Au cours des vingt années suivantes, nous en découvrîmes six ; six agents de l’Église que nous n’exécutâmes pas mais que nous enfermâmes dans une salle alvéolaire. À notre grande surprise, il y avait des Kroptes parmi eux, un patriarche et une épouse à qui les mentalistes avaient implanté des nanotecs à leur insu avant l’embarquement et qui étaient passés sans s’en rendre compte sous le contrôle du Moncle. On en surprit deux en train de percer une voie en direction du centre de pilotage de l’Estérion. Ils ne répondirent pas à nos questions, non qu’ils fissent preuve de mauvaise volonté, mais la brusque interruption de leur réception télémentale provoqua d’irréparables lésions dans leur cerveau et ils perdirent définitivement la raison. Trois autres furent trahis par l’aberration de leur comportement : incohérents, agressifs, ils se mirent à réciter des passages entiers du Livre premier des vertus et révélations et, dès lors, il fut évident qu’ils étaient manipulés par l’Église. Le dernier, un vieux dek du nom d’Ouarb, vint de lui-même se dénoncer : il souffrait d’horribles migraines depuis une trentaine d’années et il lui semblait entendre régulièrement des voix. Il avait cru sombrer dans la folie mais, à la faveur des derniers événements, il avait compris qu’il avait « dans le crâne une des ces foutues télésaloperies », que des « ordures » lui donnaient « des ordres là-bas », qu’il leur résisterait comme il avait résisté aux « fumiers de waks, aux chiures de rondat de RS, aux enfoirés de serpensecs et, surtout, aux poings du grand Ab – désolé, Ab ! »
Ouarb demanda à être enfermé avec les cinq autres – « Entre aros noirs on s’comprend » – et nous promit de nous fournir tous les renseignements qu’il jugerait importants : « J’vais faire mine de les accepter, leur putain d’ordres, et comme ça j’pourrai peut-être savoir ce que ces salopards de robes-noires – j’parle pas pour vous, moncle Artien – ont derrière la tête. » Cependant, jamais il n’eut l’occasion de nous fournir la moindre information. On le retrouva mort le lendemain, vaincu sans doute par la terrible tension engendrée par ce conflit permanent entre les émissions télémentales du Moncle et son libre arbitre.
L’Église semble nous laisser en paix depuis quelque temps. Les deux agents qui ont recouvré leurs facultés mentales affirment ne plus recevoir de télécommunications, comme si nous étions sortis de la zone d’influence des amplificateurs. Le silence d’Ester a quelque chose de rassurant et d’inquiétant. Nous avons désormais écarté la menace d’un sabordage du vaisseau (reste une inconnue cependant : les pilotes, humains ou robots, qui peuvent très bien avoir été programmés pour commander l’autodestruction de l’Estérion), mais nous sommes définitivement coupés de nos racines, livrés à nous-mêmes, nous errons dans ce vide où il n’y a ni après ni avant, où nous ne regardons ni derrière ni devant, où nous devons puiser la force d’exister par nous-mêmes, de nous suffire à nous-mêmes. Nous formons dorénavant un peuple à part entière, notre destin est entre nos mains, et cela nous donne une responsabilité vertigineuse. Cela exacerbe les tensions également, comme si chacun, flairant l’opportunité, se hâtait de prendre une place qui le rapprocherait du prestige et du pouvoir. Une réaction qui s’explique par le passé douloureux de la plupart des passagers.
Djema et Maran Haudebran combattent ces tendances avec une énergie inlassable. Certains les écoutent et essaient avec sincérité d’extirper cette mémoire mécanique qui se met en branle à la moindre occasion, mais d’autres se raccrochent farouchement au passé, mus par l’habitude d’habiller le vide, prisonniers de ce temps qui forge une chaîne sans fin d’actions et de réactions. (Ne serait-ce pas l’« actré » de l’Astafer ?) Je ne puis les en blâmer, éprouvant moi-même de grandes difficultés à me libérer de mes chaînes. Le jugement est mon écueil favori : tout m’est prétexte à juger, le beau, le laid, le grand, le misérable, l’utile, le superflu… Je suis toujours à l’affût de la faille chez l’autre, mon esprit inquisiteur sépare les individus en partisans et en adversaires, répartit les grâces et les anathèmes. Je suis conscient que mes vis-à-vis me renvoient à des aspects de moi-même que j’aime ou que j’abhorre, qu’en réalité c’est moi-même que je juge à travers eux, mais j’ai une tendance prononcée à la paresse mentale (un effet du vieillissement ?) et je me laisse volontiers reprendre par mes vieux réflexes.
Nous n’avions pas encore connu d’épidémie depuis le départ, c’est fait. On ne peut pas d’ailleurs parler d’épidémie, il s’agit plutôt d’une sorte de langueur morbide qui semble gagner les passagers l’un après l’autre et qui se révèle mortelle dans certains cas. Belladore, qui multiplie les séances d’imposition ces temps-ci, soutient que la cause en est le manque de lumière, de chaleur et d’air : « Nous sommes comme des plantes qui se dessèchent quand on les prive des rayons de l’A. Je le sens dans mes paumes. » On a donné à cette maladie le nom barbare d’« estérionite ». Je crois pour ma part qu’elle a un lien avec la nostalgie, j’en veux pour preuve qu’elle touche principalement les vieillards, ceux qui ont connu Ester et qui ne supportent plus la grisaille perpétuelle du vaisseau. Nous nous trouvons là confrontés à un problème purement psychosomatique, car l’eau de l’immortalité, versée quotidiennement dans la cuve du troisième passage, assure à tous une excellente santé (à l’exception de votre serviteur bien sûr, qui ne boit jamais et souffre d’à peu près tout ce dont peut souffrir un homme de son âge – c’est à dessein que j’ai utilisé le mot « homme », je ne me considère plus comme un clone. Quoi ? Aurais-je quelque chose contre les clones ? Tu juges encore, Artien ! Je ne m’en sortirai jamais). Quoi qu’il en soit, l’estérionite a tué plus de trois cents hommes et femmes jusqu’à ce jour, et elle en tuera probablement beaucoup d’autres avant l’arrivée sur la nouvelle planète, prévue maintenant dans une cinquantaine d’années.
