CHAPITRE PREMIER DŒQ

Adossé au massif du Qval, bâti d’énormes blocs de granit noir, le pénitencier de Dœq était sans doute la construction la plus monumentale du continent Nord, plus imposante que le siège du gouvernement estérien, que le grand temple de l’Église monclale ou que le palais tarabiscoté de l’Astafer.

Le premier mur d’enceinte s’étendait sur une dizaine de kilomètres, percé tous les cinq cents mètres d’une porte métallique, hérissé de tours de surveillance, recouvert d’un filet serré de lignes magnétic entrecroisées d’où tombaient de temps à autre de somptueuses grappes d’étincelles bleues. La prison originelle, un petit centre de détention pour délinquants mineurs, avait d’abord été agrandie pour faire face aux premières vagues de criminalité, puis de nouvelles constructions étaient venues s’emboîter les unes dans les autres, toujours plus hautes, toujours plus vastes, jusqu’à ce que l’administrateur de la région qval – l’ancien territoire des Qvals annexé en 2750 du calendrier monclal – décide d’édifier ce gigantesque mur d’une hauteur de cent cinquante mètres. Dressé comme un paravent monstrueux devant les lignes déchiquetées des montagnes noires, il avait l’incontestable mérite de soustraire aux regards des riverains et des voyageurs la tumeur architecturale du pénitencier.

Dœq accueillait à présent la plupart des meurtriers masculins d’Ester et des satellites, membres de la pègre, fanatiques religieux, terroristes, tueurs en série, psychopathes. La population carcérale ayant augmenté dans des proportions alarmantes – cent cinquante-sept mille prisonniers lors du dernier recensement –, l’administrateur avait requis auprès des autorités estériennes l’autorisation d’organiser des exécutions en masse. Une délégation composée de membres du gouvernement, de mentalistes et de techniciens s’était présentée le lendemain pour lui expliquer que les détenus de Dœq entraient dans un projet classé pour l’instant secret, qu’il ne fallait donc pas les exterminer mais organiser une telle promiscuité, une telle pénurie, une telle insécurité qu’ils se réguleraient d’eux-mêmes et que, par le biais de la sélection naturelle, les plus faibles seraient éliminés au profit des plus forts. Pour l’administrateur, ainsi que pour la grande majorité des Estériens, les criminels étaient des rebuts, des ventres inutiles, des parasites, des êtres tordus qui ne méritaient pas le nom d’hommes, mais il n’avait pas songé un instant à réfuter une consigne qu’il jugeait pourtant idiote, car il ne tenait pas à être démis du poste très lucratif qu’il avait mis plus de quinze ans à conquérir et pour lequel intriguaient des milliers de candidats dans les couloirs des bâtiments officiels de Vrana, la capitale du Nord.

Après le départ de la délégation, il avait convoqué Erman Flom, le directeur de Dœq, un ancien détenu réhabilité dont la cruauté n’avait d’égale que la cupidité. Ils avaient désactivé leurs systèmes de transmission téléorale et télémentale d’une triple pression de l’index sur la tempe. À chaque fois qu’ils se rencontraient, ils employaient le mode oral simple, d’abord parce qu’ils se trouvaient à un mètre l’un de l’autre et qu’à cette distance ils avaient de fortes chances de s’entendre, ensuite parce qu’ils ne tenaient pas à ce que leurs conversations soient interceptées par des capteurs indiscrets.

« Organisons des paris ! s’était exclamé Flom après avoir pris connaissance des instructions de la délégation. Imaginez tout le fric qu’on pourrait ramasser si…

— Doucement ! Les huiles de Vrana ont été formelles : pas question d’informer la population.

— C’est quoi, ce projet ?

— Je n’en sais pas plus que toi. Une lubie de mentalistes, sans doute. Tout ce qu’ils veulent, c’est que nous rendions la vie impossible aux détenus.

— Je m’en charge, ad. »

L’administrateur avait frémi devant le sourire lugubre qui s’était affiché sur la face tourmentée d’Erman Flom.

