Elle les reconnaissait sans hésitation au bruit de leurs pas, à leur odeur, à leur souffle. Elle aimait particulièrement caresser le visage de Djema, la fille d’Ellula, qui avait sorti son fils de sa solitude comme sa mère avait sorti les épouses kroptes de leur résignation. Elle tremblait bien entendu pour Maran, ce fruit du viol sur lequel elle avait reporté tout son amour, mais elle préférait le savoir exposé au danger et heureux en compagnie de ses amis plutôt que condamné à la clandestinité.
Après trois mois de dérèglement puis d’inactivité complète, les chariots firent leur réapparition et effectuèrent leurs premières livraisons. Comme elles étaient encore irrégulières, les deks rassemblèrent les plateaux-repas et confièrent à Ellula et à ses compagnes le soin de procéder au partage.
La bande des « lakchas » ne cessa son activité que lorsque les chariots eurent repris leur rythme métronomique d’avant la panne. Après une cure de sommeil de cinq jours, les neuf enfants continuèrent de rendre de régulières visites aux ventres-communs du pays kropte et, en compagnie de Maran, désormais indissociable de leurs jeux et de leurs rires, s’aventurèrent dans d’autres régions du vaisseau. La passerelle de la cuve de refroidissement qu’avaient empruntée leurs mères quelques années plus tôt leur servait désormais de lieu de rendez-vous.
Le premier à s’y baigner fut Pœz, le plus téméraire des neuf. Il se dressa tout habillé sur la barre supérieure de la balustrade et sauta dans l’eau dont la température élevée, presque bouillante, lui tira des glapissements. Comme il n’avait pas appris à nager, il coula, se débattit, remonta à la surface, se débrouilla comme il le put pour avancer et se hisser sur le rebord métallique qui entourait la cuve. D’en bas, il leur cria qu’ils n’étaient que des peureux s’ils ne venaient pas le rejoindre. Djema l’imita, non qu’elle cédât à sa grossière provocation, mais elle avait envie depuis longtemps d’explorer cet élément qu’elle ne connaissait pas. Contrairement à Pœz, elle eut l’idée de retirer ses vêtements avant de sauter. Elle piqua d’abord profondément vers le fond du bassin, trouva cette immersion très agréable malgré les épingles brûlantes qui s’enfonçaient dans sa peau, reprit trop tôt sa respiration, déboucha à la surface, recracha toute l’eau qu’elle avait avalée, vit son double s’échapper d’elle-même et remuer les bras en cadence, reproduisit ses gestes sans affolement, se rendit compte qu’elle gagnait en efficacité lorsqu’elle était totalement relâchée, rejoignit le bord, se hissa à la force des bras aux côtés de Pœz.
« T’as la peau toute rouge, fit-il, troublé.
— Toi aussi ! s’esclaffa-t-elle en tirant sur le col de sa chemise. Si tu… »
Un plouf sonore les interrompit. Maran venait à son tour de sauter. Son chapeau flotta un petit moment au milieu des volutes de vapeur avant de couler. Djema se redressa, inquiète, puis une touffe de cheveux noirs émergea progressivement de l’eau. Maran toussa, vomit, râla, paniqua, sombra à nouveau, reparut quelques secondes plus tard, agita ses membres, maladroitement au début, puis de façon un peu plus méthodique.
Il avait vaincu sa peur viscérale de l’eau pour ne pas laisser Djema seule en compagnie de Pœz. Elle sourit en le regardant progresser péniblement dans sa direction. Elle pressentait qu’ils traverseraient d’autres périodes difficiles et elle savait qu’elle pouvait désormais compter sur l’amour et le courage de Maran Haudebran.