Le conseil des dioncles nous a contraints, mes confrères de la délégation de l’Église et moi-même, à assister à un spectacle bien cruel avant notre embarquement à bord de l’Estérion. Nous avons été transportés au centre du continent Sud, dans le massif de l’Éraklon plus précisément, au bord d’un cirque où plusieurs milliers de Kroptes avaient été rassemblés, entièrement dénudés (je crois avoir entendu qu’un cartel de grossistes a récupéré leurs vêtements pour les revendre sur les marchés du continent Nord ; il n’y a pas de sots profits). L’officier qui nous accompagnait nous a précisé que « ce genre d’endroit facilitait drôlement le travail », qu’il « suffisait de faire pleuvoir un déluge magnétic pour réduire cette racaille hérétique en cendres », qu’il « n’y aurait même pas besoin de les enterrer ». Il a prononcé ces paroles sans sourire, et c’est ce manque de distance, cette adhésion totale à la volonté conjointe du gouvernement et de l’Église qui m’ont le plus frappé. J’ai alors pris conscience que je préférais les cyniques aux fanatiques, et c’est sans doute à cet instant que s’est fissuré mon attachement au Moncle. On peut toujours se glisser dans le recul pris par les cyniques, les fanatiques ne vous en laissent pas le loisir. Je puis en tout cas affirmer que jamais un espace ne s’est ouvert entre mon poignard et la gorge de ceux que je considérais comme les ennemis de l’Un. J’étais, comme cet officier, incapable d’éprouver la moindre pitié, et moins encore de compassion, pour le père, la mère, le frère, la sœur, le fils, la fille à qui je m’apprêtais à retirer la vie.
L’aéronef de l’armée estérienne a décollé, traversé le cirque et lâché ses bombes magnétic. Mes yeux sont restés secs lorsque le souffle incendiaire s’est répandu parmi les Kroptes, que leurs cheveux se sont enflammés, que leurs peaux se sont noircies, rétractées comme du papier léché par les flammes, qu’elles ont éclaté, libéré du sang coagulé et des morceaux de chair calcinée. Je n’ai ressenti qu’une vague impression de gâchis lorsqu’une deuxième salve de bombes a achevé les blessés et réduit leurs cadavres en cendres. J’étais, je m’en souviens avec une acuité douloureuse, légèrement incommodé par l’odeur de viande grillée et par les hurlements d’agonie. Il me tardait de quitter cet endroit qui semblait avoir été frappé par une malédiction divine. À mes côtés, les visages du moncle Gardy et des dix aspirants qui avaient été choisis pour nous accompagner dans l’espace sont restés de marbre, comme le mien. Nous les moncles avons longtemps estimé que l’expression des émotions et des sentiments était un aveu de faiblesse. À présent, chaque fois que je repense à cette scène, je sens un froid intolérable m’envahir, inversement proportionnel à la chaleur des bombes. Comment avons-nous pu laisser s’accomplir une horreur pareille ? Les rejetons de l’Église monclale sont-ils donc définitivement condamnés à l’indifférence, à l’inhumanité, à la cruauté ? Quelle sorte de revanche prenions-nous sur les Kroptes ? Ou, plutôt, quelle sorte de revanche prenions-nous sur nous-mêmes ?
L’officier nous a ensuite expliqué qu’au même moment d’autres exécutions se déroulaient dans d’autres endroits du continent Sud, que deux jours suffiraient à nettoyer cette région magnifique de la vermine kropte. Puis nous avons été embarqués dans un aéronef, celui-là même qui avait vomi ses bombes quelques minutes plus tôt, nous avons survolé l’océan Osqval et ses grandioses tempêtes bouillantes, une partie du continent Nord et ses hideuses boursouflures industrielles, et nous avons été déposés à l’astroport de Vrana où venaient de décoller cinquante navettes à destination de l’Estérion. Le dioncle Jawahïl, le porte-parole du conseil, nous y attendait pour nous rappeler la grandeur de notre mission et nous exhorter à nous immerger corps et âme dans le flot éternel de l’Un. Il nous a confié que notre mère l’Église plaçait beaucoup d’espoir en nous, ses fils chéris entre tous : nous étions les pierres angulaires du temple que nous étions appelés à bâtir sur un monde vierge. Il n’a pas évoqué le massacre des Kroptes, mais je gage que l’Église nous avait conviés à ce spectacle abominable dans le but de nous renforcer dans notre foi, de nous lier à elle par un secret inavouable. La plupart des grandes réalisations humaines sont ainsi bâties sur des fondations de souffrance et de sang. Le dioncle Jawahïl nous a ensuite bénis sur la passerelle d’embarquement, puis nous avons enfilé nos combinaisons ignifuges, nous avons chaussé nos semelles aimantées et nous nous sommes engouffrés dans la navette avec une certaine appréhension, conscients que, pendant plus d’un siècle, notre horizon se limiterait au métal gris, lisse, sinistre des coursives et des cabines. L’excitation et l’effroi se divisaient en parts égales chez les dix novices que nous nous proposions de former, le moncle Gardy et moi-même. Nous ne nous sommes pas demandé alors pourquoi aucun dioncle n’avait souhaité être du voyage. Aujourd’hui, je pense avoir trouvé la réponse à cette question : les dioncles ne sont – n’étaient ? – pas animés par le désir de répandre la Parole de l’Un, seule les motive la consolidation de leur pouvoir. Autrement dit, ils ne sont pas des aventuriers du Verbe, des âmes pures et tranchantes qui défient l’espace et le temps pour disséminer la Vérité sur les mondes comme les insectes colportant le pollen fécondateur de fleur en fleur, mais des suppôts de la matière, des êtres prisonniers de leurs sens. Ils ne sont pas – n’étaient pas ? – des serviteurs de l’Un, mais des serviteurs d’eux-mêmes, des comploteurs prisonniers de leurs intrigues et de leurs palais. Ils se servent de nous, les moncles et les aspirants, pour massacrer leurs rivaux et avancer leurs pions sur le champ politique estérien. Ils exploitent sans vergogne notre naïveté, notre pureté, cette propension à l’extrémisme qui est le trait commun de tous les adorateurs de l’Un et qui a atteint son apogée dans l’extermination des Kroptes. Et si le spectacle de ces corps noircis, recroquevillés, n’était que la vision prémonitoire du sort qui attend les Estériens dans quelques centaines d’années ? Les premières manifestations de l’instabilité d’Aloboam auront peut-être le même effet qu’une gigantesque déflagration magnétic. La pensée m’effleure qu’il vaudrait mieux qu’il en soit ainsi, même s’il paraît monstrueux de souhaiter l’anéantissement de milliards d’individus. Tant que nous laisserons des dioncles et d’autres affamés de pouvoir derrière nous, nous ne pourrons pas réellement changer le cours des choses.
