CHAPITRE XIII ABZALON

Qui découvre Abzalon pour la première fois de son existence reçoit en général un choc équivalent à un coup de poing dans le plexus solaire. Tel ne fut pas mon cas, non que mon seuil de tolérance soit plus élevé que chez les autres, mais les circonstances de notre première rencontre, la tension qui s’était créée entre le moncle Gardy et moi-même ont fait que je n’ai pas concentré toute mon attention sur son apparence physique. Je l’ai certes trouvé hideux avec ses gros yeux, la plaie de sa bouche, ses dents noires, son crâne déformé, mais je n’ai pas eu cette réaction d’horreur qui est le réflexe habituel des hommes et des femmes le croisant dans les coursives. Maintenant qu’il a pris la décision de ne plus répondre aux provocations, de ne plus porter un seul coup, le dégoût, l’insulte, l’injure succèdent rapidement à l’horreur. Ce phénomène en dit davantage sur la nature humaine que la plus savante des thèses : les foules craignent le monstre tant qu’il constitue une menace, elles le méprisent dès qu’il devient inoffensif. En d’autres termes, le monstre n’a pas d’autre choix que de régner par la terreur s’il veut être reconnu, considéré, et Abzalon l’avait instinctivement compris, dont le physique et l’enfance le prédisposaient à endosser le rôle de l’épouvantail. Il s’est affirmé en tuant des dizaines de femmes – des centaines ? – dans les rues de la ville de Vrana, en inspirant les plus vives craintes chez ses codétenus de Dœq. Il a accompli ce qu’on attendait de lui, devenant le symbole des ténèbres, le Holom astaférien, le démon de l’Amvâya, l’exutoire, le miroir dans lequel chaque être humain refuse de se reconnaître. Il a massacré et torturé avec ses grosses mains qui, lorsqu’elles se tendent vers ses interlocuteurs pour les saluer, leur donnent l’impression qu’elles vont les broyer avec la même puissance que les gigantesques concasseurs à fizlo du continent Nord. Puis est venu le jour où il a refusé de jouer son rôle, où il a aspiré à une nouvelle existence, où il s’est engagé sur le long chemin qui menait à lui-même. Dès lors, les autres l’ont méprisé et se sont vengés des frayeurs qu’il a suscitées en eux. Par un effet de vases communicants, puisque le monstre n’acceptait plus d’être la représentation de leur face cachée, ils se sont découverts, ils ont libéré le monstre en eux. J’ai acquis la certitude que chacun d’eux aurait suivi le même parcours qu’Abzalon s’il avait été confronté à la même enfance, aux mêmes difficultés. Ils n’étaient pas meilleurs que lui, seulement façonnés par la peur de l’autorité, par leurs croyances, par leur morale, par l’amour de leur famille. Que se disloquent les armures qui les protègent et ils apparaissent dans leur nudité, dans leur fragilité, dans leur réalité. Dans leur humanité.

Le Taiseur n’avait pas peur du monstre en lui, l’ayant apprivoisé au cours de sa longue retraite dans les monts Qvals, raison pour laquelle il n’a pas hésité à donner son amitié et sa confiance à Abzalon. De même, Lœllo le Xartien n’a pas craint de se placer sous la protection d’un homme qui pouvait fracasser le crâne de ses semblables d’un seul coup de poing. Sens aiguisé de l’opportunisme, me rétorquera le lecteur imaginaire. Bien, lecteur, choisis la créature la plus effrayante de ton village, de ta ville, de ton continent, de ta planète si tu veux, prends ton courage à deux mains, va te présenter devant elle, combats-la ou prie-la de te prendre sous son aile. Je sens que tu hésites, que l’image mentale de la créature, humaine ou non, te retient dans ton abri de certitudes et de peurs. Considère alors ta faiblesse et essaie, comme le Taiseur, de dompter la créature en toi. Lœllo était quelqu’un de suffisamment solide et stable pour assumer ce genre de rendez-vous. Cette forme d’audace n’était pas consciente, bien entendu, elle avait été forgée par la tendresse de sa mère et de ses sœurs. On ne dira jamais assez l’importance de l’amour maternel, c’est un enfant de l’éprouvette qui vous l’affirme.

Nous, les moncles, avons caché notre monstruosité sous d’autres vêtements. Nos robes noires abritaient des âmes façonnées comme des lames, durcies par le feu de la foi, aiguisées par le marteau de la haine. Et si nous plongions nos couteaux dans les cœurs, c’était avant tout pour transpercer un symbole, pour extirper de notre monde cette tentation de l’amour, pour justifier la sécheresse de nos vies.

Abzalon a accueilli en lui une souffrance que nous ne parviendrons jamais à mesurer. Il mérite qu’on le laisse en paix, il a donné suffisamment à l’humanité. Je conçois ce qu’il y a de choquant dans cette affirmation, mais il ne s’agit pas d’une provocation gratuite. Abzalon est descendu tellement bas dans sa déchéance qu’il a touché le fond, qu’il a aboli tout jugement sur lui-même. On l’a certainement aidé dans ce cheminement, mais un verset du Livre des vertus et révélations dit que l’hôte ouvre sa porte au voyageur qui frappe et la laisse fermée devant celui qui ne frappe pas (je me dois ici de préciser que l’hôte symbolise la connaissance dans la religion monclale). Abzalon a frappé à la porte, l’hôte lui a ouvert sa maison. Qu’importent la nature de l’hôte et la teneur de ses enseignements car, contrairement à ce qu’affirme le Livre des vertus et révélations, je le crois changeant, polymorphe, adaptable aux besoins des voyageurs. Au tour des autres passagers de l’Estérion de parcourir le sentier qui mène à leur cœur. Cela fait longtemps que j’ai moi-même entrepris ce voyage, mais je n’ai pas encore aperçu la maison de l’hôte, sans doute parce que, contrairement à Abzalon, je me suis fourvoyé très longtemps dans le labyrinthe des illusions. Je ne désespère pas et, même si je meurs avant d’avoir goûté la joie de cette fusion avec moi-même, avec l’univers par conséquent, je sais que j’aurai accompli une bonne partie du trajet. Il m’est intolérable d’écrire, la douleur m’irradie de l’épaule jusqu’à l’extrémité des doigts, mais ma plume dansera sur le papier jusqu’à mon dernier souffle.

