CHAPITRE X L’AMBASSADE

Les mille démons de l’Egon surgirent des ténèbres et environnèrent Ellula. Toute la nuit, ils l’assiégèrent, tentèrent de forcer les portes de son corps et de son esprit. Il y avait là les sept démons principaux : Orn, le démon de la colère, Var, le démon de l’orgueil, Faz, le démon de la luxure, Pem, le démon de l’abus, Ziv, le démon de l’envie, Uïu, le démon de la paresse, et Wax, le démon de la transformation. Chacun d’eux commandait une légion de cent quarante et un soldats aux visages hideux, aux corps poilus, aux mains et aux pieds griffus.

Ellula s’entailla le ventre, dessina sur le sol un cercle protecteur avec son sang, puis, jusqu’à l’aube, elle invoqua l’ordre cosmique afin qu’il la soutînt dans son combat. L’Egon, l’entité chargée par les seigneurs des ténèbres d’anéantir les êtres humains, avait décidé de capturer la première femme arrivée sur la planète Ester afin d’entraîner toutes les autres à sa suite dans la corruption et l’autodestruction. Ellula traversa des moments difficiles, pleura des larmes d’amertume, éprouva les pires souffrances, faillit à maintes reprises capituler devant les créatures qui la harcelaient, mais à chaque fois qu’elle sentait le souffle brûlant des démons sur son visage ou entre ses jambes, elle se ressaisissait, les repoussait et demeurait vigilante. Elle entonna des chants de son enfance pour se donner du courage, et si pure était sa voix que les mille démons de l’Egon en furent saisis d’effroi et s’éloignèrent en poussant des gémissements horribles.

Vint le petit jour, ce moment magique où les frayeurs s’enfuient sur les premiers rayons de l’A, où les créatures des ténèbres regagnent leur sombre tanière. Les démons essayèrent une dernière fois de posséder Ellula, puis, comprenant qu’ils n’y parviendraient pas, ils se retirèrent avant d’être foudroyés par la lumière de l’A. Une musique glorieuse se fit alors entendre dans les cieux, une clarté éblouissante environna Ellula et pansa ses plaies.

C’est ainsi qu’elle enseigna l’intransigeance aux femmes devant les manœuvres perverses des mille démons de l’Egon.

Variante de la légende d’Ellula, tradition orale kropte.

Extrait du journal du moncle Artien.


Des coups sourds ébranlèrent les pans de cloison qui bouchaient l’unique entrée du niveau 20. Les quatre femmes suspendirent leurs travaux et se consultèrent du regard. Cela faisait maintenant plus d’un mois qu’Ellula avait été exilée chez les ventres-secs, et elle s’était habituée à sa nouvelle existence, à cette vie qui s’écoulait comme un maigre filet d’eau entre deux rochers, à ce silence morne que troublaient parfois les disputes entre Mohya et Sveln et qu’envoûtaient chaque fin de journée – après le troisième repas – les chants de Clairia. Le temps s’étiolait en travaux de couture, en confection de rideaux, de robes, de couvertures, d’oreillers, de matelas, destinés principalement à meubler une solitude et une mélancolie grandissantes. Des visions lui rendaient de temps à autre visite, trop brèves et trop désordonnées pour qu’elle réussît à leur donner une explication cohérente, mêlant les paysages estériens à l’environnement du vaisseau, les personnages du passé à des inconnus à la laideur repoussante, les batailles furieuses et sanglantes aux scènes intimistes et tendres. Ses dernières menstrues avaient été douloureuses, exténuantes, sans qu’elle sût si ce dérèglement était lié à sa claustration ou au désordre de ses visions.

Une deuxième série de chocs ébranla les plaques métalliques. Mohya fut la première à se lever et à sortir de la chambre, aussitôt suivie de Sveln. Ellula et Clairia leur emboîtèrent le pas, traversèrent à leur tour la deuxième chambre désertée par ses occupantes, gagnèrent la coursive où s’étaient déjà rassemblées de nombreuses ventres-secs. Elles se dirigeaient en papotant et riant vers l’entrée de la coursive, se demandaient si les patriarches avaient décidé de mettre fin à leur réclusion ou s’ils leur amenaient une nouvelle pensionnaire. Ce tapage brisait leurs habitudes et leur offrait un sujet de conversation.

Ellula se laissait emporter par le flot mais ne partageait pas leur insouciance. Elle percevait une sourde menace dans ces coups portés contre les panneaux métalliques qui les isolaient des autres Kroptes. Ce n’étaient pas des patriarches qui se pressaient dans la coursive condamnée, mais des hommes ivres de violence, les bêtes féroces de ses visions. Elle ne s’était ouverte à personne de son don métapsychique, car elle avait appris à ses dépens ce qu’il en coûtait de transgresser les dogmes, et elle redoutait les réactions des victimes à qui se présentait l’occasion de se transformer en bourreaux. Seuls auraient pu la comprendre et l’accepter ceux dont la sensibilité était égale ou supérieure à la sienne, Clairia peut-être, dont le chant coulait des sources les plus profondes de son être.