Depuis qu’elle avait pris place à bord de l’Estérion, Ellula était en proie à de soudaines crises de panique qui lui coupaient le souffle et la jetaient haletante, tétanisée, sur sa couchette.
Elle rencontrait les pires difficultés à reconstituer les événements qui s’étaient succédé avant la mise à feu du vaisseau. Elle s’y efforçait néanmoins, persuadée que sa mémoire serait le fil conducteur autour duquel elle se reconstruirait. Elle détestait la froideur technologique de son nouvel environnement, la neutralité fonctionnelle de l’appartement de six pièces dans lequel s’était installée la famille d’Isban Peskeur, l’exiguïté de la cabine où elle dormait en compagnie des filles les plus jeunes et des petits-enfants du patriarche, l’étroitesse des coursives et des escaliers qui reliaient les compartiments et les différents niveaux, la lumière brutale des appliques qui restaient allumées en toutes circonstances, les vibrations qui secouaient parfois les cloisons, le plancher, et donnaient à croire que l’appareil était sur le point de se disloquer, les odeurs oppressantes de métal et de carburant fossile, le ronronnement étouffé des moteurs qui ne parvenait pas à briser le silence sépulcral imprégnant la structure même des matériaux. De même, elle avait mis du temps à s’habituer à la faible pesanteur qui transformait le moindre pas en une aventure périlleuse. À plusieurs reprises, elle avait oublié qu’elle ne marchait pas dans la lande du bord du bouillant ou sur un quelconque chemin de terre, elle avait perdu contact avec le plancher, emportée comme une feuille, et s’était cogné la tête au plafond bas. Le deuxième jour, elle s’était ouvert le cuir chevelu sur l’arête d’une poutrelle. Tout en nouant un bandeau autour de sa tête, Rijna l’avait sévèrement réprimandée pour son étourderie et Kephta avait renchéri en la traitant publiquement de petite idiote.
C’était d’ailleurs le phénomène qui l’avait le plus étonnée depuis leur départ : la vitesse à laquelle les Kroptes avaient reproduit leurs habitudes dans un milieu totalement nouveau. Même s’ils ne possédaient plus de terres, plus de troupeaux, plus de maisons, ils s’empressaient de recréer la même hiérarchie, les mêmes coutumes. Seul Eshan semblait prêt à rompre avec le passé, à bousculer une tradition qui n’avait pour lui plus aucune signification. Il passait le plus clair de son temps dans les cabines et les coursives pour discuter avec les hommes de son âge et tenter de les gagner à ses vues, arguant que la clairvoyance des eulans avait été prise en défaut et qu’il fallait en tirer les conséquences.
Pour l’instant, Isban Peskeur n’avait pas exigé de sa cinquième épouse qu’elle le rejoigne sur sa couchette. Il dormait en compagnie de ses trois premières épouses – la quatrième, Juna, violée par les soldats estériens, avait été disgraciée – et des plus grandes de ses filles. Le traumatisme occasionné par la brutalité de l’exode se conjuguait au manque d’intimité et à l’inquiétude pour reléguer sa convoitise au second plan. Ellula pressentait cependant qu’elle bénéficiait seulement d’un sursis, que tôt ou tard le patriarche succomberait à l’appel de la chair et réclamerait son dû. Elle espérait sans trop y croire qu’Eshan réussirait à secouer le joug kropte avant que son père ne retrouve le goût à la vie.
Elle frissonnait lorsqu’elle repensait à l’épisode de l’étable, aux mains du jeune Peskeur sur ses seins, à son souffle sur sa nuque, à la saveur de sa bouche. Elle n’envisageait pas de partager son existence avec lui. Elle consentait à lui offrir son corps mais pas son esprit, consciente cependant qu’il ne prendrait pas l’un sans essayer de posséder l’autre, que son caractère exclusif, possessif, le prédisposait à l’exercice d’une tyrannie autrement redoutable que celle qu’il prétendait abolir. Leurs nouvelles conditions d’existence aiguillonneraient sa violence comme les zihotes excitent les yonaks. Même si elle restait attirée par Eshan, elle s’arrangeait désormais pour ne pas se retrouver seule en sa compagnie, ne quittait jamais l’appartement de peur de le rencontrer dans une coursive déserte, essuyait de temps à autre une crise de claustrophobie qu’elle combattait en repensant aux paysages de son enfance. Les visions ne lui avaient pas annoncé sa mort, comme elle l’avait cru jusqu’alors, mais ce voyage dans l’espace. Elle se préparait à porter le fardeau de la vie plus longtemps que prévu.
Elle ignorait ce qu’étaient devenus ses parents et les autres Kroptes prisonniers de l’armée estérienne. Elle sentait que les liens s’étaient rompus mais elle voulait croire que cette impression reposait en grande partie sur l’éloignement, sur l’extension incessante du vide froid et noir. Un jeune eulan en visite à l’appartement d’Isban Peskeur avait affirmé qu’il n’y avait rien à craindre pour les frères et sœurs restés sur Ester, que les parjures du Nord avaient gardé en eux suffisamment d’humanité pour les épargner, les loger et les nourrir. Il avait ajouté que leurs prières se joindraient à celles des cinq mille prisonniers de L’Estérion pour proclamer leur espoir et leur foi dans l’ordre cosmique.
« Voyez où nous ont menés votre espoir et votre foi ! s’était exclamé Eshan sans tenir compte des regards inquiet de sa mère, sévère d’Isban Peskeur et scandalisés des autres épouses. Les Estériens ont violé le Traité des littoraux, ils nous ont confisqué nos terres, ils ont entassé cinq mille d’entre nous dans ce monstre volant pour une destination que nous ne connaissons pas, et vous persistez à croire en leur compassion ? »
Il s’était levé et était sorti de la pièce en claquant la porte métallique.