Tout s’arrêtera sans doute quand j’aurai appris à aimer la douleur.

Extrait du journal du moncle Artien.


« Nom de dieu, Ab, t’as bien failli nous ébouillanter ! »

Une fumée brûlante s’était répandue dans la coursive, avait embrasé la gorge et les poumons d’Yzag et des cinq autres sentinelles qui avaient dû se jeter sur le plancher pour pouvoir respirer. Ils étaient restés dans cette position un temps interminable, jusqu’à ce que la vapeur commence à s’estomper. Lorsque Abzalon était sorti du premier sas et avait refermé la porte, ils s’étaient relevés, furieux, prêts à lui planter leur lance dans le ventre, puis ils s’étaient souvenus qu’ils s’en prenaient à un homme qui pouvait leur arracher la tête d’une simple chiquenaude.

« Excusez-moi, les gars », avait-il marmonné après avoir retiré sa combinaison.

Ils s’étaient lancé des regards étonnés : Abzalon n’avait pas pour habitude de présenter des excuses, ou alors avec ses poings. Ils n’auraient pas réussi à décrire exactement ce qui avait changé dans ses traits, dans son attitude, mais ils s’apercevaient qu’une lumière nouvelle, à la fois discrète et puissante, éclairait ses gros yeux.

« Ça va, mais referme les portes la prochaine fois, avait grommelé Yzag. C’est qu’on n’avait pas de combinaison, nous autres.

— Vous avez entendu ce qu’a dit Kraer : fallait pas laisser pourrir le cadavre du Taiseur dans la coursive. »

Ils avaient repris leur poste devant les portes des sas. Le silence était retombé, morne, troublé par des grincements ou de lointains éclats de voix.

Quatre ampoules grillèrent à quelques secondes d’intervalle et plongèrent la coursive dans une demi-obscurité qui se resserrait autour des halos de lumière. De temps à autre, Yzag épiait Abzalon assis contre la cloison, figé, le regard tourné vers l’intérieur. À Dœq, il avait systématiquement tourné les talons lorsqu’il avait vu sa grande carcasse se profiler dans les couloirs. Le monstre qui lui avait infligé ses plus grandes trouilles lui paraissait à présent aussi doux et inoffensif qu’un petit animal. Pourtant, l’idée ne venait pas à Yzag d’en profiter, de régler ses comptes, de venger ses amis qui avaient été détruits par les marteaux de ses poings. La solitude, le recueillement d’Abzalon lui inspiraient davantage de respect que sa brutalité. Lui-même avait massacré toute une famille afin de la déposséder de son puits d’eau tiède, et il n’avait plus jamais goûté ce silence intérieur, cette paix qui baignait le désert du continent Nord et qui enveloppait le grand Ab comme une ombre bienveillante. Yzag se promit de lui en toucher deux mots quand il aurait décidé de sortir de son silence et de revenir parmi les hommes.

Durant les jours qui suivirent, les deks réaménagèrent leurs quartiers afin de loger leurs huit cents invitées. Ils leur abandonnèrent un niveau entier, le plus haut, et se serrèrent dans les cabines des autres niveaux. De leur côté, les femmes confectionnèrent de nouveaux matelas, de nouvelles couvertures avec les pans de tissu, de toile ou les morceaux de mousse qu’ils ramenaient des locaux techniques, des salles alvéolaires, du labyrinthe, arrachant au besoin des cloisons pour récupérer les matériaux isolants. Elles ravaudèrent également les chemises et les pantalons de leurs hôtes à l’aide des aiguilles et des bobines de fil que les plus prévoyantes n’avaient pas oublié d’emporter dans leur exode. Comme les chariots automatiques ne livraient que cinq mille plateaux, elles s’invitaient dans les cabines et partageaient les repas avec les hommes, meilleure manière de lier conversation et de faire plus ample connaissance.

Les rares deks qui contrevinrent aux ordres de Kraer, qui se montrèrent grossiers ou tentèrent d’agresser une femme isolée furent immédiatement ceinturés, neutralisés et enfermés dans une pièce du labyrinthe qu’on avait précipitamment baptisée « prison » ou « trou » et qu’on maintenait fermée à l’aide d’un verrou de fortune.

