CHAPITRE XII RENCONTRES

Mourir.

Ils doivent tous mourir.

Ils ne sont pas dignes de poser le pied sur le nouveau monde, ni mes coreligionnaires, ni les Kroptes, ni les deks. La vitesse à laquelle la population du vaisseau s’est corrompue m’amène à penser qu’il n’y a aucun espoir de rédemption, que le silence du néant est la seule réponse appropriée à ce bouleversement, à ce pourrissement des valeurs. Nous n’atteindrons pas l’idéal du Moncle avec cette poignée de hasardeux qui ne songent qu’à assouvir leurs sens, à mêler leurs gènes. On ne pouvait guère attendre autre chose de la part des deks, ces rebuts de la société que l’Hepta mentaliste, pour des raisons qui m’échappent et qui, probablement, lui échappent aussi, nous a imposés comme compagnons de voyage, mais on était en droit d’espérer mieux des Kroptes, des eulans et des épouses en particulier. J’aurais dû me douter, toutefois, que l’engeance féminine…

[Sept lignes illisibles.]

…quelques jours, un agent de l’Hepta est venu me rendre visite. Il ne paraissait pas jouir de toute sa raison. Il présentait tous les symptômes du possédé – paroles incohérentes, yeux exorbités, gestes saccadés –, puis j’ai deviné qu’il avait subi une modification à distance de ses nanotecs correctrices, que deux êtres cohabitaient en lui, que deux volontés s’exprimaient par sa bouche. J’ai cru comprendre que le nouveau gouvernement estérien, appuyé par l’Église, avait déclaré illégal le mouvement mentaliste et constitué sa propre équipe de manipulateurs et de correspondants. Ainsi donc, mon interlocuteur recevait des ordres télémentaux contradictoires, les mentalistes s’étant réorganisés pour continuer à œuvrer dans la clandestinité. D’un côté il m’affirmait qu’il était entré au service de l’empereur – Jzor ou Zjor, à ce qu’il m’a semblé entendre –, de l’autre il me soutenait qu’il continuait de travailler pour le Sexta-libre (je suppose que les membres permanents de l’ancien Hepta ne sont désormais plus que six ; libres, il m’étonnerait fort qu’ils le soient un jour). Enfin, il me parlait, avec des sanglots dans la voix, d’une femme qu’il n’aurait jamais dû quitter. En bref, je n’ai rien retenu de très intéressant de ses propos, hormis le fait que notre chère Église a pris le contrôle d’Ester, ce qui, évidemment, me réjouit au plus haut point. La perturbation de ses nanotecs, et par extension de son cerveau, n’en fera un allié ni fiable ni efficace. Il risque de développer rapidement une schizophrénie pathologique qui le rendra insaisissable, voire dangereux.

Je ne puis donc compter sur personne d’autre que moi-même pour évaluer la situation et prendre les mesures appropriées. Et j’en suis arrivé à conclure qu’il est préférable de mettre fin à cette expérience dont nous avons perdu le contrôle, que nous n’avons pas le droit de semer des germes infectés sur le nouveau monde, qu’il faut lui garder sa virginité en attendant de lui envoyer une population réellement sélectionnée, non mêlée, non hasardeuse.

Les tuer, disais-je.

Ma décision est irrévocable. Seul je n’y arriverai pas, mais mes alliés seront bientôt opérationnels, ma légion, forte de mille soldats, se répandra en silence dans les entrailles du vaisseau pour accomplir sa mission purificatrice.

Qu’il est douloureux d’écrire ! Mais je me devais de fixer cette déclaration de guerre sur le papier afin de lui conférer un tour solennel. Ma plume restera dorénavant rangée dans son écrin, j’ai mieux à faire que de noircir des pages qui erreront à jamais dans l’indifférence du vide. Un dernier mot cependant pour évoquer mon soulagement et mon allégresse : je retrouve les sensations exaltantes que j’éprouvais tandis que, jeune moncle, je parcourais les rues de Vrana à la recherche des ennemis de l’Un, le poignard à la main et la joie au cœur.

Extrait du journal du moncle Gardy.


Chargés de dégager la voie pour le gros des troupes massées dans les coursives voisines, les vingt deks de l’avant-garde s’étaient équipés de leurs combinaisons et regroupés devant la troisième porte des sas. Ils avaient décidé d’emprunter un nouvel itinéraire pour tenter de surprendre les Kroptes qui, en toute logique, s’attendaient à les voir surgir du premier passage. Ils n’avaient encore jamais exploré cette voie, mais un certain Kraer, un ancien partisan d’Elaïm autrefois contremaître sur les chantiers spatiaux, avait affirmé que les constructeurs d’un vaisseau de cette dimension avaient certainement prévu plusieurs communications entre ses deux corps principaux. Le gros des troupes avait reçu pour consigne de ne pas bouger tant que les éclaireurs n’auraient pas donné le signal.

Au retour de l’ambassade, les deks avaient crié vengeance et manifesté le désir de se ruer immédiatement de l’autre côté et d’en découdre avec les Kroptes. Des voix s’étaient élevées pour les exhorter à la patience : retourner là-bas sans armes et en ordre dispersé équivaudrait à se jeter dans la gueule de l’aro. Comme ils éprouvaient l’irrépressible besoin d’évacuer leur déception et leur colère, ils s’en étaient pris au Taiseur, et il avait fallu une intervention énergique d’Abzalon pour éviter à l’ancien mentaliste d’être taillé en pièces.

Ils avaient préparé leur revanche pendant plus d’un mois. Ils s’étaient organisés sous l’impulsion des anciens complices d’Elaïm, dont le plus influent était Kraer, un Vranasi d’une cinquantaine d’années aux cheveux ondulés, aux yeux brillants et au sourire vénéneux. Ils avaient trouvé plus de trois mille combinaisons spatiales dans les divers locaux techniques, ils avaient fabriqué des armes à partir des plateaux-repas dont les éclats leur avaient servi de pointes et qu’ils avaient emboutés sur les montants des couchettes arrachés de leurs supports. Ils avaient également confectionné des masses d’armes, des sphères plus ou moins régulières obtenues à partir de matériaux pilés, reliées à un manche par des lacets ou des bandes de couvertures tressées, recouvertes d’une double épaisseur de tissu, hérissées de couteaux, de fourchettes et de tous les objets pointus qui leur étaient tombés sous la main.