Ellula traversa les deux premières chambres, entra dans la troisième, s’avança vers la couchette basse sur laquelle était allongée la vieille femme recouverte d’un drap maculé de taches. Une ambiance de veillée funèbre régnait sur la petite pièce dépouillée.
Elle ne reconnut pas Kephta : de l’épouse à la forte corpulence et aux petits yeux soupçonneux qu’elle avait connue sur Ester ne restait qu’une femme décharnée, un squelette habillé d’une peau jaunâtre, flasque et ridée. Les quelques cheveux gris qui pendaient de chaque côté de son visage laissaient le sommet de son crâne entièrement dégarni.
Kephta fixa la visiteuse pendant quelques secondes, puis des larmes roulèrent silencieusement sur ses joues.
« Merci… merci d’être venue », balbutia-t-elle d’une voix rauque sans rapport avec le timbre criard de ses jeunes années.
Ellula s’assit sur le bord de la couchette, posa la main sur les doigts de Kephta entrecroisés par-dessus le drap, eut l’impression que la mort la frôlait.
« Je suis… je suis bien seule, ajouta Kephta. Ils sont tous morts autour de moi : Eshan, Isban, Rijna, Opra, Galan, mon deuxième fils… Les serpensecs, la maladie… Je n’ai pas d’autre famille que toi.
— Je n’en ai pas fait partie bien longtemps, dit Ellula.
— Tu as été mariée par l’eulan Paxy et, cela, jamais tu ne pourras l’effacer. »
Les braises fugitives qui luirent dans les yeux de la mourante transportèrent Ellula soixante-dix ans en arrière, dans l’étable du domaine d’Isban Peskeur. Kephta n’avait pas trouvé la paix.
« Ce n’est pas à Isban qu’on aurait dû te marier mais à Eshan.
— Il n’y a rien à regretter. C’était la décision de l’ordre cosmique.
— Au diable l’ordre cosmique ! » gronda Kephta, embrasée par une colère qui lui donna un regain de vie. Elle se redressa, resta un moment assise, raide, tendue, puis elle s’affaissa brutalement sur la couchette comme une marionnette aux fils coupés.
« Il m’a donné tout ce dont pouvait rêver une épouse, un mari respecté, un beau domaine, deux fils, et il m’a tout repris, tout, il ne m’a laissé que des regrets.
— C’est le passé, Kephta, avança Ellula. Le présent offre d’autres…
— Parle pour toi, Ellula Lankvit ! l’interrompit Kephta, hargneuse. Tu es restée aussi belle que lorsque tu t’es présentée au domaine, tu as encore ton mari, ta fille, ton petit-fils.
— N’exagère pas, je ne suis plus une jeune fille, je vais sur mes quatre-vingt-dix ans.
— On dit que le bonheur conserve, et, quand je te regarde, je m’aperçois que c’est vrai.
— L’eau d’immortalité des moncles n’y est sans doute pas étrangère.
— J’en bois aussi, et vois ce que je suis devenue.
— Que peut un remède pour un malade qui refuse de guérir ? »
Kephta garda un moment le silence, le regard perdu dans le vague. Sa déchéance était d’autant plus pathétique que le voisinage de la mort, au lieu de l’adoucir, exacerbait sa rage, sa frustration. Les autres vieillards touchés par l’estérionite s’en allaient sans un mot, sans une plainte. Ellula avait elle-même ressenti cette nostalgie poignante, cette invitation insidieuse à l’oubli, mais elle avait puisé dans l’amour d’Abzalon la force de résister.
« Si tu savais comme je t’ai haïe ! reprit Kephta. J’ai pensé, et je pense toujours, que les démons de l’Amvâya t’avaient envoyée pour me voler les deux hommes de ma vie.
— Je ne t’ai pris ni l’un ni l’autre.
— Tu as fait pire : Eshan s’est tué à cause de toi.
— Est-ce pour me reprocher sa mort que tu m’as fait demander ? »
Une ombre terne glissa sur le visage creusé de Kephta. L’enfance émergeait du foisonnement de ses rides et de ses taches brunes.
« J’ai entendu dire que… qu’Eshan avait eu un fils. » Elle avait eu du mal à extirper ces quelques mots de sa gorge car ils l’obligeaient à reconnaître la faute d’Eshan, à salir sa mémoire. « Est-ce que tu le connais ? »
Elle avait superbement ignoré la rumeur jusqu’à ce jour, enfermée dans sa cabine, retranchée dans ses souvenirs, murée dans son orgueil.
« Non seulement je le connais, répondit Ellula, mais il m’est très proche puisque c’est mon gendre.
— Maran Haudebran serait… le fils d’Eshan ?
— Ne fais pas semblant d’être étonnée. Je sais que tu as déjà mené ta petite enquête…
— Qui me prouve que c’est vrai ? Comment le sait-il ? »
Ellula se releva et se dirigea à grands pas vers la porte.
« Où vas-tu ? » cria Kephta.