Bon nombre de changements survinrent pendant cette période : les deks prirent davantage soin de leur personne, se présentèrent sous leur meilleur jour, lavèrent plus souvent leurs vêtements, se rasèrent chaque matin, surveillèrent leur langage, cessèrent de se disputer ou de se battre pour des futilités. Des couples qui s’étaient constitués à Dœq ou dans L’Estérion se défirent, car en aucun cas on ne voulait être surpris avec un autre homme et perdre toutes ses chances d’attirer l’attention d’une femme. Dans les yeux se lisaient à la fois l’espoir de faire partie des heureux élus et la crainte d’en être exclu. Déjà se manifestaient les préférences et s’opéraient les choix. Les plus jolies étaient courtisées par des nuées d’admirateurs, les moins belles se contentaient d’un ou deux soupirants, les plus avisés finalement car, en jetant leur dévolu sur les délaissées, ils augmentaient sensiblement leurs chances de fonder une famille, ce rêve qu’ils avaient cessé de caresser à Dœq et qui reprenait vie dans leur prison de l’espace. Les petits veinards qui recevaient un baiser ou une promesse étaient accueillis à leur retour par des mines envieuses et des sous-entendus salaces. Des parfums légers, fleuris, flânaient dans l’odeur lourde des quartiers. C’était une atmosphère de fête assurément, même si on voyait de temps à autre passer des hommes désespérés ou courroucés par un refus, même si le retour à la réalité serait brutal pour la majorité des anciens détenus.

Kraer rendait des visites de plus en plus fréquentes à Ellula. Il se présentait toujours seul, ayant ordonné à ses partisans d’écarter discrètement tout importun qui tournerait autour d’elle. Il lui apportait des plateaux-repas qu’elle s’empressait de partager avec Clairia, laquelle, d’une timidité maladive, ne quittait pratiquement jamais la cabine. En tant que responsable, il s’estimait en droit de se réserver la meilleure part du gâteau. Il avait redouté la réaction d’Abzalon au début, puis, ses hommes lui ayant rapporté que ce dernier se désintéressait totalement de la vie des quartiers, il avait estimé la voie libre : il lui suffisait de raccourcir la distance que la jeune femme maintenait avec lui.

Lœllo déboucha sur la coursive du bas et se dirigea vers la porte du premier sas. Alerté par le bruit de ses pas, assis contre la cloison, Abzalon leva la tête et sourit au Xartien, qui s’alarma de sa pâleur et de sa maigreur. À ses pieds gisait une combinaison spatiale utilisée de manière intensive à en juger par son usure.

Lœllo s’accroupit en face d’Abzalon, scruta ses traits pendant quelques secondes, respira son odeur âpre, observa le tissu de sa chemise et de son pantalon amidonné par la crasse. La tendance qui s’était amorcée après l’irruption des femmes dans les quartiers deks était allée en s’accentuant : du grand Ab, de l’arbre massif et puissant qui l’avait abrité à Dœq, ne subsistait qu’une loque humaine, un tronc creux qui semblait avoir été arraché par le vent et précipité dans la pénombre de la coursive basse.

« Qu’est-ce qui t’arrive, Ab ? finit-il par demander, autant pour dissiper sa propre émotion que pour amorcer la conversation. Ça fait cinq jours que t’as pas mis les pieds à la cabine, que t’as pas mangé, que t’as pas dormi…

— Pas le temps, répondit Abzalon d’une voix faible.

— Pas le temps ? Y a rien à foutre dans ce trou volant !

— Me semble pourtant que vous êtes bien occupés ces temps-ci. »

Un demi-sourire éclaira le visage soucieux de Lœllo.

« C’est vrai que tout le monde travaille à temps plein depuis l’arrivée des femmes dans les quartiers.

— T’en es où ?

— J’en compte bien une dizaine, peut-être plus, qui bourdonnent comme des alviolas autour de ma petite personne, mais j’me suis pas encore prononcé. Je fais le difficile. Et toi, tu tentes pas ta chance ? »

Les lèvres rainurées d’Abzalon s’étirèrent en une moue dubitative.

« J’ai croisé leur regard quand elles sont arrivées…

— Y en a peut-être une qui te trouvera à son goût. »

Abzalon secoua lentement la tête d’un air résigné.

« En tout cas, tu peux pas rester ici à te morfondre, reprit le Xartien. Remonte avec moi, t’as besoin de dormir, j’t’ai gardé un peu de nourriture.

— T’occupe pas de moi. Je retournerai dans les quartiers quand le moment sera venu. »

Lœllo hésita un petit moment avant d’aborder le sujet qui empoisonnait l’esprit d’Abzalon.

« Tu vas pas passer le reste de ta vie à t’accuser de la mort du Taiseur, se risqua-il. Le petit moncle m’a raconté, et quelques femmes aussi, que c’était un concours de circonstances, un accident. »

Abzalon fixa le bout de ses chaussures de toile dont la trame ajourée laissait entrevoir un gros orteil souligné d’un arc de cercle noirâtre.

« On n’est pas le soldat de la mort par accident, soupira-t-il d’une voix tellement basse que le Xartien dut tendre l’oreille pour saisir ses paroles.

— Qui t’a fourré cette idée en tête ? »

Abzalon posa sur Lœllo des yeux que sa maigreur rendait encore plus globuleux, plus inquiétants, et désigna la porte du premier sas.

« Quelqu’un qui vit dans la cuve, répondit-il avec un étrange éclat dans le regard. Celui-là même que j’ai croisé dans les souterrains de Dœq. »

Un voile de perplexité puis de commisération glissa sur les traits du Xartien.

« On est dans l’espace, Ab, coincés dans un putain de cercueil volant qui erre à des millions et des millions de kilomètres d’Ester ! »

Il avait haussé le ton pour sortir son interlocuteur de son mauvais rêve. Abzalon le congédia d’un geste évasif de la main. Lœllo esquissa quelques mouvements d’assouplissement, fut un moment partagé entre son désir de regagner les quartiers et celui de rester plus longtemps en compagnie de l’Astaférien.

« C’est seulement que j’ai besoin d’être seul pendant quelque temps, précisa Abzalon. Ta visite m’a fait rudement plaisir. Fous le camp maintenant, ou les autres vont te piquer tes femmes.

