Il resta quelques serpensecs dans l’Estérion, trois ou quatre selon mes estimations. En l’espace de dix ans, ils tuèrent encore une cinquantaine de personnes, des Kroptes principalement. Les passagers finirent par s’habituer à cette menace diffuse et permanente. Après tout, leurs ancêtres avaient vécu pendant des siècles en compagnie de ces tueurs silencieux sur les continents Sud et Nord d’Ester. Un enfant de trois ans vint un jour me voir, me tendit la main : je découvris, dans le creux de sa paume, une minuscule forme allongée, noire, immobile, qui n’était autre qu’un reptile. J’éprouvai d’abord une grande frayeur, puis je me rendis compte que le serpensec était mort et j’en déduisis que les soldats de la légion purificatrice du moncle Gardy avaient épuisé leur temps de vie.
La disparition de Lœllo traumatisa la communauté dek. Abzalon s’étant volontairement écarté de la vie publique, le Xartien était devenu son représentant, son porte-parole, avait acquis en vieillissant un statut de meneur. Les anciens détenus de Dœq se reconnaissaient en lui davantage qu’en Abzalon car, outre son apparence physique rassurante, il avait cette faconde et cette jovialité des habitants du littoral bouillant qui favorisaient le dialogue et le compromis. C’était un être humain sincère, je crois, un homme que chacun aimait compter parmi ses amis, et, même s’il garda toute sa vie une certaine réserve à mon encontre – son éducation omnique le prédisposait à une méfiance viscérale vis-à-vis de l’Eglise monclale et des autres religions en général –, je ressentais pour lui une grande sympathie. Je rends de fréquentes visites à sa veuve et à ses enfants. Clairia s’évertue à vivre mais je sens qu’elle n’est plus tout à fait avec nous, qu’elle a déjà rejoint son mari dans l’au-delà. Elle ne parle presque plus, ne mange pratiquement plus, ne sort jamais de sa cabine. Elle n’a rien dit lorsque Pœz, âgé maintenant de vingt-six ans, lui a présenté Jaïra, la jeune et jolie Kropte qu’il projette d’épouser. Elle a seulement souri et sorti le gâteau qu’elle avait confectionné avec divers ingrédients prélevés sur les plateaux-repas. C’est désormais la seule manifestation de joie qu’elle soit en mesure d’exprimer.
Abzalon ne m’a jamais reparlé de Lœllo. Ellula m’a confié qu’il a souffert comme un damné de la mort de son ami, la seule personne qui lui eût témoigné de l’affection dans l’enceinte du pénitencier, le fumé charmeur et futé de Dœq qui fut à l’origine de sa transformation. Puis, toujours selon son épouse, il a fini par retrouver la sérénité à l’issue de contacts répétés avec son mystérieux ami de la cuve, ce Qval mythique qui n’apparaît à personne d’autre que lui. Nombreux sont ceux qui ont essayé d’apercevoir la créature légendaire d’Ester, mais, une fois arrivés au milieu de la passerelle surplombant la cuve, ils ne distinguent rien d’autre qu’une eau frémissante, brûlante, qui dégage une vapeur aussi dense que les brumes du littoral bouillant. Je suis d’autant mieux placé pour en parler que j’ai moi-même tenté l’expérience à plusieurs reprises. À chaque fois je suis ressorti des sas avec un cruel sentiment d’échec, de déception, d’humiliation même, traitant intérieurement Abzalon de mythomane. Sa sincérité, pourtant, ne fait pas l’ombre d’un doute : il n’a jamais cherché à prouver quoi que ce soit ni à tirer une quelconque supériorité de son privilège.
J’enrage en réalité d’être exclu d’une relation que je pressens passionnante, fabuleuse, et j’envie la sagesse d’Ellula qui accepte les faits avec une simplicité désarmante.
Quant à leur fille unique, Djema, elle exerce sur moi une fascination grandissante. Elle n’a pas encore épousé Maran Haudebran bien qu’elle ait atteint ses vingt-quatre ans. Elle retarde sans cesse l’échéance, au grand désespoir du jeune Kropte qui m’a récemment avoué son incompréhension, son désarroi.