Les ventres-secs se regroupèrent devant l’entrée murée de la coursive. L’inquiétude plissait le visage de Samya, la doyenne, qui ressemblait à une arachne du continent Sud dans sa robe et sa coiffe noires. Elle se tenait droite, raide, à deux mètres des panneaux fissurés, au milieu du demi-cercle qui s’était formé autour d’elle. Les ampoules de deux appliques ayant grillé les jours précédents, les lieux étaient plongés dans une semi-obscurité qui, apaisante en temps ordinaire, prenait un tour inquiétant dans ce contexte. Les ventres-secs avaient cessé de parler, même celles qui, comme Ellula et Clairia, se tenaient au six ou septième rang et ne distinguaient rien d’autre qu’une forêt de coiffes.

Un nouveau choc ébranla une plaque métallique, la fendit de haut de bas, la vibration se propagea au plancher et aux cloisons proches, des vociférations retentirent, féroces, blessantes. Les ventres-secs frémirent, se reculèrent, se resserrèrent l’une contre l’autre, agrandirent la distance qui les séparait de Samya. Des fauves se pressaient à l’entrée de leur domaine. Jamais les patriarches ne se seraient comportés avec une telle sauvagerie.

Un côté d’un panneau céda sous une série de coups et se renversa dans un craquement sinistre. Un bras et une jambe vêtus de gris se faufilèrent par l’étroite ouverture, puis une épaule, une tête. L’homme portait des cheveux longs et une barbe clairsemée que recouvrait une fine couche de poussière. Il brandissait un fragment métallique taillé en pointe et dont la lame paraissait tranchante bien que sommairement aiguisée. Ses yeux clairs, fiévreux, examinèrent d’abord Samya avant de se promener sur les têtes des ventres-secs qui entouraient la doyenne. Les déchirures de sa chemise dévoilaient sa peau blême, le bas de son pantalon s’en allait en lambeaux. Un deuxième homme se glissa à sa suite, puis un troisième, un quatrième, qui, à l’aide de leviers et de masses fabriqués avec des matériaux de récupération, dégagèrent entièrement le passage. Tous jeunes, barbus, hirsutes, sales, dépenaillés, comme s’ils avaient traversé un désert de plusieurs milliers de kilomètres sans prendre le temps de se reposer, de se changer ou de se laver. Il y en avait encore entre cinquante et soixante de l’autre côté, dont quelques-uns coiffés de chapeaux kroptes. Les uns étaient armés de longues piques aux pointes acérées, d’autres de barres aux extrémités renflées, d’autres encore de sabres grossiers aux lames évasées. Leurs yeux exorbités, leurs rictus, la poussière qui uniformisait leur visage et leurs vêtements les apparentaient à un essaim d’insectes géants, à une cohorte des mondes ténébreux. Ils ne bougeaient pas, guettant un signe du premier d’entre eux qui s’était introduit dans le niveau 20 et qui semblait être leur chef.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda Samya, tendue, très pâle sous sa coiffe noire.

— Nous sommes simplement venus réparer une injustice, répondit l’homme aux yeux clairs sans cesser d’examiner les ventres-secs des premiers rangs.

— Qui vous envoie ? »

Il lança à la doyenne un regard acéré, presque douloureux.

« Personne. Nous ne reconnaissons plus l’autorité des eulans et des patriarches.

— Vous êtes… kroptes ? »

Cela expliquait les barbes, les chapeaux, les chemises, les pantalons, vestiges pitoyables des tenues traditionnelles des fermiers du continent Sud.

« Si être kropte signifie vouer une obéissance aveugle à des vieillards tyranniques, alors nous ne sommes plus kroptes. Si être kropte consiste à nous offrir sans défense aux coups de nos ennemis, alors nous ne sommes plus kroptes.

— Quels ennemis ?

— Nous ne sommes pas seuls à bord de L’Estérion : un vieux prêtre de l’Église monclale nous a prévenus que cinq mille anciens détenus du continent Nord sont enfermés dans une autre partie du vaisseau et s’apprêtent à lancer une offensive générale sur les domaines. »

Ces paroles agrandirent de stupeur et d’effroi les yeux des ventres-secs.

« Que veulent-ils ? demanda Samya.

— Que peuvent bien vouloir cinq mille hommes qui ont été privés de femmes pendant plusieurs années ?

— Et c’est pour cette raison que vous avez fracturé l’entrée de notre domaine, pour nous donner en pâture à ces enragés et protéger vos épouses ? »

L’épée rudimentaire de son vis-à-vis grinça sur le plancher.

« Tôt ou tard, ils auraient découvert votre présence ! vitupéra-t-il. Nous sommes venus vous prévenir et vous donner la possibilité de vous défendre.

— Comment une centaine de femmes pourraient-elles se défendre contre cinq mille hommes ?

— En acceptant de renoncer au dogme de la non-violence, en rejoignant nos rangs.

— Combien êtes-vous ? Cinquante ? Soixante ? Le rapport est de un contre cent…

— L’étroitesse des coursives et des cabines favorise les groupes restreints. De plus, nous avons exploré notre territoire de fond en comble, nous en connaissons chaque passage, chaque recoin.