Ellula sortit sans dire un mot et revint quelques secondes plus tard, tenant par la main un jeune homme d’une vingtaine d’années.
« Juge par toi-même. »
Les yeux de Kephta s’agrandirent de stupeur. Elle eut l’impression d’avoir remonté le temps, crut qu’elle avait définitivement perdu la raison. Il avait rasé sa barbe, il ne portait plus de chapeau, il avait remplacé les vêtements traditionnels kroptes par des vêtements informes, mais c’était bel et bien Eshan qui se tenait devant elle : mêmes traits, mêmes cheveux noirs et bouclés, mêmes yeux bleus, même peau blanche, mêmes lèvres incarnates.
« Eshan, balbutia Kephta.
— Je suis son petit-fils, dit le jeune homme. Et votre arrière-petit-fils. Je m’appelle Laed. »
La vieille femme se redressa à nouveau sur la couchette, tendit les bras. Son sourire révélait ses dents déchaussées, rehaussait ses pommettes, effaçait ses joues, accentuait son air tragique.
« Viens, Eshan, viens embrasser ta mère. »
Laed interrogea Ellula du regard. D’un signe de la main, elle l’encouragea à accéder à la requête de Kephta. Il s’approcha de la couchette, se pencha sur la mourante, lui offrit son visage, subit sans broncher son étreinte hystérique.
« Eshan, tu n’es pas mort, tu es revenu, tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
— Je resterai toujours près de vous, murmura Laed qui ne bougea pas malgré l’inconfort de sa position, malgré les courants glacés qui s’échappaient des lèvres parcheminées de Kephta.
— Ellula est aussi venue, tu la vois derrière toi ? Tu l’épouseras, Eshan, tu lui feras de beaux enfants, nous recommencerons notre vie, tu auras le plus grand domaine, des milliers de yonaks, des dizaines de louagers, une maison et des granges qu’ils t’envieront tous. Tu te souviens, Eshan, des fleurs de pavol dans les champs de fizlo ? Comme elles sont rouges !
— Bien sûr, mentit Laed, étourdi par ce flot de paroles.
— Tu te souviens de la lumière de l’A sur les prairies, des fêtes des ventres-creux, de l’odeur du miel chaud, tu te souviens de notre bonheur, Eshan ? »
Il ne fut pas cette fois obligé de mentir : elle le relâcha soudain et retomba sur la couchette en exhalant un interminable soupir. Il observa pendant quelques instants ses yeux vitreux, sa bouche grande ouverte, ses cheveux épars sur l’oreiller, puis il se retourna vers Ellula.
« Est-ce qu’elle est…
— Elle avait besoin de toi pour franchir le passage.
— Je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’elle m’a raconté.
— Elle te parlait d’Ester, Laed, de son monde.
— Tu en viens aussi, grand-mère, mais tu ne sembles pas le regretter autant qu’elle.
— Ça m’arrive de temps en temps. Mais ce ne sont pas les souvenirs qui me pousseront à quitter ceux que j’aime. »
Elle lui ébouriffa les cheveux, le prit par la main et l’entraîna dans l’autre pièce.
« Va vite prévenir les permanents de la morgue. »
Après qu’il eut filé dans la coursive, Ellula retourna près du corps de Kephta, ignorant l’odeur de mort qui avait déjà investi la chambre. Elle ferma les yeux de la défunte, lui glissa l’oreiller sous la nuque, arrangea le drap, puis elle s’assit au pied de la couchette et fixa un long moment le visage enfin détendu de la troisième épouse d’Isban Peskeur. Elle se souvint des quinze jours éprouvants qu’elle avait passés au domaine, de la chaleur étouffante de l’étable, des rires des femmes affectées à la traite, des nuées de zihotes… Elle vit soudain les vertes prairies et les bâtiments disparaître sous les eaux, des cadavres humains et animaux dériver sur les faibles courants, des charognards ailés planer au-dessus d’une cité dévastée, une poignée de survivants se réfugier sur la crête d’un massif montagneux. Elle fut transportée sur le littoral de son enfance. Du bouillant ne subsistait plus qu’un fond de terre craquelé, criblé de bouches rondes, hérissé de rochers torturés et noirs. Elle traversa l’océan, aperçut des lacs entre les reliefs majestueux et tourmentés dont les sommets avaient autrefois formé des îles, de grands bateaux couchés sur les algues desséchées, des cadavres pourrissants de mammifères marins, des milliers et des milliers d’oiseaux cherchant leur pitance au-dessus de marécages recouverts d’une herbe visqueuse et brune. Elle atteignit l’autre rive, erra dans les ruines d’une autre cité, immeubles effondrés, rues submergées, centaines de corps gonflés flottant à la surface de l’eau, ponts coupés en deux, moignons de piliers dressés vers le ciel, aérotrains renversés, corrodés. Elle survola le continent Nord, rencontra partout le même spectacle de désolation. L’eau escamotait des régions entières, reformait au milieu des terres un océan qui recouvrait la métropole de Vrana. Les bâtiments les plus élevés de l’ancienne capitale du Nord affleuraient la surface paisible et miroitante des flots. Elle visita les monts noirs, l’ancienne réserve des Qvals, découvrit un gigantesque bâtiment entouré d’un haut mur d’enceinte et pratiquement intact, sut qu’elle pénétrait dans le pénitencier de Dœq, visita les couloirs et les cours déserts, se glissa à l’intérieur des cellules vides. Les pierres descellées et tapissées d’une lèpre jaunâtre restaient imprégnées de l’odeur, de la peur, du sang, de la sueur d’Abzalon.
