Les satellites Vox et Xion, colonisés au XXIIIe siècle de l’ère monclale, firent l’objet de terribles conflits jusqu’au XXVIe siècle. Les grandes compagnies d’exploitation minière poussèrent les colons, menés par le sécessionniste Sten Vary, à proclamer leur indépendance. Principales pourvoyeuses en matières premières indispensables à la production d’énergie magnétic et à la fabrication des navettes estersat, les compagnies étaient excédées par le monopole du CEE, le Cartel estérien des énergies. L’émancipation des satellites représentait pour elles la garantie d’une libre exploitation et d’une augmentation substantielle de leurs profits. À contrario, le gouvernement estérien ne pouvait reconnaître l’indépendance de ses colonies : forts de leurs richesses minières, les satellites auraient tôt ou tard les moyens de constituer une armée puissante et seraient tentés de prendre le contrôle d’Ester, de recoloniser en quelque sorte leur ancienne planète.
Les édiles estériens n’avaient pas envisagé, en revanche, que la guerre s’avérerait aussi longue, aussi meurtrière, aussi destructrice. Truffés de nanotecs destinés à compenser la faible gravité et la pénurie d’oxygène, les colons se révélèrent des adversaires redoutables dans les combats au sol. Sur les deux millions de soldats estériens ayant participé aux batailles, un million huit cent mille trouvèrent la mort. De même, sur les mille navettes de liaison estersat expédiées sur Vox et Xion, les mines aériennes en détruisirent plus de neuf cents. Les réserves de magnétic, les stocks de minerais, les citabulles, les biosphères agricoles, les réseaux d’énergie, toutes ces réalisations d’une civilisation balbutiante, fragile, furent entièrement anéanties. On établit à vingt millions le nombre de victimes voxiones, militaires et civiles. Sten Vary fut capturé, jugé et précipité dans un puits d’eau bouillante, les compagnies dissoutes et remplacées par des firmes à la solde du pouvoir estérien. La guerre n’entraîna pas seulement le désastre écologique des satellites, mais elle marqua le point de départ du déclin économique d’Ester.
Il fallut reconstituer la flotte de navettes estersat, rebâtir des biosphères, rouvrir les puits d’extraction, rétablir les voies commerciales. Deux siècles furent nécessaires pour cicatriser les gigantesques blessures ouvertes par la guerre. On modifia le système génétique des colons de la deuxième vague, choisis parmi les criminels, les opposants politiques, les terroristes, afin d’éradiquer de leur cerveau tout germe de révolte.
Cependant, la guerre eut une autre conséquence, indirecte celle-là : la démographie galopante d’Ester, l’épuisement des gisements, la pollution de l’air et de l’eau, la manifestation annoncée des premiers signes d’instabilité d’Aloboam se conjuguèrent aux difficultés spécifiques des satellites – faible gravité, défaut d’oxygène, vie confinée dans les biosphères – pour pousser le gouvernement estérien à explorer des voies radicalement différentes. Plusieurs programmes furent proposés et aussitôt abandonnés, comme l’exploitation de l’océan Osqval ou encore l’estéraformation de Vox et Xion. Un projet finit par se dégager, qui était en réalité la combinaison de deux et qui permettait de dégager une solution sur le court et sur le long terme : la recherche d’une terre nouvelle aux caractéristiques très proches de celles d’Ester répondait au problème de la dilatation d’Aloboam et de l’extinction de son système ; la remise en cause du sacro-saint Traité des littoraux, autrement dit l’ouverture du continent Sud à une éventuelle colonisation, résolvait en partie les difficultés démographiques et écologiques de la planète. On mit d’abord à contribution les astronomes de l’académie de Vrana, qui, à l’aide de télescopes et de capteurs spectraux, scrutèrent le ciel sans relâche et tentèrent de découvrir une planète habitable parmi les systèmes observables. Une équipe de mentalistes fut ensuite chargée de sélectionner les candidats au premier exode. L’armée se prépara à envahir le continent Sud, une simple formalité dans la mesure où la non-violence était l’un des commandements majeurs de la religion kropte. Enfin, les scientifiques et les techniciens les plus qualifiés d’Ester furent rassemblés sur Vox pour concevoir et réaliser l’Estérion, qui acquit rapidement le surnom de « vase » ou d’« amphore », tant sa forme – proue large et plate, taille étranglée, poupe arrondie presque obèse – évoquait celle de ces récipients qu’on trouve dans n’importe quelle maison du continent Nord. On aurait également pu le comparer à une alviola, un insecte parasite des monts Qvals, ou encore, et certains ne s’en sont pas privés, au corps d’une déesse callipyge de la religion primitive des Grandes Assuors.
« Vous pensez réellement que ce… que cette chose puisse franchir une distance de douze années-lumière ? »
Debout devant la baie du salon, le prémiaire fixait l’Estérion avec une moue sceptique. Moteurs coupés, la navette gouvernementale s’était calée sur l’orbite de la gigantesque masse noire qui occultait en grande partie le fond grisâtre de Vox.
« Cela prendra du temps, monsieur, répondit Jij Olvars, le technicien responsable du chantier. Environ cent vingt ans à la vitesse de trente mille kilomètres par seconde, stabilisée par le voleur de temps. »
Le prémiaire pivota sur lui-même avec une extrême vivacité et planta son regard de rapace dans celui de Jij Olvars.
« Il n’a pas été possible de faire plus vite ?
— C’est un engin expérimental, monsieur. Au-delà de cette vitesse, sa fiabilité ne serait pas garantie.
— Et, à trente mille kilomètres par seconde, vous me certifiez qu’il atteindra sa destination ? »
Le technicien chercha un appui parmi les astronomes, les trois mentalistes de l’Hepta, les administrateurs et les dioncles assis autour de la grande table de conférence, mais tous baissaient la tête, le laissant se débrouiller seul avec le chef du gouvernement estérien. Chacun avait son lot de problèmes et serait tôt ou tard placé sur la sellette. Sculptés par les faisceaux crus des appliques, les visages tendus, figés, évoquaient les masques tragiques du théâtre omnique.