— Qu’en disent les autres ?

— Leur avis n’a aucune espèce d’importance. Ils vous ont chassées, condamnées à l’errance sur le continent Sud, enfermées dans ce niveau comme des yonakas dans une étable. Les patriarches espèrent l’intercession de l’ordre cosmique, mais aucun héros de l’Amvâya, aucune tempête, aucun feu divin n’est intervenu pour empêcher l’invasion du continent Sud. Nous avons choisi de prendre notre vie en main. Nous mourrons peut-être, mais au moins nous aurons lutté, nous aurons essayé de changer le cours des choses.

— Qu’attendez-vous de nous ? Nous ne savons que tisser, coudre, broder, soigner, parler, chanter pour certaines d’entre nous… »

Le visage de la doyenne avait recouvré des couleurs, et elle parlait à nouveau d’une voix claire et ferme. Les ventres-secs n’avaient rien à craindre des intrus : même s’ils s’en défendaient, même s’ils avaient coupé les ponts avec l’ordre cosmique et ses représentants, ils restaient des Kroptes, des hommes conditionnés par le respect de la vie humaine, ils affichaient une violence trop démonstrative, trop caricaturale pour être vraiment prise au sérieux. Quant aux cinq mille détenus dont ils annonçaient la venue, ils ne revêtaient pour l’instant aucune réalité concrète. Samya se demandait même s’ils n’étaient pas les produits de l’imagination enfiévrée de ces guerriers à la fois grandiloquents et dérisoires. Les voyages dans l’espace avaient peut-être des conséquences désastreuses sur l’esprit de certains passagers, comme ces marins perdus sur l’océan bouillant qui métamorphosaient en monstres les volutes de brume et les vagues ourlées d’écume.

« Vous et nous, nous formons le noyau d’un nouveau peuple, affirma l’homme aux yeux clairs avec emphase. Vous parce que vous avez été bannies, nous parce que nous avons été rejetés. Et nous devons lutter pour affirmer notre identité, pour planter nos racines, comme nos ancêtres ont livré combat contre les clones sur le continent Nord.

— Qui vous dit que nous avons envie d’appartenir à un nouveau peuple ?

— Choisir la passivité, c’est choisir la mort ! Plusieurs millions de Kroptes ont été dépossédés de leurs terres, cinq mille autres risquent d’être massacrés s’ils refusent de prendre les armes.

— Je ne m’explique toujours pas votre intérêt pour nous : nous ne vous serions d’aucune utilité dans une bataille. »

L’homme aux yeux clairs se dressa sur la pointe des pieds pour tenter de discerner les ventres-secs des deuxième et troisième rangs.

« Nous sommes célibataires, et les hommes ont besoin de femmes pour procréer.

— Vous pourriez les choisir parmi les jeunes filles qui… »

Il interrompit la doyenne d’un geste de la main péremptoire, presque menaçant.

« Nous n’avons que faire de femmes qui ne connaissent de la vie que les commandements de l’épouse et quelques prières à l’ordre cosmique ! »

Un mouvement agita le groupe des ventres-secs. Ellula s’en extirpa, traversa l’espace vide entre les femmes du premier rang et la doyenne, se planta en face de l’homme aux yeux clairs. Il eut un mouvement de surprise, puis, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés, il la contempla un long moment, s’attarda sur les broderies de sa robe, sur les torrents ambrés et soyeux qui dévalaient ses épaules et sa poitrine.

« C’est moi que tu cherches, Eshan ? »

Un sourire crispé s’esquissa sur le visage du jeune Peskeur mais, loin de dissimuler son embarras, il ne réussit qu’à le souligner.

« Je viens dissiper un malentendu, murmura-t-il.

— Un malentendu ? Où étais-tu lorsque les patriarches me relevaient sur la place ? Qu’ils m’exhibaient nue devant les autres ? Qu’ils me jugeaient et m’exilaient au niveau 20 ? »

Jamais Samya et les ventres-secs n’avaient perçu une telle colère dans les yeux et la voix d’Ellula. La benjamine du groupe était d’une rare discrétion, et ses compagnes mettaient sur le compte d’une mélancolie compréhensible les périodes où elle se murait dans un silence maussade que rien, pas même la sollicitude de Clairia, ne parvenait à distraire.

« Je me tenais prêt à intervenir au cas où ils t’auraient condamnée à mort, se défendit Eshan. J’ai entendu l’eulan Paxy prononcer ton bannissement chez les ventres-secs et j’ai attendu le moment propice pour te délivrer.

— C’est avant qu’il fallait te manifester, lorsque tu avais encore la possibilité de me disculper.

— Tu attaches trop d’importance aux jugements des patriarches…

— Moins que toi, Eshan Peskeur ! Tes aveux t’auraient sali à leurs yeux, aux yeux de ton père, aux yeux de ta mère. »

Eshan blêmit, serra le manche de son arme à s’en faire craquer les jointures. Il n’était plus en cet instant le guerrier arrogant qui s’était introduit dans le niveau 20 quelques minutes plus tôt, mais un enfant désemparé, fragile, dont la superbe se délitait sous les mots de son accusatrice.