Quelqu’un lui agrippa l’épaule. Elle rouvrit les yeux, se retourna : Abzalon la regardait, souriant, inchangé, rugueux, cabossé, aussi solide qu’un roc au milieu d’une tempête.
« Laed m’a dit que t’étais là, dit-il à voix basse comme s’il craignait de réveiller Kephta. J’te cherchais partout, j’commençais à m’inquiéter. C’est que j’arrive plus à me passer de toi.
— J’étais avec toi, là-bas, à Dœq.
— Une vision ?
— Ester… Ester n’est plus. Oh, Abzalon… »
Elle éclata en sanglots. Il la releva et la serra contre lui.
« C’est comme ça que ça devait finir », soupira-t-il.
La foule se répartissait par petits groupes sur les bases des piliers, sur les excroissances alvéolaires. Djema avait si souvent contemplé cette salle qu’elle ne prêtait plus attention aux fleurs de tissu figées par la poussière, aux lumières crues des projecteurs, aux cloisons, au plancher et au plafond gangrenés par la rouille.
Un millier de personnes venaient régulièrement l’écouter, mais ses auditeurs ne semblaient pas pressés d’abandonner leurs vieux oripeaux. C’était même l’inverse qui se produisait : le peuple de L’Estérion était à nouveau divisé par des tiraillements, par des désaccords, par des courants qui risquaient à tout moment de dégénérer en affrontements. Les uns se regroupaient auprès des eulans qui affirmaient continuer l’œuvre de l’eulan Paxy, mort une vingtaine d’années plus tôt, d’autres exhumaient des bribes de la Fraternité omnique et célébraient le souvenir de Lœllo, le Xartien qui avait donné sa vie pour les débarrasser des serpensecs, d’autres encore se rassemblaient autour d’un nouveau culte spatial dont la figure emblématique était le Taiseur, des jeunes filles rejoignaient les rangs des mathelles afin de jouer aux reines de la ruche, les nouvelles générations se montraient turbulentes, irrespectueuses, agressives, les plus anciens tombaient l’un après l’autre dans cette étrange langueur qui finissait par les emporter, bref, les choses empiraient peu à peu, et le découragement gagnait Djema qui avait le sentiment de s’être démenée en vain tout au long de ces quarante dernières années. Elle s’était pourtant rendue aussi souvent que possible dans la cuve du premier passage, elle avait appliqué à la lettre les recommandations du Qval, mais plus elle leur parlait du présent, plus elle tentait de démonter leurs mécanismes pervers, et plus les passagers de L’Estérion, y compris les jeunes générations qui n’avaient pas connu d’autre horizon que le vaisseau, se référaient au passé. Son propre fils, Laed, semblait lui-même très attiré par certains rites qui se déroulaient dans l’ombre des cabines. On allait jusqu’à faire couler le sang lors de cérémonies occultes et vaguement astafériennes, oh ! pas jusqu’au point de mettre en danger la vie des participants, mais ces pratiques révélaient une fascination morbide pour la barbarie. Djema déplorait que Laed n’eût pas la solidité mentale de son grand-père. Elle l’avait eu à l’âge de quarante-trois ans, une grossesse tardive qui ne suffisait pas à expliquer sa faiblesse de caractère.
Les hommes et les femmes assemblés dans la grande salle alvéolaire affichaient ostensiblement leurs croyances par le biais de leurs tenues vestimentaires. Djema distinguait des chapeaux et des coiffes aux formes biscornues, des robes fendues jusqu’à l’aisselle qui ne dissimulaient pratiquement rien de l’anatomie de leurs occupantes, des vestes et des pantalons excentriques et vaguement inspirés des costumes traditionnels kroptes, de longues tuniques unisexes brodées de motifs criards… Une véritable industrie de la confection s’était développée ces dernières années : on décousait, on recousait, on transformait, on teintait avec des substances fabriquées à partir de colorants et de produits chimiques prélevés sur la nourriture, on s’affirmait coûte que coûte par les apparences. Et, si on venait régulièrement écouter Djema et Maran Haudebran dans la grande salle aux alvéoles, c’était davantage pour exhiber sa dernière création vestimentaire que pour s’imprégner de leurs paroles.
Djema laissa le silence s’installer avant de commencer. Elle était seule aujourd’hui, Maran ayant prétexté une grande fatigue pour se soustraire à ce qui était devenu pour lui une véritable corvée. Enthousiaste au début, il rechignait désormais à délivrer les enseignements du Qval : « Ils n’en ont strictement rien à foutre, du Qval et de l’ordre secret ! grondait-il. Ils ne songent qu’à se vautrer dans leurs vieux instincts ! » Il n’avait pas tout à fait tort : aucun d’eux n’avait exprimé le souhait de rencontrer la créature légendaire d’Ester, aucun n’aspirait à subir la terrible épreuve de la cuve bouillante, ils préféraient se tourner vers les anciennes idoles qu’ils affublaient de nouveaux noms, de nouvelles formes.
Djema parla sans conviction de la nécessité de s’éveiller au présent, un discours tellement rabâché qu’il en devenait machinal, dénué de sens. Et, d’ailleurs, plusieurs de ses auditeurs ne se privèrent pas d’exploiter sa lassitude.
« Nous le vivons, le présent ! s’insurgea un homme qui, à en par juger ses vêtements, appartenait au groupe des néo-Kroptes. Chacun est libre de ses croyances.
— Seul est libre celui qui peut sortir de ses croyances, répliqua Djema.
— C’est ta croyance, pas la mienne !
— Je vous engage seulement à explorer votre mémoire profonde, à découvrir les raisons secrètes de votre comportement.