— Je t’apporterai tes repas si tu veux.

— J’suis sûr que tu préfères les partager avec tes admiratrices ! »

Les lueurs d’inquiétude s’éteignirent dans les yeux sombres de Lœllo : si le grand Ab le taquinait ainsi, c’était qu’il n’allait pas si mal, qu’il souffrait seulement d’une déprime passagère, qu’il reprendrait bientôt sa place parmi les siens. Rasséréné, le Xartien s’éloigna d’un pas léger en direction de la place.

« Que devient la fille ? cria Abzalon avant qu’il n’eût atteint l’extrémité de la coursive.

— Quelle fille ? s’étonna Lœllo en se retournant.

— Celle qui commande le groupe des femmes…

— Ellula ? »

Lœllo se gratta le crâne. Des rumeurs couraient dans les quartiers, qui donnaient une tout autre explication à la disparition d’Abzalon. On insinuait qu’il avait eu le coup de foudre pour la jeune Kropte et que, comme l’attirance n’était pas réciproque, il était parti cacher sa peine et sa laideur dans la coursive basse. Les relations du grand Ab avec les femmes s’étant limitées à des décervelages en bonne et due forme, Lœllo n’avait jusqu’à présent accordé aucun crédit à ce genre de ragots.

« Pourquoi, Ab ? Elle t’intéresse ?

— Comme ça. Elle est… euh… très…

— Belle ? Ça, tu peux le dire ! On la voit pas souvent dans les quartiers. Elle reste le plus souvent terrée dans sa cabine.

— Personne lui court après ? »

Quelles qu’en fussent les conséquences, Lœllo n’avait pas le cœur à mentir au grand Ab, affaissé sur le plancher comme un sac de toile vidé de son contenu.

« Un seul, répondit-il de mauvaise grâce. Kraer. »

Il n’eut pas le courage, en revanche, de juger de l’effet produit par ses paroles sur Abzalon, il tourna les talons et détala comme un voleur.

« Ellula ? »

Clairia s’était égarée dans le labyrinthe. Elle n’avait encore jamais vu de robots sentinelles mais elle savait qu’ils pouvaient à tout instant surgir du plafond métallique, fondre sur elle et la condamner à une immobilité de plusieurs jours. Elle avait aperçu les corps pétrifiés de femmes victimes du rayon paralysant d’un RS et qui, à en juger par leur expression d’épouvante, garderaient de la rencontre un souvenir particulièrement cuisant.

« Ellula ? »

La voix de Clairia s’échoua dans les innombrables recoins du dédale. Pendant que la plupart des femmes exploraient les passages et apprenaient à se repérer aux signes gravés sur les cloisons, elle était restée confinée dans sa cabine avec Ellula, ou seule quand celle-ci consentait à se rendre aux invitations de Kraer. Elle avait accepté de les accompagner aujourd’hui, sur la demande pressante d’Ellula – au grand déplaisir de Kraer –, mais elle les avait perdus de vue et n’était pas parvenue à les retrouver. Elle avait eu la très nette impression que le chef des deks – il se prétendait leur chef mais il n’en avait ni la prestance ni l’autorité – avait subitement pressé le pas au sortir d’une étroite coursive afin de la semer et d’être seul avec Ellula. Clairia ne comprenait pas ce qui poussait sa jeune consœur à encourager – à ne pas décourager, plus exactement – les avances de cet homme dont, par ailleurs, elle déclarait se méfier comme d’un démon de l’Amvâya. Elle-même témoignait à son encontre d’une froideur que rien, pas même les paroles aimables dont il se croyait obligé de la gratifier, ne réussissait à tiédir.

Sa timidité, son manque de confiance en elle l’avaient tenue à l’écart, des jeux amoureux qui égayaient les coursives et les cabines. La rapidité de la métamorphose de ses sœurs l’étonnait, de la part des épouses principalement. Les ventres-secs avaient usé de leurs charmes au cours de leurs pérégrinations sur le continent Sud d’Ester, seule manière pour elles d’affirmer leur existence, et donc elles évoluaient avec une relative aisance au milieu de ces hommes assoiffés de tendresse, mais il n’avait pas fallu longtemps aux épouses pour se débarrasser de leur oripeaux de femmes effacées et soumises, pour jeter coiffes, jupons et corsets, pour dénouer leurs cheveux et dégrafer le haut de leurs robes. Elles avaient embrassé leur nouvelle vie avec la même avidité que des crève-la-faim conviés à un banquet.

Clairia n’avait pas osé les imiter, non qu’elle n’en eût pas ressenti l’envie, mais elle redoutait d’entrevoir le reflet de sa laideur dans le regard des hommes. Ellula avait eu beau lui répéter que quelqu’un saurait aller au-delà des apparences et découvrir sa beauté intérieure, elle était persuadée qu’elle resterait jusqu’à sa mort une ventre-sec, une branche morte. Elle s’astreignait à présenter un visage serein devant les autres et s’effondrait en pleurs sur sa couchette dès qu’elle se retrouvait seule, oubliée par la vie.

