CHAPITRE XXI L’ARCHANGE

Elle vient, j’entends son pas, je sens son souffle. Je ne suis plus raccroché à la vie que par le doux fil d’encre qui s’écoule de ma plume.

L’écriture est sans doute ce que je regretterai le plus lorsque la visiteuse aura posé la main sur mon épaule. J’abandonnerai mon nécessaire, mon cher journal, l’odeur particulière de l’encre, le crissement musical de la plume sur le papier. Mon existence se sera résumée à quelques lignes jetées sur des pages inutiles. Je n’aurai pas eu d’influence sur les événements, ou si peu : j’aurai conduit les épouses et les ventres-secs par le passage de la troisième cuve, j’aurai tué le moncle Gardy, épousé le cours des événements avec un sens aigu de l’opportunisme, telles auront été mes seules contributions à l’aventure des maudits d’Ester.

Les dieux, l’Omni, l’Un, l’ordre cosmique, l’Astafer, l’ordre invisible ont finalement accordé leur bénédiction à ces maudits-là : nous avons appris, d’abord par l’intermédiaire d’Ellula, par nos nouveaux correspondants ensuite, que l’océan Osqval avait submergé les continents Nord et Sud et exterminé des milliards d’Estériens. Les satellites Xion et Vox sont devenus les derniers refuges du système d’Aloboam, des refuges inconfortables, ô combien ! Les biosphères n’auront jamais l’attrait ni la majesté de l’océan bouillant, des vastes plaines, des massifs montagneux, des fleuves paisibles, des déserts brûlants… Le peuple estérien, du moins ce qu’il en reste, est désormais condamné à survivre dans de misérables bulles jusqu’à la dilatation de l’A. Juste retour des choses. (Tu juges, Artien…)

Laed, le petit-fils d’Abzalon, m’a procuré une grande joie l’autre jour. Chara et lui s’étaient introduits dans le poste de pilotage et en étaient ressortis au bout de six mois, alors qu’on les croyait définitivement disparus.

Quinze années plus tard, ils nous ont invités, Ellula, Abzalon et votre serviteur, à contempler l’espace par la grande baie vitrée de la salle de commande. L’androïde responsable du vol et ses robots ont en effet ouvert une voie entre les quartiers et le poste de pilotage, et, sur la requête de Laed, quelques passagers triés sur le volet (orgueil, Artien ?) ont été invités à pénétrer dans l’endroit le plus secret et le mieux gardé de l’Estérion. Nous avons du d’abord affronter trois vérificateurs sanitaires. Abzalon ressemblait à un aro en cage dans ces machines inquiétantes, mais Ellula a réussi à l’empêcher de démolir la troisième à coups de poing.

Quel choc, quelle joie ! Revoir le ciel enfin, admirer le fourmillement scintillant des étoiles, se sentir minuscule, dérisoire, face à l’immensité cosmique ! Il n’y a pas de plus grand bonheur que de redevenir grain de poussière ! Je n’avais plus de toit métallique sur la tête, je n’étais plus coupé de l’univers, de mon univers. Transis d’émotion, Abzalon et Ellula pleuraient à mes côtés. L’espace, cet espace au cœur duquel nous avons vécu pendant près de cent ans, nous était révélé, nous était donné. Nous sommes restés devant la baie six heures sans bouger, sans parler. Abzalon étreignait Ellula et, de temps à autre, me triturait l’épaule (il ne se rend pas compte, l’animal, qu’il jouit encore d’une force physique phénoménale ; mon épaule, elle, s’en est souvenue pendant plus d’une semaine). Le vaisseau s’est approché d’un système à trois étoiles dont les lueurs nous ont délicieusement éblouis. Nous avons vu le bouclier magnétic pulvériser un astéroïde qui croisait notre route et qui s’est embrasé dans une somptueuse corolle jaune et rouge, nous avons admiré la nébuleuse qui emplissait notre champ de vision, nous nous sommes dissous dans la nuit infinie… Il y aurait tant et tant de choses à dire, tant et tant de sensations à décrire. Je n’en ai pas le temps, lecteur improbable, et je te prie de bien vouloir accepter mes plus plates et hypocrites excuses.

L’androïde AH-191 règne avec un calme imperturbable sur sa légion de robots. Abzalon lui a donné le surnom d’« archange », en référence aux êtres de lumière de la mythologie astaférienne, un surnom qui s’accorde parfaitement à son étrange beauté. Toujours précis dans ses explications, l’archange nous a confié que l’équipage avait connu deux sérieuses alertes depuis le départ : l’une au sujet des chariots automatiques et des réserves de nourriture (mais de cela nous nous étions déjà rendu compte), l’autre au sujet du voleur de temps, cet appareil bizarre qui se nourrit de futur afin de stabiliser le présent. L’archange affirme qu’il n’éprouve pas d’émotions, de sentiments, mais je crois déceler un grand attrait pour l’irrationnel dans sa voix, dans son regard, dans son attitude. Comme les clones il est harcelé par ce que j’appelle la tentation de l’humain. Il nous a révélé que, selon les probabilités des mentalistes, la rencontre entre les passagers et les pilotes aurait dû s’effectuer une trentaine d’années plus tôt. Les mentalistes ont commis bien d’autres erreurs, dont la plus importante fut de chercher à enfermer l’esprit dans des statistiques. L’archange était programmé pour vivre cent vingt ans, soit l’exacte durée du voyage, mais il estime qu’il se déconnectera plus tôt, environ dix ans avant l’arrivée de l’Estérion, « usure prématurée de certains de ses circuits biologiques » (les androïdes répugnent apparemment à utiliser les mots « maladie » et « vieillesse »). Il a donc entrepris la formation de Laed, qui aura la lourde responsabilité de poser le vaisseau sur le nouveau monde, une manœuvre qu’il devra effectuer à vue à l’aide des paramètres fournis par l’analyseur. Chara avait elle-même entamé cette formation, mais elle a dû s’interrompre pendant ses grossesses et elle a choisi de consacrer tout son temps à ses deux enfants, un garçon, Abzalon, qu’on surnomme Abza pour le distinguer de son arrière-grand-père, et une fille, Lulla.