— Est-ce que tu les connais, toi, les raisons secrètes de ton comportement ? demanda une femme vêtue d’une robe courte surchargée de broderies. De quel droit est-ce que tu nous demandes de changer ? »
Bonne question. Il y avait une grand part de désir, d’orgueil, dans l’obstination de Djema. Insidieusement et malgré les mises en garde répétées du Qval, Maran et elle s’étaient fait un devoir de mener le peuple de L’Estérion à bon port. Ils avaient poursuivi un but, échafaudé un projet, ils s’étaient projetés dans le futur, ils avaient oublié le présent, l’ordre secret, ils avaient été rattrapés par le temps. Un mécanisme implacable. Et les autres, ceux qu’ils avaient voulu changer, venaient chaque jour leur tendre un miroir, leur rappeler la profondeur du gouffre qui se creusait entre l’apparence et la réalité, entre le discours et l’être.
Debout sur l’excroissance en forme d’alvéole, éclairée par les feux croisés de deux projecteurs, elle marqua un long temps de silence. Elle venait tout juste de passer le cap des soixante-trois ans mais elle paraissait beaucoup plus âgée que sa mère. Ses cheveux avaient blanchi, sa peau s’était flétrie, sa silhouette affaissée déformait ses sempiternelles robes droites aux couleurs passées.
« Je n’ai aucun droit, reprit-elle d’un ton presque implorant. Je voulais seulement… »
Elle voulait. Celui qui veut est mort, disait le Qval. Elle l’entraînait dans sa chute, ce peuple de L’Estérion qui avait placé tous ses espoirs en elle et l’avait regardée comme un modèle.
« Les mots, poursuivit-elle, oppressée. Ils m’ont piégée. Je voulais… j’aspirais seulement a partager avec vous la beauté de l’ordre secret. De quel droit en effet ?
— Est-ce que nous ne faisons pas partie nous aussi de l’ordre secret ? » demanda un vieux dek au crâne luisant.
Elle hocha la tête avec un sourire triste.
« Évidemment…
— Alors pourquoi chercher quelque chose que nous connaissons déjà ? »
Excellente définition du présent Chercher entraînait un désir, un mouvement, une fuite en avant, le temps était inclus dans la notion de quête. Elle les avait exhortés à chercher, ils avaient traqué des mirages.
« Eh bien, cessez de chercher ! lança-t-elle avec véhémence. Trouvez.
— Trouver quoi ?
— Votre vérité. Le centre de la vérité se déplace. Laissez-le venir à vous.
— Quand saurons-nous que nous l’avons trouvé ?
— Il prendra naturellement sa place. Trouvez. Ce n’est pas un conseil, c’est un ordre ! ajouta-t-elle avec un petit rire. Les mots ne vous seront plus d’aucun secours.
— Ça veut dire que… tu ne viendras plus dans cette salle ? s’inquiéta une jeune femme.
— Quelqu’un revendiquait sa liberté tout à l’heure. Je vous libère, je repars dans l’ordre secret, dans le silence. Dans le Qval. Peut-être reviendrai-je un jour. Qui sait ce que nous réserve le présent ? »
Ayant prononcé ces mots, elle descendit de l’alvéole et traversa, le cœur léger, les rangs pétrifiés de l’assistance.
Laed et Chara, la fille de Pœz, se glissèrent dans l’ouverture aux bords ébréchés et s’enfoncèrent dans la forêt de tubes.
La veille, ils s’étaient ouverts de leur projet à Abzalon qui leur avait tendu le foudroyeur et deux combinaisons spatiales.
« J’les ai vérifiées. Vous en avez au minimum pour deux jours d’autonomie. »
Il ne les avait ni encouragés ni contrariés, il leur avait seulement expliqué le mode d’emploi des « grenouillères » avant de poser sur eux un regard malicieux. Il ne sortait pas souvent de sa cabine de la coursive basse, et toujours pour aller vérifier que personne n’avait « foutu le bordel » dans les combinaisons rangées avec le plus grand soin sur les étagères du local technique. Le reste du temps, il restait en compagnie d’Ellula, dormant parfois pendant trois jours d’affilée d’un sommeil si agité qu’elle se demandait s’il était pas atteint d’estérionite.
« Penses-tu ! s’exclamait-il lorsqu’elle lui faisait part de son inquiétude. J’récupère les heures de sommeil qu’on m’a volées à Dœq. »
On voyait de temps à autre sa grande carcasse se profiler dans les coursives, on lui cédait alors respectueusement le passage en se fendant d’un « Ça va comme vous voulez, Ab ? » auquel il ne répondait pas.
On le vénérait comme un sage mais on attendait qu’il meure pour en faire une idole.
Laed adorait ses grands-parents, Abzalon en particulier, auquel il vouait une admiration et une affection sans réserve. Il s’invitait parfois dans la cabine de la coursive basse pour le simple plaisir de passer une heure en sa compagnie, loin des remous qui agitaient les autres niveaux. Abzalon répugnait à lui parler de son passé, sauf pour évoquer Lœllo, le « fumé » avec lequel il avait partagé les heures les plus pénibles de son existence et qui continuait de vivre à l’intérieur de lui.
« J’attends pour mourir d’être arrivé sur le nouveau monde. Lœllo s’rait pas très content s’il avait pas mes yeux pour le voir, tu comprends… »
Laed n’acquiesçait pas seulement pour lui faire plaisir. Il comprenait que son grand-père collait à sa réalité intime, qu’il se tenait au centre de sa vérité comme aurait dit Djema. Il le surprenait quelquefois en compagnie du moncle Artien, un tout petit homme au crâne rasé et dont les rides profondes se prolongeaient dans les plis de sa robe noire. Il se retirait alors, car il n’avait pas la place de se glisser dans la complicité qui unissait ces deux-là.