L’ancien prisonnier s’était mis à la tâche sans perdre de temps, comme ces aros domestiques qui se montrent les plus implacables des traqueurs pour leurs congénères sauvages. Il avait d’abord supprimé la viande et tout autre apport protéique, les remplaçant par un brouet clair servi deux fois par jour, avait fermé les deux tiers des cellules sous prétexte qu’elles ne correspondaient plus aux normes d’hygiène, regroupé les détenus, les deks, par cinquante dans des cachots prévus pour dix, coupé l’eau, le magnétic, et enfin, pour donner la touche finale à son œuvre, il avait disséminé des stocks d’armes blanches, poignards, pics, étoiles à six branches, dans divers recoins du pénitencier. Le résultat ne s’était pas fait attendre : les équipes sanitaires avaient retiré et brûlé trente mille cadavres la première année et cinquante mille l’année suivante. Dœq n’avait accueilli dans le même temps que dix mille nouveaux pensionnaires et les conditions étaient à nouveau devenues supportables. Erman Flom avait alors fait condamner d’autres bâtiments, si bien que les quatre-vingt-cinq mille deks restants se retrouvaient désormais rassemblés dans l’enceinte de la prison originelle, séparés de l’extérieur par une quadruple rangée de murs qui rendaient toute évasion impossible. Ils s’entassaient dans les anciennes cellules qui se transformaient en fours pendant les treize cycles d’été de Vox et en chambres de congélation durant les deux cycles d’hiver. Privés d’eau, hormis un jour par semaine où elle s’écoulait en filet minuscule de l’unique robinet de la cellule, ils disposaient, pour satisfaire leurs besoins organiques, de récipients métalliques communs qu’ils vidaient dans un caniveau engorgé. Curieusement, malgré les conditions d’hygiène déplorables, malgré le manque d’espace vital, malgré la multiplication des infections, les deks mouraient rarement de maladie, comme si leur désir de vivre s’enracinait de plus en plus profondément dans la promiscuité, dans la saleté et l’odeur suffocante posée sur le pénitencier tel un couvercle de plomb. Les mentalistes et les techniciens de Vrana étaient revenus à plusieurs reprises pour consulter les registres, établir des statistiques et observer la démographie carcérale avec le même sérieux que des zoologues étudiant les migrations des mammifères marins de l’océan bouillant. Ils en avaient conclu qu’une élite commençait à se dégager, que le gouvernement disposerait bientôt d’une troupe de cinq ou six mille hommes aptes à survivre dans des circonstances extrêmes.

« Les deks, une élite ? avait ricané l’administrateur. Vous parlez de la racaille la plus abjecte qui ait jamais été rassemblée à Dœq ! Des bouchers, des écorcheurs, des dépeceurs, des violeurs, des détraqués de toute sorte… Si vous descendiez dans la fosse, vous verriez à quelle vitesse votre putain d’élite vous taillerait en pièces ! Moi j’éliminerais tous ces dégénérés avant que les vents de l’océan bouillant ne transportent leurs miasmes jusqu’à Vrana. Qu’avez-vous vraiment l’intention d’en faire ?

— Vous le saurez bientôt, ad », avait répondu une mentaliste avec un détestable petit sourire en coin.

« J’crois qu’on est suivis… » murmura Lœllo.

Abzalon lança un regard par-dessus son épaule mais ne distingua aucune silhouette dans la pénombre de la courette. Bien qu’Aloboam, ou l’A, se fût couché depuis plus d’une heure, la chaleur n’avait pas diminué d’un degré. Entre les lignes entrecroisées et scintillantes de la grille magnétic, les crêtes des monts Qvals dominaient le faîte du quatrième mur du pénitencier, baignées d’une lumière crépusculaire qui les métamorphosaient en pics sanglants, les « crocs du sacrifice » selon l’expression d’un ami de Lœllo, un ancien mentaliste qui prétendait avoir vécu pendant plus de vingt ans au milieu des Qvals. Abzalon entrevit, au sommet des tours de surveillance, les formes minuscules et figées des robots sentinelles, les RS, munis de détecteurs thermiques et de foudroyeurs. Bien que Dœq fût devenu un champ de bataille d’où était exclue toute notion de règlement, cela faisait maintenant plus de deux ans qu’ils n’avaient pas craché leurs ondes foudroyantes. Personne ne savait pourquoi Erman Flom, l’ancien assassin sorti de la fosse, le salopard, avait ainsi neutralisé ses redoutables gardiens mais chacun présumait qu’il poursuivait un de ces plans foireux dont il avait le secret.

« J’vois personne », chuchota Abzalon.