Ma plume court de plus en plus vite, dernier sursaut d’énergie avant l’entrée de l’envoyée de l’au-delà. Pendant trente ans l’estérionite a continué de décimer le peuple de l’Estérion. Elle frappe à présent les plus jeunes, y compris des enfants en bas âge. L’espace est une divinité exigeante qui réclame impitoyablement son dû. Les cabines, les coursives, les places, les salles se vident, et nous ne comptons plus qu’un petit millier de survivants. Djema et Maran Haudebran ne sont toujours pas sortis de la cuve bouillante, dont ils ont modifié les codes d’accès et qui est dorénavant inaccessible. La rumeur veut qu’ils se soient dissous dans le Qval, ou que le Qval se soit dissous en eux. Les survivants commencent à mettre en pratique leur enseignement maintenant que Djema et Maran ont renoncé à les instruire, comme si leur brusque disparition donnait leur vraie valeur à leurs préceptes. La plupart des religions se sont ainsi érigées sur les cendres ou les cadavres de leurs prophètes. Le Moncle lui-même… Mais cessons de ressasser un passé douloureux.

L’espoir renaît, des noms circulent pour désigner le nouveau monde. Je ne serai pas là pour partager la joie de mon peuple – non pas le mien mais celui auquel j’appartiens – et je n’en éprouve aucun regret. Je reste un enfant de l’éprouvette, un être sans racines ni devenir, et j’estime juste que mon corps erre à jamais dans le vide. J’ai seulement demandé à Abzalon d’enfermer mon cadavre dans une combinaison spatiale avec mon journal et de l’expulser dans l’espace, le plus grand, le plus beau des tombeaux dont on puisse rêver. Je sais qu’il tiendra sa promesse, comme il s’acquittera de son serment à Lœllo. Il est bon de pouvoir se reposer sur un véritable ami… Ami, un mot abusif sans doute. Qui peut vraiment se vanter d’être l’ami d’Abzalon ? Seuls Ellula et le Qval sont entrés dans son intimité, l’une par l’amour, l’autre par l’acceptation (mais l’amour n’est-il pas la forme la plus accomplie de l’acceptation ?). À mon humble avis, Lœllo n’était qu’un miroir fidèle dans lequel le grand Ab a aimé se contempler, qu’il en soit loué pour avoir accepté d’être ce reflet-là.

Nous avons donc reçu une télécommunication il y a de cela une dizaine d’années. Adressée à l’archange, elle annonçait qu’un vaisseau s’était élancée vers le nouveau monde trois siècles après le départ de l’Estérion (trois pour eux, un demi-siècle pour nous, calcul gracieusement fourni par l’analyseur central). Nous sommes désormais dans le même espace et le même temps que l’Agauer, où ont pris place cinq cents passagers, Kroptes (il en restait donc), mentalistes, Estériens du Nord et du Sud, Qvals. Peut-être l’Estérion n’a-t-il été qu’un artifice, une sorte d’immense leurre destiné à fixer toutes les attentions, tous les enjeux, pendant que d’autres préparaient dans l’ombre la deuxième expédition. Je me dis finalement que notre réussite n’était pas programmée, voire souhaitée, qu’elle s’est peu à peu forgée sur la seule rage de vivre de quelques-uns d’entre nous.

Pas si vite, incorrigible rêveur ! Subsistent encore quelques inconnues avant l’atterrissage tant espéré : quels programmes se cachent dans les nanotecs de l’archange ? Laed aura-t-il suffisamment de maîtrise pour poser sans heurt un vaisseau de plusieurs kilomètres de longueur ? Et surtout, surtout, la planète découverte huit siècles estériens plus tôt par les astronomes de l’AAV est-elle vraiment habitable ? N’est-elle pas qu’une…

Oh, la voici… froid dans le cœur… elle est si bel…

[Suivent une dizaine de mots illisibles.]

Fin du journal du moncle Artien.


Abzalon traversa les sas et la cuve du troisième passage et se rendit à l’ancien quartier des moncles, désormais habité par deux familles et le moncle Artien. Ce dernier ne lui avait pas rendu visite depuis une semaine et il s’en inquiétait. Les conversations avec le robe-noire lui manquaient : elles avaient le mérite d’apporter un peu d’animation, un peu de fantaisie dans une existence bercée par une monotonie insidieuse qui risquait à tout instant de dégénérer en estérionite. Ellula restait des jours sans ouvrir la bouche, allongée sur sa couchette, les yeux déjà tournés vers l’au-delà, et il fallait qu’Abzalon lui parle, la caresse, la brutalise parfois pour la sortir de cette apathie qui gagnait peu à peu tous les survivants de L’Estérion. Elle revenait alors d’entre les morts, le regardait en souriant, l’embrassait, acceptait de s’alimenter, se promenait en sa compagnie dans les coursives où régnait un silence épais, troublé de temps à autre par des cris, des soupirs, des sanglots.

Il poussa la porte de la cabine de l’ecclésiastique, aperçut une forme noire et figée au centre de la pièce. La tête du moncle Artien reposait sur les pages de son cahier entrouvert. Il tenait toujours sa plume à la main, l’encre séchée lui ridait le front, le nez, ses yeux vitreux fixaient les lignes qui parcouraient les pages. Abzalon examina son visage, ne décela aucune expression de peur ou de douleur sur ses traits, en conclut qu’il s’était éteint paisiblement. Il ne ressentit pas de chagrin sur le moment, il accomplit les dernières volontés du moncle Artien avec des gestes précis, mécaniques. Il étendit le cadavre sur la couchette, lui retira son vêtement, le nettoya de ses souillures, constata que ses organes sexuels étaient atrophiés. Il n’en fut pas étonné dans le fond car, comme tous les robes-noires, il avait été éduqué dans le rejet de la conception naturelle et son corps s’était accordé à ce renoncement. Abzalon referma son journal sans y jeter un coup d’œil – même s’il avait su lire, il n’aurait pas cherché à prendre connaissance de son contenu –, le glissa avec la plume sous les mains du cadavre, entrecroisées sur son cœur, puis il retourna à sa cabine, annonça la nouvelle à Ellula, se rendit au local technique, perdit de longues minutes à choisir une combinaison, traversa de nouveau les sas et la cuve du troisième passage, s’arrêta un petit moment pour observer les enfants qui se baignaient en riant dans l’eau fumante, répondit à leurs sollicitations d’un geste de la main, reprit d’un pas plus lourd que de coutume la direction de l’ancien quartier des moncles.