« Ellula ? »

Elle était arrivée sur une petite place d’où partaient trois escaliers et quatre coursives, les uns abondamment éclairés, les autres plongés dans l’obscurité. Elle n’avait aucune idée de la direction à suivre, ayant perdu tout sens de l’orientation. Découragée, terrorisée, elle s’assit sur les marches d’un escalier et resta un long moment prostrée, incapable de remettre de l’ordre dans ses pensées. Puis elle se souvint qu’elle n’avait pas chanté depuis qu’elle avait quitté le domaine des ventres-secs. Un air lui vint spontanément à l’esprit, la comptine enfantine qu’elle avait entonnée devant les louagers lorsqu’elle avait été chassée du domaine où résidait sa famille. Les notes jaillirent du plus profond d’elle-même, résonnèrent dans son ventre, dans sa cage thoracique, s’écoulèrent sans effort de sa bouche entrouverte. Sa voix occupait en cet instant tout l’espace, évacuait sa souffrance, sa détresse, l’emportait au-delà de ce labyrinthe de cauchemar, au-delà de ce vaisseau, au-delà des plus lointaines étoiles.

Lorsque la comptine s’acheva et qu’elle reprit conscience de son corps, elle se rendit compte qu’elle pleurait.

Elle s’aperçut également que quelqu’un l’observait.

Un jeune homme, assis légèrement au-dessus d’elle sur les marches de l’escalier voisin. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon gris, comme tous les deks. Cheveux bouclés, traits d’une finesse peu commune, longs cils noirs, yeux sombres et luisants, une vingtaine d’années, peut-être moins.

Le feu monta aux joues et au front de Clairia.

« Je… je suis désolée, je ne vous avais pas vu, bredouilla-t-elle.

— C’est de votre faute ! s’exclama-t-il avec un large sourire. Vous chantez tellement bien que ç’aurait été un crime de vous interrompre. »

Loin de la dissiper, le compliment ne fit qu’accentuer la confusion de la jeune femme.

« Ma mère autrefois me berçait avec des chansons de ce genre, reprit-il. Je l’ai revue grâce à vous. »

L’enfance émergeait en filigrane sur son visage envahi par la nostalgie.

« Je suis désolée si je vous ai causé du désagrément, murmura Clairia.

— Encore ! s’écria-t-il. Vous êtes toujours désolée, vous ! Qu’est-ce que vous fichez toute seule dans le labyrinthe ?

— Je me suis perdue.

— Je veux bien vous ramener dans votre cabine, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Que vous me chantiez une autre chanson. »

Clairia se départit enfin de sa crispation et esquissa un sourire.

« D’accord. »

Tandis qu’il se levait et dévalait les marches avec souplesse, elle retira précipitamment sa coiffe et secoua ses longs cheveux noirs.

Ellula regrettait d’avoir accepté l’invitation de Kraer. Elle avait jugé que le temps était venu, pour Clairia et pour elle, de rompre leur solitude, que c’était une manière comme une autre d’explorer le labyrinthe, mais Kraer avait une autre idée derrière la tête. L’attitude du dek était comparable à celle d’Eshan Peskeur dans l’étable du domaine de son père ou sur la place octogonale des quartiers kroptes : yeux brillants, gestes autoritaires, presque brutaux, respiration saccadée. Seule la menace que toutes les femmes se donneraient la mort si une seule d’entre elles était violentée le retenait de passer à l’acte, un fil d’autant plus mince qu’Ellula avait entièrement improvisé ce chantage lors de leur première entrevue. L’avertissement avait été pris au sérieux par les deks, mais il suffisait qu’un seul n’en tînt pas compte pour découvrir qu’il ne reposait sur aucun fondement. Elle n’en avait pas parlé aux autres femmes, contrairement à ce que lui avait conseillé Clairia, car elle ne s’estimait pas en droit de les perturber avec cette idée de suicide collectif. Rien ne les obligerait à se donner la mort si les deks leur manquaient de respect, elles continueraient à vivre en acceptant les blessures nouvelles comme elles avaient accepté les anciennes, elles ravaleraient leur déception et courberaient l’échine en attendant des jours meilleurs.

« Nous devrions partir à la recherche de Clairia… »

Ils étaient arrivés au bout d’une coursive leurre sombre, fermée par une cloison et où régnait une forte odeur de rouille.

« Nous avons mieux à faire, répliqua Kraer avec un sourire venimeux. C’est une grande fille. Elle se débrouillera toute seule pour rentrer à la cabine. »

Cet homme était plus dangereux qu’Eshan Peskeur, car lui avait appris à diriger sa violence, lui garderait la tête froide, se montrerait précis et efficace dans chacun de ses gestes.

« Nous allons nous en tenir là, dit-elle d’une voix dont elle s’efforça de masquer les fêlures. Merci de m’avoir montré le labyrinthe. »

Elle tenta de rebrousser chemin mais il la saisit par le poignet et la plaqua contre lui.

« Pas si vite, ma belle ! À mon tour de fixer les règles du jeu. »

Elle reçut de plein fouet son haleine brûlante. Ses doigts puissants lui meurtrissaient le poignet, son corps tout entier semblait être devenu une lame tranchante.

« Tu vas devenir ma femme, Ellula. Maintenant. Et c’est ensemble que nous regagnerons les quartiers.

— Vous oubliez que…

— Ton histoire de suicide collectif ? Du vent ! J’ai demandé à mes hommes de mener une enquête : les femmes qu’ils ont interrogées n’en ont jamais entendu parler. Rassure-toi, l’idée était bonne et je l’ai reprise à mon compte. Je te laisse le choix suivant : ou tu te donnes à moi, ou je révèle ta petite supercherie aux deks.

— Vous ne m’empêcherez pas de me tuer. »

Les serres de Kraer se resserrèrent sur le poignet d’Ellula.