« C’est ici qu’est mort ton grand-père, fit Laed en désignant le bassin aux parois criblées de bouches d’aération.
— Tu ne devrais pas parler si fort, Laed Haudebran, tu me casses les oreilles ! » protesta Chara.
Il lui lança un regard courroucé au travers de son hublot. Chara avait un caractère exécrable, comme Pœz, son père, un incorrigible râleur, mais c’est elle qu’il avait choisi d’aimer et il devait en supporter les conséquences. Elle avait quelques qualités heureusement, une voix merveilleuse par exemple, un don pour le chant hérité de sa grand-mère, Clairia, et de sa tante, Istria, mortes de l’estérionite trois ans plus tôt. Et puis il la trouvait jolie avec ses traits forts, ses sourcils fournis, ses yeux sombres, ses cheveux noirs qu’elle portait très courts et qui accentuaient son allure de garçonne.
« Je suis désolé. J’oublie que l’intercom amplifie les sons. »
Elle avait sans doute décelé une acrimonie larvée dans le chuchotement de Laed car son propre ton avait perdu toute agressivité lorsqu’elle reprit la parole :
« Tu es sûr ?
— Ab me l’a dit. C’est dans ce bassin que les serpensecs avaient établi leur nid. Regarde le fond, on voit encore le trou creusé par le foudroyeur.
— Cet endroit est sinistre. »
L’éclairage diffus et rougeâtre dispensé par les veilleuses soulignait l’épaisse couche de rouille qui dévorait les tubes, le plancher et le bassin.
« On aurait pu enfiler les combinaisons plus tard, poursuivit Chara. On peut respirer : s’il y a de la rouille, c’est qu’il y a de l’oxygène.
— Deux précautions valent mieux qu’une. Et puis tu t’en fous : tu es une fumée comme ton père, tu ne transpires pas.
— Les serpensecs ont disparu depuis plus de trente ans, Laed, ironisa-t-elle.
— Nous ne savons pas ce qui nous attend plus loin », rétorqua-t-il, piqué au vif.
Il escalada un gros tuyau coudé pour contourner le bassin, se faufila au milieu de tubes plus étroits, reprit pied de l’autre côté de la cavité, se retourna, fixa Chara toujours immobile.
« Tu viens ? »
Le souffle précipité de la jeune fille résonna pendant quelques secondes dans ses oreillettes.
« Tout ça ne sert à rien, fit-elle d’une voix tellement hachée qu’il ne fut pas certain d’avoir saisi le sens de ses paroles.
— Tu as peur ? demanda-t-il, sautant sur l’opportunité de prendre une petite revanche.
— Je ne crois pas à ton histoire de voix…
— Il ne s’agit pas vraiment d’une voix, Chara. Plutôt d’un appel. Je ne retrouverai pas le sommeil tant que je ne serai pas allé voir ce qu’il y a de l’autre côté.
— J’appelle ça du délire obsessionnel.
— Et Lœllo, il délirait lorsqu’il se servait de son antenne pour détecter les serpensecs ? Et Ellula, elle délire quand elle reçoit ses visions ?
— Peut-être, mais nous avons mieux à faire que d’aller nous perdre dans les coins reculés du vaisseau.
— Quoi donc ? Un rituel du sang ? Un cérémonie omnique à la gloire de ton grand-père ? Un bain dans la cuve ? De nouveaux vêtements ?
— L’amour, par exemple… »
Elle choisissait ce moment pour s’offrir à lui : typique d’une emmerdeuse.
« J’en ai marre de tout ça ! explosa-t-il.
— Ne hurle pas, s’il te plaît ! Tu en as marre de moi ?
— De ce qui se passe dans ce vaisseau.
— Tu dis ça parce que tes parents se sont enfermés dans la cuve du premier passage ?
— Reste si tu veux. Moi, je dois continuer. »
Il pivota rageusement sur lui-même et se glissa entre les tuyaux verticaux. Il parcourut trente mètres dans le cœur de la forêt métallique, franchit une seconde cuve, traversa un espace nu, se retrouva devant une cloison parsemée à intervalles réguliers d’énormes rivets, la longea sur sa droite, revint sur ses pas, explora l’autre coté, distingua le linéament d’une porte ronde, chercha des yeux une niche, un clavier, n’en trouva pas, arma le foudroyeur, tira une première rafale d’ondes sur le panneau circulaire et légèrement convexe. Il attendit que la fumée se fut dispersée, tenta d’ébranler le métal. Ses coups de pied ne réussirent qu’à décrocher une grappe d’éclats rougeoyants.
« Laed ? »
La voix de Chara. Son rythme cardiaque s’accéléra.
« Laed, où es-tu ?
— Avance tout droit après le deuxième bassin, prends à gauche quand tu tombes sur la cloison. Je suis devant une porte. J’essaie de l’ouvrir avec le foudroyeur.
— Attends-moi. »
Lorsqu’elle le rejoignit, il avait déjà renouvelé le tir à quatre reprises. Il l’accueillit d’un geste amical, puis il élargit les bords de la petite cavité qui s’était formée au milieu de la porte et d’où jaillissait un rai de lumière vive. À ses pieds des fragments s’amoncelaient, étincelaient, perdaient peu à peu leur éclat.
« Je… je ne pensais pas ce que je t’ai dit tout à l’heure, hésita Chara.
— Pour l’amour ?
— Pour le délire, pour tes parents, idiot !
— Ça veut dire que…
— J’ai décidé d’être à toi. »
Il s’interrompit, se redressa, capta son regard au travers des hublots, devina son sourire au plissement de ses yeux, au froncement de son nez.
« Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de l’autre côté ? demanda-t-elle.
— Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller.
— J’ai peur, Laed.
— Moi aussi. »
Il parvint à dégager un passage. La lumière s’y engouffra à flots, se déversa sur le plancher gondolé, troué par endroits, lécha les tuyaux enveloppés d’une substance visqueuse et noire.
« Le vaisseau souffre, marmonna-t-il. Pas sûr qu’il tienne encore cinquante ans.
— Est-ce que nous verrons un jour le nouveau monde, Laed ? »
Il ressentit la détresse de Chara, reposa le foudroyeur contre la cloison, se rapprocha, se pencha sur elle pour l’embrasser. Les hublots s’entrechoquèrent.
« Putain de grenouillères ! » s’exclama-t-il.
Ils éclatèrent de rire, puis, quand ils eurent retrouvé leur sérieux, il reprit le foudroyeur, l’invita à le suivre d’un signe de la main et se faufila dans l’ouverture.
Ils passèrent dans une pièce inondée d’une lumière aveuglante et dont le plafond, les cloisons et le plancher brillaient comme des miroirs. Laed se redressa, entrevit une silhouette devant lui, leva le foudroyeur, discerna progressivement un homme vêtu de chaussures montantes et d’une ample cape bleu nuit fermée par une broche triangulaire. Nerveux, gêné par l’épais tissu de ses gants, il dut s’y reprendre à trois reprises pour glisser l’index sous le pontet.
Encadré de cheveux mi-longs et dorés, le visage de l’homme était d’une blancheur et d’une finesse extraordinaires : nez droit, joues lisses, menton arrondi, lèvres minces, sourcils rectilignes, front haut. Impossible de déchiffrer une intention dans ses yeux entièrement gris. Bien qu’il fût seul et parfaitement immobile, il dégageait une impression menaçante.
« Qu’est-ce qu’on fait ? souffla Chara.
— S’il bouge, je tire ! gronda Laed.
— Cela ne servirait à rien. »
Laed et Chara se jetèrent un regard ébahi : l’être qui se dressait devant eux avait surpris leur conversation, il leur avait parlé. Il ne disposait pas de l’intercom pourtant. Pas possible non plus de deviner une quelconque intention dans la voix vibrante, ni agréable ni désagréable, qui avait résonné dans les oreillettes.
« Vous pouvez retirer vos combinaisons, poursuivit-il. Les androïdes sont bâtis sur le modèle humain. Nous avons besoin d’oxygène pour optimiser certaines de nos fonctions.
— Attends, Chara ! cria Laed. Il cherche peut-être à nous piéger.
— Il n’est pas nécessaire de vous piéger. Si nous décidions de vous éliminer, nous utiliserions des moyens plus radicaux.
— Qui êtes-vous ? demanda Chara.
— AH-191, andros de la troisième génération, responsable du programme de pilotage de L’Estérion.
— Ce n’est pas un nom, ça !
— Un matricule. Je suis un androïde de la compagnie Andro-Vox.
— Un andro… quoi ?
— Androïde. La plupart de mes fonctions sont artificielles mais je possède quelques organes humains dont un cerveau amélioré par les nanotecs. Mon enveloppe extérieure, ma peau si vous préférez, est imperméable aux ondes foudroyantes et à toute autre forme d’agression. »
Laed baissa machinalement le foudroyeur. Ses yeux commençaient à s’accoutumer à la luminosité aveuglante, il distinguait des vitres scintillantes insérées dans les cloisons.
« C’est donc là que vous pilotez le vaisseau », dit-il, légèrement désappointé.
Quand Ab lui avait parlé des pilotes – « Faut bien que cet engin soit dirigé par quelqu’un, non ? » – il s’était imaginé un monde mystérieux, extraordinaire, et cette pièce neutre et froide malgré sa débauche de lumière ne correspondait en rien aux visions fantasmagoriques qui avaient hanté ses rêves.
« Nous ne sommes ici que dans un local de transition, déclara l’androïde. Deux autres pièces et une coursive nous séparent du poste de commande proprement dit.
— Vous pouvez nous y amener ? demanda Laed.
— À la condition que vous acceptiez de passer dans le vérificateur sanitaire.
— Le quoi ?
— Vous avez introduit des germes en franchissant cette cloison. Or nous nous trouvons en milieu parfaitement stérile. Nous devons refermer de toute urgence la brèche que vous avez pratiquée dans la cloison et nous avons l’obligation d’incinérer vos combinaisons, vos vêtements, votre foudroyeur.
— Il y avait pourtant une porte, et…
— Nous avons dû en percer une afin de nous rendre dans les salles alvéolaires et de reconstituer les réserves alimentaires des deks. Erreur de conception du vaisseau.
— Si nous vous remettons nos combinaisons et nos vêtements, intervint Chara, comment pourrons-nous regagner les quartiers ?
— Vous n’avez aucune garantie de sortir vivants du poste de commande. Nous devons encore procéder à des évaluations physiques et mentales. Soit vous acceptez nos conditions, soit vous retournez immédiatement dans vos cabines. »
Chara consulta Laed du regard. Il commençait déjà à dégrafer les attaches extérieures de sa combinaison.
« Je ne t’oblige à rien, Chara…
— Personne ne m’a jamais obligée à quoi que ce soit, Laed Haudebran ! »
Elle retira sa combinaison avec des gestes nerveux, rageurs. Elle ne portait en dessous qu’une courte robe sans manches d’où s’évadaient des jambes musclées. Elle la fit passer par-dessus sa tête, dévoilant un corps presque aussi blanc que le visage de l’androïde. Laed la contempla pendant quelques secondes avant de se dévêtir, refoula la tentation de poser la main sur ses seins ronds et fermes.