« Je ne peux rien garantir, monsieur. Nos calculs sont théoriques et certains paramètres ne sont pas vérifiables, même si nous avons pris toutes les précautions, multiplié les essais. »
Le prémiaire hocha la tête. Vêtu d’un costume sobre dont la veste était boutonnée jusqu’à la base du cou, incapable de rester en place plus de trente secondes, il marchait sans cesse de la table à la baie, de la baie à la porte, de la porte à la rangée de hublots opposée, des hublots à la table. Ses cheveux blancs et ras accentuaient la sévérité d’une face qu’aucune ride ne creusait – l’action des molécules de jouvence sans doute. Il avait accédé à la fonction de triumvir une trentaine d’années plus tôt, avait rapidement pris l’ascendant sur les deux autres membres du gouvernement et s’était autoproclamé prémiaire, un titre qui lui donnait le pouvoir absolu sur Ester et ses deux satellites. N’accordant qu’une confiance limitée à ses deux collègues du triumvirat et aux administrateurs régionaux, il leur concédait les tâches les plus courantes, les plus routinières. Il leur avait, par exemple, confié l’annexion du continent Sud, une mission facile qu’aurait exécutée n’importe quel officier subalterne.
« Je vous sais gré de votre franchise, Olvars, dit le prémiaire en revenant se planter devant la baie. Cent vingt ans, dites-vous ? Cela signifie qu’il devra embarquer des quantités phénoménales de carburant…
— Nous avons prévu plusieurs systèmes de propulsion, monsieur. Les carburants fossiles qui seront utilisés pour lancer l’Estérion serviront ensuite d’appoint en cas de défaillance des autres systèmes, le réacteur nucléaire à fusion situé au cœur de la structure et le générateur de mouvement autodynamique. Enfin nous comptons sur l’effet de fronde pour accroître…
— Laissons de côté les détails techniques, voulez-vous, coupa le prémiaire. Je suppose que vous avez convaincu quelques membres de votre équipe de faire partie du voyage. »
Jij Olvars marqua un nouveau temps de silence. Du coin de l’œil, les autres le regardaient avec un soupçon de cruauté se débattre dans ses hésitations.
« L’Estérion sera en permanence sous contrôle, monsieur, si tel est le sens de votre remarque.
— Je n’aurais pas compris que les passagers fussent livrés à eux-mêmes tout au long de leur voyage. D’autant qu’ils perdront leurs repères habituels. L’absence de gravité, par exemple, risque de leur poser un certain nombre de…
— Nous y avons remédié, l’interrompit le technicien. Le réacteur nucléaire est constitué d’une masse de matière extrêmement compacte où sont réunies les forces fondamentales. Le paramètre de la vitesse sera suffisant pour créer un petit effet de gravité, pour permettre aux passagers de garder la tête en haut et les pieds en bas. Après une courte période d’adaptation, ils se promèneront dans les coursives avec la même aisance que dans les rues d’une cité. Ou que dans les couloirs d’un pénitencier. »
Le prémiaire décolla son pied du plancher au prix d’un effort qui lui tira une grimace, le posa sur son genou opposé et désigna la semelle luisante de sa chaussure.
« J’espère que vous tiendrez compte de vos découvertes pour l’élaboration des futures navettes estersat. Je déteste marcher avec ces fichues semelles aimantées. » Il reprit une position conforme à la dignité de sa fonction. « Cette masse du cœur nucléaire ne risque-t-elle pas de contrarier le mouvement, la vitesse ?
— Leur masse n’a jamais empêché les galaxies de filer à une allure de plus de mille kilomètres-seconde dans le vide, monsieur. Cependant, nous avons choisi d’utiliser son inertie, de la transformer en source d’énergie supplémentaire : nous avons installé des inverseurs, des sortes de miroirs qui piègent l’inertie et la dirigent vers des réacteurs annexes. Nous estimons qu’elle aidera grandement l’Estérion à atteindre sa vitesse de croisière. Les miroirs se désactiveront dès que le seuil des trente mille kilomètres par seconde sera atteint, et le voleur de temps prendra le relais. Au-delà, et pour finir de répondre à votre première question, nous pensons que nous perdrions tout contrôle sur l’appareil. Il nous fallait trouver le meilleur compromis entre masse, énergie, temps et vitesse.
— Ce « voleur de temps » me contrarie. N’y a-t-il pas moyen de s’en passer ?
— Pas dans ce système, monsieur. Comme son nom l’indique, il volera du temps pour maintenir la stabilité de l’Estérion. Sans lui, les propulseurs provoqueraient une accélération permanente qui risquerait de rapprocher dangereusement le vaisseau du mur de la vitesse de la lumière. Et là…
— Espérons seulement que le vol de cet appareil sera aussi convaincant que vos théories !
— Cela fait près de cent ans que mes prédécesseurs et moi-même travaillons sur ce projet, monsieur. Nous avons essayé de mettre toutes les chances de notre côté. Reste évidemment un facteur par nature imprévisible.
— Lequel ? »
Jij Olvars promena un regard appuyé sur les trois mentalistes et les deux dignitaires de l’Église monclale.
« Le facteur humain. »
Après avoir ainsi passé le relais aux autres intervenants, il se détendit et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Bientôt, lorsque L’Estérion, ce monstre qui lui avait volé la plus grande partie de sa vie, aurait quitté le système d’Aloboam et entamé son périple incertain – beaucoup plus incertain qu’il ne l’affirmait – vers une destination également hypothétique, il pourrait enfin regagner Ester et explorer le continent Sud, ces terres vierges qu’on disait si belles et qu’un traité archaïque l’avait jusqu’alors empêché de visiter.