« Je suis venu payer ma dette…

— Le jugement de l’eulan Paxy t’arrangeait, poursuivit Ellula d’une voix qui se gonflait de fureur. Il m’arrachait des bras de ton père et te donnait la possibilité de me reprendre ultérieurement, en toute impunité. Je ne crois pas que tu aies agi pour le bien commun, mais par intérêt, par calcul. C’est ainsi que se comportent les lâches. Et maintenant, que comptes-tu faire ? Me violer devant tes complices ?

— Écoute-moi, Ellula…

— Épargne-moi tes suppliques, Eshan Peskeur ! Ce que tu n’as pas réussi à obtenir par la loi ou l’ordre cosmique, tu essaies de le prendre par la force, et tu veux entraîner tous les autres sur ton chemin de violence. Même si cinq mille criminels s’apprêtent à nous envahir, et je le crois car je les ai aperçus dans mes visions, je ne te suivrai pas, je n’appartiendrai pas à ton peuple, je ne serai jamais à toi. »

Les rayons étincelants qui jaillissaient de l’ouverture fracassée de la coursive enflammaient sa chevelure et son visage. Les ventres-secs et Samya la considéraient d’un air stupéfait, impressionnées par sa détermination, abasourdies par la révélation de ce don métapsychique qu’elle leur avait jusqu’à présent caché. Les hommes, regroupés dans la coursive, lui jetaient des regards haineux car, en insultant le guide qui les menait vers leur destinée glorieuse, c’étaient eux-mêmes qu’elle offensait, c’était leur rêve qu’elle piétinait.

« Je te protégerai contre ta volonté, Ellula, répliqua Eshan d’une voix qu’il s’efforçait de raffermir. Je me battrai jusqu’à la mort pour que tu ne tombes pas entre les mains de ces monstres.

— Défends-toi contre toi-même, contre le monstre qui vit en toi, je ne t’en demande pas plus. »

Eshan leva son arme, s’immobilisa pendant quelques secondes dans une attitude menaçante, puis il pivota subitement sur lui-même et se dirigea d’une foulée saccadée vers l’entrée de la coursive.

« La porte de votre prison reste ouverte, dit-il avant de s’engager dans le passage. Au cas où vous changeriez d’avis, vous pourrez nous contacter au domaine 1, cabines 20 à 25. »

Après que ses hommes et lui eurent évacué les lieux, les ventres-secs se pressèrent autour d’Ellula et la harcelèrent de questions. Elle dut leur raconter par le détail son mariage avec Isban Peskeur, la première caresse et le premier baiser d’Eshan dans l’étable, l’intervention de Kephta, la troisième épouse, la tentative de viol du fils Peskeur dans le vaisseau, l’irruption d’un groupe de patriarches et de l’eulan Paxy, son procès, sa condamnation à l’exil.

« Il a cru que tu te promettais à lui en répondant à ses avances, commenta Elja, une femme entre deux âges réputée pour passer en quelques secondes du rire aux larmes.

— Les hommes, ils vous embrassent, ils vous caressent un sein, ils croient que le corps entier leur appartient ! s’exclama Ombilla, une petite boulotte qui s’était autoproclamée adjointe de Samya et qui, à ce titre, se croyait obligée de régenter la vie de ses compagnes avec une voix stridente et une maladresse désespérante.

— Ils sont capables de toutes les folies pour nous planter leur dardelet entre les cuisses ! gloussa une autre.

— Fallait voir les patriarches se glisser dans les granges en pleine nuit ! Aussi excités que les yonaks en rut.

— Sauf qu’ils n’ont pas la même… importance que les yonaks en rut ! »

Éclat de rire général, puis elles se remémorent les propos préoccupants d’Eshan Peskeur, et les visages redeviennent sérieux, se figent dans la lumière qui étire les ombres et sculpte les traits.

« Tu as vraiment des visions ? s’enquiert Samya.

— Depuis ma petite enfance, répond Ellula. J’ai subi le rituel de l’exorcisme à onze ans au grand temple de l’Erm, mais l’ordre cosmique n’a jamais cessé de m’envoyer des révélations. Elles n’arrivent pas toujours dans l’ordre : je sais par exemple que les Kroptes ont été exterminés sur le continent Sud. J’ai vu les cadavres de mon père, de sa première épouse et de ma mère dans une fosse, avec des centaines d’autres autour d’eux. On les avait déshabillés afin, je suppose, de récupérer leurs vêtements. »

Les fronts se plissent, les yeux s’humectent. Elles ne doutent à aucun moment de la parole d’Ellula, elle savent que la vérité s’écoule par sa bouche. Elles ont laissé là-bas des parents, des frères, des sœurs, des neveux, des nièces, et, même si leur famille les a reniées, elles ressentent la souffrance, le vertige de la séparation. Quelques-unes éclatent en sanglots, d’autres se mordent les lèvres ou se tordent les mains, d’autres pleurent en silence, d’autres enfin adressent une prière à l’ordre cosmique.