Les deux populations sont ressorties diminuées de l’épisode tragique des serpensecs. Environ deux mille Kroptes et trois mille deks ont survécu aux attaques de la légion du moncle Gardy. En revanche, sous l’impulsion des nouvelles générations, les communautés ont intensifié les échanges, au point que certaines familles deks se sont installées dans les quartiers kroptes et réciproquement. J’ai même été appelé à célébrer des mariages mixtes, les eulans ayant refusé de participer à ce qu’ils considèrent toujours comme une trahison, voire une abomination. Les serpensecs ont épargné l’eulan Paxy bien qu’il eût catégoriquement refusé d’enfiler une combinaison spatiale. Très âgé maintenant, il a conservé une poignée de fidèles qu’il appelle les « purs » et qu’il rassemble régulièrement dans le « temple », la place octogonale du domaine 10. Ceux-là conservent les vêtements traditionnels kroptes, robes ornées de broderies et coiffes pour les femmes, chapeaux, bretelles, chemises, pantalons noirs et barbes pour les hommes, tandis qu’ailleurs apparaissent de nouvelles modes dont les caractéristiques principales sont l’amplitude, le confort, l’aisance. La cuve du troisième passage, la plus tempérée, est devenue un lieu très fréquenté, non seulement par les adolescents et les enfants mais également par les parents. Des hommes se sont débrouillés pour fabriquer des berges flottantes à l’aide de matériaux de récupération. L’ancienne bande des lakchas, portée maintenant à une vingtaine d’unités, a élu domicile dans la deuxième cuve dont ils sont pour l’instant les seuls à pouvoir supporter la température élevée.
Sveln m’a demandé un entretien ce matin. Elle m’a révélé les aveux d’Orgal avant sa mort, la prise de pouvoir monclale sur Ester, le danger permanent que font courir les mentalistes sur le vaisseau. Je me suis efforcé de la rassurer – et de me rassurer par la même occasion – en évoquant la possibilité de leur élimination par les serpensecs, mais j’observe attentivement les passagers depuis ce jour, je guette sur les visages les signes révélateurs d’une manipulation nano-technologique, je décèle un ennemi potentiel en chaque homme, en chaque femme. J’ai discrètement subtilisé le foudroyeur d’Abzalon. Je le porte en permanence sur moi, sous cette robe noire que j’abhorre mais qui s’avère pratique en l’occurrence. Finalement, le moncle Gardy n’avait pas eu une mauvaise idée en glissant cette arme dans ses bagages.
« Sans combinaison ? La cuve du premier passage ? »
Maran dévisagea Djema, tenta de détecter des traces de moquerie dans les yeux verts de la jeune femme, se rendit compte qu’elle ne plaisantait pas. Il avait rasé sa barbe et coupé ses cheveux en se levant. Il paraissait désormais beaucoup plus jeune que ses vingt-cinq ans.
« Mais… il y fait au moins cent cinquante degrés !
— Tu as peur, Maran Haudebran ? »
Elle passait son temps à le provoquer, à lui imposer de nouvelles épreuves pour retarder le moment de leur union. Il avait gardé en lui des réminiscences de la tradition kropte qui imposait aux femmes de se marier avant l’âge de dix-huit ans, et il ne comprenait pas pourquoi elle se refusait à lui. Il devenait fou lorsqu’elle le congédiait devant la porte de sa cabine après avoir passé une journée entière à se baigner nue en sa compagnie, à le frôler dans l’eau brûlante de la deuxième cuve. Elle tenait peut-être sa cruauté de son père qui, Maran l’avait entendu dire, avait torturé bon nombre de femmes dans les rues de Vrana. Nous ne sommes pas prêts, pas encore, disait-elle à chaque fois qu’il abordait le sujet. Il avait repoussé à plusieurs reprises la tentation de foncer chez les mathelles et de soulager un désir qui devenait encombrant, tyrannique. Les autres couples réguliers de la bande, Pœz et Jaïra, Göt et Aphya, Darl et Mung, Estevan et Lane, avaient consommé depuis longtemps leur amour.
« Je ne vois pas l’intérêt que…
— Le Qval », l’interrompit Djema.
Il remua la tête d’un air désolé comme s’il s’adressait à une folle.