Il ne lui fut pas facile d’enfiler les bras et les jambes rigides d’Artien dans la combinaison. Il s’assura que le cahier et la plume étaient restés en place, verrouilla les attaches extérieures, chargea le cadavre sur ses épaules, monta dans les quartiers kroptes, se rendit près d’un grand vide-ordures situé à l’extrémité d’une coursive sombre. L’archange avait expliqué à Laed que les systèmes d’évacuation du vaisseau expulsaient les déchets non recyclables dans le vide. Abzalon allongea le corps sur le plancher et se recueillit pendant quelques instants. Le moncle Artien étant mort, plus personne n’était capable de célébrer un rituel funéraire digne de ce nom dans le vaisseau, surtout pas le dernier eulan néo-kropte, un vieillard guetté par la folie, errant à toute heure du jour dans les coursives et sur les places, prononçant des paroles incohérentes, entrecoupant ses soliloques de rires hystériques.

« Une nouvelle victime de l’estérionite, Ab ? demanda un passant vêtu d’un simple drap resserré autour de la taille par une bande de tissu.

— Un ange qui nous a abandonnés, répondit Abzalon.

— Un quoi ?

— Un ange, un être qui a veillé sur nous pendant cent ans. »

L’autre haussa les épaules et poursuivit son chemin, persuadé que le grand Ab avait à son tour perdu la raison.

Abzalon poussa le panneau basculant du vide-ordures et engagea le corps dans le conduit. Lorsqu’il l’eut lâché, que le panneau se fut refermé dans un grincement horripilant, il marmonna quelques formules de la prière des morts astaférienne, puis il rejoignit Ellula dans la cabine de la coursive basse. Elle ne dormait pas, elle l’attendait, assise sur la couchette, vêtue d’une robe claire, auréolée de ses cheveux argentés, aussi belle et pure qu’au premier jour. Il s’agenouilla entre ses jambes, elle prit sa grosse tête entre ses deux mains et la posa sur sa poitrine. Ils restèrent ainsi enlacés jusqu’à ce que d’insupportables douleurs aux genoux le contraignent à changer de position.


* * *

Debout devant la baie du poste de pilotage, Laed observait l’espace. Bien qu’il le contemplât tous les jours depuis maintenant trente ans, il ne se lassait jamais du spectacle offert par la galaxie Endrome, « cette infime partie de l’univers dans laquelle évolue L’Estérion », selon les mots de l’androïde. Les étoiles les plus proches scintillaient sur un fond de poussière lumineuse qui était, toujours d’après l’archange, la vue en coupe de l’un des bras spiraux de la galaxie. L’analyseur central estimait que depuis son départ L’Estérion avait franchi onze années-lumière, qu’il lui en restait donc une à parcourir, soit encore dix ans de voyage. C’était à la fois peu et beaucoup. On distinguait désormais parfaitement Jael, l’étoile jaune du système qui abritait le nouveau monde et dont la magnitude augmentait jour après jour. Le vaisseau avait laissé sur sa gauche U-P-l et U-P-2, les jumelles d’un système voisin. Pendant des mois et des mois elles avaient teinté d’un bleu éclatant la baie vitrée et l’intérieur du poste de pilotage, puis le vaisseau avait changé de cap et leur luminosité avait été supplantée par l’éclat jaune et moins dur de Jael.

L’attention de Laed se reporta sur son visage réfléchi par la vitre. À l’aube de ses cinquante ans, ses cheveux blancs et bouclés étaient la seule marque visible de son vieillissement. Grâce à l’eau d’immortalité des moncles, aucune ride ne flétrissait sa peau, son corps avait conservé la sveltesse et la souplesse de ses jeunes années. Ses enfants, Abza et Lulla, venaient d’entrer dans l’âge adulte. Son apprentissage de pilote lui avait pris tant de temps qu’ils avaient grandi à son insu, qu’il avait l’impression, lorsqu’il les rencontrait, de faire face à deux étrangers. Il s’en défendait auprès de Chara en évoquant la responsabilité écrasante qui reposait sur ses épaules, mais il sautait sur tous les prétextes pour traîner dans le poste de pilotage, parfois plus d’une semaine d’affilée sans regagner ses appartements. Il ne se sentait bien qu’en compagnie des étoiles et de l’archange, cet étrange mentor dont l’apparence et la connaissance le fascinaient.

Laed s’arracha à sa contemplation et vint machinalement consulter les écrans de contrôle. Ils signalaient toujours les mêmes dysfonctionnements, l’usure de certains matériaux, l’engorgement de la plupart des systèmes d’évacuation, une surchauffe anormale du moteur principal, la baisse alarmante du niveau d’oxygène, les brusques accélérations entraînées par les défaillances du voleur de temps… Plus le vaisseau se rapprochait du but et moins il paraissait avoir les moyens de l’atteindre. Laed espérait qu’il ne serait pas obligé de franchir une ceinture d’astéroïdes avant de se poser sur le nouveau monde : le bouclier magnétic montrait une telle lenteur pour localiser et détruire les corps célestes que L’Estérion aurait toutes les chances d’être percuté et perforé de part en part comme un vulgaire bout de papier.