Deux petites machines surgirent dans la pièce, précédées d’un grésillement étouffé. Surprise, Chara eut un mouvement de recul, se prit les pieds dans sa combinaison, s’agrippa au bras de Laed pour ne pas tomber.
« Robots ménagers de la première génération, précisa l’androïde. Chargés d’éliminer les foyers de germes, virus, bactéries, protistes. Les micro-organismes risqueraient à terme d’infecter les liquides matriciels et de perturber les échanges entre les différents éléments de l’analyseur central. »
Des volets s’ouvrirent sur le flanc arrondi de l’une des machines, des bras articulés en jaillirent, des pinces à six doigts saisirent les combinaisons et les vêtements, broyèrent les tubes d’oxygène, les hublots, réduisirent les étoffes en boules de la grosseur d’un poing. Puis un troisième bras articulé, plus court, ramassa un à un les éclats de verre et un quatrième s’empara du foudroyeur. La deuxième machine, plus volumineuse et de forme cylindrique, contourna Laed et Chara, se plaça devant la brèche, expulsa deux tuyaux télescopiques. L’un cracha une longue flamme bleutée, bourdonnante, l’autre vomit une matière flasque qui durcit rapidement et combla peu à peu l’ouverture.
« Suivez-moi », ordonna l’androïde.
Laed et Chara lui emboîtèrent le pas. Il marchait sans bruit, d’une allure aérienne accentuée par les ondulations de sa cape. Il les entraîna dans une première pièce où une dizaine de robots s’affairaient devant des tables jonchées de plaques dorées et minuscules.
« Atelier de réparation, commenta l’androïde. Les analyseurs consomment une grande quantité de nanotecs. »
La pièce suivante était entièrement occupée par une immense caisse noire traversée par deux passages étroits où luisaient des rangées de veilleuses rouges.
« L’un des sept vérificateurs sanitaires. Il va analyser vos germes, préparer une solution chimique adaptée, la pulvériser dans tout le poste de commande. Prenez chacun un couloir et n’en sortez que lorsque vous en recevrez l’ordre. L’analyse prendra quinze secondes. »
Laed discerna de l’inquiétude dans le regard de Chara. Lui-même n’était guère rassuré mais il s’efforçait de ne pas le montrer. Lorsqu’il s’avança, il eut l’impression de s’enfoncer dans la gueule d’un monstre des légendes astafériennes, qu’Abzalon décrivait comme des êtres aux mâchoires gigantesques, aux pattes griffues et à la peau écailleuse, et il éprouva la même sensation de terreur que lorsqu’il était suspendu, enfant, à la voix grave de son grand-père. Il s’immobilisa au milieu du passage sur une vitre circulaire éclairée par une lumière douce. Un courant frais lui effleura le visage, des picotements montèrent de ses pieds, grimpèrent le long de ses jambes, se répandirent sur son bassin, sur son torse, sur ses épaules. Il n’éprouva aucune douleur, seulement le sentiment désagréable d’être fouillé, évalué. Au bout d’une quinzaine de secondes, les veilleuses virèrent au jaune.
« Avancez », dit l’androïde resté en arrière.
Lorsque Laed et Chara furent passés de l’autre côté de la machine, il s’engagea lui-même dans l’un des deux couloirs, s’arrêta sur la vitre lumineuse, attendit, pour les rejoindre, que les veilleuses aient changé de couleur.
Ils remontèrent une coursive incurvée où des appliques, réparties tous les deux mètres, diffusaient un éclairage tamisé. Elle débouchait sur une gigantesque salle en forme de coupole. Le regard de Laed fut immédiatement attiré par les fenêtres colorées serties dans le tablier métallique d’une large table semi-circulaire.
« Les trente écrans de contrôle, souligna l’androïde. Ils nous permettent de vérifier à tout instant les paramètres du vol et l’évolution des variables du vaisseau : population, foyers d’épidémies, stocks alimentaires, oxygène, évacuation, pour n’en citer que quelques-uns. Nous communiquons directement avec l’analyseur central par les nanotecs. »
D’autres meubles et objets étranges peuplaient la salle où ne traînait pas un grain de poussière, des robots s’agitaient sans un bruit derrière des ouvertures ogivales, des serpents étincelants sinuaient dans les rainures du plancher. Laed n’y prêtait pas attention : il fixait jusqu’au vertige la baie concave qui couvrait pratiquement toute la cloison du fond.
« Le joyau de L’Estérion, affirma l’androïde. Son vitrail spatial. Seize épaisseurs d’un verre plus solide que le milénarium. Léger effet de loupe permettant de corriger la distorsion du bouclier magnétic.
— Vous lisez dans mes pensées ? grommela Laed.
— Pas tout à fait. Nous disposons d’un programme destiné à décoder les expressions humaines, l’intensité du regard, les mouvements des lèvres, le comportement. J’ai été conçu par l’AndroVox mais modifié par une équipe de l’Hepta.
— L’Hepta ?
— Le mouvement mentaliste.
— Qu’est-ce que c’est ? Tous ces points lumineux ? »
Le bras de l’androïde jaillit de l’échancrure de sa cape, se pointa avec une lenteur solennelle vers la baie vitrée.
« Les étoiles. »
Laed et Chara contournèrent la table semi-circulaire, se précipitèrent vers la baie, collèrent leur nez sur le verre.
« Mon Dieu, Laed, s’écria Chara. C’est… c’est l’espace. »