Prêt à en découdre avec d’éventuels adversaires, il avait déjà serré ses énormes poings, deux fois plus gros que sa tête, une sphère glabre, luisante et grêlée, perchée au milieu de ses épaules comme un oiseau étourdi. Il n’utilisait jamais d’arme, contrairement à Lœllo qui compensait sa taille moyenne par une façon très personnelle et très efficace de manier les étoiles à six branches.

« J’les vois pas non plus, mais je sens leur présence, insista Lœllo à voix basse. Cinq ou six. »

Abzalon écrasa d’un large mouvement du bras les rigoles de sueur qui couraient sur son torse nu, aussi large et crevassé qu’un tronc d’arbre. Il ne portait rien d’autre qu’un caleçon court dont ses cuisses tendaient le tissu et martyrisaient les coutures. Pas de rupture entre ses mollets et ses chevilles, simplement de la chair épaisse qui tombait en colonnes sur ses pieds déformés. Un front bas, des arcades saillantes, des yeux globuleux, des pommettes effacées, écrasées, une bouche qui ressemblait à une blessure ancienne aux bords mal cicatrisés et un menton fuyant l’apparentaient à un monstre des légendes astafériennes. Comme il ne s’était pas lavé depuis deux ans, il répandait à la ronde une odeur pestilentielle, et le malheureux qui recevait en pleine face son haleine, gâtée par une alimentation déséquilibrée et une dentition pourrie, trouvait tout à coup supportable la puanteur de Dœq. Les plus compatissants parlaient à son propos d’un physique disgracieux, les plus méchants d’une regrettable erreur de la nature, les plus malins ne se moquaient jamais devant lui, car il était d’une redoutable vivacité en dépit de sa corpulence, et il avait tôt fait de saisir la tête de l’impudent entre ses deux battoirs pour l’écraser comme une vulgaire noix de chap-chap. Les autres, y compris Lœllo, le prenaient pour un demeuré, mais c’était un choix délibéré de sa part, une stratégie qu’il avait adoptée dès son plus jeune âge.

La jeune mentaliste qui l’avait interrogé après son arrestation avait parlé à son propos d’intelligence supérieure et de comportement dissimulateur. Elle avait refusé la présence des gardiens lorsqu’elle avait sollicité cet entretien, persuadée qu’elle réussirait à l’apprivoiser avec sa voix musicale et ses paroles mielleuses. Elle représentait tout ce qu’il détestait, la cruauté sous la beauté, la compassion et la douceur apparentes. Il avait eu tellement peur qu’elle ne répande la rumeur de sa duplicité parmi ses codétenus qu’il lui avait fracassé le crâne d’un coup de poing et lui avait arraché la langue, les yeux et le cerveau. Il avait ressenti un immense plaisir à détruire cette femme, plus encore que les cent autres qu’il avait massacrées avant elle. Il avait pris son air le plus stupide lorsque les gardiens, alertés par le bruit, avaient ouvert la porte et l’avaient découvert au milieu de la pièce, les mains, les bras et la poitrine couverts du sang et des débris de cervelle de sa victime. Horrifiés, ils avaient mis plus de deux minutes avant de réagir, puis l’un d’eux, tremblant de rage, avait levé son foudroyeur pour lui brûler le cœur mais l’autre s’était interposé.

Abzalon ayant été déjà condamné à la peine de mort, on l’avait maintenu, jusqu’à la date fixée pour l’exécution de la sentence, dans une minuscule cavité recouverte d’une grille métallique et exposée toute la journée aux implacables rayons de l’A. Un matin, Erman Flom et une dizaine de gardiens étaient venus le chercher et, alors qu’il croyait se diriger d’un pas chancelant vers la salle des puits d’eau bouillante, il avait été réintégré parmi les autres détenus sans aucune explication. Il n’avait pas cherché à savoir d’où tombait cette grâce inespérée – il n’avait ni famille ni ami, et les rares personnes qu’il avait fréquentées du temps de sa liberté n’étaient certainement pas de celles qui pouvaient intervenir auprès des instances judiciaires d’Ester –, il s’était appliqué à survivre dans une arène où le danger guettait à chaque pas, où satisfaire des besoins aussi fondamentaux que manger, dormir, marcher, uriner, déféquer pouvait à tout moment se transformer en épreuve mortelle.