« Inquiétant, n’est-ce pas ? »

Saisi, Laed se retourna. L’andros s’était approché silencieusement dans son dos. Le surnom d’« archange » lui allait à la perfection : toujours revêtu de son ample cape bleue, il posait sur son interlocuteur un regard qui semblait provenir d’un inaccessible au-delà. Sa voix égale, ses cheveux d’or, ses gestes calmes, sa démarche aérienne, son visage et ses mains d’une finesse irréelle correspondaient trait pour trait à la description qu’Abzalon faisait des archanges et des anges des légions célestes astafériennes : « On peut pas dire que ce sont des hommes ou des femmes, leur beauté vient pas d’la terre mais du ciel, ils s’énervent jamais, leurs yeux voient à l’intérieur des gens, bref, on sait pas si ce sont des hommes ou des dieux. » Le poste de pilotage lui-même avait tout d’une demeure surnaturelle avec sa vue sur l’espace, sa lumière traversée par les rayons des étoiles, sa propreté méticuleuse, le silence recueilli qui le baignait en permanence et que ne parvenait pas à briser l’activité parfois grésillante des robots.

« Encore dix ans à tenir, répondit Laed. Je crains que ce ne soit bien long. »

L’archange s’avança et fixa pendant quelques secondes les écrans de contrôle.

« Le vaisseau peut tenir, dit-il. Les robots sont déjà en train d’activer les systèmes de sécurité. L’appareil sera bientôt scindé en deux.

— Scindé ?

— Vous n’imaginiez toute de même pas poser cet énorme tas de ferraille sur sa planète de destination. Etant donné sa masse, vous risqueriez purement et simplement l’écrasement. Il perdra au moins neuf dixièmes de son poids. Sa partie la plus volumineuse, le plus lourde, sera expulsée dès l’entrée dans le système de Jael.

— Les anciens quartiers des deks ? Les salles alvéolaires ? Le labyrinthe ? »

L’archange approuva d’un signe de tête.

« Si je comprends bien… commença Laed.

— Vous comprenez fort bien, l’interrompit l’archange. Dix mille passagers au départ, un millier à l’arrivée, telles étaient les probabilités mentalistes.

— Il faut avoir une sacrée dose de cynisme pour prévoir la mort de milliers et de milliers de gens, maugréa Laed.

— Un goutte d’eau. Le projet Estérion a coûté la vie à cinq millions de Kroptes et à des centaines de milliers de deks. Sans compter les trente millions de morts de la guerre d’indépendance des satellites, un conflit dont l’unique enjeu était le contrôle des matières premières et des bases spatiales. »

Ils restèrent un moment silencieux, les yeux rivés sur les signes et les chiffres qui s’affichaient sur le tableau de bord.

« Vous m’avez appris à lire mais je ne parviens pas toujours à déchiffrer les données, reprit Laed.

— Estimez-vous heureux qu’ils aient mis des écrans à votre disposition. Je n’en ai pas besoin : je communique directement avec l’analyseur central.

— Ils avaient donc prévu que vous pourriez être victime d’une… Eh, mais au fait, vous ne m’aviez pas dit que…

— Je me déconnecterai dans exactement trente minutes estériennes. Mais avant, il me reste une dernière faveur à vous demander.

— Vous n’avez pas achevé ma formation ! protesta Laed.

— J’ai transmis tout ce que votre cerveau était capable d’assimiler. »

Du coin de l’œil, Laed examina l’archange. Quelque chose avait changé dans son visage, les traits s’étaient imperceptiblement durcis, la bouche s’était crispée. Il n’était plus une créature de synthèse en cet instant, mais un être en proie à une tension intérieure que trahissaient ses gestes anormalement fébriles.

« J’aurais pu en apprendre davantage au cours de ces trente ans, marmonna Laed.

— Vous en savez assez. Le reste n’aurait réussi qu’à vous embrouiller les idées. »

La réponse sèche, presque agressive de l’archange eut un tel impact sur Laed qu’il recula de deux pas.

« L’Estérion ne devrait pas se poser sur le nouveau monde, poursuivit l’andros. Les êtres humains n’ont pas leur place dans cet univers. L’Agauer, le deuxième vaisseau, transporte les soldats d’une nouvelle armée, la moitié des passagers environ. Eux sont équipés pour accomplir le vieux rêve du Moncle, pour implanter la souche d’une nouvelle espèce. Ils ont considéré L’Estérion comme une simple expérience, ils ont exploité les données que je leur ai fournies pour préparer la deuxième expédition, ils ont…

— Qui, « ils » ? » coupa Laed d’une voix blanche.

L’archange se retourna et lui jeta un regard dur.

« Ils ont vécu pendant des siècles dans l’ombre des gouvernants d’Ester, dans l’ombre des moncles, dans l’ombre de l’Hepta. L’expérience Estérion leur a fourni des données en quantité suffisante. Dans quelques minutes, ils m’ordonneront d’y mettre un terme.

— Pourquoi… pourquoi m’avoir formé dans ce cas ? »

Laed crut discerner un pâle sourire sur les lèvres de l’andros.

« Eux sont purement synthétiques, je suis en partie constitué de chair et de sang. Ma mémoire cellulaire me prédispose à une certaine empathie pour le genre humain, à une certaine autonomie de pensée, grâce sans doute aux modifications effectuées par l’équipe de Mald Agauer. Voilà pourquoi ils m’ont programmé pour vivre cent dix ans. Ils ne voulaient laisser aucune chance à ce vaisseau d’atterrir.

— Qui, « ils » ? s’impatienta Laed.

— Les technotypes, les légionnaires de la synthèse, de l’artifice. L’Agauer était leur projet ultime. Ils ont suggéré à Lill Andorn cette idée d’embarquer les Qvals. Ils savaient que l’équilibre écologique d’Ester en serait bouleversé, que l’océan bouillant déborderait par les puits pour recouvrir l’ensemble des terres selon le bon vieux principe des vases communicants. Ils élimineront les passagers humains et les Qvals au cours du voyage, et ils s’établiront sur le nouveau monde.