Le prémiaire s’abîma une nouvelle fois dans la contemplation de L’Estérion et lui trouva effectivement une ressemblance frappante avec une sculpture primitive et callipyge des Grandes Assuors. Bien qu’il n’en fût pas l’instigateur, ce projet lui tenait particulièrement à cœur. Les nanotecs le prolongeraient sans doute de cent cinquante ans, voire de deux cents ans, mais il mourrait ou deviendrait un légume congelé avant de connaître le dénouement de cette aventure, la plus extraordinaire, la plus fascinante de l’histoire estérienne. On lui avait expliqué que le temps ne se déroulerait pas à la même vitesse à l’intérieur de L’Estérion et sur Ester, que les cent vingt ans dont avait parlé Jij Olvars équivaudraient à six ou sept siècles pour les habitants de la planète et de ses satellites. Toutefois, l’histoire retiendrait que le rêve un peu fou de ses prédécesseurs s’était concrétisé sous son mandat, que sa volonté, sa ténacité avaient entretenu l’espoir du peuple estérien voué à l’anéantissement, et cela suffisait à justifier les nombreuses exactions commises au nom de la raison d’État, les meurtres qui avaient jalonné son parcours, les coups bas, les complots, les trahisons, les décisions iniques, comme celle de violer le Traité fondamental des littoraux et d’ordonner l’extermination massive de cinq millions de Kroptes.
Il dispersa ses pensées d’un mouvement de tête, se retourna et s’avança vers les trois mentalistes d’une foulée rendue saccadée par les semelles aimantées.
« Parlons donc du facteur humain, dit-il d’une voix lasse. Je ne suis guère convaincu par le choix que vous avez proposé, défendu et maintenu en dépit d’une opposition presque unanime. Nous avions demandé à l’Hepta de dégager une élite, des hommes et des femmes sains de corps et d’esprit, au besoin renforcés par des nanotecs, et vous nous proposez un groupe constitué de cinq mille détenus du pénitencier de Dœq et de cinq mille Kroptes. Curieuse conception de l’élite : des tueurs de la pire espèce et des fanatiques pacifistes ! »
Les mentalistes ne répondirent pas tout de suite. À leur immobilité, à l’extrême attention qui pétrifiait leurs traits, il ne faisait aucun doute que les deux femmes, une ancienne aux cheveux gris et courts, une plus jeune à la longue chevelure blonde, et l’homme, dont le visage inexpressif le désignait comme un mutant-tec voire un androïde, tenaient une conversation télémentale. Ils portaient tous les trois la tenue traditionnelle des mentalistes, une ample combinaison verte frappée sur la poitrine d’une tête noire et stylisée.
« Épargnez-moi vos conciliabules, de grâce ! maugréa le prémiaire, qui exécrait la communication télémentale bien que sa fonction l’obligeât à y recourir fréquemment. Nous nous sommes réunis dans cette navette précisément pour nous exprimer en mode oral simple et réduire au maximum les risques d’interception : pour différentes raisons liées à la sécurité de l’État, je ne tiens pas à ce que notre entretien déborde des cloisons de cette navette…
— Nous estimons que nous n’avons pas à nous justifier de nos choix, monsieur, attaqua la plus vieille des deux femmes d’une voix perforante. Nous sommes des techniciens de l’esprit, même si certains nous dénient ce titre. Le facteur humain n’est ni plus imprévisible ni plus fiable que les facteurs astronomique ou matériel. Il entre également dans un cadre strict de probabilités. »
Le prémiaire soupira et dévisagea tour à tour les trois mentalistes dont les visages restèrent de marbre.
« Je suis en droit, me semble-t-il, de vous réclamer des comptes. » Sa voix conservait son calme mais les marques de son impatience se devinaient dans son souffle accéléré et dans certaines de ses intonations. « Je n’ai rien contre vous trois, mais j’apprécie moyennement l’absence de Mald Agauer ou d’un autre membre de l’Hepta. Pourquoi ne se sont-ils pas déplacés en personne ? Leur temps est-il si précieux qu’ils n’ont pas trois heures à me consacrer ? Je sais que les mentalistes n’aiment pas qu’on se mêle de leur travail, mais, bordel ! ce programme vous a été commandé par le gouvernement estérien. Il faudrait vous enfoncer dans le crâne qu’il engage l’avenir de l’humanité estérienne et que je n’ai strictement rien à foutre de vos susceptibilités corporatistes !
— Vous n’avez pas exigé de Jij Olvars qu’il justifie chacun des procédés ou des matériaux utilisés pour la construction de L’Estérion, intervint la jeune femme blonde. Ses connaissances outrepassant votre seuil de compétence, vous n’avez pas d’autre choix que de lui accorder votre confiance. Mais, en tant qu’être humain, vous pensez avoir votre mot à dire sur le matériau humain, vous vous autorisez un avis. Or vous ne pouvez juger qu’au travers d’un tamis tendu par votre mémoire cellulaire, par votre affect, par votre intellect. »
Sa voix suave et basse avait un effet apaisant, presque hypnotique. Elle aurait pu être jolie avec ses grands yeux bleus et ses lèvres sensuelles, mais son absence d’expression, si elle ne l’enlaidissait pas, ne la rendait ni sympathique ni attirante. Le problème avec les mentalistes, c’est que leurs interlocuteurs ne savaient jamais jusqu’à quel point ils étaient manipulés.
« J’ai des pensées, des sentiments, des émotions, un passé comme tout un chacun, je suppose, grommela le prémiaire.
— Le but du corps des mentalistes est précisément d’avoir une vision claire, statistique, rationnelle du comportement humain et dérivé, dit la blonde. C’est-à-dire dégagée de la subjectivité, de l’influence de l’inconscient et de la mémoire cellulaire. Nous nous plaçons sur un plan d’observation où vous ne pouvez pas nous rejoindre. C’est pourquoi nous ne vous demandons pas de nous comprendre, monsieur, mais d’accepter notre point de vue de spécialistes comme vous avez accepté celui de Jij Olvars, ou encore des astronomes lorsqu’ils vous affirment avoir localisé une planète aux caractéristiques similaires à celles d’Ester.
— Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable, protesta maître Kalris, le président de l’AAV, l’Académie astronomique de Vrana, un homme d’une centaine d’années au crâne rasé et aux lourdes paupières qui tiraient sur ses yeux jaunes un rideau presque hermétique. L’hypothèse de la vie sur une planète éloignée est le résultat de l’observation, de l’analyse spectrale, d’une multitude de données qui se recoupent. Il serait prétentieux et vain que de prétendre à la certitude absolue, mais notre démarche a été dictée par les critères scientifiques les plus rigoureux. Je ne vois pas que les mentalistes aient démontré la même exigence dans la conduite de leurs propres travaux. Les hommes et les femmes de qualité ne manquent pas sur Ester et le Voxion, et le…
— Quels sont selon vous les critères de qualité requis pour ce voyage ? coupa la plus âgée des mentalistes.
— Une bonne santé, une intelligence au-dessus de la moyenne, une moralité irréprochable, une aptitude certaine à résoudre les problèmes techniques… »
Maître Kalris chercha une approbation sur le visage du prémiaire mais celui-ci, consterné par le côté simpliste de l’énumération, ne lui accorda aucun regard.
« Nous parlons d’envoyer des Estériens dans l’espace, maître Kalris, articula la blonde avec force. Nous parlons de les arracher de leurs racines et de les maintenir pendant cent vingt ans, c’est-à-dire pendant deux ou trois générations, en milieu confiné, sans autre horizon que des cloisons, des planchers et des plafonds métalliques. Savez-vous ce que devient un homme sain de corps et d’esprit enfermé dans la cellule d’une prison ? Avez-vous observé à quelle vitesse il perd ses repères sociaux ? »
L’astronome eut un geste du bras signifiant que ce genre d’observation ne relevait ni de son intérêt ni de sa compétence.
« Et, pourtant, un détenu n’est pas environné de vide, il garde les pieds sur terre, il respire l’air de son monde natal, poursuivit la blonde. En prison, il a le choix entre deux types de comportement : la défaite ou la survie. Pour survivre, il doit renouer avec son instinct animal, se comporter comme un fauve, s’adapter en permanence, tuer ou être tué.
— C’est ce genre d’énergumènes que vous projetez d’embarquer dans L’Estérion ? ricana maître Kalris.
— Des hommes ordinaires paniqueraient, perdraient les pédales, tandis qu’eux connaissent déjà ce type de situation, gèrent quotidiennement l’insupportable tension engendrée par l’exiguïté. Nous avons fait le pari qu’ils s’adapteraient mieux et plus vite que de soi-disant candidats triés sur le volet. À leur manière, ils forment une élite, pas au sens éthique où vous l’entendez mais sur le plan de l’efficacité. Encore une fois, nous n’avons pas été mandatés pour ratiociner sur des règles de moralité, ne vous en déplaise, n’en déplaise aux représentants de l’Église monclale, mais pour optimiser les chances d’atteindre le but.
— Pourquoi avez-vous décidé de leur livrer les Kroptes en pâture ? » s’enquit le prémiaire.
Les trois mentalistes s’absorbèrent à nouveau dans une conversation télémentale qui eut le don de l’indisposer.
« Quand vous en aurez fini avec vos apartés, siffla-t-il, vous condescendrez peut-être à me donner une explication ! »
Ce fut l’homme dérivé qui répondit :
« Chaque pièce a deux faces, monsieur. » Impossible de déterminer si sa voix synthétique était masculine ou féminine. « Les Kroptes représentent l’autre face des détenus. Côté pile, pas d’espoir, pas de foi, pas de lois, pas de femmes ; côté face, un système de croyances monolithique, la polygamie, le mythe de la terre promise…
— Ils ont déjà trouvé leur terre promise, le continent Sud, objecta le prémiaire.
— Nous pensons qu’ils ont gardé au fond d’eux la dynamique de l’exode. Nous sommes même persuadés que le mythe a influé sur leur patrimoine génétique. La proportion de quatre femmes pour un homme tendrait à prouver qu’ils se sont préparés de tout temps à un nouveau départ.
— Je ne vois pas le rapport entre…
— La polygamie ne résulte pas chez eux d’un simple assujettissement des femmes mais d’une volonté inconsciente de préserver le potentiel procréateur. Procréer est la meilleure manière pour un peuple pacifique et vulnérable d’assurer sa pérennité.
— De quelle manière les avez-vous sélectionnés ?
— Ils ont tous été éduqués dans les mêmes valeurs. Il nous a suffi de choisir un échantillonnage représentatif. »
Les mots du mentaliste flottèrent un long moment dans le silence du salon de conférences. D’un côté de la masse de L’Estérion, on distinguait, sur la croûte grisâtre de Vox, la ligne sinueuse de la faille centrale du Mécédone. Tout paraissait suspendu dans l’espace, et l’état de nerfs des passagers, pourtant enfermés dans le compartiment depuis seulement trois heures, démontrait mieux que tout discours la validité du raisonnement des mentalistes.
« Les deks les extermineront en moins de deux jours ! lança le prémiaire.
— Pas si les responsables du chantier ont suivi nos recommandations, rétorqua la blonde, pas mécontente, visiblement, de renvoyer la balle à Jij Olvars.
— Nous avons tenu compte de vos remarques, assura le responsable du chantier avec une précipitation révélatrice de son embarras. Mais… euh… des contraintes techniques ne nous ont pas permis… Enfin, l’essentiel est que L’Estérion soit séparé en deux parties bien distinctes comme vous l’aviez exigé.
— Certains facteurs humains sont effectivement imprévisibles, lâcha l’homme dérivé avec une pincée de mépris. Il nous paraît important, capital même, que les deux faces de la pièce ne soient pas rassemblées avant un quart de siècle.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Qu’est-ce que ça change si un engrenage n’a pas été placé au bon endroit, si le réacteur nucléaire a été monté en dépit du bon sens, si la planète qu’on nous annonce accueillante s’avère inhabitable ? Vous n’apprécieriez pas, je pense, que des incapables s’ingénient à saboter votre travail ! »
Jij Olvars se leva d’un bond et pointa sur le mentaliste un index rageur. Son ombre s’étira sur les cloisons et le plafond lisses du compartiment.