Après avoir participé à des règlements de comptes entre bandes rivales avec, pour tout salaire, quelques rations supplémentaires de soupe claire et de la viande crue de rondat, un petit rongeur qui proliférait dans les soubassements du pénitencier et dont la chasse était devenue l’activité principale des deks, il avait été agressé par Lœllo, un garçon famélique de dix-sept ans qu’il avait assommé d’une simple chiquenaude mais qu’il n’avait pas tué, contrairement à ses autres adversaires, peut-être parce qu’il avait été ému par la douceur enfantine de son visage. Les deux hommes étaient devenus inséparables. Ils ne formaient pas un véritable couple mais ils le laissaient croire, pour éviter à Lœllo d’être importuné par les détenus attirés par la finesse de ses traits et la douceur de sa peau. Abzalon, lui, ne s’était jamais éveillé au désir sexuel, ni à l’extérieur ni à l’intérieur de Dœq. Un jour, il était allé voir une prostituée de Vrana pour essayer de comprendre les raisons qui poussaient les êtres humains à rechercher avec une telle ardeur l’union répugnante des corps. La fille avait fait la grimace lorsqu’il s’était approché d’elle, mais, en professionnelle consciencieuse, elle avait empoché les vingt estes requis et surmonté son dégoût pour le conduire dans une chambre et s’occuper de lui. Ses caresses manuelles et buccales ne lui avaient provoqué qu’une douleur sourde au bas-ventre, à laquelle il avait mis fin en la soulevant à bout de bras et en la défenestrant. Elle avait traversé le toit d’une maison une cinquantaine de mètres plus bas. Les femmes lui apparaissaient comme des êtres vénéneux dont il fallait débarrasser la surface de la planète, et les hommes comme des ennemis ou des alliés, en aucun cas des objets de plaisir. De temps à autre, un détenu venait lui proposer d’échanger quelque chose, un repas du soir, une arme, un rondat, contre quelques minutes en tête à tête avec Lœllo. Il ne discutait pas, il brisait les vertèbres cervicales du solliciteur d’un coup de patte aussi puissant que précis. Lœllo, qui avait servi de giton à plusieurs chefs de bandes et avait été violé à maintes reprises, appréciait d’être ainsi placé sous la protection d’un homme qui ne quémandait en échange qu’un peu d’amitié.

« Ils sont sept… »

Bien que personne n’eût encore fait son apparition dans la courette, il ne vint pas à l’idée d’Abzalon de contester l’affirmation de Lœllo. Celui-ci avait une perception plus aiguisée que la moyenne, une sorte d’antenne invisible qui lui permettait à la fois de prévoir les événements quelques minutes avant qu’ils ne se produisent et de déceler une présence à travers les murs ou à plusieurs dizaines de mètres de distance. Ce don n’avait selon lui rien à voir avec les capteurs ultrasensibles que les élites estériennes se faisaient greffer dans le cerveau afin de converser en mode téléoral ou télémental, c’était une caractéristique familiale, un héritage génétique, un présent de l’Omni. Il était originaire de X-art, le siège de la Fraternité omnique, une cité du bord de l’océan bouillant où affluaient chaque année des millions de pèlerins et des milliers de touristes attirés par les dangers de la pêche au sarquens, un poisson gigantesque qui tentait de renverser les frêles embarcations et de précipiter leurs occupants dans une eau à plus de quatre-vingt-dix degrés.