Kraer avait eu l’habileté d’apaiser l’acrimonie des deks à l’encontre du Taiseur. Il gardait ainsi en vie le seul homme capable d’ouvrir les sas et s’épargnait les foudres d’Abzalon. À l’issue de plusieurs réunions et en se basant sur le plan dessiné par Torzill, on avait décidé du jour de l’offensive et on avait constitué l’avant-garde : le Taiseur se chargerait d’ouvrir les portes des sas, Abzalon et son foudroyeur neutraliseraient les adversaires qui essaieraient de leur barrer le chemin et, dès que la voie serait libre, l’armée des deks se répandrait par vagues successives dans les quartiers kroptes, massacrerait les hommes, épargnerait les femmes en âge de féconder et les plus jeunes enfants. Ensuite on se partagerait le butin et chacun serait libre de s’installer où bon lui semblerait.

Bien qu’il n’approuvât visiblement pas ce programme, le Taiseur s’était abstenu d’intervenir, non qu’il craignît pour sa vie mais, à nouveau retiré en lui-même, il avait rétabli des distances infranchissables avec ses interlocuteurs. Il avait cependant accepté d’être incorporé dans l’avant-garde, rompant son silence pour préciser qu’il s’inclinait devant la volonté générale, qu’il consentait à ouvrir les portes de sas mais qu’il ne porterait pas d’arme et refuserait de combattre, car « il avait donné et reçu beaucoup trop de coups dans sa putain de vie ».

Lœllo avait lutté pendant cinq jours entre la vie et la mort. Abzalon s’était privé de nourriture et de sommeil pour rester à son chevet jusqu’à ce qu’il soit rétabli. Le jeune Xartien avait perdu beaucoup de sang et sa blessure au ventre s’était infectée. Il avait été soigné par Belladore, un guérisseur originaire des Grandes Assuors qui utilisait l’énergie contenue dans ses mains et prétendait avoir été formé par le grand Gombalha, le « faiseur de miracles, un saint homme assassiné par les légions du Moncle ». Comme il avait répliqué à la mort de son maître par le meurtre de deux robes-noires, Belladore avait été condamné à la détention à perpétuité. À Dœq, il avait passé son temps à soulager les misères des uns et des autres, raison pour laquelle, selon lui, il était sorti vivant de « ce nid de serpents ». Ses cheveux blonds et filasses offraient un contraste étonnant avec sa peau foncée, presque noire, comme celle de tous les habitants des Grandes Assuors, un archipel relié au continent par des routes percées dans la roche et recouvertes à marée haute. Ses dents, dévoilées par un éternel sourire chaleureux, presque enfantin, se chevauchaient mais conservaient une blancheur éclatante, presque insolente, que lui enviaient bon nombre de deks.

Il avait imposé les mains sur la blessure de Lœllo tout en marmonnant d’incompréhensibles suites de sons, des invocations aux dieux de ses ancêtres dans l’ancienne langue assuori. Étaient-ce les traitements de Belladore, était-ce la robuste constitution du blessé, étaient-ce encore les prières silencieuses qu’Abzalon avait adressées aux quelques divinités astafériennes qui survivaient dans un recoin de sa mémoire, toujours est-il que la fièvre de Lœllo était subitement tombée, que ses pensées étaient redevenues cohérentes, qu’il avait retrouvé des couleurs et s’était remis à manger avec un tel appétit que les deux autres, bien qu’affamés, lui avaient donné en souriant la moitié de leurs repas. Le Xartien avait affirmé qu’il se sentait prêt à participer à la bataille entre les deks et ces « fumiers de Kroptes », mais Abzalon le lui avait formellement interdit, passant outre ses protestations, soutenu par Belladore qui craignait que ne se rouvre la blessure en voie de cicatrisation. Pour tout salaire, le guérisseur n’avait exigé qu’une poignée de main et une petite place dans le cœur des deux hommes. Lui ne participerait pas à la guerre contre les Kroptes parce que, « quand les dieux vous confient la mission de guérir, ce n’est pas pour aider la mort à vendanger ».

Abzalon ne s’habituerait jamais aux combinaisons spatiales. Il avait l’impression de mijoter à petit feu dans le chaudron de Balamprad. L’épaisseur de tissu ne facilitait pas la préhension et, il avait beau serrer la crosse de toutes ses forces, il craignait à tout moment de laisser échapper le foudroyeur. Après que le Taiseur eut ouvert la première porte et se fut écarté, il se rua dans le sas, l’index posé sur la détente – difficile, avec ces fichus gants, d’évaluer la sensibilité de la minuscule languette métallique, les ondes foudroyantes risquaient de partir à son insu –, inspecta le sas du regard – maudite buée ! –, fit un large geste du bras pour prévenir les autres que la voie était libre.

À l’entrée du troisième sas, la voix du Taiseur grésilla dans l’intercom.

« Risque d’y avoir pas mal de fumée dans le prochain. Pas de panique, vous avez de l’oxygène et vous êtes protégés par vos combinaisons. »

Cependant, lorsque la porte s’ouvrit, seuls de fins serpents de vapeur clairsemée s’insinuèrent dans la petite pièce. Le foudroyeur à hauteur du ventre, Abzalon s’avança sur la plate-forme qui surplombait une immense cuve et d’où s’échappait une passerelle étroite, droite, bordée de rambardes. L’étrange beauté des volutes entrelacées qui s’élevaient de la surface frissonnante de l’eau et qu’enluminaient les faisceaux obliques des projecteurs l’émerveilla. Puis il distingua des mouvements vers le milieu de la passerelle et son index se crispa sur la détente. La buée l’empêchait de discerner précisément les formes, mais il voyait des dizaines de silhouettes s’avancer dans sa direction.

« Bordel, ils sont là ! » hurla-t-il.