« Pourquoi nous l’avoir caché ? »

Aucune acrimonie dans la voix de Samya, le reproche est amical, bienveillant.

« La vie m’a enseigné à exercer ma méfiance, répond Ellula. J’ai souffert dans ma chair et dans mon âme lorsque l’eulan de l’Erm m’a fouettée en public avec une branche de zédrier. Les gens n’ont pas envie d’entendre les avertissements de l’ordre cosmique, ils m’estiment responsable des malheurs qui les frappent.

— Qui d’autre qu’une ventre-sec saurait le mieux comprendre celles et ceux que la vie a meurtris ? affirme Samya. Notre cœur n’a pas la dureté de celui d’un eulan ou d’un patriarche. Nous avons connu le mépris des hommes, mais également leurs aspects les plus intimes, les plus sincères, lorsqu’ils s’abandonnaient dans nos bras avec la confiance d’un enfant. Avec nous, ils n’étaient plus prisonniers de leur rôle, ils ne trichaient pas, ils dénudaient leur corps et leur âme, ils osaient se montrer tels qu’ils étaient, violents, fragiles, généreux, cruels, affamés de caresses, de tendresse. Nous n’aurions rien appris si nous nous laissions encore abuser par les apparences kroptes. Ce garçon… comment s’appelle-t-il déjà ?…

— Eshan Peskeur.

— … exprime tout haut ce que les autres ont enfoui au plus profond d’eux pendant des siècles. Nous ne t’aurions pas jugée, Ellula, nous sommes des confidentes, des puits sans fond qui recueillent les eaux perdues, les trop-pleins. »

Ellula baisse la tête, trop émue pour articuler le moindre son. Les larmes qui perlent à ses cils se décrochent, roulent sur ses joues. Elle mesure soudain le sacrifice de ces femmes condamnées à l’errance et au silence perpétuels. Elles ont recueilli et gardé pendant des siècles les inavouables secrets de ceux-là mêmes qui les ont bannies. Chassées de ferme en ferme, elles ont été les exutoires, les courants d’air qui dépoussièrent, qui dispersent les miasmes. En ouvrant des espaces de liberté dans un monde figé, elles ont entretenu son mouvement, elles lui ont évité de crouler sous le poids de sa propre rigidité.

« Parle-nous donc de ces détenus », proposa Samya.

Ellula s’essuya les joues d’un revers de manche. Les ventres-secs se resserrèrent autour d’elle. La curiosité et l’inquiétude avaient déjà supplanté la tristesse dans leurs yeux.


* * *

La file des deks s’étirait dans une coursive légèrement déclive. Après avoir franchi les sas et la passerelle surplombant la cuve de refroidissement, ils avaient retiré les combinaisons spatiales, les avaient pliées et rangées dans un réduit dont ils avaient fracturé l’entrée. Ils s’étaient ensuite regroupés et avaient traversé sans encombre le quartier des moncles. Ils n’avaient rencontré qu’un seul ecclésiastique, le petit moncle Artien, qui les avait assurés de la neutralité de ses coreligionnaires et s’était proposé de les accompagner. Ils avaient décliné l’offre, arguant que leur démarche ne concernait pas l’Église monclale. Le robe-noire s’était incliné mais il avait paru contrarié, peiné même, comme un enfant à qui l’on interdit l’entrée d’un cercle de jeux.

Abzalon marchait en tête en compagnie du Taiseur et de Lœllo. Il n’avait pas été facile de lui faire admettre qu’il devait laisser le foudroyeur dans les quartiers. On lui avait expliqué en long et en large qu’il était préférable, pour une ambassade, de se déplacer sans arme, de n’exhiber aucun objet, aucun comportement de nature agressive. Il n’avait été qu’à demi convaincu, mais il s’était plié à la volonté commune et avait caché le foudroyeur dans un endroit du labyrinthe qu’il était le seul à connaître. C’était pourtant grâce au « cracheur de feu », comme il le surnommait, qu’il était parvenu à rétablir une situation compromise dans la salle des alvéoles.

Voyant que les contradicteurs du Taiseur s’apprêtaient à submerger l’estrade, il avait visé Elaïm et pressé la détente. L’onde foudroyante avait arraché l’os frontal de l’ancien pilote. Les mains d’Elaïm avaient volé vers le haut de sa tête, comme pour protéger son cerveau dénudé, puis il s’était effondré au pied de l’alvéole, répandant dans sa chute le contenu de sa boîte crânienne. Abzalon avait aussitôt exploité le saisissement de ses partisans pour éliminer les éléments qu’il estimait les plus dangereux, les plus influents. Il avait tiré au jugé, pivotant sur lui-même avec une vitesse étonnante pour un homme de son gabarit, esquivant les coups de ses adversaires rassemblés autour de lui comme une meute d’aros enragés. Il avait été surpris de constater qu’il ne perdait pas sa lucidité ni son sang-froid. Les rangs de la meute s’étaient éclaircis et les rescapés avaient commencé à reculer. Abzalon en avait encore foudroyé deux puis il avait laissé les autres s’enfuir, certain désormais que ceux-là ne reviendraient pas à la charge. Les volutes de fumée et l’odeur de la chair calcinée s’étaient peu à peu dissipées.