« Et nous risquerions de nous ébouillanter pour rencontrer une créature qui n’existe pas ! »
Elle se leva de la couchette et le rejoignit près de la table. Elle avait emménagé depuis cinq ans dans une cabine du niveau 1 des quartiers des deks. Contrairement à ses amies et contrairement à Maran qui avait élu domicile dans un appartement du niveau supérieur, elle n’avait disposé aucun ornement, aucune tenture, aucune fleur en tissu, aucun dessin sur les cloisons criblées de points de rouille. De même elle ne portait que d’amples robes sans manches dont la simplicité mettait en valeur l’épure de sa beauté.
« Tu me déçois, Maran. Il n’est pas besoin de voir pour croire. J’ai confiance en mon père.
— En un type qui a massacré des dizaines de femmes sur Ester… »
Il regretta aussitôt ses paroles, croyant l’avoir inutilement blessée.
« Justement, rétorqua-t-elle. Il a changé à partir de sa première rencontre avec un Qval. Lœllo me l’a confirmé.
— C’était à Dœq, Djema. Il a très bien pu se forger un Qval imaginaire à l’intérieur du vaisseau. Comment se fait-il que personne d’autre que lui ne l’ait aperçu ?
— Lœllo m’a parlé aussi d’un ancien dek, le Taiseur, qui avait passé vingt ans de sa vie à essayer d’entrer en contact avec les premiers habitants d’Ester. Il disait que la rencontre avec un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.
— Possible. Et alors ?
— Nous devons nous dépouiller de toutes nos peurs pour communiquer avec lui.
— C’est ton double qui t’a suggéré cette brillante idée ? »
Il la soupçonnait d’avoir hérité d’Abzalon sa tendance à l’affabulation, d’avoir inventé cette histoire de double pour conserver une certaine distance avec les autres.
« La seule question qui se pose, Maran Haudebran, est de savoir si tu viens avec moi, répliqua-t-elle d’un ton sec, visiblement agacée par sa moue ironique.
— Et si je refuse ? »
Il savait très bien ce que signifierait un refus. D’ailleurs, elle ne prit pas la peine de répondre, elle sortit de la cabine et se dirigea à grands pas vers l’escalier qui donnait sur la coursive basse. Il la rattrapa alors qu’elle dévalait les premières marches, la saisit par le bras, la contraignit à s’immobiliser.
« Tu ne me laisses jamais le choix, hein ? »
Ses yeux flamboyaient dans la pénombre de la cage. La crispation de ses traits et le tremblement de sa voix annonçaient l’un de ces accès de colère dont il était coutumier et qu’elle traitait en général par une indifférence glaciale.
« Tu as toujours le choix, répondit-elle sans perdre son calme. Je ne te force pas à m’accompagner. Et lâche-moi, tu me fais mal.
— À quelle autre épreuve me soumettras-tu après celle-ci ?
— Qui te parle d’épreuve ? Je te demande seulement de respecter ce que je suis.
— Et moi ? Mes désirs ? Tu les respectes peut-être ? »
Elle attendit que le silence, blessé par le fracas de ses mots, redescende sur eux.
« Rien ne t’empêche d’aller voir une mathelle ou une autre femme.
— C’est toi que je veux, Djema Lankvit, dit-il d’une voix radoucie, presque plaintive.
— Il y a seulement un ordre à trouver entre nous. Tant que tu continueras de vouloir, tu retarderas ce moment. »
Il la relâcha et se fendit d’un long soupir.
« Les choses ne sont pas simples avec toi. Les autres…
— La véritable simplicité, Maran, c’est de n’avoir aucune idée sur rien. Les autres se contentent de reproduire une histoire vieille comme l’univers. Chacune de leurs actions est dictée par la peur. Peur de la solitude, peur du vieillissement, peur de la mort, peur de cette vie qui leur échappe. Viens avec moi si tu en ressens l’importance, reste là si tu as peur de me perdre.
— Tu n’as jamais peur ? »
Elle se frotta le bras sur lequel les doigts de Maran avaient imprimé une marque rouge.
« Je ne redoute qu’une chose : que tu fasses dépendre ton bonheur de moi. Es-tu capable d’être heureux sans moi ?
— Sûrement pas !