Sa voix puissante, amplifiée par l’intercom, déchira les tympans des dix-neuf autres deks de l’avant-garde, tapis dans les sas.

« Pas si fort, merde ! protesta le Taiseur.

— Combien sont-ils ? demanda Kraer.

— Un paquet, répondit Abzalon, baissant le ton.

— À quelle distance ?

— Une quarantaine de mètres… Je tire dans le tas ?

— Attends, intervint le Taiseur. Ils ne sont pas équipés d’armes foudroyantes, ils ne peuvent pas t’atteindre pour l’instant.

— Ils ont peut-être des arcs ou des trucs de ce genre.

— Ab, tu ne peux pas les flinguer sans savoir ce qu’ils…

— Ta gueule, le Taiseur ! grogna Kraer. Ils ne t’ont pas demandé ce que tu voulais la dernière fois.

— Tant que nous resterons prisonniers du passé, nous serons condamnés à perpétuer le cycle, marmonna l’ancien mentaliste.

— Branlettes de tordu ! siffla Kraer. Nous voulons leurs femmes, ils ne veulent pas nous les donner, y a pas d’autre problème. »

S’ensuivit un moment de silence où le souffle accéléré des vingt hommes résonna avec la force d’une tempête dans les oreillettes.

« Qu’est-ce que je fais ? s’inquiéta Abzalon. Ils continuent d’avancer.

— Je vais à leur rencontre, lança le Taiseur en se relevant.

— T’es cinglé, t’as même pas d’arme !

— Ab, cesse de gueuler comme un yonak qu’on égorge ! Si cette merde doit continuer, ça m’est totalement égal de mourir. »

Avant que les autres n’aient eu le temps de s’interposer, le Taiseur se leva et rejoignit Abzalon sur la plate-forme. Leurs regards se croisèrent par les sillages transparents des rigoles qui s’écoulaient sur le verre de leurs hublots.

« J’te couvre si tu veux », proposa Abzalon.

Le Taiseur désigna le foudroyeur.

« S’il y a une toute petite chance d’éviter la guerre, je préférerais ne pas la gâcher avec ce truc-là.

— T’es sûr de ce que tu…

— Laisse-le, Ab, coupa Kraer. S’il a envie de se faire trouer la peau, c’est son affaire ! »

Abzalon s’effaça pour céder le passage au Taiseur.

« J’crois que t’es un gars bien, murmura-t-il tandis que l’ancien mentaliste s’engageait sur la passerelle.

— On est tous beaucoup mieux qu’on croit, ça vaut pour toi, Ab. Pour toi aussi, Kraer. »

Alarmés par le tumulte qui allait s’amplifiant à l’arrière, Ellula, Clairia, le moncle Artien et les ventres-secs des premiers rangs s’étaient arrêtés sur la passerelle. Les hurlements, les appels au secours les informaient que les soldats d’Eshan Peskeur avaient opéré leur jonction et commencé à s’emparer des femmes pour les ramener de force dans leurs cabines. Des mouvements confus, contradictoires, agitaient la colonne, les unes poussant vers l’avant pour tenter de gagner l’autre bord, les autres essayant de revenir sur leurs pas pour prêter main forte à leurs compagnes en difficulté.

« Avançons, dit le moncle Artien. Ou vous serez reprises par les soldats kroptes.

— Nous étions neuf cents au départ, nous devrions être neuf cents à l’arrivée, rétorqua Ellula.

— Vous ne pouvez plus rien pour celles qui ont déjà été enlevées.

— Elles seront humiliées, méprisées, rejetées…

— Si elles en éprouvent le désir, elles trouveront en elles les ressources pour vous rejoindre, affirma le petit ecclésiastique. La meilleure façon de rendre hommage à leur sacrifice est d’aller jusqu’au bout de votre idée.

— Je n’ai toujours pas compris votre intérêt dans cette histoire.

— Encore une fois, peu importe ! Chaque seconde qui s’écoule voit votre groupe amputé d’un nouveau membre.

— Il a raison », renchérit Clairia.

Ellula lança un ultime regard par-dessus son épaule puis, se mordant les lèvres pour ne pas éclater en sanglots, se remit en mouvement. Quelques pas plus loin, elle entrevit une tache claire qui semblait avancer dans leur direction et réduisit inconsciemment l’allure. Une silhouette émergea de la brume, enveloppée des pieds à la tête d’un vêtement brillant et gris qui ressemblait à la coquille des mollusques argentés des bords du bouillant.

« Un dek, souffla le moncle. Ils ont découvert ce passage, mais ils ignorent que les combinaisons spatiales ne sont pas nécessaires pour le franchir.

— Que devons-nous faire ?

— Aller à sa rencontre, essayer de savoir ce qu’il veut. »

L’homme avait quelque chose d’un spectre dans sa combinaison. L’éclat de ses yeux transperçait la bande sombre de son hublot. Des coulées de lumière dévalaient la matière souple et scintillante de son vêtement qui, dépourvu de coutures, de linéaments apparents, bruissait à chacun de ses pas. Plus il se rapprochait, plus augmentait l’inquiétude d’Ellula et de Clairia. Elles discernaient à présent les détails, les trois attaches extérieures, l’une à hauteur de la ceinture, l’autre à hauteur de la poitrine et la dernière au niveau du cou, les épaulettes renforcées, l’intérieur des gants légèrement granuleux, les bords arrondis et boursouflés du hublot.

À sa démarche hésitante, à l’inertie de ses bras, elles n’avaient pas besoin d’examiner ses traits pour deviner que le dek se posait lui aussi des questions. Et d’ailleurs ce fut lui qui, lorsqu’il fut parvenu à moins de dix mètres de la tête de la colonne, prit l’initiative de s’arrêter. Ellula, Clairia et le moncle s’immobilisèrent à leur tour, mais furent propulsés cinq pas vers l’avant par les poussées convulsives de la colonne. Les volutes de vapeur poursuivaient leur ballet lancinant au-dessus de la surface frémissante de la cuve.