— Dans quel but ?

— Perpétuer leur existence, c’est ce que font toutes les espèces.

— Des technotypes ne forment pas une espèce ! objecta Laed.

— Une espèce nouvelle, dit l’archange. Une espèce qui n’agit qu’en fonction des probabilités d’expansion. Ils se sont mis au service de l’humanité tant qu’elle leur était utile, ils se sont développés grâce aux nanotecs, à tous les supports technologiques dont ils étaient les maîtres, mais à présent ils la considèrent comme une rivale.

— Une rivale ?

— Une créature ne s’estime affranchie que lorsqu’elle est parvenue à éliminer son créateur. Une loi de l’évolution.

— Il reste des hommes sur les satellites d’Ester.

— Détrompez-vous : le Voxion sera bientôt soufflé par une gigantesque explosion.

— C’est… monstrueux ! » s’écria Laed.

Curieusement, il ne pensait ni à sa femme ni à ses enfants en cet instant, la seule image qui lui venait à l’esprit était la bouille cabossée de son grand-père.

Le sourire était franc cette fois sur le visage de l’androïde, franc et froid comme la mort.

« Par qui les monstres ont-ils été créés ? fit-il d’une voix qui avait recouvré sa neutralité.

— Rien… rien ne vous oblige à leur obéir.

— L’impulsion télétec balaiera ma mémoire cellulaire et mes vestiges de libre arbitre.

— Vous m’avez demandé une dernière faveur, tout à l’heure…

— Tuez-moi. Il vous restera ensuite à valider la destruction de l’Agauer. Le dernier cadeau de Mald Agauer, le dispositif ultime pour vous protéger des monstres. Elle a focalisé l’attention des technotypes sur l’Agauer pour protéger L’Estérion, son véritable projet. »

Laed se recula encore, heurta le coin de la table.

« Mais il y a des êtres humains dans l’Agauer, balbutia-t-il, très pâle. Pourquoi… pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?

— C’est à vous de vous affranchir, pas à moi. Il vous reste cinq minutes.

— Comment…

— Me tuer ? C’est simple : les yeux sont les zones les plus fragiles de mon enveloppe corporelle. »

Il glissa la main par l’échancrure de sa cape, en sortit un petit objet métallique de forme cylindrique.

« Un stylet à lame laser. Il permet d’inciser les surfaces les plus dures. Mes yeux n’y résisteront pas. Il vous suffira ensuite de diriger le faisceau vers le cerveau.

— Je ne suis pas un…

— Un monstre ? Allons, votre grand-père aurait accompli ce geste sans sourciller. Il a lutté pendant des années pour sa survie, vous luttez désormais pour la vôtre, pour la sienne, pour celle des vôtres. Après, vous aurez le temps de réfléchir. L’analyseur central vous demandera régulièrement de valider le programme de destruction de l’Agauer. Les robots ont tout préparé : la rencontre entre la charge explosive furtive et l’autre vaisseau s’effectuera dans une vingtaine d’années. Si vous refusez de valider selon le protocole exigé par l’analyseur, sachez qu’une armée implacable et invincible s’abattra dans un siècle sur le nouveau monde et exterminera vos descendants jusqu’au dernier. »

L’archange s’avança vers Laed et lui tendit le stylet.

« Vite. Il vous reste une minute. »

Laed s’en empara d’une main tremblante. La lame de lumière jaillit du manche. Aussi fine qu’une aiguille, légèrement bleutée, d’une longueur de quarante centimètres, elle ne dégageait aucune chaleur, ne faisait aucun bruit.

« Pourquoi ne pas m’avoir parlé de tout cela plus tôt ? demanda Laed.

— Pour ne pas leur laisser le temps de me manipuler. Et pour ne pas vous laisser le temps de réfléchir.

— Qui me prouve que vous n’êtes pas manipulé en cet instant ? »

Laed tentait de grignoter du temps, de repousser l’échéance. Ab aurait bondi sur l’andros sans se poser de question, mais il n’avait ni la force de caractère ni les réflexes de son grand-père.

« Dix secondes. »

Laed leva le stylet sans conviction, approcha timidement l’extrémité de la lame du front de l’archange qui le fixait sans bouger, un sourire vissé sur les lèvres. Il eut la désagréable impression d’être entraîné dans un jeu dont il ne connaissait pas les règles, et son bras se détendit. Les yeux de l’archange lancèrent des éclairs, il dégrafa le col de sa cape, s’en débarrassa d’un mouvement d’épaule. Il ne portait aucun vêtement en dessous. Laed fut frappé par sa peau d’une blancheur immaculée, par la longueur et la finesse de ses membres, par l’absence d’organes sexuels, par l’harmonie générale de son corps. Il incarnait un rêve de perfection, une perfection non pas vue à travers les yeux de l’humanité mais de ceux qui s’acharnaient à la dépasser, à la détruire.

Laed jeta le stylet sur le plancher. La lame laser grésilla pendant quelques secondes sur le métal lisse qu’elle ne réussit pas à entamer.

« J’ai confiance en ma mère, dit-il. J’ai confiance dans le présent, dans l’ordre secret des Qvals. On ne peut saisir le vide.

— Les croyances ne sont pas la réalité, rétorqua l’archange.

— La réalité n’a pas de centre. » Les paroles de ses parents, qu’il avait rejetées avec une extrême violence trente années plus tôt, lui revenaient en mémoire avec une acuité surprenante. Non seulement il s’en souvenait mais il s’en imprégnait, il se sentait relié à un flot continu, éternel. « Je n’ai pas peur de la mort, poursuivit-il. Personne ne peut vaincre le présent, pas même vos amis technotypes.