Lœllo avait été condamné à l’emprisonnement à vie pour avoir égorgé deux moncles qui avaient assassiné un frère de l’Omni. Cet acte avait relevé pour lui d’un devoir sacré, mais la justice estérienne en avait décidé autrement. Ses facultés extrasensorielles avaient aidé Abzalon à prévenir plusieurs embuscades tendues par des codétenus revanchards. Ses traits réguliers, sa chevelure dense et bouclée, son corps harmonieux en faisaient l’une des proies les plus chassées de Dœq et offraient un contraste saisissant avec la difformité d’Abzalon. Par l’un de ces mystérieux détours dont l’alchimie humaine est coutumière, et peut-être parce que les contraires n’ont pas d’autre choix que de s’attirer, ils s’étaient parfaitement ajustés l’un à l’autre, les tares de l’un s’emboîtant dans les vides de l’autre pour constituer un engrenage efficace, parfaitement huilé : la force brute d’Abzalon compensait la faiblesse physique de Lœllo, les yeux et les oreilles de Lœllo donnaient à Abzalon une longueur d’avance sur ses adversaires, l’un avait tant subi d’agressions sexuelles qu’il ne supportait plus d’être touché, l’autre n’éprouvait aucun intérêt pour les choses du sexe, l’un, doté d’un appétit modéré, offrait la moitié de ses rations à l’autre qui les engloutissait avec une voracité réjouissante, l’un avait la volubilité et l’exubérance des peuples du littoral, l’autre décrochait rarement plus de trois mots de suite. Ils évitaient soigneusement les sujets qui auraient risqué de les diviser, leurs religions respectives par exemple, la Fraternité omnique et l’Astafer. On les appelait le « Voxion » en référence aux deux satellites d’Ester, Xion et Vox. D’aucuns se seraient offusqués de ce sobriquet qui évoquait, à l’extérieur de Dœq, une amitié fortement teintée d’homosexualité, mais l’homosexualité constituait la norme dans la microsociété pénitentiaire et ils étaient trop préoccupés par leur survie pour accorder de l’importance à ce genre de sarcasme.

Le cœur battant, les jambes fléchies, Lœllo sortit quatre étoiles à six branches de la large poche de sa chemise. Il restait en toutes circonstances vêtu de la tenue traditionnelle des pêcheurs du littoral. Son large pantalon de toile, sa chemise à manches bouffantes et ses bottes en peau de sarquens avaient été tant portées qu’elles étaient usées jusqu’à la trame. Il ne transpirait pas, ou très peu, ayant vécu toute son enfance dans les brumes chaudes de l’océan bouillant. Le métabolisme des habitants de la côte s’était modifié au fil des siècles, leurs glandes sudoripares avaient ralenti leur activité et les conduits sudorifères s’étaient rétrécis pour leur éviter de perdre de trop grandes quantités d’eau, ce qui leur avait valu de la part des autres Estériens les surnoms méprisants de « secs » ou de « fumés ».

Les bruits de pas résonnaient dans sa tête avec la même force que les vagues de l’océan bouillant. Les sept silhouettes semblaient avoir pris possession de son corps et de son esprit. Il ne les voyait pas à proprement parler, il ressentait leur présence, il traduisait la chaleur qui émanait d’eux en échelons sur une échelle d’agressivité qui allait de un à cinq. Le premier échelon correspondait à la méfiance, un sentiment naturel dans un monde clos où la moitié des nouveaux arrivants disparaissaient le premier jour de leur incarcération, les échelons deux à cinq illustraient une violence graduelle dont la manifestation la plus radicale était l’intention de tuer.

La violence de ces sept-là atteignait le niveau cinq, le dépassait même. Lœllo détectait dans leur énergie davantage qu’une simple impulsion de meurtre, une férocité, une volonté de détruire, une haine qui lui fouaillaient les entrailles comme des lames de poignard. Il avait affronté tous les dangers de Dœq, subi toutes les humiliations, mais jamais il n’avait perçu chez ses adversaires ou ses bourreaux une telle méchanceté, une telle inhumanité.

« Attention, Ab, ceux-là sont vraiment des bêtes enragées », murmura-t-il.

Malgré la présence à ses côtés d’Abzalon, il se sentait tout à coup isolé du reste du monde au milieu de cette courette emplie d’un silence menaçant, troublé de temps à autre par des cris lointains et les étranges soupirs du granit noir. Depuis la neutralisation des RS, plus personne ne se souciait du couvre-feu, et bon nombre de détenus se répandaient dans les ténèbres afin de régler leurs comptes ou de se livrer à toutes sortes de trafics. Le disque blanc de Xion s’élevait au-dessus des monts Qvals tandis que les premières étoiles s’allumaient au milieu des tourbillons de brume qui traversaient le ciel, les « danseurs qui transportent les rêves » selon l’expression de maître Riboda, le légendaire poète de la Fraternité omnique.