— Es-tu capable d’affronter la chaleur de la cuve ? »
Il marqua un long temps d’hésitation avant de donner sa réponse, conscient qu’elle le conviait à un jeu dont il ne ressortirait pas indemne. Il songea à sa mère qui coulait des jours tristes et paisibles dans le domaine 20 et qui lui demandait à chaque visite pourquoi il ne se mariait pas, pourquoi il ne lui offrait pas des petits-enfants, la dernière joie qu’il lui restait à connaître avant de partir. La peur prenait parfois des chemins sournois, détournés : il ne craignait pas de mourir mais de décevoir sa mère, il ne redoutait pas de souffrir dans l’eau bouillante de la cuve mais de raviver le chagrin d’une femme que la vie n’avait pas épargnée.
Il était enfermé dans une prison autrement plus subtile que le légendaire pénitencier de Dœq, il était prisonnier d’un passé qui ne lui appartenait pas.
« Je… je suis prêt », murmura-t-il.
Elle sourit, le prit par la main et l’entraîna dans l’escalier.
Le moncle Artien trouva Abzalon dans un local technique de la coursive basse, affairé à trier les combinaisons, à entasser sur une couverture celles dont la réserve d’oxygène était épuisée, à replier et à ranger sur les étagères celles qui pouvaient encore servir. L’ecclésiastique le regarda travailler en silence pendant quelques minutes avant de signaler sa présence d’un léger raclement de gorge.
« Pas la peine de tousser, grommela Abzalon. J’vous ai entendu entrer.
— Excusez-moi de vous déranger, Ab, mais j’ai… euh… une proposition à vous soumettre. »
Abzalon vérifia encore une dizaine de combinaisons avant de se retourner et de fixer le moncle. Le local, éclairé par deux veilleuses, baignait dans une atmosphère douce et paisible.
« Y a besoin d’un sérieux ménage. Les gens sont négligents. Ils ne pensent pas qu’il peuvent de nouveau en avoir besoin. Une proposition, vous disiez ? »
Le robe-noire s’avança au centre de la pièce. Ses rides s’étaient estompées depuis qu’il s’était réinstallé dans les quartiers des moncles, sa démarche s’était assouplie, son œil avait retrouvé sa vivacité.
« Tout d’abord, je dois vous avouer que je vous ai subtilisé le foudroyeur et que je…
— Je sais, coupa Abzalon. Et j’ai deviné pourquoi. Sveln m’a parlé d’Orgal. Vous l’avez utilisé ?
— Pas encore. Je soupçonne certains hommes d’être des agents de l’Hepta, des correspondants de l’Église monclale désormais, mais je préfère ne pas intervenir plutôt que de commettre une erreur.
— J’ai vu les robes-noires à l’œuvre sur Ester, et j’me demande pourquoi vous êtes si différent… »
Le moncle Artien alla s’asseoir sur une étagère basse et contempla d’un air songeur l’amas de combinaisons hors d’usage.
« Je vous assure pourtant que je n’étais pas différent là-bas. J’étais un parfait soldat de l’Un, j’égorgeais, je brûlais, je pillais sans aucune retenue, sans aucun remords, je préparais avec une rare énergie l’avènement de l’Église.
— Qu’est-ce qui a fait que vous avez…
— Changé ? Je suis incapable de répondre précisément à cette question. Peut-être la vue des cadavres kroptes dans les fosses, peut-être l’enfermement dans cette prison spatiale, peut-être la proximité permanente du vide, peut-être une tendance hasardeuse à la compassion. Je suis sans doute ce qu’on appelle une exception à la règle, un accident génétique. Je n’ai pas séjourné dans le ventre d’une mère, mais sait-on vraiment ce qui se passe dans une éprouvette ? J’ai poussé la différence jusqu’à désirer des femmes, comme les dioncles dégénérés de l’ancien temps. »
Il se garda de préciser qu’il parlait en l’occurrence d’Ellula, non qu’il eût peur de la réaction de son interlocuteur, mais il ne souhaitait pas encombrer leur amour avec ses propres turpitudes.
« Vous pensez que l’Église ordonnera aux mentalistes de détruire L’Estérion ? demanda Abzalon.
— Il faudrait pour cela qu’elle ait gardé le pouvoir sur Ester. Mais, si elle tient toujours les commandes et si elle estime que l’expérience ne correspond pas à ses attentes, elle le fera sans la moindre hésitation.