On s’observa de part et d’autre pendant deux bonnes minutes avant que les mains du dek ne se lèvent et ne déverrouillent l’attache du cou. Les joints d’étanchéité s’ouvrirent d’eux-mêmes dans un sifflement à peine audible, puis, d’un geste lent, presque théâtral, il abaissa sa têtière sur ses épaules. Elles s’étaient attendues à faire face à une brute, à une bête féroce, elles furent étonnées de découvrir un homme sans âge aux traits fins, presque féminins, aux cheveux clairsemés et mi-longs, au regard sombre et profond. Intrigué par le vacarme qui continuait d’enfler dans le silence de l’immense salle, il lança un coup d’œil aigu vers l’arrière de la colonne.

« Nous avons déjà été présentés, fit le moncle Artien avec un léger plissement des lèvres qui était sa manière à lui de sourire.

— Qu’est-ce qui se passe là-bas ? demanda le Taiseur en désignant l’extrémité de la passerelle.

— Ces femmes ont décidé d’aller à votre rencontre, mais les soldats kroptes prétendent les en empêcher.

— C’est vous qui leur avez ouvert les portes ?

— Je suis même allé à plusieurs reprises dans vos quartiers, acquiesça le moncle. Mais l’ambiance n’était guère favorable à une tentative de médiation. En tout cas, j’ai pu me rendre compte que les combinaisons n’étaient pas nécessaires dans ce passage.

— Vous aimez jouer avec votre vie, moncle…

— Cela ne m’effraie pas. J’ai tellement joué avec celle des autres. »

Le regard du Taiseur se promena sur Ellula, sur Clairia, sur leurs compagnes des premiers rangs. Depuis combien de temps, si on exceptait les spectatrices de leur procession dans les rues de Vrana – mais alors ces dernières n’avaient été que les aspérités anonymes d’une multitude cimentée par la haine –, n’avait-il pas contemplé de femmes ? Dix, quinze ans ? Il avait assouvi ses pulsions sexuelles les plus pressantes avec quelques-uns de ses codétenus, avec Lœllo en particulier, dans l’enceinte du pénitencier, mais, même si ses relations avec l’autre sexe n’avaient pas abouti à un résultat très probant au cours de sa vie d’homme libre, il était traversé devant les visiteuses par une intense émotion, quelque chose comme un appel profond de ses fibres, une aspiration originelle, fondamentale.

« Qu’est-ce qu’elles veulent ? demanda-t-il.

— Je leur laisse le soin de vous en faire part, dit le moncle en invitant, d’un geste de la main, Ellula à répondre.

— Si nous restons plus longtemps sur cette passerelle, monsieur, un grand nombre des nôtres ne pourront pas passer de votre côté, déclara la jeune femme d’une voix dont elle s’efforça de maintenir jusqu’au bout la fermeté.

— Pourquoi voulez-vous passer de notre côté ? insista l’ancien mentaliste. Nous sommes des criminels, la pire racaille qu’Ester ait jamais engendrée…

— Nous perdons du temps ! protesta le moncle. Elles auront tout le loisir de vous l’expliquer lorsqu’elles seront en sécurité. »

Le Taiseur se frotta le menton et jeta un nouveau coup d’œil en direction du tumulte.

« D’accord, murmura-t-il. Essayons d’abord d’arrêter cette foutue guerre. »

Il pivota sur lui-même et, d’un ample mouvement du bras, engagea les femmes et le robe-noire à lui emboîter le pas.

« Ils arrivent, chuchota Abzalon. On a perdu le contact avec le Taiseur.

— C’est sans doute que ces bâtards l’ont égorgé ! glapit Kraer. Dégage-moi cette passerelle, Ab !

— On devrait peut-être attendre un peu…

— Fonce et tire dans le tas, bordel, c’est clair ?

— Faut pas m’parler comme ça, Kraer.

— Excuse, Ab, mais ça urge. »

Abzalon transpirait de plus belle à l’intérieur de sa combinaison et, à cause de la buée de plus en plus épaisse, il ne discernait qu’un mouvement flou devant lui, une vague étroite et dense qui submergeait peu à peu la passerelle. Alors il prit une longue inspiration, releva le canon de son foudroyeur et s’ébranla. Curieusement et bien que la première bataille contre les Kroptes l’eût profondément meurtri, il ne ressentait aucune haine, aucune rage, aucune excitation, il éprouvait même une sorte de répugnance à obéir aux ordres de Kraer et de ses partisans, à être leur Holom, le soldat de leurs désirs ténébreux. Et puis il jugeait déloyal de foudroyer des hommes qui n’avaient à lui opposer que des lances et des épées de bric et de broc. Il accomplirait toutefois son devoir parce qu’il avait une soif éperdue de reconnaissance et que sa force, sa férocité étaient les seuls présents qu’il pouvait déposer aux pieds de ses frères humains. Il se rendit compte que la vague ennemie prenait de la vitesse. Probablement l’avaient-ils repéré, se ruaient-ils sur lui comme un troupeau d’arcarins cornus afin de le renverser, de le piétiner. Il se campa sur ses jambes, cala le foudroyeur contre son ventre et attendit encore un peu avant de faire feu.

« Où t’en es, Ab ? »

La voix de Kraer eut le même effet sur son cerveau qu’un courant magnétic à haute tension. Il perdit le contrôle de son index replié sur la détente. Aucune onde foudroyante ne sortait du canon, il avait pourtant l’impression d’avoir enfoncé le court levier jusqu’à la garde. Il se demanda s’il n’avait pas oublié de débloquer le cran de sûreté. Les autres n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres. Ses yeux guettaient l’apparition d’une rigole qui aurait tracé un sillon clair au milieu du rideau de buée. Il entrevoyait une vague silhouette de couleur grise qui agitait les bras comme un épouvantail articulé des vergers industriels du continent Nord, puis, derrière elle, d’autres formes, plus sombres, plus floues.