La manière dont les Estériens avaient mené leur affaire soulevait en effet de sérieux doutes sur leur propension à la miséricorde. Les événements s’étaient enchaînés à une telle vitesse après l’intervention des soldats dans la ferme d’Isban Peskeur qu’ils avaient glissé sur Ellula comme des songes. Ils avaient effectué un tri brutal à l’aube, certains invités d’Isban Peskeur avaient été parqués à l’écart dans une étable, d’autres embarqués dans des aéronefs, transportés jusqu’à Vrana, la capitale du Nord, enfermés dans un temple désaffecté où ils étaient demeurés une dizaine de jours. Elle se demandait sur quels critères s’étaient basés les responsables estériens pour opérer leur choix parmi les cinq ou six millions de Kroptes, pourquoi ils avaient sélectionné des familles entières, telle celle d’Isban Peskeur, pourquoi ils en avaient séparé d’autres, pourquoi ils avaient retenu l’eulan Paxy et aucun autre membre du consistoire, pourquoi ils avaient adjoint au rayon d’étoile une cinquantaine de jeunes eulans qui n’avaient pas encore achevé leur formation à l’école de Madeïon… Les explications sibyllines d’un représentant du gouvernement, le matin du départ, avaient eu pour seul résultat d’épaissir le mystère.
Ellula gardait un souvenir cuisant de la procession dans les rues de la capitale du Nord. Exposés à la curiosité de la foule comme des animaux de foire, raillés, insultés, les Kroptes s’étaient efforcés de conserver leur dignité. Les hommes, les femmes et les enfants s’étaient tenus droits, aucun d’eux n’avait pleuré ni émis la moindre plainte, les visages étaient restés impassibles sous les chapeaux et les coiffes, et c’était le silence, un silence à la fois embarrassé et admiratif, qui les avait accompagnés au long des derniers kilomètres de leur parcours. Le regard d’Ellula s’était parfois égaré sur les immeubles dont la hauteur l’avait impressionnée, sur les gigantesques colonnes, sur les palais, sur tous ces édifices qui semblaient lancer un défi permanent aux cieux. L’orgueil, sur le continent Nord, se traduisait d’une tout autre façon que sur le continent Sud : l’un s’affichait avec une insolence puérile, presque risible, l’autre se dissimulait sous un vernis d’humilité pernicieux et finalement plus redoutable, plus difficile à extirper.
Les gardes de l’astroport l’avaient contrainte à retirer sa robe et ses sous-vêtements pour enfiler une combinaison ignifuge munie de semelles aimantées. Des bras articulés l’avaient clouée sur son siège, puis, après que les trois cents passagers eurent pris place dans le compartiment, la navette estersat s’était arrachée au sol dans un rugissement assourdissant, avait rejoint L’Estérion en moins de trois heures, s’était engouffrée au ralenti dans une bouche arrondie et s’était posée sur un quai du port intérieur du grand vaisseau. Au bout d’une heure d’attente, les passagers avaient été libérés de leurs sièges et conduits dans une immense pièce où on leur avait ordonné d’enlever leurs combinaisons ignifuges et où on leur avait rendu leurs vêtements. Surpris par la différence de gravité, privés des semelles aimantées, les Kroptes avaient mis un temps à fou à se rhabiller, décollant du plancher à chaque mouvement, se battant avec des pantalons, des robes, des vestes récalcitrants. Les techniciens s’étaient esclaffés au spectacle de ces corps qui s’élevaient subitement de deux ou trois mètres, pivotaient sur eux-mêmes, laissaient échapper la manche de chemise ou le jupon qu’ils venaient d’enfiler et retombaient quelques secondes plus tard à nouveau dévêtus. On avait ensuite dirigé les passagers vers un tubascence, un puits circulaire dont le fond s’était soulevé et les avait déposés, une vingtaine de mètres plus haut, sur une place de forme octogonale d’où partaient les premières coursives et les escaliers.
Embarqués la veille, l’eulan Paxy et les autres eulans avaient procédé d’autorité à la répartition immédiate des appartements et des cabines individuelles disponibles, distribuant les appartements les plus vastes et les plus confortables aux familles prestigieuses, dont celle d’Isban Peskeur, sans tenir compte du fait que des notions telles que le prestige ou la richesse ne revêtaient plus grande signification dans ce genre de circonstances. Les autres, familles pauvres, louagers, célibataires, ventres-secs, s’étaient partagé les logements restants, qui comprenaient une ou deux pièces.
Passés les premiers moments d’abattement et sous l’impulsion des eulans, les Kroptes se regroupaient régulièrement par niveaux, qu’ils avaient rebaptisés « domaines », afin de réciter et de commenter des passages de l’Amvâya, en particulier les épisodes évoquant le premier exode et la traversée héroïque de l’océan bouillant. Les assemblées se tenaient sur les places octogonales où aboutissaient les coursives et les escaliers et qu’on avait transformées en temples. N’ayant aucun regard sur le ciel, ne possédant aucun instrument de mesure, ils se basaient sur la distribution régulière des repas pour compenser l’absence totale de repères chronologiques. Toutes les cinq heures environ, des portes s’ouvraient sur les cloisons des coursives et livraient passage à des chariots automatiques chargés de plateaux. La nourriture n’avait aucun goût, et il leur était difficile, voire impossible, d’identifier ce qu’ils mangeaient.
Contrairement aux navettes estersat, l’Estérion s’était ébranlé en douceur une dizaine de jours après leur embarquement (un jour équivalait désormais à trois repas, soit un intervalle de quinze heures, la nuit débutait après le « dîner » et s’achevait au moment du « premier déjeuner », soit une période de neuf à dix heures). Une légère vibration avait agité le plancher et les cloisons, la structure métallique avait émis un grincement lugubre, une plainte déchirante qui s’était peu à peu atténuée et transformée en un bourdon grave désormais indissociable du silence. Durant les premières heures, la sensation de mouvement, de poussée, les avait cloués sur le plancher métallique, puis ils avaient pu à nouveau se lever et, après quelques pas hésitants, marcher normalement.
Lors de l’assemblée suivante, les eulans avaient déclaré d’un ton solennel qu’aucun retour en arrière n’était désormais envisageable, que l’ordre cosmique détenait les clefs de leur destinée comme il avait détenu celles d’Eulan Kropt et de ses compagnons lorsqu’ils s’étaient élancés sur l’océan bouillant à bord de leurs embarcations de fortune. Ils avaient également insisté sur les vertus ancestrales des Kroptes, la dignité, la non-violence, le respect des lois cosmiques et des textes sacrés. Au domaine 3, Eshan et plusieurs de ses compagnons avaient contesté vertement le discours du jeune eulan de service avant d’être pris à partie par une dizaine de patriarches et chassés de la place octogonale.