— Vous savez où est passé votre collègue, le vieux fou ? »
Un sourire affleura les lèvres du moncle Artien.
« Il n’y a plus rien à craindre de ce côté-là. Les novices ayant été éliminés par les serpensecs, je reste le seul robe-noire à bord.
— Vous l’avez exécuté avec le foudroyeur ?
— Je n’en disposais pas à ce moment-là. Je l’ai égorgé avec un éclat de plateau-repas. Et je l’ai regardé agoniser avec un certain plaisir, je vous le confesse.
— Ça m’est arrivé autrefois », murmura Abzalon.
Il vint s’asseoir aux côtés de l’ecclésiastique, sortit de la poche de sa chemise une part de gâteau enroulée dans un pan de tissu et dont il lui offrit la moitié. Le moncle Artien l’accepta et la mangea avec plaisir bien que le gâteau eût un goût prononcé de rance. C’était pour lui un honneur de partager la nourriture avec un homme tel qu’Abzalon.
« Alors, cette proposition ?
— N’y voyez pas d’offense, mais j’ai appris que vous aviez juré à Lœllo d’emmener les siens sur la planète de destination, sur la nouvelle Ester. »
Une ombre de tristesse glissa sur le visage d’Abzalon. On ne pouvait pas dire de lui qu’il avait embelli, mais l’ensemble formé par ses yeux globuleux, son crâne cabossé, ses lèvres rainurées et ses traits chaotiques se laissait désormais contempler sans déplaisir.
« C’est ma femme qui vous a raconté ça, hein ?
— Votre épouse l’a rapporté à Clairia afin de lui redonner du courage, et Clairia me l’a répété.
— Une promesse à un mourant… Il nous reste encore près de quatre-vingt-dix ans de voyage. Je serai mort depuis longtemps si ce foutu vaisseau arrive à bon port. »
Le moncle Artien épousseta les miettes de gâteau sur le haut de sa robe.
« Je peux vous aider à tenir votre promesse, reprit-il. Si vous le souhaitez, bien entendu…
— Y a rien qui pourrait me faire davantage plaisir. Lœllo rôde à l’intérieur de moi. Il ne sera pas apaisé tant qu’il n’aura pas vu la nouvelle Ester à travers mes yeux.
— J’ai découvert un certain nombre de fioles d’eau d’immortalité en fouillant la cabine du moncle Gardy. Elles vous permettront de vous maintenir en vie pendant un bon siècle.
— Y en aurait pour Ellula ?
— Je n’aurais pas le cœur de vous séparer ! s’exclama l’ecclésiastique. Je lui offrirai les miennes.
— Et vous ? »
Le moncle Artien haussa les épaules.
« J’ai déjà vécu trop longtemps. J’ai constaté de surcroît que le vieillissement me rapprochait de l’humain.
— Et les autres ?
— J’ai vérifié les circuits d’eau : la cuve du troisième passage alimente les quartiers en eau potable. Vous n’aurez qu’à y verser régulièrement le contenu des fioles des novices. J’estime que l’espérance de vie de chaque passager augmentera d’une cinquantaine d’années. Qu’en pensez-vous ? »
Abzalon se releva, saisit une combinaison, l’ouvrit, vérifia le niveau d’oxygène sur le petit cadran inséré dans la doublure, la replia et la rangea avec soin sur une étagère.
« J’accepte votre cadeau, moncle, fit-il sans se retourner. Pour Lœllo.
— Je vous souhaite une bonne journée et une longue vie, Ab. »
L’ecclésiastique s’inclina et s’éclipsa de sa foulée menue et tressautante de rondat.
Djema retira sa robe dès que la porte du troisième sas se fut refermée dans un chuintement prolongé. Maran hésita, puis entreprit de déboutonner sa chemise. Nerveux, maladroit, il dut s’y prendre à trois reprises pour dégrafer ses bretelles et son pantalon. Il continuait par habitude – par paresse ? par peur ? – de porter des vêtements kroptes. La chaleur lui enflammait les oreilles et les ongles. C’était de la pure folie, mais Djema semblait bien décidée à aller jusqu’au bout. Des perles de sueur paraient la peau blanche de la jeune femme, captaient des éclats de la lumière violente des lampes, scintillaient, s’irisaient. Il se sentit particulièrement vulnérable lorsqu’il se fut débarrassé de son pantalon, mais un reste d’orgueil le dissuada de rebrousser chemin. Et puis, même s’il refusait de l’admettre, il espérait une belle récompense à l’issue de ce séjour dans la cuve… s’ils en revenaient. La vue du corps de Djema en tout cas, ce corps qu’il avait si souvent rêvé de serrer contre lui, s’associait à la température du sas pour lui faire bouillir le sang.