« Ab ? »

La voix de Kraer à nouveau. Abzalon n’avait pas appris à respecter cet homme au regard fuyant et au sourire fourbe, mais il le tolérait parce qu’il avait su lui donner de l’importance et qu’il avait eu l’intelligence d’épargner le Taiseur. Il se rendit compte qu’il appuyait sur le pontet, rectifia immédiatement la position. La silhouette grise, parvenue à moins de dix mètres, tendait les bras dans sa direction comme si elle tenait une lance. Une voix intérieure lui hurla de ne pas tirer, mais son corps ne lui obéissait plus et la détente s’enfonça en souplesse sous l’épais tissu enserrant son index. Le trait lumineux, éblouissant, jaillit de la bouche du canon, embrasa la surface de la cuve, percuta l’adversaire au niveau de la poitrine : l’impact l’arrêta net dans sa progression, le projeta en arrière, faillit le renverser, mais il se rééquilibra en s’aidant de ses bras, parcourut encore quelques pas et s’effondra au pied de la rambarde.

Les rigoles tant attendues dégoulinèrent sur le hublot d’Abzalon. À la faveur des étroits sillons, il s’aperçut que les ennemis, pétrifiés sur la passerelle, portaient des robes, des coiffes, et ne brandissaient aucune arme. Il baissa les yeux, observa le visage de l’homme qu’il venait d’abattre, reconnut le Taiseur. Son sang se glaça, un spasme lui contracta les entrailles, le foudroyeur lui échappa des mains et tomba à ses pieds, une plainte étranglée monta de sa gorge.

« Qu’est-ce qui se passe, Ab ?

— J’ai… j’ai flingué le Taiseur, gémit Abzalon.

— Bon débarras ! ricana Kraer. Ses conneries de mentaliste commençaient à nous les briser. Et les Kroptes ?

— Il avait baissé sa têtière, je l’ai pas reconnu…

— Je te demande ce que fabriquent ces putain de Kroptes, Ab ! »

Désespéré, Abzalon eut le réflexe de relever la tête et de regarder devant lui : c’étaient bien des femmes et un moncle qui se pressaient devant lui.

« Des femmes, bredouilla-t-il.

— Quoi, des femmes ? »

Abzalon s’accroupit et fixa jusqu’au vertige le visage inerte du Taiseur. Il pria les dieux qu’il connaissait et ceux qu’il ne connaissait pas de redonner un souffle de vie à ce compagnon qui, avec Lœllo, avait été le seul à lui apporter un peu d’amitié et de réconfort entre les murs de pierre ou de métal de ses prisons successives, d’effacer la cavité aux bords déchiquetés et noircis qui s’étendait de son épaule gauche jusqu’à son abdomen et abritait un magma d’étoffe et de chair calcinées.

« Quoi, des femmes ? » croassa Kraer.

Abzalon faillit saisir le foudroyeur et en retourner le canon contre son cœur. Seule la mort pourrait le délivrer de l’insaisissable démon qui exploitait avec une rare cruauté ses failles affectives et sa brutalité. Il l’avait poussé à tuer un ami, un frère de hasard, exigeant de lui un sacrifice déchirant, choisissant sa victime non plus dans le grouillement anonyme de Vrana ou dans l’enceinte du pénitencier mais dans le cercle de ses proches. Abzalon examina le canon luisant et encore fumant du cracheur de feu. Le Taiseur avait eu raison quelques minutes plus tôt, ce genre de truc pourrissait l’existence.

« Ab, réponds, bordel de merde !

— Tu vas fermer ta grande gueule, Kraer ! » cracha Abzalon de toutes ses forces dans le micro de l’intercom.

Une petite lueur s’alluma dans son désespoir et il se souvint du Qval dans les souterrains de Dœq. Quelque part dans cet univers, il existait des êtres, humains ou non, qui pouvaient l’aider à comprendre pourquoi le monde se ruinait autour de lui, pourquoi il attirait la malédiction comme les gigantesques antennes du pôle Nord estérien captaient l’énergie magnétic du cosmos, pourquoi il s’obstinait à vivre tandis que ceux qui gravitaient autour de lui étaient condamnés à disparaître.

Quelqu’un lui agrippa l’épaule. Il releva la tête, entrevit d’abord une tache noire devant son hublot, puis une face blême et glabre, reconnut le petit ecclésiastique qui avait pris la défense des deks face au vieux moncle.

« Ab, si tu réponds pas tout de suite, on y va ! glapit Kraer.

— Restez où vous êtes ! »

D’un geste de la main, le robe-noire lui demanda de déverrouiller son attache extérieure et de baisser sa têtière. Il ramassa le foudroyeur, se releva et s’exécuta. Des cris perçants lui vrillèrent immédiatement les tympans. L’air de la cuve, pourtant chaud, glissa sur son crâne et sur son visage dégoulinants comme la plus exquise des caresses. Agglutinées derrière le moncle, les femmes le fixaient avec une expression horrifiée, la même que celle de ses victimes dans les rues de Vrana. Il se présentait devant elles dans toute sa disgrâce, les mains couvertes du sang d’un frère. Il fut frappé par la beauté de la jeune femme qui s’était détachée du groupe et s’était avancée aux côtés du petit robe-noire. Moins de vingt ans sans doute, des cheveux épais, brillants, qui lui tombaient sur les hanches, un teint de ciel pâle, des yeux d’eau claire que ne troublaient aucun reproche, aucun mépris, une robe brodée qui mettait en valeur la finesse de sa taille et la rondeur de sa poitrine. Il l’aurait rencontrée au détour d’une rue de Vrana, l’idée ne l’aurait même pas effleuré de lui décortiquer le crâne, il s’en serait écarté comme la nuit se sauve devant le jour, comme les démons s’effacent devant les fées et les déesses. Des larmes lui embuèrent les yeux, bordel ! voilà qu’il chialait comme un gosse devant des femmes à qui il inspirait une horreur sans nom.

« J’voulais pas le tuer, c’était mon ami, balbutia-t-il. J’voyais rien, j’ai cru que… »

Les cris couvrirent la fin de sa phrase.

« Une méprise tragique, dit le moncle Artien. Faisons en sorte que le sacrifice de votre ami ne reste pas vain. Vous est-il possible de prévenir les autres deks que ces femmes ne veulent pas les agresser mais simplement les rencontrer ?