Lœllo avait la capacité de dénombrer ses adversaires sans les voir mais il restait incapable de les situer dans l’espace et dans le temps, ignorait donc de quel côté ils allaient surgir. Ces sept-là avaient bien préparé leur affaire : ils s’étaient d’abord tenus hors de portée de ses perceptions extrasensorielles, puis, lorsque leurs deux proies s’étaient aventurées dans cette cour cernée de hauts murs, ils s’étaient rapprochés, certains désormais qu’elles ne pourraient plus leur échapper. Son sang se glaça, son système nerveux s’engourdit, il contint à grand-peine une envie de vomir. Il lança un regard inquiet, presque implorant, à Abzalon dont les yeux se posaient comme des oiseaux affolés sur la porte métallique et sur les toits des bâtiments proches. Ils avaient décidé de faire une promenade après le dîner, s’étaient éloignés sans se rendre compte du centre de la prison originelle, égarés dans le réseau labyrinthique des passerelles et des ruelles, fourvoyés dans cette impasse sans savoir dans quelle partie du pénitencier ils se trouvaient. Près du premier mur sans doute, l’administration ayant condamné les passages souterrains ou aériens qui communiquaient avec les trois autres enceintes. Les ténèbres de plus en plus profondes occultaient le granit noir, estompaient les volumes, les perspectives, les étoiles scintillaient par intermittence entre les tourbillons de brume.

« Faut foutre le camp ! souffla Lœllo.

— Surtout pas, répliqua Abzalon à voix basse. Restons au milieu de la cour. De l’autre côté de la porte, on n’aurait aucune chance.

— Et s’ils ont des étoiles à six… »

Lœllo se tut car il lui sembla détecter, au-dessus de lui, des frottements qui se glissaient entre les chuintements étouffés du granit, les froissements d’une étoffe sur une surface dure. La sensation d’être parvenu au terme de son voyage le traversa, une tristesse déchirante l’envahit. Il n’estimait pas juste de mourir si loin des siens, sur le territoire des Qvals, ces descendants, selon les frères omniques, des démons primitifs qui transformèrent les humains en animaux et les maintinrent en esclavage pendant plus de cent siècles. Les racines devenaient terriblement résistantes et encombrantes au seuil de la mort. Il ne pourrait partir en paix sans avoir embrassé une dernière fois sa mère et ses sœurs, sans avoir obtenu le pardon de son père. Abzalon n’avait d’autre but que de grappiller quelques miettes de survie dans un environnement hostile, Lœllo cultivait l’espoir un peu fou de revenir parmi les siens. Il refusait d’être le « fzal » omnique, le maudit, l’homme par lequel arrivait le malheur. Cette crainte viscérale l’avait entraîné à accepter les compromis les plus sordides à l’intérieur du pénitencier, jusqu’à se placer sous la protection d’un Astaférien, d’un ennemi de l’Omni.

Une première silhouette dégringola du toit à trois pas d’eux, silencieuse, trahie par l’éclat de ses yeux. La porte métallique s’ouvrit dans un grincement prolongé, d’autres bruits s’élevèrent dans la courette, frôlements, souffles précipités. Abzalon distingua des mouvements dans les ténèbres, deux hommes, peut-être trois. Leurs odeurs fortes lui fouettèrent les narines. Leur vitesse d’exécution, leur habileté manœuvrière désignaient des tueurs professionnels et non de pauvres bougres que la faim, la soif et la peur dressaient les uns contre les autres. Ils appartenaient sans doute à l’une des deux bandes organisées qui régnaient sur Dœq depuis un an et se livraient une lutte acharnée pour prendre le contrôle de la population carcérale. Abzalon avait combattu à l’occasion dans les rangs de l’une ou l’autre, mais jamais les deux factions ne s’en étaient prises à lui en dehors des périodes de guerre ouverte.

« Le Voxion, le grand Ab et sa petite chérie ! Un tableau touchant… »

Bien qu’il ne discernât pas l’homme qui venait de parler, Abzalon sut immédiatement à qui appartenait cette voix aigrelette, reconnaissable entre toutes : Fonch, un ressortissant de Xion qui avait foudroyé une vingtaine de personnes au sortir d’un cambriolage raté, et massacré à lui seul plus de deux mille détenus. Sa cruauté, son efficacité lui avaient valu de grimper rapidement dans la hiérarchie du clan de Pixal. Il occupait à présent le poste de quartre, soit le quatrième rang après les seconds et les tiercelets, et d’aucuns voyaient en lui le successeur de Pixal dont les cent vingt-deux ans se révélaient plus en plus lourds à porter dans un tel environnement.