Ellula marchait précautionneusement dans la coursive centrale du niveau 3 (elle refusait de donner le nom prétentieux de « domaine » à cet espace cloisonné privé d’air et de lumière). Les attaques de panique avaient cessé depuis trois jours et elle éprouvait le besoin d’explorer les environs immédiats, d’agrandir son champ de vision. Elle ne supportait plus l’ambiance de la chambre, les criailleries des enfants, les bavardages des femmes, les odeurs entremêlées des corps. Habitués à une hygiène rudimentaire et bien qu’il leur suffît de passer la main devant un voyant lumineux pour obtenir à volonté de l’eau chaude, les membres de la famille d’Isban Peskeur n’utilisaient qu’avec parcimonie les quatre douches de la petite salle située au centre de l’appartement. Ellula se lavait quant à elle deux fois par jour, restait de longues minutes sous le jet brûlant, une coquetterie qui lui avait valu les remarques désobligeantes de Rijna et de Kephta. Il n’y avait rien d’autre à faire, ni cuisine à préparer, ni yonak à traire, ni linge à laver, ni ménage à faire, le vaisseau étant équipé d’un système d’aspiration automatique des poussières et des déchets, mais les deux épouses ne rataient aucune occasion de manifester leur autorité, de consolider les fondements d’un règne qui ne reposait plus que sur l’abstraction. Depuis quelques jours, les hommes ressentaient la nécessité de se réunir entre eux sur les places octogonales pour se donner l’impression d’agir, de ne pas subir le lent écoulement du temps. Ils projetaient de réorganiser les domaines, de casser les cloisons qui séparaient les cabines individuelles, de réunir les familles séparées, de rassembler dans un même lieu les ventres-secs, d’explorer les coursives pour tenter de découvrir des pièces vides ou des matériaux avec lesquels ils pourraient agrémenter leur intérieur. Isban Peskeur revenait de ces discussions l’œil vif et le sourire aux lèvres, comme réchauffé par une flamme nouvelle. Les regards brillants dont il couvrait Ellula auguraient d’un réveil imminent de son désir.
La coursive débouchait sur une place octogonale plongée dans un clair-obscur diffus. Cinq des huit appliques étaient éteintes, une sixième diffusait une clarté ténue, les faisceaux des deux autres ne balayaient qu’une partie du plancher et des cloisons. Ellula s’y engagea, aspirant à renouer avec cette ombre qui leur était refusée dans les appartements, de goûter enfin quelques vrais instants d’intimité. Elle s’assit dans le coin le plus sombre, s’adossa à la cloison, renversa la tête en arrière et ferma les yeux, heureuse de soustraire ses paupières à l’agression permanente de la lumière artificielle. Elle dériva sur le fil paresseux de ses pensées, s’attarda un moment sur les visages de ses parents et de Mazira, s’immergea tout entière dans un flot de nostalgie qui brouilla ses yeux de larmes.
Elle vit soudain des corps nus amoncelés dans une fosse, des têtes et des poitrines trouées par un rayon incendiaire, des soldats répartis à intervalles réguliers sur le talus entourant l’excavation, la plupart riant et parlant fort, quelques-uns urinant sur les corps. Elle distingua d’abord le visage de sa mère, intact, émouvant dans sa sérénité mortuaire, puis celui de Mazira, en partie déchiqueté, et enfin celui de son père, à demi recouvert de terre. Mazira tenait d’un côté la main de son père et de l’autre la main de sa mère, et cet ultime geste d’amour de la première épouse, dont elle avait si souvent exécré l’épouvantable caractère, la bouleversa. Elle pleura silencieusement pendant un temps qu’elle aurait été incapable d’évaluer. Sa vision, car c’était une vision même si elle ne concernait pas l’avenir, lui révélait le sort affreux subi par sa famille, par tous les Kroptes restés sur Ester, confirmait les doutes émis par Eshan sur la compassion des Estériens du Nord. Dans un accès de rage silencieuse, elle répudia violemment ce don qui continuait de lui valoir les heures les plus noires de son existence, puis, après avoir évacué sa colère et son chagrin, elle comprit que l’ordre cosmique l’avait plongée dans l’horreur de ce carnage pour trancher les liens qui l’amarraient au passé, pour l’inviter à affronter le présent.
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
Elle sursauta, rouvrit les yeux. Eshan se tenait devant elle, seul, pieds nus, chemise largement ouverte sur son torse grêle, barbe et cheveux en bataille, yeux fiévreux. Il s’accroupit et, du dos de la main, lui caressa délicatement le front.
« Pourquoi pleures-tu ? C’est mon père et ses femmes qui te rendent malheureuse ? »
Elle ne répondit pas, aussi effrayée qu’un petit rongeur face à son prédateur.
« Depuis le temps que j’attends ce moment… »
Il tenta de l’embrasser mais elle se déroba et il ne réussit qu’à lui effleurer la joue. Il lui saisit le menton entre le pouce et l’index, lui releva la tête et captura sa bouche. Elle lui mordit la lèvre inférieure, exploita son mouvement de recul pour se dégager. Ses cheveux s’échappèrent en partie de sa coiffe et tombèrent en cascades dorées sur ses épaules. Déçu, surpris, il plaça ses bras de manière à la coincer contre la cloison, à l’empêcher de se relever.
« Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’avais pas les mêmes réticences dans l’étable.
— C’était un autre monde, un autre temps. Lâche-moi, quelqu’un pourrait nous surprendre.
— Ça m’est égal. Tu l’as dit toi-même : nous sommes sur un autre monde, dans un autre temps. Nous n’avons pas à obéir aux mêmes lois. Rien ni personne ne m’interdira de m’unir à la femme que j’aime. »
Joignant le geste à la parole, il tira sur l’encolure de la robe d’Ellula. Comme elle avait abandonné depuis quelques jours le port du corset, il ne rencontra aucune difficulté à glisser la main sur sa poitrine. Elle essaya de le frapper, de le griffer, de le mordre, mais il lui pinça fortement un mamelon jusqu’à ce que la douleur la contraigne à s’immobiliser.
« Je croyais que tu m’aimais », murmura-t-il sans relâcher sa pression.
Il y avait du dépit dans sa voix, de la colère également.