— Nous rencontrer ? ânonna Abzalon.

— De toute urgence ! Vous entendez ces cris ? Les soldats kroptes essaient de les en empêcher. »

Abzalon prêta l’oreille et discerna, entre les hurlements, des chocs sourds, des bruits de lutte. Ce n’étaient pas les deks qui devaient se battre pour aller chercher les femmes, mais les femmes qui se battaient pour se rendre chez les deks. Le monde à l’envers. Il décela dans la situation une possibilité de réparer en partie sa faute, même si, il en était conscient, le sang du Taiseur ne sécherait jamais sur ses mains.

« J’vais leur donner un coup de main, si vous voulez… »

Il guetta une approbation dans le regard de la jeune femme dont les yeux emplissaient tout l’espace par-dessus l’épaule du moncle.

« Il y a déjà eu trop de morts », répondit-elle d’une voix dont la douceur l’envoûta.

Il fut étonné de s’entendre dire :

« P’t-êt’bien que vous avez raison, madame. »

« Madame », ce mot qu’il n’avait jamais employé, ou alors quand il était petit, lui était venu spontanément aux lèvres. Bien qu’on le réservât généralement aux femmes mûres ou très haut placées sur l’échelle sociale, il n’en avait pas trouvé d’autre pour s’adresser à son interlocutrice. Alors il leva son foudroyeur et le lança par-dessus la rambarde de la passerelle, un geste spontané dont le premier mérite était de le débarrasser de l’arme qui avait volé la vie du Taiseur. La jeune femme lui eût-elle demandé de se jeter à son tour dans la cuve qu’il se serait exécuté sans la moindre hésitation. L’impact du foudroyeur à la surface de l’eau perturba les mouvements des volutes, qui s’égaillèrent dans tous les sens avant de reprendre leur ballet aérien.

« Vous faites preuve d’une grande sagesse, approuva le moncle Artien.

— Lui était sage, murmura Abzalon en désignant le corps du Taiseur.

— Pas tant que ça. Il a commis une erreur : il aurait dû prendre le temps de vous prévenir. »

Un sillon de feu fusa du bas-ventre d’Abzalon, monta le long de sa colonne vertébrale, une impulsion colérique. Sans la présence de la jeune femme, son bras se serait détendu comme un ressort et son poing aurait écrabouillé le crâne du robe-noire.

« Je contacte les autres », marmonna-t-il.

Il remonta la têtière et attendit que se fussent refermés les joints d’étanchéité avant de pousser la bride de fixation de l’attache. La voix acérée de Kraer satura aussitôt son intercom.

« …m’entends, Ab ? Tu m’entends ?

— Elles arrivent.

— Où étais-tu passé, bordel de merde ? J’ai cru que… Comment ça, elles arrivent ?

— Les femmes kroptes. Remballez les combinaisons et les armes. Envoie quelqu’un prévenir les autres. »

Et, sans attendre la réponse de Kraer, il s’accroupit, jucha le corps du Taiseur sur ses épaules, se redressa et rebroussa chemin.

Les dernières femmes de la colonne s’engouffrèrent dans la coursive basse des quartiers des deks. Les Kroptes lancés à leur poursuite n’avaient pas insisté lorsqu’ils avaient vu se dresser devant eux une quinzaine de deks vêtus de combinaisons grises et armés de lances ou de masses d’armes. Ils avaient capturé trois ou quatre fuyardes sur la passerelle et s’étaient repliés avec ce maigre butin. L’une d’elles s’était débattue avec une telle énergie qu’elle avait basculé par-dessus la rambarde et entraîné son ravisseur dans sa chute. Alourdis par leurs vêtements, ils avaient coulé comme des pierres dans l’eau de la cuve. Une autre, dont la robe s’était déchirée de haut en bas, avait été frappée à la tête et traînée pratiquement nue sur le plancher.

Postée d’un côté de la porte du quatrième sas, Ellula estimait qu’un peu plus de huit cents épouses et ventres-secs étaient parvenues à traverser la cuve, qu’une centaine d’entre elles, par conséquent, avaient été reprises par les hommes d’Eshan Peskeur. Des doutes venaient à présent la harceler avec la même virulence que les zihotes dans les étables d’Isban Peskeur : à cause d’elle, Samya était morte et cent femmes subiraient dans les heures à venir une humiliation pire que celle des ventres-secs, pire que celle qu’elle avait elle-même endurée dans le grand temple de l’Erm. Les patriarches s’acharneraient sur les captives pour dissuader les autres épouses de s’enfuir, pour se resserrer autour des valeurs fondatrices. Elles expieraient pour toutes celles qui avaient eu l’audace de partir, de céder à la tentation de l’egon.

Elle avait de surcroît aperçu les visages et croisé les regards de certains deks, et elle se demandait si elles n’avaient pas opté pour un remède pire que le mal. Les femmes ne paraissaient avoir aucune chance de connaître le bonheur avec ces hommes aux trognes ravagées par la souffrance, le désir et la haine. Elles éviteraient peut-être une guerre inutile, et encore, la réaction d’Eshan et de ses soldats montrait que les deux camps n’étaient pas au bout de leurs peines. Elles paieraient un tribut exorbitant. Jusqu’au bout, y compris dans leur propre révolte, dans cette tentative désespérée d’infléchir le cours de leur destin, les femmes kroptes étaient-elles incapables de se défaire de la fatalité qui s’attachait à leurs pas ?