« Comme tu peux le constater, Ab, la violence bien canalisée a parfois du bon, avait murmuré le Taiseur après que le silence fut retombé sur les lieux.

— On aurait pu éviter cette boucherie, bordel ! » avait grommelé Abzalon.

Il avait contemplé avec une tristesse coléreuse le canon encore fumant de l’arme.

« Tu peux rien te reprocher, était intervenu Lœllo, livide. Je sais pas ce qui s’est passé dans le crâne d’Elaïm, mais ce fzal l’a bien cherché… »

Le Taiseur n’avait eu aucun mal, ensuite, à convaincre la majorité des deks qui étaient restés passifs pendant l’affrontement. S’ils avaient adhéré avec enthousiasme à son projet d’entamer des négociations avec les Kroptes, c’était avant tout parce que les rapports de forces ne leur convenaient plus, qu’ils ressentaient confusément, eux aussi, le besoin d’asseoir leur existence sur de nouvelles fondations. L’ambassade avait été formée, en plus d’Abzalon, de Lœllo et du Taiseur, de ceux qui s’étaient chargés de convoquer les deks à l’assemblée et de vingt-cinq hommes choisis parmi les nombreux volontaires. Quelques-uns avaient protesté pour la forme, mais la promesse d’être incorporés dans les délégations suivantes les avait apaisés.

Ils s’étaient préparés pendants trois jours, avaient lavé leurs vêtements, les avaient recousus avec les moyens du bord, s’étaient rasés avec les couteaux en plastique, avaient coupé leurs cheveux, s’étaient récurés, coiffés, avaient répété leur rôle avec un sérieux entrecoupé de crises de fou rire, bref, ils s’étaient préparés à présenter le meilleur d’eux-mêmes devant ces Kroptes qui, selon le Taiseur, seraient conditionnés par le premier regard, par la première impression. Après le premier repas du quatrième jour, ils avaient pris la direction des sas, escortés par un grand nombre de deks qui avaient surmonté leur jalousie pour les encourager, pour les abreuver de conseils. Ils avaient alors ressemblé à des adolescents intimidés et excités se rendant à leur premier rendez-vous.

Quelques-uns avaient recommandé au grand Ab de ne pas trop effaroucher les femmes, et l’intéressé, l’homme qu’on avait craint d’effleurer par mégarde dans l’enceinte de Dœq, avait lui-même ri de leurs plaisanteries. Conscient de son physique repoussant, Abzalon n’attendait pas de cette expédition que les yeux d’une femme se posent sur lui. Il lui paraissait inconcevable qu’un regard féminin lui renvoie autre chose que de l’horreur ou de la pitié. Et puis il n’était pas certain de maîtriser les pulsions qui pouvaient se manifester à tout instant et le pousser à décortiquer la tête de la malheureuse. Accompagner ses amis Lœllo et le Taiseur suffisait largement à son bonheur. Il voulait également s’assurer que la rencontre avec le Qval dans les galeries souterraines du pénitencier avait réellement changé quelque chose en lui, qu’il avait dorénavant la possibilité de regarder une femme sans perdre la tête, sans être tyrannisé par ce démon funeste qui hantait les ruines de son esprit.

Abzalon et le Taiseur avaient expliqué à leur trente-huit compagnons le mode d’emploi des combinaisons dénichées dans les locaux techniques. Ils avaient ensuite ouvert les portes de sas en se remémorant les gestes d’Elaïm, puis Abzalon et Lœllo avaient conduit la troupe de l’autre côté tandis que le Taiseur refermait les portes derrière eux. Certains avaient été saisis de panique lorsque la fumée des cuves de refroidissement s’était engouffrée dans le dernier sas. La voix puissante d’Abzalon avait alors retenti par l’intercom et les avait ramenés au calme. Fustigés par son coup de gueule, ils n’avaient marqué aucune hésitation au moment de parcourir la passerelle jetée au-dessus de l’eau bouillante. Au travers du verre embué, Abzalon avait essayé d’entrevoir la forme sombre et ondulante qu’il avait cru discerner lors de son premier passage, mais il n’avait rien observé d’autre que les volutes étincelantes de vapeur et les chatoiements de lumière à la surface frémissante de la cuve. Pourtant, une petite voix tenace lui répétait qu’il n’avait pas été victime d’une illusion d’optique quelques jours plus tôt.

« Y a du monde pas loin, murmura soudain Lœllo en s’immobilisant.

— Ça t’étonne ? s’exclama le Taiseur avec un sourire. Ils sont plusieurs milliers dans le coin.

— Non, non, c’est pas ce que j’veux dire ! insista le Xartien en secouant la tête. Ceux-là atteignent l’échelon cinq. »

Derrière eux, les hommes s’étaient figés, alertés par son éclat de voix.