« Tu me fais mal, gémit-elle. Ce qui s’est passé dans l’étable et ce qui se passe ici n’a rien à voir avec l’amour.
— Est-ce que mon père t’a… »
Elle remua la tête en signe de dénégation. Elle le regretta aussitôt, car eût-elle affirmé le contraire que le rêve d’Eshan se serait brisé, qu’il aurait peut-être renoncé.
« Ça me rend fou de t’imaginer dans ses bras. Viens avec moi, Ellula. Mes amis et moi avons trouvé un passage qui donne sur une autre partie du vaisseau. Nous pourrions nous y installer, fonder un nouveau peuple avec ses propres lois. Et nous saurons nous défendre si les autres s’avisent de nous agresser.
— Les récits de l’Amvâya disent que la violence est un cadeau empoisonné des démons. »
Il ricana, se redressa légèrement, relâcha le mamelon tout en gardant la main dans l’échancrure de la robe.
« C’est toi qui me dis ça ? Toi qui as été vendue pour deux misérables yonaks à un vieillard libidineux déjà marié quatre fois ? Toi que ses épouses ont obligée à traire les yonakas comme la dernière des louagères ? Les Kroptes se prétendent non-violents, et pourtant ils font subir aux trois quarts des leurs les pires des violences. Ils appellent ça les lois de l’ordre cosmique.
— Et toi, comment appelles-tu ce que tu me fais subir ? »
Il lui décocha un regard aigu, douloureux.
« Nous avons scellé un pacte dans l’étable, Ellula, je viens prendre ce qui m’est dû. »
Il plaça ses mains de chaque côté de l’encolure de la robe et la déchira jusqu’à la taille. Ses yeux exorbités, son souffle précipité, ses gestes fébriles lui donnaient l’air d’un démon de l’Amvâya. Ellula tenta de se débattre, mais la folie décuplait les forces d’Eshan. Il la prit par les épaules et la coucha sur le plancher métallique. Haletant comme un aro assoiffé, il acheva de la dénuder, contempla son corps pendant quelques secondes et dégrafa son pantalon tout en la maintenant allongée.
Elle eut le réflexe de se refermer comme un coquillage des bords du bouillant. Elle parvint à se tourner sur le côté, replia les jambes et tint de toutes ses forces ses genoux serrés l’un contre l’autre. Pendant quelques instants, ils se livrèrent une lutte acharnée, lui s’efforçant de l’allonger sur le dos, elle exploitant le moindre relâchement de sa part pour s’enrouler en position fœtale. Elle se défendit avec l’énergie du désespoir, mais il était nettement plus puissant et sa résistance commença à s’émousser. Elle eut l’impression que les doigts coupants du jeune Peskeur la dépeçaient, lui transperçaient la poitrine, les muscles, les articulations, le bassin, les vertèbres. Un voile rouge lui tomba sur les yeux. Elle voulut crier, appeler à l’aide ; seul un râle étouffé s’échappa de sa gorge. L’amour ne pouvait pas être cet odieux simulacre, ce frottement douloureux, ce rituel archaïque de possession, de domination. Exténuée, brisée, elle finit par lâcher prise et laissa Eshan disposer d’elle. Les images fugaces des cadavres de ses parents et de Mazira, des soldats brandissant leurs armes foudroyantes, lui traversèrent l’esprit. Le jeune Peskeur grossissait à sa manière la source de souffrance et de sang qui semblait jaillir de chaque homme et recouvrir l’ensemble des terres conquises par l’espèce humaine. Du genou, il lui écarta les jambes en grognant de satisfaction. Trop tendue, trop nouée pour pleurer, elle ferma les yeux et adressa une brève supplique à l’ordre cosmique.
C’est alors que retentirent des bruits de pas et de voix. Accaparé par son désir, pressé de recueillir les fruits de sa victoire, Eshan n’y prêta d’abord aucune attention. Le brouhaha s’amplifiant, il s’immobilisa, prêta l’oreille, resta pendant quelques secondes à l’écoute, se rendit compte que le groupe allait déboucher d’un moment à l’autre sur la place, sauta sur ses jambes et disparut dans la première coursive sans prendre le temps de remonter son pantalon.
Ellula, elle, n’eut ni le réflexe ni la volonté de bouger. Elle se vit brusquement entourée d’une vingtaine d’hommes, dont l’eulan Paxy qui la fixa d’un air sévère. Elle ramassa précipitamment sa robe déchirée pour s’en couvrir la poitrine et le ventre. Elle comprit à leurs regards hostiles qu’ils l’avaient déjà condamnée. Ils l’avaient surprise nue, dans une position qui ne laissait aucune place à l’équivoque, et cela suffisait à arrêter leur jugement. Bien qu’ils n’eussent plus à endurer les rigueurs de l’A, ils continuaient de porter leurs larges chapeaux de paille et leurs longues barbes comme des insignes de leur autorité. L’eulan Paxy se détacha du groupe et s’avança de deux pas vers Ellula, toujours allongée. La pénombre arasait ses traits, estompait sa robe grise, faisait ressortir la blancheur immaculée de ses cheveux et de sa barbe.
« Tu as ouvert la porte du malheur dans la famille d’Isban Peskeur, déclara le rayon d’étoile d’une voix calme mais tranchante. L’homme qui était avec toi n’a pas eu la délicatesse de rester pour partager ton sort, mais tôt ou tard il se trahira, ou l’ordre cosmique nous le désignera. Tu connais le prix à payer pour le délit d’adultère ? »
Elle ne répondit pas, consciente qu’il ne servirait à rien de se disculper. Il n’y avait pas de terre dans le vaisseau pour ensevelir les amants illégitimes, mais on pouvait faire confiance aux eulans, à l’affût de tout châtiment exemplaire qui renforcerait leur emprise sur les cinq mille Kroptes de l’Estérion, pour trouver une solution de remplacement.
« Il ne faut que quelques jours pour passer de la joie à la honte, reprit l’eulan Paxy. Hier je célébrais ton mariage, aujourd’hui je prononce ta disgrâce. Nous avons été brutalement déracinés, bouleversés par l’exode, et c’est justement dans les failles de l’incertitude que s’engouffrent les démons de l’egon. Tu es la pierre poreuse dans le rempart et nous devons t’arracher sans pitié, ou notre muraille s’effondrera au premier vent. Tu seras jugée aujourd’hui même devant celles et ceux qui t’ont accueillie dans leur maison et t’ont acceptée comme un membre à part entière de leur famille. Lève-toi maintenant et suis-nous. »
Elle était dans un tel état de faiblesse que sa robe lui échappa des mains, qu’elle déploya, pour se relever, la même maladresse, la même fragilité qu’un yonakin sortant du ventre de sa mère. Aucun d’eux ne lui vint en aide. Ils auraient préféré se casser le bras plutôt que de le proposer à cette femme frappée de la malédiction de l’egon.