Les portes des sas se refermèrent l’une après l’autre. Le dek qui semblait inconsolable d’avoir tué son compagnon par erreur avait reposé délicatement le cadavre sur le plancher de la coursive et retiré sa combinaison. Sa chemise et son pantalon détrempés révélaient les aspérités de sa peau. Il ressemblait à un arbre desséché à l’écorce dure et blessante. Au bout des branches épaisses et noueuses de ses bras avaient poussé des mains gigantesques, comme s’il s’était projeté tout entier dans ces deux excroissances faites pour briser, pour broyer, négligeant de couvrir son crâne de cheveux et ses joues de barbe. Il portait comme un aveu sa monstruosité sur son visage, et pourtant ce n’était pas lui qu’Ellula redoutait le plus. Il avait une manière de promener sur elle ses yeux globuleux qui évoquait la candeur et la pureté de l’enfance. Elle ne l’avait jamais rencontré dans ses visions, mais des images l’effleuraient à présent qui le concernaient, visages de femmes terrorisées, crânes brisés comme de vulgaires brindilles, sang, éclats de cervelle, cadavres décapités, démembrés, projetés à travers les vitres, abandonnés sur un terrain vague…

Le flot serré des épouses et des ventres-secs s’écoulait lentement dans la coursive basse. Tout en reprenant leur souffle et leurs esprits, elles observaient ces hommes qui surgissaient l’un après l’autre des coursives adjacentes et les détaillaient avec la même crudité que des fermiers kroptes examinant des yonakas. Ils se massaient sur la petite place qui précédait le labyrinthe, toujours armés de leurs lances ou de leurs masses d’armes, les yeux brillants, se poussant, se bousculant, se disputant pour apercevoir les femmes qui marchaient en tête, le visage en partie dissimulé par leur coiffe. Si deux ou trois ne purent retenir une réflexion égrillarde, la plupart gardaient le silence, intimidés, troublés.

À l’arrière, devant la porte close du troisième sas, un dek escorté d’une dizaine d’hommes se présenta à Ellula. Grand, mince, cheveux ondulés, sourire cauteleux. D’emblée elle ne l’aima pas : lui cachait sa monstruosité sous ses dehors affables.

« Je m’appelle Kraer. Les deks nous ont chargés, moi et mes hommes, de les représenter. »

Légèrement en retrait, abattu, Abzalon contemplait le visage exsangue du Taiseur caressé par le rayon d’une applique. Il avait réduit au silence l’homme qui aurait trouvé les mots et l’attitude justes pour empêcher Kraer et les siens d’exploiter la situation. Ces profiteurs, ces charognards se réserveraient les meilleures parts et briseraient le rêve de réconciliation de l’ancien mentaliste.

« J’ai cru comprendre que tu… que vous aviez autorité sur ces femmes », poursuivit Kraer.

Il avait une façon de reluquer sa vis-à-vis qui horripilait Abzalon. Il se désintéressait totalement du moncle et de l’autre fille, beaucoup moins belle – Abzalon l’aurait volontiers traitée de mocheté ou de zihote s’il n’avait pas eu une conscience aussi aiguë de sa propre laideur. Un peu plus loin, dans la lumière vive de la coursive, les deks de l’avant-garde tentaient de lier conversation avec les femmes qui se tenaient en queue de colonne.

« Je n’ai autorité sur personne, dit Ellula. Elles ont elles-mêmes décidé de venir à votre rencontre.

— Pourquoi donc ? s’exclama Kraer. Leurs hommes ne leur suffisaient pas ? »

Ellula essaya de reprendre courage dans les yeux de Clairia et de l’ecclésiastique.

« Pour rétablir l’équilibre, répondit-elle. Et pour éviter un carnage inutile.

— Combien êtes-vous ?

— Environ huit cents. »

Kraer se frotta les joues du dos de la main.

« Nous sommes un peu moins de cinq mille, reprit-il. Votre offre est généreuse mais elle est porteuse de nouveaux déséquilibres, de nouveaux carnages.

— D’autres épouses viendront peut-être nous rejoindre.

— En attendant, vous me placez dans la situation de faire huit cents heureux et quatre mille malheureux.

— La liberté de choix nous revient : c’est notre seule condition. »

Kraer libéra un petit rire qui fouailla les entrailles d’Abzalon.

« Je vous trouve gonflée de vouloir nous imposer une condition. Quelles que soient les raisons de votre décision, vous vous êtes réfugiées sur notre territoire. De plus, vos hommes n’ont sans doute pas apprécié que vous fichiez le camp pour frayer avec des criminels. Vous vous êtes jetées de vous-mêmes dans nos bras : il ne vous reste plus qu’à rester en notre compagnie et accepter nos lois et nos conditions. »

La vitesse à laquelle le visage angélique de la jeune femme se métamorphosa en un masque dur, intraitable, stupéfia Abzalon.

« Monsieur, si vous refusez cette condition, toutes ces femmes, je dis bien toutes, se donneront la mort sans aucune hésitation. »

Bien qu’elle n’eût pas haussé le ton, l’impact de sa voix fit reculer Kraer d’un pas. Il comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elles étaient liées par un pacte, qu’elles avaient franchi un point de non-retour, mais il tenta encore d’argumenter :

« Faudrait pour ça que vous ayez les moyens de…

— Il existe des milliers de façons de se tuer, coupa-t-elle. Nous ne sommes pas passées de votre côté pour subir votre domination. À la moindre violence exercée contre l’une d’entre nous, nous nous retirerons définitivement. Puisque vous affirmez représenter ces hommes, rassemblez-les et transmettez-leur ces instructions. Le plus vite sera le mieux. »

Kraer pâlit, ouvrit la bouche, puis se ravisa et se contenta d’acquiescer d’un mouvement de tête. Il n’appréciait visiblement pas d’avoir été mouché devant ses hommes par une fille à peine sortie de l’adolescence mais, comme tous les animaux à sang froid, il savait analyser les situations et en tirer aussitôt le meilleur parti, ou le moins mauvais. Il ordonna à ses partisans de rassembler tous les hommes dans la grande salle aux alvéoles, hormis Abzalon et cinq autres qui reçurent pour consigne de surveiller les portes des sas au cas où les Kroptes passeraient à l’offensive.

« Pourquoi moi ? grogna Abzalon.

— Parce que tu veux confier le foudroyeur à personne.

— J’l’ai balancé à la flotte. »

Kraer sourcilla, désigna d’un geste le cadavre du Taiseur.

« Même mort, il continue de t’influencer.

— Son idée était bonne : y avait la possibilité de réunir les deux camps sans faire couler le sang.