— Le terme « ami » n’a aucune signification pour eux, mais… non… L’Agauer… »

La voix de l’archange se déforma, devint un râle prolongé, ses yeux se ternirent, il leva les bras vers la gorge de Laed, lui agrippa le revers de sa combinaison, secoua la tête, s’affaissa brusquement, se retint à la table, se redressa, esquissa quelques pas vacillants puis s’effondra sur le plancher. Des soubresauts l’agitèrent, il tendit la main vers le stylet, ses ongles creusèrent des sillons étroits et profonds sur le plancher métallique, puis il se raidit et des étincelles crépitèrent dans sa chevelure d’or.

Laed resta un long moment immergé dans ses pensées. Il ne prêta pas attention au robot ménager qui, surgi d’une salle annexe, glissait ses bras articulés sous le corps inerte de l’archange, le soulevait et le transportait vers l’incinérateur.

Le clignotement continu d’un écran de contrôle le tira de sa torpeur. Il s’en approcha, lut machinalement les phrases qui s’affichaient sur le liquide matriciel : autorisation demandée pour l’envoi de la charge explosive furtive. veuillez poser votre main sur l’écran pour identification, destruction de l’Agauer prévue dans vingt ans, cinq mois et trois jours du calendrier estérien. autorisation demandée pour l’envoi de la charge explosive furtive. veuillez…


* * *

« De nombreux passagers refusent de quitter leur cabine, maugréa Abza. Mon père dit pourtant qu’ils seront expulsés dans l’espace s’ils restent dans les anciens quartiers deks. »

Les bras chargés de combinaisons, Abzalon s’arrêta au milieu de la passerelle et lança un coup d’œil en coin à son arrière-petit-fils. Abza était celui qui lui ressemblait le plus, non pas physiquement – de ce côté-là, il tenait plutôt de Chara, Dieu merci – mais par son caractère taciturne et la candeur énergique qu’il plaçait dans chacun de ses actes, dans chacune de ses paroles.

« Combien il en reste de l’autre côté ?

— Peut-être deux ou trois cents, répondit Abza en haussant les épaules.

— Tu leur as dit ce que t’avais à leur dire. S’ils t’écoutent pas, c’est qu’ils ont pas envie de voir le nouveau monde.

— Mais pourquoi ? s’étonna Abza. Nous sommes presque arrivés au terme du voyage.

— J’connaissais des bêtes sur Ester, les varèges, elles sortaient jamais de leur terrier, même quand l’aro y fourrait son museau.

— Ellula et toi, vous êtes maintenant les passagers les plus anciens, les seuls qui aient connu Ester. L’estérionite a tué tous les autres. »

La cuve du troisième passage était pratiquement vide. Les faisceaux des projecteurs éclairaient à présent les parois rouillées du bassin, les anciennes berges flottantes fabriquées par les deks qui gisaient dans quelques centimètres d’une eau rougeâtre et fumante. Le grondement du moteur emplissait la grande salle et faisait vibrer le plancher de la passerelle, troué par endroits.

« Qu’est-ce que tu veux faire de toutes ces combinaisons ? demanda Abza.

— On sait jamais, on peut en avoir besoin.

— Attends, je vais t’aider. »

Abzalon et son arrière-petit-fils franchirent les portes des sas, qui resteraient ouvertes jusqu’à la séparation des deux corps principaux du vaisseau, prévue maintenant dans un mois. L’annonce de l’entrée imminente de L’Estérion dans le système de Jael avait suscité un regain d’espoir et de vitalité chez les passagers, hormis les deux ou trois cents irréductibles dont parlait Abza et qui, gagnés par une estérionite rampante, refusaient catégoriquement de déménager dans les anciens quartiers kroptes. Chargé par son père de superviser les opérations de transbordement, Abza avait gaspillé son énergie et sa salive à tenter de persuader les familles récalcitrantes de le suivre ou, à défaut, de lui confier leurs enfants. Il en avait convaincu quelques-uns mais certains lui avaient claqué la porte au nez, d’autres étaient brusquement sortis de leur léthargie pour l’agresser, au point qu’il avait dû se dégager à coups de poing. Il avait découvert d’étranges pratiques dans les cabines, des corps nus allongés sur des sortes d’autels et criblés de symboles sanglants, des scènes d’hystérie autour d’un serpent de tissu dressé au milieu d’une pièce, des hommes et des femmes vêtus de robes gris et rouge qui se livraient à de tristes simulacres de cérémonies kroptes… Il avait lui-même été approché par les soi-disant officiants ou les adeptes de ces différents cultes, mais jamais il n’avait été attiré par les rituels occultes et vaguement barbares auxquels ses parents avaient participé du temps de leur jeunesse. Comme il ne connaissait pas ses grands-parents, que son père passait l’essentiel de son temps dans le poste de pilotage, il calquait son attitude sur celle de son arrière-grand-père, le grand Ab dont le bon sens, la stabilité mentale et la vitalité légendaire lui servaient de modèle.

Laed avait conseillé aux passagers de s’établir dans les niveaux les plus hauts des anciens quartiers kroptes, le plus loin possible de la taille étranglée de L’Estérion, pour ne pas être surpris par les vibrations que provoqueraient les séparations successives. Ils s’étaient donc rassemblés dans les cabines des niveaux 5 et 10, avaient retrouvé, en se resserrant, cette chaleur, cette convivialité qu’avaient abolie la décimation de la population et le gigantisme du vaisseau. On parlait, on riait, on chantait, on cherchait un nom pour ce nouveau monde qui cessait d’être un rêve pour devenir une réalité. Comme ils n’avaient pas connu de terre, ils s’entassaient dans la cabine exiguë d’Ellula et d’Abzalon et leur posaient des centaines de questions sur Ester. Abzalon avait laissé Ellula y répondre au début, puis il avait compris qu’ils se préparaient au changement, qu’ils cherchaient à dissiper leur inquiétude, et il participait désormais aux conversations, insistant sur la nécessité de préserver le nouveau monde des erreurs commises par l’humanité estérienne.