« Il y a trop de vie en toi. Les femmes te vouent de la reconnaissance, de l’admiration ; les deks me craignent, m’obéissent. Nous deux, nous pouvons faire de grandes choses. »

Tout en parlant, il rapprochait sa bouche de celle de la jeune femme. Il avait parfaitement préparé son affaire : il avait sans doute disposé des hommes aux diverses entrées du labyrinthe pour en interdire l’accès aux autres deks.

« J’attends ce moment depuis trop longtemps ! » grogna-t-il en promenant sa main libre sur le corps d’Ellula.

Il commença à déboutonner sa robe, avec délicatesse d’abord, avec brutalité ensuite. Elle essaya de le frapper, de le griffer, mais chacun de ses soubresauts ne réussit qu’à souffler sur le feu de son désir. Il parvint à lui retirer ses manches et à lui rabattre le haut de sa robe sur les hanches, dénudant sa poitrine que ne voilaient plus que de longues mèches collées à ses seins par la transpiration. Elle le mordit à l’avant-bras, il lui assena en retour une gifle sonore qui l’étourdit, la déséquilibra et l’envoya rouler sur le plancher métallique.

« Petite pute ! rugit-il, les yeux hors de la tête. Tu vas le regretter ! »

Il lui posa le pied sur les reins pour l’empêcher de se relever et dégrafa son pantalon.

« C’est toi qui vas le regretter, Kraer ! »

Reconnaissable entre toutes, la voix eut sur lui le même effet qu’une douche glacée. Il se figea, la ceinture de son pantalon entre les mains, leva les yeux sur la silhouette qui s’avançait dans la coursive. Le grand Ab avait maigri mais, entre les pans de sa chemise ouverte, les muscles qui se dessinaient sous sa peau épaisse paraissaient plus noueux, plus redoutables que jamais.

« Ab ? Qu’est-ce que tu fous là ? » déglutit Kraer.

Il s’était coupé de ses hommes, son propre piège risquait de se refermer sur lui.

« Des voix ont résonné dans la coursive basse, répondit Abzalon. M’a semblé qu’y avait un problème. »

Le calme indéchiffrable qui baignait ses yeux globuleux ne rassura pas Kraer.

« On m’a pourtant raconté que tu ne t’intéresses plus à ce qui se passe dans les quartiers…

— Ce qui se passe ici m’intéresse en tout cas. Tu devrais retirer ton pied du dos de la dame. »

Fébrile, Kraer s’efforça de rajuster son pantalon. Ellula rampa sur quelques mètres, se releva et rabattit le haut de sa robe sur sa poitrine.

« On m’a aussi rapporté que t’en avais marre de fracasser des crânes, lança Kraer.

— J’me salirai pas les mains sur le tien, répliqua Abzalon. T’as juste à foutre le camp aussi vite que possible.

— C’est elle que tu veux, pas vrai ? »

Les traits d’Abzalon se durcirent.

« Fous le camp ! »

Les lèvres déformées par un rictus, Kraer hocha lentement la tête.

« Faudra un jour que j’m’occupe sérieusement de ton cas », lâcha-t-il avant de se mettre en marche.

Il s’éloigna dans la coursive, puis il revint subitement sur ses pas et fondit sur Abzalon. Dans sa main brillait un objet pointu, un éclat de plateau-repas qu’il avait discrètement sorti d’une poche de son pantalon. Il frappa du haut vers le bas, visant les vertèbres d’Abzalon, mais celui-ci, averti par les claquements précipités de ses semelles, eut le réflexe de se jeter vers l’avant. La pointe de plastique accrocha sa chemise, ripa sur l’intérieur de son omoplate, termina sa course sur l’arrière de son crâne. Il tomba de tout son long sur le plancher, reçut presque simultanément le poids de Kraer sur le dos. Il parvint à se retourner, lança son bras dans un large mouvement de balayage, heurta le coude de son adversaire, l’envoya d’une violente poussée percuter la cloison opposée. Le cou de Kraer ne résista pas au choc. Ses vertèbres cervicales craquèrent comme du bois mort, il demeura quelques secondes plaqué contre le métal lisse, puis il lâcha son arme et s’affaissa lentement sur le plancher. Un soupir s’exhala de sa bouche entrouverte, un voile terne glissa sur ses yeux.

Une vive brûlure s’étendait de l’omoplate d’Abzalon jusqu’à son occiput. Sa chemise imbibée de sang l’entravait dans chacun de ses mouvements.

« Vous êtes blessé », souffla Ellula, livide.

Elle avait enfilé les manches de sa robe, fermée par un seul bouton à moitié arraché.

« C’est rien…

— Laissez-moi au moins regarder.

— Il aurait dû filer sans demander son reste, gémit Abzalon.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, vous étiez en état de légitime défense. »

La jeune femme s’approcha de lui, l’aida à retirer sa chemise et s’accroupit dans son dos pour examiner ses blessures. La douceur de ses mains le fit frissonner de la tête aux pieds : il n’en avait jamais connu de si légères et de si chaudes en même temps. Il avait l’impression que deux oiseaux s’étaient perchés sur ses épaules pour le ravir de leur chant silencieux.

« La plaie est profonde, dit Ellula. Elle pourrait s’infecter.

— J’connais un guérisseur qui arrangera ça. »

Ellula éprouvait d’étranges sensations à toucher la peau de cet homme. Autant son aspect granuleux, rugueux, la repoussait, autant son contact la troublait, l’envoûtait. Elle aspirait ses mains comme la terre aride absorbe l’eau.

« Je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir sauvé la vie, murmura-t-elle, songeuse.

— Il avait pas l’intention de vous tuer.