Le procès se tint sur la plus grande des places octogonales, située au centre du domaine 10. On ne permit pas à Ellula de changer de vêtements. Debout devant l’eulan Paxy et ses deux assistants, elle dut en permanence maintenir les deux pans déchirés de sa robe pour soustraire son corps aux regards. La rumeur s’était rapidement répandue dans les coursives et avait attiré plusieurs centaines de Kroptes sur l’esplanade et dans les coursives adjacentes. Au premier rang, assis à même le plancher, avaient pris place Isban Peskeur, ses trois premières épouses et les plus âgés de ses enfants. Après qu’on leur eut rapporté les faits, le patriarche n’avait pas desserré les lèvres, Rijna avait couvert Ellula d’imprécations, Opra, la deuxième épouse, avait paru sincèrement désolée, Kephta avait fait preuve d’une discrétion qui ne lui ressemblait pas.
Les récits des témoins, les hommes qui avaient surpris Ellula dans ses coupables activités – après ses coupables activités, plus exactement –, concordaient à quelques détails près : les uns prêtèrent à l’accusée un regard provocant, lubrique, d’autres la ! soupçonnaient d’exhiber ses charmes à la moindre occasion, d’autres affirmèrent qu’elle présentait tous les symptômes des possédés. Tous s’accordaient à dire que l’homme, l’amant, avait détalé comme un voleur juste avant leur arrivée. Certains s’étaient lancés à sa poursuite mais n’étaient pas parvenus à le rattraper. Ils ne parlèrent, en revanche, ni des contusions ni des éraflures, ni de l’état de la robe, ni de la défaillance de l’accusée entre la place et l’appartement d’Isban Peskeur. L’eulan Paxy invita ensuite des hommes ou des femmes à venir témoigner en faveur ou en défaveur d’Ellula. Une vieille femme se manifesta et certifia que l’accusée avait subi, à l’âge de dix ou onze ans, le rituel de l’exorcisme au grand temple de l’Erm. Le rayon d’étoile la remercia et ferma les yeux pour « recevoir l’éclairage de l’ordre cosmique dans la sentence qu’il lui fallait maintenant prononcer »…
Entre les mèches qui lui balayaient le front, Ellula croisa furtivement le regard de Kephta. La troisième épouse avait considérablement maigri depuis l’irruption des soldats du Nord dans le domaine d’Isban Peskeur, mais sa tête paraissait toujours aussi ronde et sa coiffe ridiculement petite. Ellula lut dans ses yeux qu’elle avait peur pour Eshan, qu’elle l’implorait silencieusement de ne pas le dénoncer. La femme arrogante, méprisante, soupçonneuse qu’elle avait connue sur Ester s’était effacée devant la mère inquiète.
Le silence oppressant retombé sur la place octogonale étouffait le grondement sourd des moteurs du vaisseau. Ils filaient à une vitesse phénoménale dans l’espace, et tenaient les mêmes procès rétrogrades que dans les temples du continent Sud, comme s’ils refusaient d’accompagner le mouvement, comme s’ils étaient à jamais embourbés dans le passé.
Ellula n’avait nullement l’intention de dénoncer Eshan, encore moins de se venger des brimades infligées par sa mère. Elle se détachait d’eux, des Kroptes en général, elle se sentait étrangère à tout ce qui les concernait. Leur jugement, leur verdict n’auraient aucune valeur à ses yeux. Elle accepterait sa probable condamnation comme la volonté de l’ordre cosmique, elle ne protesterait pas, n’implorerait pas sa grâce, car elle était déjà morte dans leurs cœurs, et les morts n’avaient pas de comptes à demander ni à rendre. Elle releva la tête et promena un regard serein sur les visages qui l’environnaient, sculptés par la lumière crue des rampes et des appliques.
« Ta faute mérite le châtiment suprême, Ellula, fit l’eulan Paxy en rouvrant les yeux. Tu as fait le malheur d’Isban Peskeur, tu as sali l’honneur de sa famille, tu as menacé l’intégrité de la communauté. Eulan Kropt lui-même a fixé les règles qui nous ont permis de rester unis et de préserver le continent Sud pendant plusieurs milliers d’années. Tu portes pourtant le nom de l’héroïne la plus célèbre de l’Amvâya, l’Ellula des légendes qui chassa les démons de l’egon et enseigna les vertus de pudeur et d’obéissance aux femmes. »
La voix du rayon d’étoile se répercutait sur les cloisons et le plafond métalliques. Il marqua un temps de pause pendant lequel il rajusta les plis de son ample robe grise. Outre la blancheur de ses cheveux et de sa barbe, l’âge se traduisait chez lui par un affaissement des épaules et des pectoraux. Les cinq mille Kroptes de L’Estérion craignaient à tout moment que la mort ne l’emporte et n’éteigne définitivement sa lumière. Les jeunes eulans avaient appris à perpétuer la tradition orale en mémorisant l’intégralité des textes de l’Amvâya et des autres récits héroïques, mais il leur manquait pour l’instant le discernement et l’autorité nécessaires à leur interprétation.
« Es-tu prête à nous révéler le nom de l’homme qui se trouvait avec toi ? » demanda l’eulan Paxy.
Elle ne répondit pas, ne le regarda même pas, comme si la question ne la concernait pas. Elle perçut avec netteté la tension soudaine de Kephta, tassée par l’angoisse à trois mètres d’elle.