« Je n’ai pas de leçon à recevoir de la part de… d’une espèce de mécanique !
— Vous recourez vous-même aux nanotecs, n’est-ce pas ? riposta l’homme dérivé sans élever la voix. Je ne suis pas un androïde ni un mutant au sens réducteur où vous entendez ces termes. On a ramassé mon cadavre dans une rue de Vrana et on m’a ressuscité grâce aux implants technologiques et aux injections de molécules de synthèse. J’ai été conçu pour assister les humains dans les recherches mentales. On m’a équipé d’une voix et d’une formidable banque de données qui me donne une capacité d’analyse et de synthèse dont vous n’avez pas la moindre idée. Mais, et c’est là sans doute que nos opinions divergent, j’ai aussi un ego, une perception idiosyncratique de l’espace et du temps. Je ne suis donc ni un ersatz d’humain, ni un monstre, ni un ennemi, mais seulement une individualité, si choquant que puisse vous paraître ce terme, un être qui éprouve des émotions, des sentiments, des pensées, et même parfois de la colère, comme en ce moment. Et, si je vous dis que votre négligence met en danger l’expérience de L’Estérion, ce n’est pas pour le seul plaisir humain de vous donner une leçon.
— Vous semblez vous tenir en très haute estime vous-même, pour une créature de synthèse, cracha Jij Olvars. Pourquoi ne prendriez-vous pas la place des détenus ou des Kroptes dans L’Estérion ?
— Nous avons glissé quelques-uns des nôtres parmi eux. Je serais moi-même parti sans hésitation si mes probabilités de réussite avaient été supérieures aux leurs.
— Avouez plutôt que vous éprouvez ce sentiment bien humain qu’on appelle la peur !
— Il suffit ! glapit le prémiaire. Combien de temps cela prendrait-il de réaménager L’Estérion conformément aux souhaits des mentalistes ? »
Le responsable du chantier évita soigneusement de croiser le regard luisant du triumvir.
« Quinze ans, peut-être vingt, répondit-il du bout des lèvres.
— Beaucoup trop. Nous ne pouvons pas faire marche arrière. »
Le prémiaire se tourna vers l’administrateur des monts Qvals, vêtu de l’uniforme officiel des ads, un costume bleu nuit orné de boutons et de galons holographiques.
« Où en êtes-vous avec les deks ?
— Au dernier recensement, leur population s’établit à sept mille. Ils s’entre-tuent à une cadence de trois cents par jour. Au train où vont les choses, l’objectif des cinq mille sera atteint dans six ou sept jours. Ils sont enragés, monsieur, et je doute que ce soit une bonne idée de les boucler dans ce tas de ferraille. Autant rassembler dans la même cage cinq mille aros sauvages et cinq mille yonaks.
— C’est pourtant ce que nous allons faire, ad, parce que nous n’avons plus le choix. Demain, le conseil des dioncles de l’Église monclale prononcera l’hérésie des Kroptes et j’ordonnerai leur exécution dans deux jours, hormis les cinq mille qui auront été retenus pour effectuer le grand saut.
— Pourquoi l’Église monclale ? demanda maître Kalris. Pourquoi pas l’Astafer ou une autre des grandes religions estériennes ? Et, d’ailleurs, rien ne vous obligeait à déclarer ces pauvres bougres hérétiques avant de les massacrer… »
L’attaque laissa de marbre les deux dioncles coiffés de leurs hautes toques et drapés dans les plis de leurs robes noires. La guerre avait été déclarée depuis bien longtemps entre l’Académie astronomique de Vrana et le conseil des dioncles : la plupart des scientifiques d’Ester, d’obédience omnique, redoutaient le caractère hégémonique et obscurantiste de l’Église monclale, qui intriguait sans cesse dans les allées du pouvoir pour accéder au statut de religion officielle. Les ecclésiastiques du Moncle s’opposaient avec virulence à tout prolongement de la vie humaine par assistance technologique, à toute forme de vie artificielle ou modifiée. Les créatures dérivées étaient donc pour eux des abominations, des monstres issus de l’orgueil humain. Forts de leur eau d’immortalité dont ils gardaient soigneusement le secret et qu’ils présentaient comme un don de l’Un à ses serviteurs, ils réclamaient un retour à l’ordre primitif qui aurait le double mérite de contrecarrer l’influence des scientifiques et de maintenir leurs fidèles dans un dogmatisme proche de la superstition. Comme bon nombre de religieux, ils professaient exactement le contraire de ce qu’ils étaient en réalité, des enfants de l’artifice. Ils recouraient à la violence, exhortaient leurs partisans à tuer les prêtres et à détruire les lieux de culte des religions rivales, effectuaient un véritable travail de sape auprès du triumvirat et des administrateurs régionaux, bref, accroissaient sans cesse leur emprise sur une population angoissée par la grande peur de l’extinction de l’A et de l’anéantissement d’Ester.
« L’Église monclale est la seule religion qui se soit réellement impliquée dans le projet, rétorqua le prémiaire. J’en conclus qu’elle est la seule à s’intéresser à l’avenir du peuple estérien.
— Elle a plutôt fait en sorte que la Fraternité omnique et les autres confessions en soient exclues, corrigea maître Kalris.
— Les mots ne suffisent pas, maître Kalris ! La Fraternité omnique et les autres confessions se sont fendues de magnifiques déclarations d’intentions, mais jamais elles ne nous ont proposé d’aide concrète. Dois-je vous rappeler que l’Église monclale a financé en partie le projet, c’est-à-dire vos propres travaux ?
— Elle a peut-être payé nos télescopes et nos capteurs spectraux, elle n’a pas pour autant racheté la liberté de croyance, monsieur, et nos âmes ne lui appartiennent pas. »
L’espace de quelques secondes, le prémiaire parut sur le point de se jeter sur l’astronome. Les dioncles restaient impassibles, mains posées à plat sur la table, mais les lueurs vives qui leur enflammaient les yeux trahissaient une tension intérieure portée à son paroxysme. Les mentalistes étaient à nouveau plongés dans une conversation télémentale.