— Je l’aurais fait moi-même s’il était parvenu à ses fins. »

Il tourna la tête en direction d’Ellula et lui adressa son plus beau sourire. Elle accepta de le regarder en face et discerna de la grandeur, de la noblesse sous la grossièreté de ses traits. Il avait changé depuis leur première rencontre sur la passerelle de la cuve, une douceur grave et profonde imprégnait ses yeux, quelque chose émergeait du chaos de son visage qui reléguait sa laideur au second plan. Elle garda les mains posées sur ses épaules. Ce contact prolongé l’emplissait d’une sérénité qui dispersait ses doutes et ses peurs.

« Nous devons remonter, vous continuez de saigner, chuchota-t-elle au bout d’un moment avec des nuances de regret dans la voix.

— C’est maintenant que j’vais réellement commencer à saigner ! » s’exclama Abzalon.

Elle se pencha sur lui et déposa un baiser furtif sur son cou. Son odeur forte ne l’incommoda pas. Il eut l’impression qu’une alviola venait de le piquer, de lui inoculer un venin délicieux.

« Venez ! » fit-elle en le prenant par la main et en l’aidant à se relever.

Après avoir marmonné ses invocations, Belladore posa les mains sur les blessures d’Abzalon. Elles ne lui procuraient pas le même effet que celles d’Ellula mais elles avaient l’incontestable mérite de le soulager.

« Kraer n’a pas reparu depuis un jour, fit le guérisseur. La majorité ne s’en plaint pas, mais ses hommes prétendent que sa disparition coïncide avec ton retour.

— Y a qu’à les laisser dire, intervint Lœllo, assis sur sa couchette. Ils finiront bien par se taire. »

L’irruption du grand Ab dans la cabine avait transporté le Xartien de joie, l’avait également frappé de stupeur : Abzalon n’était pas revenu seul mais avec Ellula, qui s’était occupée de lui avec la même attention qu’une mère veillant sur son enfant. Il n’avait pas encore osé interroger Abzalon sur la nature de leurs relations mais il avait constaté qu’une certaine complicité s’était nouée entre eux, la même qui commençait à s’établir entre Clairia et lui-même. Tandis que les deks se gonflaient d’importance pour attirer le regard d’une femme, le grand Ab avait réussi à séduire la plus belle de toutes en restant prostré dans la coursive basse. Lœllo n’en concevait aucune jalousie : sa rencontre avec Clairia avait comblé ses propres attentes et Abzalon méritait plus que quiconque de recevoir sa part de bonheur. Lœllo avait d’ailleurs cessé tout rapport avec les femmes sensibles à ses charmes et qui, de temps à autre, surgissaient dans sa cabine afin de s’inquiéter de ses éclipses. Il avait abusé de la promesse et du compliment, comme tous les hommes du littoral bouillant, il lui fallait maintenant s’en dépêtrer en invitant les visiteuses à choisir l’élu de leur cœur parmi les autres deks. Elles s’en repartaient dépitées, furieuses, lui jetaient des regards noirs si elles venaient à le croiser dans les coursives ou dans la cabine de Clairia. Leur rancune n’épargnait pas cette dernière, le laideron trompeur, l’araignée timide qui avait tissé sa toile dans l’ombre pendant qu’elles butinaient d’homme en homme, ivres de liberté.

« Heureusement que ta peau est plus épaisse que celle d’un estérinodon, fit observer Belladore. Quelques millimètres de plus et la lame se coinçait entre tes vertèbres.

— Personne t’a dit que c’était une lame, grogna Abzalon.

— Y a pourtant pas de fauve dans le labyrinthe et, à part une griffe d’aro, j’vois pas ce que ça pourrait être d’autre. J’espère en tout cas que t’as planqué le cadavre. On est quand même plus tranquille en temps de paix. »

Abzalon sourit : ce n’était pas lui qui en avait eu l’idée mais Ellula.

« Il ne faut pas que ses hommes le trouvent ! s’était-elle exclamée alors qu’ils atteignaient la sortie du labyrinthe. Ne leur donnons aucun motif de se venger. » Ils avaient rebroussé chemin et avaient transporté le corps de Kraer jusqu’à la porte du premier sas. Elle lui avait posé un bandage de fortune, il avait passé une combinaison spatiale, traversé les sas et jeté le cadavre dans la cuve bouillante. Il n’avait pas pris le temps d’avancer au milieu de la passerelle, d’établir une communication avec le Qval, il s’était hâté de regagner la coursive basse où l’attendait Ellula.

« J’m’inquiète pas pour moi, reprit Belladore.

— Pour qui alors ? demanda Lœllo. Pour une femme ? »

Le large sourire qui éclaira le visage du guérisseur était la plus probante des réponses.

Lœllo était sorti une heure plus tôt pour, avait-il déclaré avec un sourire entendu, se rendre à un concert privé. Resté seul, Abzalon dérivait sur le fil tumultueux de ses pensées. Les événements s’étaient succédé à une telle cadence ces derniers temps qu’il avait du mal à en épouser le cours. Il se sentait dans la peau d’un naufragé rejeté sur le sable par les flots tempétueux. Quelques figures restaient immobiles, plantées dans la tourmente comme de grands rochers : celle du Taiseur d’abord, dont l’image se magnifiait à mesure que s’estompait son souvenir, celle du Qval ensuite, auquel il ne parvenait toujours pas à donner de forme mais dont la neutralité bienveillante lui renvoyait une image apaisée de lui-même, celle de Lœllo encore, l’adolescent paumé de Dœq qui avait ouvert une brèche dans le mur de sa solitude, celle d’Ellula enfin, la plus récente mais non la moindre, la magicienne qui le métamorphosait en homme. Il craignait en permanence de se réveiller en sursaut, de constater que tout cela n’était qu’un rêve, un peu comme quand il avait émergé de ses cauchemars d’homme libre, hagard, couvert du sang de ses victimes, jetant sur ses mains un regard horrifié.