« Attention aux projections de vapeur, le prévint Djema. Baisse la tête.
— Comment tu sais ça ?
— J’y suis déjà venue. Avec une combinaison. »
Elle pressa quelques touches du clavier posé sur le socle. La porte s’ouvrit lentement et, comme elle l’avait prédit, une vapeur intense s’engouffra dans le sas. Maran se pencha vers l’avant mais inhala une bouffée d’air brûlant qui lui incendia la bouche, la gorge et les poumons. Il s’allongea sur le plancher, chercha désespérément un peu de fraîcheur, crut que sa peau partait en lambeaux, sentit la main de Djema se glisser dans la sienne, entrouvrit les paupières, découvrit la jeune femme allongée à ses côtés, vit qu’elle grimaçait, qu’elle éprouvait la même souffrance que lui, reprit courage, se détendit, ralentit sa respiration, serra les dents en attendant que la vapeur eût évacué le sas. La sensation de brûlure s’apaisa peu à peu, il se redressa légèrement, aperçut des taches et des cloques rouge vif sur les épaules et le dos de Djema, se rendit compte que sa propre peau en était couverte.
« Nous nous en tirons plutôt bien, murmura Djema en s’efforçant de sourire.
— Finissons-en », gémit-il. Parler lui était insupportable, des aiguilles chauffées à blanc lui déchiraient les lèvres. « Ça m’est égal de mourir si c’est avec toi. »
Ils se relevèrent avec difficulté. La vapeur s’était dispersée mais la chaleur avait brutalement augmenté. Il aurait donné n’importe quoi pour apaiser le feu qui le dévorait, qui le rendait fou.
« Ce sont nos peurs qui se consument », déclara Djema.
Il l’aurait volontiers giflée en cet instant mais il se contenta de hurler sa colère et sa douleur.
« Tu reconnais donc que tu en as, espèce de folle ?
— Les dernières, les plus profondes, celles qui m’empêchent de me fondre dans l’ordre.
— L’ordre, ce piège à fanatiques !
— Je ne te parle pas de l’ordre cosmique des eulans, Maran, mais de l’ordre absolu, du flot perpétuel. De l’éternité.
— Finissons-en. »
Il franchit rageusement la porte du sas et s’engagea sur la passerelle qui surplombait la cuve. Il eut l’impression de plonger dans le cœur même du feu, suffoqua, chancela, s’agrippa à la barre supérieure du garde-corps. Il s’embrasait maintenant de l’intérieur, ses organes se dilataient, ses veines se gondolaient, son sang s’évaporait, il ne cernait plus les limites de son corps, il n’était plus qu’une plaie vive, un bloc de douleur. Il voyait le visage de sa mère, ses orbites creuses, son air éternellement inquiet, elle prononçait des mots qu’il était incapable d’entendre, elle le tirait par le bras, le contraignait à la suivre. À chacun de ses pas, il perdait une partie de lui-même, il se dispersait, se fragmentait, et le feu se ruait dans ses blessures, s’infiltrait dans les moindres recoins de son corps. Il recouvra sa lucidité pendant une fraction de seconde, se rendit compte que Djema l’entraînait vers le milieu de la passerelle.
Djema… Son dos, ses fesses, ses jambes se couvraient d’une hideuse teinte rouge, ses longs cheveux ambrés s’en allaient par poignées, elle se décomposait, il s’en moquait, il avait envie d’elle, elle ne serait jamais à lui, qu’importait ? il l’avait aimée dès qu’il l’avait aperçue dans la coursive, affolée, effrayée, poursuivie par les eulans, il avait immédiatement compris qu’un lien indéfectible les unissait, il s’était jeté tout entier en elle.