— C’est le sien qu’a coulé ! ironisa Kraer. On peut pas prendre la fourrure de l’aro sans l’avoir d’abord égorgé.

— Espèce de… »

Le poing levé, Abzalon se précipita sur Kraer, mais une brûlure lui incendia le front et brisa son élan. Elle le dévisageait, il y avait de l’effroi dans ses grands yeux, et il eut honte de lui-même, honte de son emportement, honte de cette violence qui suintait par tous les pores de sa peau.

Kraer le considéra avec ironie. Rien n’échappait à son regard de charognard, et il savait à présent qu’il ne risquait rien en présence de la jeune femme, qu’elle avait réduit le grand Ab, le monstre tant redouté de Dœq et de L’Estérion, à l’état de yonak domestique.

« J’te nomme responsable de la sécurité, Ab. Aucun Kropte ne doit franchir le seuil de cette put… de cette porte !

— Et le corps du Taiseur ?

— Débrouille-toi pour ne pas le laisser pourrir dans le coin. Ça pue, et il y a des femmes parmi nous. »

Longtemps après qu’ils furent partis, Abzalon demeura assis devant le corps du Taiseur. Ils s’étaient répartis par groupes de deux devant les portes, distantes les unes des autres d’une vingtaine de mètres. Le dek qui faisait équipe avec lui, un type d’une trentaine d’années, tuait le temps en fredonnant des chansons du désert oriental du continent Nord, sa région natale. Il s’appelait Yzag, avait amorcé un début de conversation – « Pas de chance, hein, pour une fois qu’on reçoit des bonnes femmes, on est consignés dans ce trou à rondats ! » –, n’avait pas insisté devant le mutisme obstiné de son vis-à-vis, s’était adossé à la paroi, avait renversé la tête en arrière et s’était laissé aller à ses rêveries.

Abzalon demeura plongé dans sa détresse pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. Les images des femmes qu’il avait massacrées remontaient à la surface de son esprit. Jamais il ne les avait revues avec une telle précision. Elles avaient jusqu’alors gardé le plus strict anonymat dans ses souvenirs, comme s’il s’était acharné sur un seul et même corps, comme si, sous le prétexte de brouiller les pistes, il avait embrouillé sa mémoire. Elles se superposaient au visage du Taiseur, il se les remémorait toutes avec une netteté accablante et libératrice en même temps. Il fallait qu’il les regarde pour les laisser sortir de lui, qu’il leur rende l’hommage posthume qu’elles attendaient, qu’elles réclamaient. Il ne ressentait pas de la honte, comme sous les yeux de la jeune femme quelques instants plus tôt, mais un chagrin d’enfant devant la dépouille de sa mère, une douleur sincère, déchirante. Sa violence se terrait là, dans cette blessure qui n’avait jamais saigné et qui avait gangrené tout son être.

« Eh, mais tu… tu pleures, Ab ? »

Yzag s’était penché vers l’avant et avait relevé les mèches brunes de son front pour mieux constater l’incroyable. Abzalon ne s’essuya pas les joues, il se redressa et s’efforça de sourire.

« Je transpire des yeux, crétin ! »

Au moment où il prononçait ces mots, il sut ce qu’il convenait de faire pour apaiser définitivement ses victimes, les femmes anonymes de Vrana, les détenus de Dœq, son ami le Taiseur.

« J’en ai pas pour longtemps », marmonna-t-il en se relevant.

Il s’introduisit dans le local où étaient entreposées les combinaisons, en choisit une à sa taille, l’enfila sans verrouiller les attaches extérieures, revint vers la porte du premier sas, se dirigea vers la niche qui abritait le clavier et les manettes, se concentra pour se rappeler les gestes du Taiseur. Étrangement, lui qui n’avait jamais été capable d’apprendre la moindre leçon à l’orphelinat de Vrana ne rencontra aucune difficulté à presser les bonnes touches et à manipuler les manettes. Il n’avait qu’à se laisser guider par la voix qui naissait au creux de son ventre et résonnait avec les accents de l’ancien mentaliste. La porte s’ouvrit dans son chuintement caractéristique.

« Qu’est-ce que tu fous, Ab ? s’écria Yzag. Kraer a dit que… »

Abzalon remonta la têtière et boucla les attaches extérieures. Une chaleur d’étuve et un silence profond l’environnèrent. Il revint vers le cadavre, le chargea sur ses épaules et, sans tenir compte des gesticulations forcenées d’Yzag, franchit le seuil de la porte qu’il ne referma pas.

Il traversa sans encombre les trois premiers sas, mais la vapeur aveuglante qui s’engouffra dans le quatrième déclencha une attaque de panique qu’il jugula rapidement. Lorsqu’il distingua à nouveau les formes au travers de son hublot, il emprunta la passerelle au-dessus de la cuve bouillonnante, la parcourut jusqu’à son milieu, leva le corps, le tint un long moment à bout de bras, subjugué par les jeux de lumière sur les volutes, par les miroitements de l’eau sur les parois, le plafond et les étais de la pièce. La tombe du Taiseur serait aussi belle et aussi grande que son âme.

Il lança le corps, le regarda s’enfoncer dans l’eau, le perdit de vue, resta un moment penché au-dessus de la rambarde. Il aurait voulu réciter une prière appropriée mais aucune ne lui vint à l’esprit, sa tête restait vide, il avait besoin d’air frais.

Au moment où il se redressait, il crut distinguer une forme ondoyante et sombre au centre de la cuve. Il s’immobilisa, suspendit sa respiration, concentra son regard sur la surface de l’eau. Il eut la nette impression que la forme avançait dans sa direction. Saloperie de buée ! Il lui fallait à tout prix savoir s’il se trouvait en face d’un phénomène réel ou s’il était victime d’une illusion d’optique. Il contint tant bien que mal son envie de déverrouiller l’attache du cou et de rabattre la têtière sur ses épaules.

Il n’eut pas besoin d’en arriver à cette extrémité : la forme émergea lentement de l’eau, se dressa au-dessus de l’étoupe de vapeur et se stabilisa à hauteur de la passerelle.

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