« Personne ne prétend le contraire, monsieur l’astronome, lâcha le prémiaire entre ses lèvres serrées. L’Église a simplement acheté son billet pour le premier voyage. Il me paraît juste qu’elle soit la première à recueillir les fruits de ses investissements, d’autant qu’elle est désormais la religion la plus répandue sur le continent Nord et les satellites. En contrepartie, pour sceller notre alliance plus exactement, elle accepte de prendre sur elle le sang kropte.
— Ce ne sera ni le premier ni le dernier, maugréa maître Kalris.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’elle proclamera l’hérésie des Kroptes, poursuivit le prémiaire sans tenir compte de l’intervention. Il nous fallait une… une caution morale pour justifier auprès de l’opinion l’exécution de cinq ou six millions d’êtres humains.
— Est-il indispensable de les tuer pour occuper leurs terres ? Nos ancêtres ne se sont pas montrés aussi radicaux envers les créatures non humaines des monts Qvals… »
Le prémiaire revint se poster devant la baie et, tout en contemplant d’un œil distrait la masse noire de L’Estérion, s’absorba un long moment dans ses pensées. Seul le grésillement des appliques et le frottement régulier de la jambe de Jij Olvars contre un pied de la table troublèrent le silence profond de l’espace.
« La situation n’était pas comparable, murmura-t-il sans se retourner. Les Qvals ont aujourd’hui disparu de la surface d’Ester, et nous en sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus épargner les bouches inutiles. Nous luttons pour la survie de notre espèce, maître Kalris, et nos mesures seront désormais à la hauteur de notre ultime combat : drastiques, sélectives, impitoyables. Je compte bientôt promulguer un décret qui réglementera la liberté d’expression et condamnera à mort tout individu coupable du délit d’opinion. À partir d’aujourd’hui, prenez garde à vos paroles, elles pourraient vous mener tout droit dans un puits d’eau bouillante. Le Moncle n’a peut-être pas acheté vos âmes, selon votre expression, mais votre collaboration au projet, essentielle, je vous le concède, ne vous dispense en aucune façon d’observer la règle commune. L’Estérion s’envolera à la date prévue. Les facteurs humains ne nous empêcheront pas de respecter nos délais. »
Les détenus marchaient d’un pas hésitant au milieu des grilles magnétic dressées de chaque côté des avenues de Vrana. Bouclés depuis plus d’une semaine dans des cellules individuelles de deux mètres carrés, les cinq mille rescapés de Dœq avaient été libérés à l’aube. Entravés par de courtes chaînes, escortés chacun de deux soldats des forces armées estériennes, on les avait rassemblés dans la cour de l’ancien centre de soins de la capitale du Nord. Là, un délégué du gouvernement juché sur une estrade leur avait expliqué qu’ils avaient été choisis pour vivre la plus formidable aventure jamais expérimentée par le genre humain. Trop affaiblis pour accorder de l’attention à ses paroles, ils l’avaient vaguement entendu évoquer un voyage interstellaire de cent vingt ans, la mission qui leur était confiée de jeter un pont entre Ester et le nouveau monde découvert par l’Académie astronomique de Vrana, la possibilité de rendre un très grand service à l’humanité et de racheter ainsi leurs fautes. Eux ne songeaient qu’à se remplir l’estomac et à dormir.
Les conditions s’étaient tellement durcies à Dœq que le sang avait coulé sans interruption dans les couloirs et les cellules, que la moindre cuillerée de soupe, la moindre bouchée de rondat, la moindre parcelle de matelas, le moindre bout de tissu avaient engendré des batailles meurtrières, que l’organisation mise en place par les clans dominants avait volé en éclats et cédé la place à une confusion encore plus meurtrière. C’est ainsi qu’Abzalon avait pu régler son compte à Fonch avant de s’occuper du cas de Pixal. Il avait coincé le quartre dans un couloir et lui avait brisé les quatre membres à main nue avant de lui transpercer le ventre avec ses doigts, de lui arracher le foie et de le manger sous le regard exorbité de sa victime. Quant à Pixal, le chef du clan lâché par les siens, il avait commis l’erreur fatale de s’aventurer seul dans la cellule où s’étaient installés Abzalon et Lœllo : il s’était retrouvé pendu avec ses propres tripes aux barreaux de l’unique lucarne. Une frénésie destructrice s’était emparée des deks tandis que se rétrécissait leur espace vital, que ce fumier d’Erman Flom fermait l’un après l’autre les cellules, les couloirs, les étages et rationnait la nourriture avec une régularité implacable, que les rondats se faisaient de plus en plus rares, que les latrines s’engorgeaient, que l’exiguïté contraignait les hommes à se frotter en permanence les uns aux autres. La morgue automatique avait cessé ses rondes quotidiennes et laissé les cadavres pourrir sur place. La puanteur presque palpable avait largement contribué à accentuer l’hystérie sanguinaire des détenus.
Abzalon et Lœllo avaient décidé d’établir des tours de garde : l’un veillait pendant que l’autre dormait, mangeait ou satisfaisait un besoin naturel. Ils étaient parvenus à déjouer de nombreuses agressions au prix d’une vigilance de tous les instants et de son corollaire, une fatigue nerveuse qui les avait peu à peu vidés de leur énergie. Les foies de leurs adversaires, que Lœllo lui-même s’était efforcé d’ingurgiter malgré sa répulsion pour la pratique cannibale, n’avaient pas suffi à les reconstituer, et c’était avec un grand soulagement qu’ils avaient vu arriver un détachement de l’armée estérienne commandé par Erman Flom. Un jeune dek n’avait pas résisté à la tentation de se jeter à la gorge du directeur et de l’étrangler. Ni les soldats ni les RS n’étaient intervenus pour sauver Erman Flom, qui s’était débattu un long moment avant de céder subitement et de s’effondrer sur le carrelage souillé de sang. Le meurtrier n’avait même pas été châtié pour son geste, comme si la mort du directeur n’avait été que la conséquence attendue, voire souhaitée, du programme des mentalistes dont avait parlé le Taiseur. Les cinq mille deks survivants avaient été transférés à Vrana par une noria de véhicules blindés de l’armée et enfermés dans des cellules individuelles équipées en tout et pour tout d’une paillasse et d’un trou d’évacuation. On leur avait servi deux repas assez copieux par jour, mais ils n’avaient pas eu la possibilité de récupérer : leur système nerveux, laminé par les années passées dans l’enfer de Dœq, leur interdisait de trouver le sommeil.