Il prit vaguement conscience qu’ils s’arrêtaient, qu’ils contemplaient la cuve d’où s’élevaient des colonnes dentelées, éthérées, éphémères, ciselées par les faisceaux obliques des projecteurs. Le feu s’introduisait maintenant par ses pieds, montait par vagues successives le long de sa colonne vertébrale, s’échappait par le sommet de son crâne, investissait chaque fibre de son corps, chacune de ses cellules, lui incendiait l’âme, brûlait ses pensées, ses souvenirs. Les cloques crevaient, des rigoles séreuses s’écoulaient sur sa poitrine, sur son ventre. Il souleva ses paupières gonflées, tourna la tête, regarda Djema debout à ses côtés. Il voulait lui sourire avant de mourir, lui dire qu’il n’éprouvait aucun regret, qu’il était heureux de partir en sa compagnie. Le visage de la jeune femme n’était désormais plus qu’une odieuse caricature, un amas de chair boursouflée d’où émergeaient les éclats perçants de ses yeux. Elle fixait obstinément la cuve.
Toute volonté déserta Maran, qui ressentit un soulagement immédiat. Il accepta de se glisser dans l’oubli, referma les yeux, en paix avec lui-même, franchit un seuil où la matière n’existait plus, où la douleur n’avait plus de prise.
Une ombre se dressa devant lui, lui procura une sensation de fraîcheur qui le revigora, la mort sans doute. Il l’accueillait avec joie, comme une promesse de délivrance. Elle grandit démesurément, le recouvrit tout entier, l’abrita dans son sein rassurant. Des images affluèrent à la surface de son esprit, souvenirs de sa petite enfance, cabine déserte, silence hostile, solitude effrayante, il hurle, personne ne vient, il gît sur un matelas, entouré d’épaisses couvertures qui forment les cloisons et le toit d’une cabane étouffante, rien ne sert de crier, nul ne peut l’entendre. Enfin, quelqu’un ouvre la porte, le plancher vibre, craque, il reconnaît le pas de sa mère, elle écarte les couvertures, se penche sur lui, sourit, le haut de son visage est percé de deux grands trous, elle le prend, le soulève, dégrafe le haut de sa robe, lui présente le sein…
Images d’un passé plus lointain qui ne le concerne pas. L’eulan retire le fer de l’œil d’une femme, elle se tord de douleur et hurle à ses pieds, une nuit perpétuelle efface le monde. « Tu as payé le prix de ta faute, Sorama Haudebran », se rengorge-t-il, drapé dans ses certitudes. Visages silencieux alentour, barbes noires ou grises, yeux emplis de haine ou de pitié…
Un homme se présente devant Sorama, elle ne le voit pas, elle l’identifie à son odeur, à sa façon de marcher : Eshan Peskeur, le chef de l’armée kropte. Il lâche un petit rire cruel, détestable, elle fuit, se heurte à la table, aux bancs, tombe, se relève. Il la suit sans hâte, elle perçoit son souffle, il la coince contre une cloison, l’empoigne par la robe, elle se défend, il la gifle, du sang s’écoule de ses lèvres déchirées, il grogne, l’allonge sur le plancher, lui arrache ses vêtements, l’observe en silence, retarde le moment de l’assaut, elle entend le froissement du pantalon qui tombe sur ses jambes, sur ses bottes, elle se crispe, il lui écarte les jambes du genou, s’étend sur elle, la pénètre d’un puissant coup de bassin, ventre coupé en deux, elle n’a plus de larmes à verser.
Eshan Peskeur, mon père…
Une fillette marche sur un sol étrange, souple, doux, d’une couleur verte qui évoque la teinte passée de certaines robes. Au-dessus de sa tête, une immensité bleue, traversée de nues vaporeuses semblables aux volutes de la cuve. Alentour, de mystérieux êtres à l’unique pied droit et planté dans le sol, surmontés d’une large chevelure bruissante… Ne seraient-ce pas les arbres dont lui a parlé sa mère ? La fillette se dirige vers des constructions aux murs noirs, aux toits gris, pénètre dans une cour, croise un curieux équipage. Un homme coiffé d’un chapeau de paille tient en laisse deux créatures qui marchent sur quatre pattes et dont le front s’orne d’excroissances courbes, pointues. « Tu viens avec moi, Sorama ? crie l’homme. J’emmène ces deux yonaks au pâturage. » Elle le suit au travers de grandes étendues vertes – herbe ? prairies ? Une boule de feu perchée là-haut – l’A ? – dépose sur ses joues une tiédeur agréable, elle entend des cris d’animaux, écoute le murmure de l’air, observe pendant quelques secondes les arabesques aériennes d’une autre créature – oiseau ?