« Je ne puis dire que j’approuve ton silence, mais je le respecte, reprit le rayon d’étoile. Et, malgré la gravité de ta faute, l’ordre cosmique ne souhaite pas ta mort. » Il écarta les bras pour endiguer le murmure qui montait de l’assistance. « Nous avons décidé de réserver le niveau 20, le plus haut, aux ventres-secs. C’est en leur compagnie que tu vivras désormais. Ne va surtout pas croire que je t’accorde une faveur : nous condamnerons bientôt les escaliers et les coursives qui communiquent entre le niveau 20 et les autres domaines. Tu auras tout le temps de goûter la solitude, de te repentir, de maudire ton exil, d’implorer le pardon d’Isban Peskeur, de ses épouses, de ses enfants, de l’ensemble du peuple kropte. Ainsi en a jugé l’ordre cosmique. »
Tandis que l’assistance refluait lentement vers les appartements, frustrée par l’inexplicable clémence de la sentence, Ellula discerna un immense soulagement sur les traits de Kephta, une joie mauvaise sur le visage de Rijna, des regrets dans les rides d’Isban Peskeur.
Les ventres-secs étaient exactement cent sept avant l’arrivée d’Ellula. Réparties au moment de l’embarquement dans des cabines des différents domaines, elles avaient ensuite été regroupées, sur l’ordre des eulans, au niveau 20, le plus haut et le moins étendu. Traversé par une seule coursive, il ne comprenait qu’une quinzaine de cabines de deux pièces. Elles vivaient par groupes de trois ou quatre dans des chambres de six mètres carrés, une exiguïté qui obligeait certaines d’entre elles à dormir à même le plancher.
Les plus jeunes avaient une vingtaine d’années, les plus anciennes atteignaient la soixantaine. La doyenne, Samya, une femme de quatre-vingt-deux ans, avait vieilli d’une tout autre manière que les épouses des patriarches. Si ses cheveux avaient blanchi, aucune ride ne creusait son visage et son corps avait gardé une sveltesse d’adolescente. Elle paraissait dégager la même sécheresse que sa peau parcheminée, la même tristesse que ses sempiternelles robes et coiffes noires, mais sa voix, son sourire, sa chaleur corrigeaient cette première impression. Elle était devenue, et pas seulement en vertu de l’ancienneté, l’interlocutrice privilégiée de ces femmes bannies de la communauté pour le seul motif qu’elles n’avaient pas réussi à se marier avant leurs dix-huit ans. Elle les représentait devant les eulans et les patriarches, arbitrait leurs conflits, leur servait à la fois de mère, de confidente et d’autorité morale. Ce fut donc elle qui accueillit Ellula, escortée au niveau 20 par une délégation de dix hommes. Surprise par la jeunesse de la proscrite, Samya s’enquit de la nature de sa faute auprès des membres de l’escorte et hocha la tête d’un air grave pendant que l’un d’eux lui expliquait les raisons de sa condamnation. Lorsqu’ils s’en furent repartis, elle souhaita la bienvenue à la nouvelle arrivante.
« Je devine à ton expression que tu dénies leur version des faits…
— Quelle importance ? répondit Ellula. Ils n’ont pas souhaité m’entendre. »
Le regard de Samya tomba sur la robe déchirée d’Ellula, sur les égratignures de son cou et de ses bras.
« Pour les Kroptes, les femmes sont nées fautives, souillées par l’egon, murmura la doyenne. Viens, nous allons d’abord te soigner. Nos appartements ne sont pas grands mais nous te trouverons bien un coin où t’installer.
— Est-ce que vous savez qu’ils ont l’intention de condamner les coursives et les escaliers donnant sur les autres niveaux ?
— Cette idée ne vient pas des patriarches mais des épouses elles-mêmes, acquiesça Samya. Elles ne sont pas si confiantes que ça dans la vertu de leurs maris. Sur Ester, on a souvent surpris dans les granges ces chers patriarches avec les ventres-secs qu’ils hébergeaient. »
Ellula se souvint que les mendiantes de passage à la ferme de Prendan Lankvit n’étaient pas toutes des laiderons, loin de là, et que son père aurait très bien pu leur rendre visite dans l’étable des yonaks. Elle n’avait jamais envisagé l’existence des ventres-secs sous cet angle-là mais, après tout, ces femmes affamées d’amour, de reconnaissance, s’étaient peut-être ouvertes au désir des hommes comme les aloboames aux premiers rayons de l’A.
« Je pensais que l’exode changerait quelque chose à nos vies, que nous serions traitées comme des femmes à part entière, poursuivit Samya. Je me trompais. Pour moi, ce n’est pas grave : je ne suis qu’un arbre mort ; mais certaines d’entre nous peuvent encore donner des fruits. »
Elle conduisit Ellula dans un appartement occupé par six femmes. Elle relata brièvement les circonstances qui avaient valu la condamnation de la nouvelle bien qu’elle n’eût pas atteint l’âge fatidique de dix-huit ans. Elle insista sur la robe déchirée et les plaies, laissant entendre que les eulans et les patriarches avaient établi un délit d’adultère là où il n’y avait rien d’autre qu’une tentative de viol.
On déshabilla Ellula, on la poussa sous la douche, on soigna ses plaies à l’aide d’un onguent antiseptique que Samya avait réussi à soustraire à la vigilance des gardes de l’astroport, puis on l’emmitoufla dans un ample drap de bain. Ensuite on raccommoda sa robe et sa coiffe avec les fils qu’on avait récupérés sur les jupons et les corsets dont le port était devenu superflu. La dextérité des ventres-secs émerveilla Ellula. Elle se servaient, pour aiguilles, de baleines de corset qu’elles avaient sectionnées et aiguisées sur les angles métalliques des couchettes. Elles avaient déjà constitué une réserve importante de pelotes de laine qu’elles utilisaient à ravauder les vêtements, à confectionner des housses qu’elles bourraient ensuite d’étoupe pour en faire des matelas. Leur condition d’errantes sur le continent Sud, leur extrême dénuement les avaient habituées à ne rien gaspiller, à tirer le meilleur parti des brimborions qui leur tombaient sous la main. Tout en cousant, elles évoquaient certains épisodes de leur ancienne existence, leurs marches harassantes à travers les collines, l’accueil méprisant des épouses, les premières, les plus redoutables, les gardiennes du foyer à qui il ne manquait que le collier pour parachever la ressemblance avec un aro domestique, les visites nocturnes des patriarches ou de leurs fils dans les étables où elles dormaient. Dans un grand éclat de rire, certaines déclarèrent qu’elles avaient déniaisé quelques puceaux et rendu un fier service à leurs futures épouses. La crudité de leur langage choqua d’abord Ellula, puis l’amusa. Leurs commentaires grivois, savoureux, tournaient presque toujours autour du « dardelet » ou de « l’aiguillonnet » de ces messieurs. Elles en détaillaient la forme, la consistance, la longueur, la grosseur, soutenant que la plupart d’entre eux avaient une tendance désespérante à la précocité, à la maladresse ou à la paresse. Ellula devinait qu’elles en rajoutaient, qu’elles éprouvaient le besoin de brocarder ceux qui les avaient traitées avec moins de considération que leurs yonaks ou leurs aros, d’embellir ou d’exorciser par le verbe un passé particulièrement douloureux. Assise sur une couchette, Samya ne fut pas la dernière à décrire les épisodes croustillants qui avaient jalonné son vagabondage. Ces confidences intimes étaient également une manière d’inclure la nouvelle arrivante dans leur cercle, dans leur famille, et Ellula leur en fut reconnaissante.