« Si on nous a permis de nous entre-tuer, ce n’est certainement pas pour nous gracier et nous proposer une reconversion paisible, avait dit le Taiseur. Nous resterons jusqu’à notre mort des indésirables, des assassins et des violeurs aux mains et à l’âme tachées de sang. »
Ils étaient sortis de leur cellule avec la plus grande circonspection lorsque les soldats étaient venus leur ouvrir la porte. Éblouis par la lumière du jour naissant, ils avaient marché au jugé, d’une allure rendue maladroite par la chaîne qui leur reliait les deux chevilles. Dans la cour, Lœllo était venu se placer aux côtés d’Abzalon, un pâle sourire sur sa face émaciée. On lui avait retiré ses bottes pour lui enserrer les bracelets de la chaîne. De son pantalon de toile et de sa chemise ne subsistaient que des lambeaux reliés les uns aux autres par les fils de la trame. Des mèches blanches parsemaient dorénavant sa chevelure bouclée et sa peau, autrefois hâlée, avait pris une teinte cireuse qui le vieillissait de vingt ans. En comparaison, Abzalon paraissait avoir mieux supporté son séjour dans l’obscurité du minuscule cachot, mais il était difficile de détecter des traces d’usure sur sa trogne tellement cabossée qu’elle paraissait avoir été forgée par un marteau frénétique. Il avait gardé le pantalon trop petit qu’il avait récupéré sur le cadavre de l’un des hommes de Fonch dans le labyrinthe souterrain des Qvals. Les coutures avaient pratiquement toutes cédé mais il tenait par miracle sur ses hanches de plus en plus saillantes. Le Taiseur, dans un état pitoyable – maigreur maladive, dents déchaussées, cernes violacés –, s’était joint à eux.
« Nous entrons dans la phase finale du programme, avait-il chuchoté tandis que l’officiel, une huile gouvernementale reconnaissable à son costume sombre parfaitement coupé et à son air important, gravissait les quelques marches de l’estrade.
— J’suis rudement content de vous revoir », avait soufflé Abzalon dans un débordement de joie qui ne lui était guère coutumier.
Les rayons encore pâles de l’A s’étaient reflétés dans ses yeux globuleux et avaient paré sa pauvre bouille d’une grâce enfantine qui avait bouleversé Lœllo.
« Moi aussi, Ab », avait balbutié le Xartien, les larmes aux yeux.
Après le discours du représentant du gouvernement, ils avaient été poussés vers la sortie de la cour et s’étaient engagés dans une première rue encadrée de grilles magnétic. Une foule énorme s’était massée sur les trottoirs et sur les balcons des immeubles, séparée des grilles magnétic par un cordon de sécurité. Quolibets, injures, hurlements avaient salué l’apparition des premiers deks. La procession des futurs passagers de L’Estérion dans les artères principales de la capitale du Nord avait été décidée par le prémiaire en dépit de l’opposition des deux autres triumvirs et de l’administrateur de Vrana. Il s’agissait selon lui de donner un tour solennel à cet embarquement afin de marquer les esprits et d’attiser la flamme défaillante de l’espoir. Il avait donc ordonné aux responsables de la sécurité d’interdire le centre-ville à la circulation et de dresser d’infranchissables grillages magnétic tout au long du trajet entre l’ancien hôpital et l’astroport de Vrana, puis, par l’intermédiaire du CTP, le canal téléoral planétaire, il avait convoqué la population à cette procession solennelle. Le résultat avait largement dépassé ses prévisions puisque plus de vingt millions d’Estériens venus de tous les coins du continent Nord se pressaient depuis la veille sur les sept kilomètres du parcours.
« On s’croirait des bestiaux qu’on mène à l’abattoir ! grogna Lœllo.
— Les bestiaux, on leur crie pas dessus », renchérit Abzalon.
Ils avançaient côte à côte dans le passage d’une largeur de quatre mètres, se tenant à distance respectable des grilles. Leur peau captait les infimes vibrations et la chaleur de l’énergie magnétic qui les aurait happés et réduits en cendres au premier effleurement. Les vociférations de la multitude leur perforaient les tympans, la poitrine et le ventre. Les spectateurs déversaient toute leur colère, toute leur frustration, toute leur peur sur les deks vêtus de haillons, parfois même entièrement nus, qui progressaient en trébuchant, avec une lenteur presque comique, sur le revêtement lisse de la rue. Contrairement aux vœux téléoraux du prémiaire, les spectateurs ne ressentaient aucune sympathie pour ces bannis sur lesquels reposaient tous les espoirs de la civilisation estérienne. Les mentalistes avaient quant à eux estimé que la population du continent Nord éprouvait le besoin impérieux d’une catharsis et que ce défilé « représentait pour elle une belle opportunité de libérer les charges émotionnelles négatives engendrées par les prévisions à long terme de l’agonie d’Aloboam ».
Des grappes humaines colorées et bruissantes, suspendues aux balcons, aux fenêtres, aux toits, égayaient les façades de ces immeubles dans lesquels Abzalon avait autrefois rôdé, à l’affût d’une femme à décortiquer. Il reconnaissait la ville, même débarrassée de ses habituels encombrements aériens ou terrestres, même travestie par cette multitude vociférante. Vrana avait une couleur, une odeur reconnaissables entre toutes, elle émettait une note qui, comme la corde d’un grêlon des rues, déclenchait des vibrations particulières dans son plexus solaire et dans son bas-ventre. Elle avait été son terrain de jeu puis son terrain de chasse, à la fois mère, sœur et maîtresse. Sa rumeur l’avait bercé, sa chaleur l’avait rassuré, son gigantisme l’avait protégé. Il se souvint alors des mots du représentant du gouvernement.