« Qu’est-ce que tu veux, merde de rondat ? lança Abzalon d’une voix aussi calme que possible.

— Te faire la peau, enculeur de fumé !

— Pourquoi ? Pixal peut rien m’reprocher… »

Lœllo se pencha vers Abzalon.

« Je sens un truc bizarre, comme une autre présence, chuchota-t-il.

— Qu’est-ce qu’elle raconte, la petite pute ? » aboya Fonch.

Abzalon se souvint alors que, comme tous les natifs de Xion, le quartre voyait dans la nuit aussi bien qu’en plein jour.

« Que vous êtes suivis vous aussi », répondit-il.

Fonch éclata d’un rire étranglé qui produisit sur Abzalon le même effet que la vue d’une femme seule à sa fenêtre, un bouillonnement intérieur, une irrépressible envie de se ruer sur lui, de lui broyer le crâne, de plonger les mains dans son cerveau. Il parvint à se contenir toutefois, conscient qu’il lui fallait garder son sang-froid s’il voulait sortir vivant de cette cour.

« Faut pas me prendre pour un demeuré ! ricana Fonch. J’sais que la petite pute a des antennes, mais j’sais aussi que personne ne nous a filé le train. Je dois t’éliminer, Ab, comme tous les gêneurs.

— Je gêne que ceux qui m’gênent.

— Pixal dit que t’es devenu une sorte de symbole, quelqu’un qu’on peut plus classer parmi les amis ou les ennemis. Il dit aussi que des types comme toi donnent le mauvais exemple.

— M’est pourtant arrivé de lui donner quelques coups de main…

— T’es pas le mauvais bougre, Ab, mais t’as à peu près la même intelligence qu’une zihote à merde ! »

Tout en soutenant la conversation, Abzalon s’efforça de localiser les silhouettes déployées dans la cour, vêtues de noir et enduites de poussière de granit afin de se fondre dans la nuit. La lumière blafarde de Xion se reflétait dans leurs yeux aux pupilles dilatées, immenses, des yeux de nyctalopes, de prédateurs. Leurs mains, leurs pieds décrivaient des paraboles fugitives, leurs dents brillaient entre leurs lèvres entrouvertes. Il en dénombrait six, deux devant la porte métallique, deux contre les murs latéraux, deux derrière lui. En manquait un selon le décompte de Lœllo, Fonch sans doute resté en retrait.

« Que comptez-vous faire de lui ? demanda Abzalon en désignant son compagnon xartien d’un mouvement de menton.

— Si la petite pute se montre futée, elle peut devenir la reine de la ruche, répondit Fonch. Si elle refuse d’obéir, elle servira de paillasson à tous les maniaques de cette fosse. »

Abzalon n’avait pas besoin de regarder Lœllo pour se rendre compte que cette manière de parler de lui au féminin le révulsait.

« Fichez-lui la paix, intervint Lœllo, c’est moi que vous voulez. »

Il ne parvenait pas à décrypter l’autre présence qu’il ressentait pourtant avec une intensité grandissante. Elle se tenait là, sous-jacente, tapie dans l’obscurité, mais elle n’entrait pas dans ses critères habituels d’identification, elle n’exprimait ni bienveillance ni agressivité, et cette neutralité le déroutait, lui paraissait finalement plus inquiétante que la détermination de leurs agresseurs. Les branches aiguisées des étoiles lui irritaient les paumes et la pulpe des doigts.

« Eh, le fumé, épargne-moi le discours de la petite pute qui cherche à sauver son homme ! gloussa Fonch.

— Je ne suis pas son homme ! » gronda Abzalon.

Le bouillonnement intérieur à nouveau, la colère qui roule en lui avec la force d’un torrent, frissons, respiration haletante, transpiration abondante, gorge sèche, douloureuse.