« L’échelon de quoi ? s’agaça le Taiseur.

— Cinq, intervint Abzalon. Ça veut dire qu’ils ont l’intention de nous étriper. Z’auriez pas dû m’empêcher de prendre le foudroyeur, chiure de rondat !

— Tu es sûr de ce que tu racontes, Lœllo ?

— Il se goure jamais ! »

Le ton d’Abzalon était devenu menaçant. Il se sentait pris au piège dans cette coursive étroite qui ne favorisait pas les individus de sa corpulence. Ils n’avaient aucun endroit où se planquer, il suffisait que deux groupes armés bloquent les issues du passage pour les foudroyer en toute tranquillité.

« Combien sont-ils ? demanda le Taiseur.

— Plus de trente en tout cas.

— Repartons tout de suite vers les sas, suggéra Abzalon.

— On ne peut tout de même pas renoncer sur la foi de simples suppositions métapsychiques, merde ! s’emporta le Taiseur. Peut-être que l’antenne de Lœllo a été détraquée par… »

Des bruits de pas, des crissements, des cliquetis l’interrompirent. Des hommes firent leur apparition dans la coursive, les uns coiffés de chapeaux, les autres tête nue. À la façon dont ils brandissaient leurs bouts de ferraille aiguisés, aux braises haineuses qui couvaient dans leurs yeux, les quarante deks comprirent qu’il ne servirait à rien de parlementer, que c’en était fini de leur rêve. Les vieux démons les avaient rattrapés.

« Replions-nous ! » glapit le Taiseur.

Ils refluèrent au pas de course, tombèrent, à l’autre extrémité de la coursive, sur une deuxième troupe qui les prenait en tenaille, s’arrêtèrent, se regroupèrent. Bien que désarmés, ils n’avaient pas d’autre choix que de défendre leur peau, que d’accepter l’engagement. Les Kroptes progressaient en rangs serrés avec une lenteur exaspérante. Jeunes, peu expérimentés à en juger par leur façon de manier leurs armes et par leur hésitation à porter les premières attaques, ils avaient sur leurs adversaires le gros avantage de connaître parfaitement le terrain.

« Tu nous a foutus dans une sacrée merde, Taiseur ! gronda quelqu’un.

— On en discutera après ! répliqua le Taiseur. Souviens-toi de Dœq et garde tes forces pour te battre. »

Un ordre claqua, et les Kroptes fondirent par vagues de trois sur les deks.

« Je prends celui de gauche, Lœllo celui de droite, Ab celui du milieu », souffla le Taiseur.

Les jambes fléchies, les mains à hauteur des yeux, Abzalon se concentra sur son adversaire, un homme ni très grand ni très costaud mais équipé d’une longue pique à la pointe ébréchée. Il ne bougea qu’au dernier moment, en même temps que l’autre tendait les bras pour l’embrocher. Il esquiva l’extrémité de la pique d’un retrait du buste, coinça la hampe entre son coude et ses côtes, s’avança d’un pas, saisit son adversaire par la barbe, la ramena à lui d’une traction tellement puissante qu’il entendit craquer ses vertèbres. Il lui fendit le crâne d’un coup de poing, puis il souleva son corps inerte et le projeta de toutes ses forces sur le groupe des Kroptes, dont certains perdirent l’équilibre et entraînèrent les autres dans leur chute. Il jeta un coup d’œil sur sa droite, vit que Lœllo frappait du pied son adversaire allongé, un coup d’œil sur sa gauche, s’aperçut que le Taiseur était en difficulté face à un homme équipé d’une sorte de sabre à la lame recourbée, leva la pique, la plongea dans le flanc découvert de ce dernier. La pointe métallique s’enfonça sous la cage thoracique du Kropte, crissa sur sa colonne vertébrale, sur les os de son bassin, ressortit de l’autre côté, se ficha profondément dans la cloison de la coursive. Le Kropte resta hébété dans un premier temps, puis il poussa un râle d’agonie, gigota comme un insecte cloué par une aiguille, bascula vers l’avant, s’enroula autour de la hampe qui l’empêcha de tomber.

« Récupérez leurs armes ! » glapit Abzalon.