On frappa à la porte. La tension brutale de ses muscles réveillèrent ses blessures, puis il se dit que les hommes de Kraer ne se seraient pas annoncés s’ils avaient eu l’intention de lui trouer la peau. Il ne se détendit pas, mais pour d’autres raisons, lorsqu’il vit Ellula s’introduire dans la cabine, vêtue d’une robe blanche rehaussée de broderies colorées. Des fleurs en tissu parsemaient sa chevelure qu’elle avait rassemblée en chignon et maintenue avec des épingles métalliques au sommet de sa tête. Il fut à nouveau émerveillé par la pureté irréelle de son visage, par la finesse de son cou et de ses mains, par la grâce féerique de ses gestes. Elle referma soigneusement la porte et leva sur lui un regard grave, presque douloureux.

« Je suis venue vous faire une demande », déclara-t-elle d’une voix oppressée mais résolue.

Abzalon se redressa sur un coude. Il ressentait confusément la solennité de sa démarche et regrettait de rester allongé devant elle, aussi nu qu’au jour de sa naissance sous la couverture – elle lui avait d’autorité confisqué ses vêtements pour les laver et les raccommoder. De même, il aurait bien voulu que ces satanées ampoules cessent de briller, ne serait-ce qu’un instant, pour donner un peu d’intimité, un peu de mystère à cette visite, pour dissimuler également le trouble qui s’emparait de lui.

« Vous n’êtes pas obligé de me répondre tout de suite », poursuivit-elle.

Ni l’un ni l’autre n’avait encore osé le tutoiement, lui parce qu’il la vénérait trop pour se permettre la familiarité, elle parce qu’elle ne voulait pas raccourcir trop brusquement la distance qu’il avait établie avec elle et qui, comme chez tous les grands blessés de la vie, n’était qu’une manière de se garantir des déceptions.

« J’vous écoute, bredouilla-t-il.

— Voulez-vous… voulez-vous être mon mari ? »

Elle n’avait pas l’air de plaisanter, il n’y avait aucun autre homme dans la cabine, mais il eut besoin de deux bonnes minutes pour comprendre qu’elle s’adressait à lui. Il faillit sauter de sa couchette et lui témoigner sa reconnaissance en se jetant à ses pieds, puis il se souvint qu’il était nu et les images de son passé, comme un rappel à l’ordre, remontèrent à la surface de son esprit.

« Laissez-moi d’abord vous dire quel homme je suis, déclara-t-il d’une voix sourde.

— J’aurai toute la vie pour apprendre à vous connaître. »

Il balaya l’objection d’un revers de main, écartant par la même occasion la tentation de faire l’impasse sur ses aveux.

« J’ai tué plus de cent femmes à Vrana, et probablement davantage d’hommes à Dœq et dans L’Estérion, dit-il rapidement. Le Taiseur et Kraer n’étaient que les derniers de la liste. La mort me suit comme une ombre. »

Ellula s’avança vers la couchette et posa la main sur son bras.

« Nous laissons tous une histoire derrière nous, murmura-t-elle avec un sourire chaleureux.

— Vrai qu’on ne peut plus revenir sur le passé, mais j’risque aussi de vous pourrir l’avenir. J’ai parfois des réactions bizarres, incontrôlables.

— Je n’ai pas peur. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.

— Vous m’avez dit tout à l’heure que j’étais pas obligé de…

— J’espérais un oui tout de suite.

— C’est pour ça que vous avez mis cette robe blanche et ces fleurs dans vos cheveux ? »

Elle acquiesça d’un clignement des paupières.

« Alors c’est oui… »

Il avait prononcé ces quelques mots d’une voix étranglée, presque inaudible. Elle se hissa sur sa couchette, glissa les bras autour de sa taille et l’étreignit doucement, longuement. Comme il ignorait ce qu’il convenait de faire en de telles circonstances, il se laissa bercer par le souffle tiède et régulier de la jeune femme. Il guetta avec appréhension les manifestations annonciatrices d’une crise de démence, mais le démon semblait avoir déserté les bas-fonds de son âme. Ce n’était peut-être qu’une trêve passagère, il pouvait resurgir à tout instant, pousser son vieux serviteur à extirper le germe de vie qui s’éveillait en lui. Abzalon n’aurait plus jamais de paix maintenant qu’Ellula, après Lœllo, après le Taiseur, après le Qval, avait définitivement abattu le rempart qui l’avait si longtemps isolé des autres et de lui-même. La souffrance était désormais tapie dans le souffle de la jeune femme, dans son odeur, dans sa fragilité, dans l’écume dorée de ses cheveux.

« Nous nous marierons dès que tu seras rétabli, dit-elle en se détachant de lui.

— Tu aurais pu prétendre… Enfin, y a d’autres hommes dans les quartiers. »

Des lueurs farouches dansèrent dans les yeux d’Ellula.

« C’est toi que j’ai choisi.

— J’voudrais pas que tu regrettes… »

Elle lui posa l’index sur les lèvres.

« La vie a un ordre, Abzalon. » Sa voix était sèche, presque hargneuse. « Les regrets ne viennent que si l’on essaie de s’y soustraire. »

Elle se détourna avec brusquerie et sortit de la cabine. Il entendit ses pas décroître dans la coursive.

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