Jamais…
Il suffoqua subitement, chercha son souffle, crut qu’il allait défaillir sous les yeux et les rires des spectateurs, réussit à rester debout, continua de marcher. Il ne laissait pas de famille derrière lui, mais un enchevêtrement de métal et de béton qu’il avait aimé comme une entité vivante, comme une personne, et la séparation le déchirait autant que s’il avait dû quitter définitivement des êtres de chair et de sang.
« J’ai pas tout compris à cette histoire de voyage… »
Lœllo avait hurlé pour dominer les huées de la foule. Ce fut le Taiseur, marchant derrière eux, qui répondit :
« Ils vont nous boucler dans un engin spatial et nous expédier dans un autre coin d’univers. Ils font coup double : ils se débarrassent des parias tout en les utilisant comme cobayes. Leur programme, c’était une sorte d’entraînement à un long voyage dans l’espace. Cent vingt ans, pour être précis. J’avais raison l’autre jour quand je disais que nous avions vécu la meilleure part de notre détention. Dans les jours prochains, nous n’aurons plus de terre sous les pieds, plus de ciel sur nos têtes, nous vivrons dans un Dœq de ferraille et de vide. Nous nous sommes battus, nous avons tué, nous avons bu du sang de rondat et mangé des foies humains pour avoir le privilège de mourir à des millions et des millions de kilomètres de notre monde natal. Baisés sur toute la ligne. Chierie. »
L’affolement enfiévra et agrandit les yeux de Lœllo.
« Mourir ?
— Nous faisons partie d’un projet expérimental. Les responsables de ce programme n’auraient sûrement pas joué avec la vie d’Estériens ordinaires. Je connais suffisamment les mentalistes pour affirmer qu’ils ont au contraire sauté sur l’occasion de… »
La recrudescence des clameurs ainsi que son propre épuisement le contraignirent à s’interrompre. Ils venaient de déboucher sur un large boulevard qu’Abzalon identifia comme la promenade des Prémiaires, l’artère la plus prestigieuse et la plus onéreuse de Vrana, une partie de la ville qu’il n’aimait pas pour son côté trop ordonné, trop aéré, trop prévisible. Au bout se dressait le siège du gouvernement, un bâtiment massif, gris, entouré de colonnes hautes de plus de cent mètres, symbolisant chacune un personnage important de l’histoire estérienne. De chaque côté de la promenade, des tribunes avaient été installées dans lesquelles avaient pris place les milliers de personnalités que comptait la capitale, administrateurs, secrétaires ministériels, officiers supérieurs, dioncles de l’Église monclale, comédiens, chanteurs, peintres, sculpteurs, médialistes, mentalistes, tous ceux qui faisaient et défaisaient les réputations, qui avaient ou croyaient avoir une influence quelconque sur la société estérienne. Ébloui par les rayons rasants de l’A, Abzalon avait l’impression d’avancer dans un chemin tracé au milieu d’un champ de couleurs vives et changeantes.
« Expérimental, cela veut dire que nous avons toutes les chances d’exploser en vol, reprit le Taiseur lorsqu’un silence relatif fut retombé sur le boulevard. En admettant que l’engin soit fiable, nous risquons fort de dériver pour l’éternité dans l’espace. Et si nous atteignons notre destination, cette soi-disant planète découverte par les astronomes de l’Académie, nous nous serons probablement débrouillés pour nous éliminer les uns les autres. Enfin, cent vingt ans, cela nous laisse largement le temps de mourir de vieillesse. Ne compte pas revenir un jour sur ton monde, Lœllo. »
Les chaînes de Lœllo lui pesèrent soudain des tonnes. Il scruta la foule dans l’espoir insensé de reconnaître un visage familier, celui de sa mère, de ses sœurs, d’un ami, peu importait, mais les grilles l’empêchaient de discerner avec précision les traits des hommes et des femmes massés dans les tribunes. Et puis, il aurait fallu un véritable miracle pour capter un regard complice dans cette marée humaine dont les plus hautes vagues culminaient à plus de trente mètres de hauteur et dont l’écume léchait les balcons et les toits. À Dœq, il avait gardé l’espoir de revoir un jour les siens dont il n’était séparé que par quatre murs et quelques milliers de kilomètres, mais dans l’espace il n’aurait ni passé ni avenir, ni descendance ni tombeau, il ne serait qu’un fzal omnique. Il lança un regard éperdu par-dessus son épaule et contempla la longue file des deks. Il en vit un se précipiter sur la grille et s’embraser dans une ultime étreinte magnétic.
Abzalon comprit qu’ils se dirigeaient vers l’astroport, situé au nord de la cité. Il lui était arrivé de se réfugier dans le tarmac, dont le gigantisme et la complexité offraient d’intéressantes possibilités de planque. Il avait regardé les navettes estersat décoller dans un rugissement assourdissant, crachant des colonnes de feu par leurs tuyères, mais jamais il n’avait été effleuré par l’envie d’embarquer et de gagner le Voxion. La perspective de vivre à l’intérieur des biosphères, l’obligation de recourir aux nanotecs correctrices, la faible gravité, tous les inconvénients des satellites le renforçaient dans son conditionnement d’Estérien, d’homme qui pouvait respirer et marcher à l’air libre. L’A, encore bas dans le ciel, déversait son or rose et tiède dans la promenade des Prémiaires, assombrissait les bâtiments dressés vers le ciel comme des bras suppliants. C’était la dernière fois qu’il admirait le lever de l’astre du jour.
Quelqu’un poussa un gémissement dans son dos. Il perçut un cliquetis de chaînes, un bruit de pas précipités, un grésillement prolongé, les cris d’effroi des spectateurs. Il n’eut pas besoin de se retourner.
Il aurait fait exactement la même chose si l’odeur de viande grillée ne lui avait pas donné faim.