« Peu importe ! Pixal t’a condamné, Ab. Bien le bonjour à tous les enculés de l’Astafer. »

Un cri retentit, un signal sans doute. Machinalement, Abzalon lança un regard vers le faîte du dernier rempart, un réflexe forgé par des années de répression foudroyante, puis il se souvint qu’il n’avait aucune aide à attendre des RS, qu’il ne devait compter que sur lui-même pour se sortir de la nasse tendue par Fonch. La lumière de Xion se faufilait entre les tourbillons éparpillés de brume, ourlait les toits environnants d’une frange cérusée. Il fondit sur les deux silhouettes placées face à lui, perçut le sifflement caractéristique des étoiles à six branches, plongea sur le côté, les esquiva, exploita son élan pour rouler sur lui-même et renverser ses deux adversaires comme des quilles. Il ne leur laissa pas le temps de se relever, il les saisit tous les deux en même temps par les cheveux et les cogna l’un contre l’autre avec une telle force que leurs crânes se brisèrent comme du bois mort. Il reçut des éclats de cervelle sur les bras, réprima la brève mais violente impulsion qui lui commandait de leur décortiquer la tête. Il entendit un grognement derrière lui, se redressa, n’eut pas le temps de prévenir l’attaque d’un troisième homme dont le poignard lui entailla le flanc. La douleur, fulgurante, lui paralysa la moitié du corps. Il crut qu’un organe vital avait été touché, paniqua pendant une fraction de seconde, entrevit un mouvement devant lui, comprit que l’autre tentait de lui porter un second coup, lui bloqua le bras à la volée, le repoussa de toutes ses forces, le projeta sur le mur le plus proche en poussant un rugissement d’aro sauvage.

« Attention, Ab ! »

Le cri de Lœllo s’acheva en un râle étranglé. Quelque chose de dur, la pointe d’une botte, percuta la colonne vertébrale d’Abzalon. Sa vue se brouilla, ses jambes fléchirent, il perdit l’équilibre, s’affaissa de tout son poids sur le dos. Il voulut se redresser lorsqu’il vit deux silhouettes converger vers lui, mais la blessure à son flanc se conjugua à l’engourdissement de ses centres nerveux pour le maintenir cloué au sol. Les lames de leurs poignards scintillèrent, dessinèrent des cercles étincelants et mobiles sur les pierres noires des murs. Animé par un nouveau sursaut de révolte, il ne réussit pas à coordonner son esprit et son corps. Un peu plus loin, un gémissement déchirant s’élevait dans le silence funèbre, s’envolait comme un insaisissable oiseau vers les étoiles embrumées. Il allait perdre la vie, le seul bien qu’il eût jamais possédé, une perspective qui l’emplissait à la fois de tristesse et de colère. Son existence n’avait pas été marquée du sceau du bonheur tel que l’entendaient les mentalistes et les Astafériens, mais il avait aimé respirer, parler, marcher, manger, dormir, il avait aimé les levers de Vox et de l’A sur les toits plats de Vrana, les vents brûlants venus de l’océan bouillant, les tempêtes de glace des deux cycles d’hiver, le plomb fondu du ciel au plus fort de l’été, la sieste dans l’ombre étouffante des planques. Même si l’Astafer prédisait les pires châtiments aux meurtriers de son espèce, il ne regrettait pas ses crimes. Ils lui avaient procuré des frissons extatiques que rien d’autre n’était en mesure de lui proposer. Il ne connaissait pas d’autre méthode pour stimuler ses sentiments, ses émotions, ses sensations.

Lœllo ne viendrait pas à son secours : il gisait à quelques pas de là, inconscient, probablement assommé par le manche que brandissait l’un des hommes de Fonch.

« Achevez-le ! »

Le quartre s’était aventuré hors de sa cachette comme ces charognards avides de prélever leur pitance une fois que les prédateurs ont accompli la plus grosse part du travail. Un rayon de Xion sculptait les angles et les arêtes de sa face barrée par une longue mèche, son nez cassé, ses arcades saillantes, ses joues creuses, son menton carré. Abzalon tenta une dernière fois de ranimer sa volonté défaillante. Ses efforts ne réussirent qu’à accentuer la douleur à son flanc. À la fois puissant et précis, le coup porté à sa colonne vertébrale l’avait rendu aussi faible qu’un nouveau-né. Il se souvint tout à coup qu’il avait été un enfant, un petit être fragile qu’une mère avait tenu dans ses bras avant de l’abandonner sur le parvis d’un temple astaférien, et il eut envie de pleurer.

« L’eau bouillante d’un puits te bouffera l’intérieur aussi sûrement que t’as étripé toutes ces putes, Ab », lâcha Fonch en guise d’épitaphe.

Ses deux hommes levèrent leur poignard dans le même mouvement. À cet instant, une secousse brève, rageuse, ébranla le sol.

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