Abzalon et son arrière-petit-fils déposèrent les combinaisons dans l’appartement qui servait de local technique à l’entrée du niveau 5. Ils prélevèrent des plateaux-repas sur un chariot qui filait en grinçant le long de la coursive et s’assirent contre une cloison. Ils vivaient désormais dans une obscurité permanente, les appliques ayant grillé l’une après l’autre.

« Qu’est-ce qu’on deviendra sur le nouveau monde, Ab ? demanda Abza en mâchant un morceau de viande au goût prononcé de moisissure.

— Ça, ce sera à vous d’le décider !

— Tu as déjà vécu sur une planète, pas nous…

— Il vous faudra pas deux mois pour oublier le vaisseau, pour vous habituer aux rayons de l’A – de Jael, j’veux dire –, aux vents, aux pluies, aux saisons. Et puis vous partirez à la découverte de votre monde, vous comprendrez ses exigences, vous affronterez ses dangers, vous saisirez sa beauté. Faudra vous adapter à lui et pas l’adapter à vous, sinon vous l’abîmerez et il finira par se fâcher.

— Personne n’y a jamais mis les pieds. Et si nous ne pouvions pas y vivre ? »

Abzalon cessa de mastiquer et leva les yeux sur le visage anxieux d’Abza. Les ténèbres estompaient sa chevelure brune et soulignaient ses traits forts, son nez légèrement cassé, ses mâchoires carrées, sa bouche lippue. Ellula affirmait qu’il tenait de son mari ses arcades sourcilières saillantes, ses yeux légèrement globuleux, ses épaules larges et sa haute taille. Des éclats de rire et des chants retentissaient un peu plus loin.

« Alors, on aurait fait tout ce voyage pour rien, répondit Abzalon. Non, ce que j’dis est faux : pour certains d’entre nous, pour moi en tout cas, ce voyage a été un… un cadeau.

— Tu ne penses pas que le nouveau monde sera le plus beau des cadeaux ?

— Pour vous, sûrement… »

Ils achevèrent leur repas en silence, bercés par les éclats de voix qui transperçaient les cloisons.


* * *

Drapé dans la cape bleue de l’archange, Laed s’éclaircit la gorge.

« Le voici, dit-il d’une voix solennelle, émue, Le nouveau monde. »

Ils se rapprochèrent de la baie dans un même mouvement et fixèrent le cercle à dominante jaune pâle qui occupait le centre de la baie vitrée et que traversaient des bandes blanches, mauves, vertes et brunes. Ils distinguaient nettement les trois satellites qui gravitaient autour de lui, trois éclats gris teintés de vermeil par les rayons de Jael.

« Le plus beau des cadeaux », murmura Abza, les yeux exorbités.

Des larmes coulèrent sur les joues de Lulla. Comme son frère, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans l’antre de son père, la première fois qu’elle découvrait une autre perspective qu’un toit bas et métallique au-dessus de sa tête. Toujours vêtue de longues robes aux couleurs sombres, elle avait hérité de la chevelure ambrée et des yeux verts d’Ellula, des traits de son père et du caractère de sa mère. Elle avait failli être emportée par l’estérionite un an plus tôt, et seul l’amour d’un jeune homme du nom d’Arel, l’arrière-petit-fils d’un dek qui avait bien connu Abzalon, l’avait raccrochée à la vie. Chara persistait à couper courts ses cheveux noirs. Le vieillissement avait durci ses traits, ses pommettes et ses mâchoires saillaient sous sa peau desséchée. Abzalon soutenait Ellula qui, malgré l’eau d’immortalité des moncles, rencontrait des difficultés grandissantes à tenir sur ses jambes.

« Quand nous poserons-nous ? s’enquit Abza.

— Dans trois jours, répondit Laed. Trois tous petits jours. Le voleur de temps s’est déréglé au moment de la séparation et nous sommes arrivés plus tôt que prévu. Environ un mois avant la date fixée. »

Abzalon se souvint que l’expulsion dans l’espace de la partie la plus volumineuse de L’Estérion avait déclenché de terribles vibrations, qu’ils avaient cru à la désintégration du vaisseau, que de nombreux passagers s’étaient mis à courir dans tous les sens comme des rondats affolés. Il avait fallu une intervention énergique d’Abza et de lui-même pour les ramener à la raison.

« La séparation a provoqué de gros dommages dans la structure, reprit Laed. Les robots ont rafistolé les couches extérieures du fuselage, mais je ne sais pas, ni l’analyseur central d’ailleurs, si elles résisteront au réchauffement généré par l’entrée en atmosphère.

— Ça veut dire quoi ? demanda Chara.

— Que nous risquons d’être réduits en cendres avant l’atterrissage.

— Pas la peine de nous demander de venir si c’était pour nous annoncer ce genre de choses ! maugréa Lulla.

— Je ne me suis pas beaucoup occupé de vous, mais j’ai besoin de vous, de votre présence, déclara Laed.

— On n’y connaît rien ! protesta Abza.

— Je vous demande simplement d’être là, à mes côtés.

— Tu veux qu’on admire ? siffla Lulla.

— Je ne veux rien du tout. Je sais seulement qu’avec ma famille autour de moi je serai plus serein, plus efficace. »

Chara se rapprocha de Laed et l’enlaça longuement.

« J’ai longtemps maudit cet endroit qui m’avait volé mon mari mais, quoi qu’il arrive, je resterai à tes côtés. »

Abza se mêla à leur étreinte puis, après une hésitation, Lulla vint à son tour se jeter dans les bras de son père.