Déjà, ils devaient faire face à l’offensive de la deuxième vague. Lœllo ne dut qu’à un réflexe désespéré d’éviter le tranchant d’une lame qui s’abattait sur sa nuque. Il trébucha sur le corps de l’homme qu’il venait de rouer de coups de pied, roula sur le plancher, heurta les jambes de son nouvel adversaire qui s’effondra à son tour. Une odeur de sang, doucereuse, écœurante, saturait déjà l’atmosphère confinée de la coursive. Les clameurs, les gémissements, les cliquetis, les chocs prenaient une résonance effroyable dans le boyau métallique. Abzalon arracha la pique de la cloison et du cadavre du Kropte, lui ouvrant le ventre et lui arrachant les viscères au passage. Une colère folle l’envahissait, il perdait tout empire sur lui-même, comme face à ses victimes dans les rues de Vrana. Le projet du Taiseur l’avait emballé pourtant, avait soulevé un fol espoir en lui, lui avait procuré un sentiment d’importance, le premier qu’il eût jamais éprouvé de sa vie, et les Kroptes, ce peuple soi-disant religieux et pacifique, les obligeaient à revenir plusieurs mois en arrière, transformaient L’Estérion en un nouveau Dœq, exhumaient les pulsions qu’il avait crues définitivement enterrées. L’espace de quelques secondes, il fut effleuré par la tentation d’écarter les bras et de s’avancer vers les ennemis, de leur offrir sa poitrine, de mettre fin à la malédiction de sa vie. Puis l’instinct de survie reprit le dessus, il se laissa gouverner par ses anciens réflexes, il embrocha d’un geste vif et précis le Kropte coiffé d’un chapeau qui se précipitait sur lui. Emporté par son élan, il continua d’aller de l’avant, conscient de se couper des siens, s’enfonça dans les rangs adverses en frappant de taille et d’estoc, transperça des gorges, des ventres, reçut un coup sur le bras, un autre sur le haut de la cuisse. La pointe d’un hast lui effleura l’arcade sourcilière, ripa sur son os frontal. Aveuglé par le sang, incapable de réfléchir, il avança, cogna au jugé, empoignant de temps à autre un adversaire par le col de sa chemise et le projetant avec une force inouïe contre la cloison. Il n’avait pas voulu cela, grands dieux, il avait même ri des plaisanteries qui l’avaient pris pour cible avant leur départ, baigné d’un étrange sentiment de plénitude dans lequel il avait décelé la marque du Qval. Il ne percevait plus qu’une vague rumeur, des murmures qui évoquaient le friselis des arbres, les stridulations des insectes, les soupirs d’une brise d’été. Le mur s’était reformé autour de lui, l’avait isolé du reste de l’univers. Il était le soldat des mondes ténébreux, le Holom de l’Astafer, qui se fermait aux suppliques des hommes pour trancher, pour détruire. Il frappa encore et encore, parce que le sang appelait le sang, parce que la mort vendangeait, procurait à chaque instant davantage de vigueur à son bras. Il ne sut combien de temps dura son combat, il prit soudain conscience que l’espace se dégageait, s’éclaircissait autour de lui. Avec la manche de sa chemise, il essuya le sang et la sueur de son front et de ses yeux, s’aperçut qu’il venait de déboucher sur une place octogonale déserte, traversée par des traces sanglantes qui se dirigeaient vers les différentes entrées des coursives. Il comprit que les Kroptes avaient battu en retraite et s’étaient égaillés dans toutes les directions. À cet instant seulement, il se rendit compte qu’il était blessé au bras, à la cuisse, au flanc, au front, des entailles larges, impressionnantes mais peu profondes. Il lança un regard par-dessus son épaule, aperçut les corps qui gisaient en travers du plancher, reposant sur des lits empourprés, des Kroptes mais aussi des deks. Prenant soudain peur pour Lœllo, il revint rapidement sur ses pas. Une dizaine de membres de l’ambassade, regroupés au milieu de la coursive, avaient survécu à l’assaut. Il lui fut difficile de les identifier car le sang maculait leurs traits, leurs cheveux, leurs vêtements. Il remarqua le corps de Lœllo allongé contre une cloison, et son cœur s’arrêta de battre. Il s’en approcha, s’accroupit, lui releva délicatement la tête. Il fut soulagé de croiser le regard du Xartien, un regard encore vivace bien que légèrement trouble. En revanche, la large auréole carmin qui naissait de son ventre et s’épanouissait sur son bassin l’inquiéta.

« C’est rien… rien, gémit Lœllo. Un simple égratignure.

— Je n’en suis pas si sûr, fit une voix. Ramenons-le dans nos quartiers. »

Abzalon tourna la tête, aperçut la frêle silhouette du Taiseur, blessé aux bras et aux jambes.

« Tout ça est arrivé par ta faute, Taiseur ! » gronda un dek affalé sur le plancher.

Ils avaient l’impression de s’être fourvoyés à l’intérieur de l’un de ces abattoirs géants du continent Nord qui empuantissaient l’air à des kilomètres à la ronde.

« Je n’ai pas l’intention de fuir mes responsabilités, rétorqua l’ancien mentaliste.

— Celui qui accusera le Taiseur m’accusera aussi ! cracha Abzalon d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Son idée était bonne, ces putains de Kroptes l’ont foutue en l’air. »

Les rescapés chargèrent sur leurs épaules les blessés – certains, la jambe ou le bras sectionnés, étaient intransportables : malgré leurs suppliques, on dut se résoudre à les abandonner sur place – et prirent le chemin du retour. De la joyeuse ambassade qui s’était ébranlée quelques heures plus tôt en portant les espoirs de cinq mille criminels ne subsistaient qu’une dizaine d’hommes blessés dans leur chair et dans leur âme, des hommes qui s’étaient présentés les mains ouvertes et à qui les Kroptes n’avaient pas laissé la moindre chance de s’expliquer, des hommes qui s’en repartaient déçus, humiliés, prisonniers de leur destin.

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