Elles lui remirent sa robe après l’avoir agrémentée de broderies colorées qui dissimulaient les piqûres du ravaudage. Puis elles lui installèrent le matelas dans un coin de la pièce, entre les deux couchettes superposées et la couchette basse. Enfin, à l’aide des pointes des baleines et des couteaux en plastique fournis avec les plateaux-repas, elles prélevèrent des bandes de leurs propres couvertures pour les assembler entre elles et en confectionner une supplémentaire.
Ellula s’installa peu à peu dans sa nouvelle vie. De ses trois compagnes de chambrée, deux étaient inséparables, Mohya et Sveln, âgées toutes les deux d’une trentaine d’années. Elles s’embrassaient, se disputaient, se réconciliaient comme un véritable couple. Au milieu de la nuit – les huit ou neuf heures qui correspondaient à la nuit –, elles sortaient de la chambre, munies chacune de leur couverture, et ne revenaient qu’avant le premier déjeuner. La troisième, Clairia, avait un physique ingrat qui la faisait paraître beaucoup plus vieille que ses vingt-deux ans, une difformité soulignée par sa timidité, par sa gaucherie, par ses difficultés d’élocution. Cependant, tous ces défauts s’effaçaient comme par magie lorsqu’elle se mettait à chanter. Elle se métamorphosait alors, son visage grêlé, ses traits grossiers, sa maigreur maladive s’estompaient devant la pureté de sa voix. Après le dîner, nombreuses étaient les ventres-secs qui venaient l’écouter sur l’unique place octogonale du niveau 20. Elle entonnait des chants traditionnels du continent Sud, dont les accents nostalgiques, surgis d’un passé lointain, peut-être même antérieur à la civilisation kropte, bouleversaient ses auditrices. Des larmes silencieuses venaient aux yeux d’Ellula. Elle ne pleurait pas sur elle-même ni sur ses parents, mais sur l’humanité dont toute la souffrance semblait contenue dans la voix pure et triste de Clairia.
Elle apprit à tricoter, à ravauder, à dévider, à embobiner les fils de laine. Elle ne craignait plus d’être jetée en pâture à Isban Peskeur, car le patriarche n’était pas du genre à se révolter contre une sentence de l’eulan Paxy, mais elle continuait de redouter une intrusion d’Eshan : lui s’était engagé dans une logique de violence qui conduisait à tous les excès, à toutes les folies.
Le temps se figea. Les chariots surgissaient avec une régularité de métronome, chargés de plateaux-repas, un système qui rappelait la manne miraculeuse envoyée à Eulan Kropt et ses frères pendant la traversée de l’océan bouillant. Un système pernicieux également : les passagers dépendaient entièrement de lui et, s’il venait à s’enrayer, à tomber en panne, ils seraient privés de ressources. Ils auraient certes la possibilité de briser les cloisons et d’essayer de remonter à la source de l’approvisionnement, mais le vaisseau était peut-être équipé de gardiens automatiques chargés de les refouler et de les maintenir dans leurs quartiers.
Elle apprivoisa peu à peu Clairia, au point qu’elles passaient de longues heures à discuter pendant les absences de Mohya et de Sveln. Clairia avait elle aussi subi un rituel d’exorcisme à l’âge de treize ans parce qu’elle passait son temps à chanter au lieu de travailler et qu’elle distrayait les louagers qui, comme son père, avaient trouvé du travail dans un grand domaine du péripôle. Aucun homme n’avait voulu d’elle, non pas à cause de son physique disgracieux mais à cause de sa voix, considérée comme une manifestation démoniaque de l’egon. À l’image de leurs terres ingrates, glacées la moitié de l’année, les habitants du péripôle témoignaient d’une plus grande austérité, d’une plus grande sévérité que les autres Kroptes. Elle avait été chassée du domaine le jour de ses dix-huit ans. Bon nombre d’hommes et de femmes avaient exprimé le désir de l’entendre chanter avant son départ. Elle n’avait interprété qu’une comptine enfantine, mais de façon tellement sensible, tellement poignante que tous avaient éclaté en sanglots. Elle n’avait pas eu la possibilité d’embrasser une dernière fois ses parents et ses sœurs que la honte et la douleur avait retenus dans leur petite maison de pierre noire. Elle était ensuite entrée dans sa nouvelle existence de ventre-sec, chantant dans les granges, dans les étables, dans les chemins ou sur les places des agglomérations contre un bol de soupe ou une litière de paille. Une source de détresse coulait en elle que rien ni personne ne semblait en mesure de tarir.
Des bruits sourds retentirent dans la coursive du niveau 20 et jetèrent les ventres-secs hors de leurs appartements. Des plaques métalliques, d’anciennes cloisons sans doute, avaient été posées devant l’entrée de la coursive, condamnant également la cage de l’escalier. Les patriarches avaient trouvé le moyen de les fixer solidement, soit en les étayant, soit en les clouant avec des poinçons métalliques. Samya et quelques autres eurent beau essayer de les pousser de l’épaule, elles ne les déplacèrent pas d’un millimètre.
Ellula et ses cent sept compagnes étaient désormais recluses. Elle en éprouva de la colère et du chagrin, non que la communauté kropte lui manquât, mais personne n’accepte d’un cœur léger qu’on lui vole sa liberté.
Après le dîner, alors que ses compagnes de chambrée observaient un silence maussade, elle eut une vision : des hommes équipés d’armes grossières se répandaient dans les coursives, des combats s’engageaient, sanglants, meurtriers. Les assaillants étaient des bêtes féroces, pétries de haine, et ils plongeaient leurs éclats métalliques dans les chairs avec une telle fureur qu’elle se sentit transpercée de part en part, qu’un long hurlement s’échappa de sa gorge.