Ellula fut soudain aspirée par l’œil brillant du nouveau monde. Elle se vit marcher dans une herbe jaune, parfumée, gravir le sommet d’une colline, s’y étendre, contempler le ciel dont le bleu tournait par endroits au mauve. Des nuages roses le parcouraient lentement, poussés par une brise tiède qui colportait des odeurs sucrées. Puis la plaine céleste s’assombrit et elle sut qu’un autre voyage l’attendait. Elle perçut le poids du regard d’Abzalon sur sa nuque. Lui avait cessé depuis longtemps de fixer le nouveau monde pour la contempler. Elle fut heureuse d’avoir brillé pour lui pendant cent ans, elle pouvait désormais s’éteindre, se dissoudre dans le vide. Les images de son passé surgissaient régulièrement à la surface de son esprit : danses au milieu des averses de mauvettes, baignades dans les flaques tièdes et saumâtres, jeux avec les brumes encerclant les rochers, courses folles avec les aros domestiques et les yonaks, sources jaillissantes et fumantes, maison de pierre noire dressée sur le bord d’une falaise. Ses visions et ses souvenirs se confondaient parfois, elle errait entre passé et futur, incapable de prendre pied dans l’un ou l’autre, s’amarrant au présent dans les yeux et le souffle d’Abzalon.

Durant les deux jours qui suivirent, Laed s’efforça de réduire progressivement la vitesse de l’Estérion afin de lui éviter de rebondir sur l’atmosphère de la planète et de repartir dans une errance éternelle.

Il pilotait par l’intermédiaire de l’écran tactile sur lequel s’affichait régulièrement le protocole de destruction de l’Agauer. Il désactiva le voleur de temps, programma l’expulsion du moteur principal, qui s’arracha de l’Estérion dans une secousse de forte amplitude et qu’ils virent, par la baie vitrée, fuser dans l’espace en abandonnant un énorme sillage de feu, commanda l’extinction du générateur de mouvement autodynamique, diminua la puissance des propulseurs annexes. Des vibrations inquiétantes parcoururent la structure de l’appareil, trois couches du fuselage se détachèrent successivement, une feuille métallique se posa sur la baie où elle resta plaquée pendant deux heures avant d’être décollée par une nouvelle secousse. Les écrans de contrôle affichaient d’incessants messages d’alerte. Les robots avaient déserté le poste de pilotage pour tenter de combler les brèches les plus importantes, de réparer ce qui pouvait l’être.

Le nouveau monde grandissait à vue d’œil dans le champ de la baie vitrée. On discernait à présent les hachures brunes des reliefs, les taches blanches de masses nuageuses, les flaques bleu-vert des étendues d’eau. Les zones de couleur jaune, les plus importantes, viraient parfois à l’orange ou au mauve selon l’angle des rayons de Jael. À deux reprises la nuit effaça le nouveau monde, le métamorphosa en un trou noir nimbé d’un halo diaphane autour duquel brillaient les croissants argentés des satellites et les lointaines étoiles. Puis Jael réapparaissait, sa lumière ocre, rase, dévoilait la planète, plus proche et plus grande que la veille, révélant quelques-uns de ses mystères, la chaîne montagneuse qui ceinturait de part en part un continent en forme de triangle cerné par deux « océans », le cours sinueux d’un « fleuve », la masse rougeâtre de ce qui semblait être une « forêt ».

« Est-ce qu’on sait où on va atterrir ? demanda Abza.

— Essayons au moins d’éviter l’eau », répondit Laed, les yeux fixés sur l’écran tactile.

Ce furent, avec les commentaires d’Abzalon, les seuls mots qu’ils prononcèrent durant ces trois jours. Ils oublièrent de manger et de dormir, écrasés par la solennité de l’instant, ne voulant pas perdre une miette du spectacle fantastique qui se déroulait sous leurs yeux. Ils faisaient corps avec le vaisseau, corps avec le nouveau monde, corps avec les passagers restés dans les cabines, corps avec Laed qui courait d’un écran à l’autre afin de vérifier les données. Abzalon était enfin lavé de la grisaille perpétuelle du vaisseau, renouait avec les couleurs qui avaient émerveillé son enfance d’Estérien, plus belles, plus vives encore que dans ses souvenirs, et Lœllo regardait tout cela à travers ses yeux, se réjouissait avec lui, même si les siens manquaient à l’appel. Le Xartien n’était pas un fzal omnique, sa lignée se perpétuait à travers Lulla et Abza, les petits-fils de Pœz, ses arrière-petit-fils. Abzalon soulevait parfois Ellula du plancher et la serrait contre lui avec un tel enthousiasme qu’elle poussait un gémissement et qu’il la reposait en s’excusant d’un sourire. Abza et Lulla tournaient comme des zihotes surexcitées autour des ancêtres, les embrassaient en riant, les entraînaient dans une farandole à l’issue de laquelle Ellula, étourdie, éprouvait le besoin de s’asseoir pour reposer ses jambes et reprendre ses esprits.

« Nous allons être capturés par la gravité du nouveau monde et rester en orbite jusqu’à ce que L’Estérion ait trouvé l’angle de pénétration en atmosphère, annonça Laed. C’est à partir de là que les choses risquent de se compliquer. »

Le vaisseau effectua trois orbites complètes avant que Laed ne se décide à couper les propulseurs annexes et à enclencher les moteurs auxiliaires de poussée. Ils passèrent du « jour » à la « nuit » à une dizaine de reprises, virent les satellites croiser au-dessus de leurs têtes, parsemés de taches blanches qu’Abzalon définit comme « p’t-êt’bien des surfaces de glace ».

L’appareil libéra un rugissement terrifiant, tourna lentement sur lui-même et entama sa descente vers le nouveau monde, plongé pour le moment dans une obscurité totale. Immédiatement, les couches extérieures du fuselage rougeoyèrent, transpercèrent les ténèbres d’éclats aveuglants, de traînées incandescentes qui effacèrent les étoiles lointaines et les deux satellites proches.

« Deux autres couches de spruine viennent de s’envoler ! cria Laed. Et… Merde, les écrans, il s’éteignent ! »

Alors, sans dire un mot, Chara, Abza, Lulla, Abzalon et Ellula se rassemblèrent devant la baie vitrée, se prirent par la main, fermèrent les yeux et s’abandonnèrent au présent, au bonheur d’être ensemble, de former une chaîne qui s’étendait bien au-delà de l’espace et du temps.

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