Maran comprit qu’il découvrait Ester à travers les yeux d’enfant de sa mère. Lui n’avait connu que l’environnement cloisonné, gris et monotone du vaisseau, mais elle venait d’un monde bouleversant de beauté, et il ressentait toute la douleur de l’exode, la sensation d’arrachement, le déchirement.
Sorama se promène sur le bord d’une cuve fumante qui se perd à l’horizon, les vagues incessantes se fracassent sur les rochers déchiquetés, se pulvérisent en gerbes dans un grondement permanent. Non loin, son père, ses trois épouses et leurs cinq autres enfants, dont quatre filles, attendent le passage du char à vent. Elle aimerait tant visiter le Nord, ce continent énigmatique qu’on dit habité par les démons de l’Amvâya, explorer un autre pays que ces plaines du Sud où le temps paraît figé. Elle sait que sa vie est déjà tracée, qu’elle épousera un homme avant ses dix-huit ans afin de ne pas être chassée de la ferme familiale, qu’elle s’abrutira dans les tâches domestiques, qu’elle combattra sans relâche les démons de l’egon, qu’elle subira jusqu’à sa mort le poids d’une tradition écrasante.
Maran fut projeté dans d’autres existences, dans celle d’un robe-noire qui plantait son poignard dans la gorge d’un frère de l’Omni, dans celle d’un homme qui fracassait le crâne d’une femme et plongeait les mains dans sa cervelle molle et chaude, dans celle d’une adolescente dénudée que les eulans frappaient avec une branche de zédrier, dans celle d’un garçon qui, du haut d’une falaise, admirait le spectacle grandiose de l’océan bouillant, dans celle d’une mentaliste qui errait sur la banquise du péripôle, dans celle d’un soldat qui foudroyait des corps étendus dans une fosse, dans celle d’un haut dignitaire de l’Église monclale qui ordonnait à un subalterne la destruction de L’Estérion, dans celle d’une femme infiniment vieille qui plongeait dans un puits d’eau tiède et s’immergeait dans l’indicible sein du Qval, dans celle de la jeune femme qui se tenait à ses côtés et dont il appréciait enfin la grandeur d’âme. Elles n’étaient pas étrangères les unes aux autres mais fondues dans un ordre secret comme les fils d’une trame. Chacune d’elles occupait le centre, chacune s’agençait de manière à permettre aux autres d’occuper le centre. Perçues comme indispensables ou négligeables dans l’univers matériel, elles prenaient toutes leur importance dans l’ordre invisible, elles plongeaient leurs racines dans le flot de l’humain, là où il n’y avait ni religion, ni préférence, ni force, ni faiblesse, mais seulement des expressions multiples de l’Un.
Il eut envie de partager son bonheur avec Djema. Il se tourna vers elle, elle lui rendit son regard, il discerna la même béatitude dans ses yeux verts. Il voulut la remercier, car sans elle il n’aurait pas eu le courage de s’engager sur ce chemin de souffrance, mais les mots étaient impuissants à décrire ce qu’il ressentait. Il perçut un courant de pensées qui formait un langage, qui ne provenait pas de Djema mais de la créature qui les abritait.
Sans elle, tu n’aurais pas eu le courage, sans toi, elle n’aurait pas eu la force…
Ce n’étaient pas des mots, le Qval s’adressait directement à son âme.
Les humains se figurent qu’ils préservent leur individualité en se divisant, en s’opposant. C’est exactement le contraire qui se produit. Ils deviennent alors des êtres séparés, limités par leurs perceptions. Ils sont prisonniers de leur temps, ils voient les effets, non les causes. Ils se tendent vers un but, vers un désir, vers un futur pour tenter d’oublier l’inexorable marche du temps, ils élargissent sans cesse l’espace qui les éloigne de leur véritable nature.
Djema avait raison, se dit Maran. Mon désir pour elle n’était qu’une tentative confuse, illusoire, d’arrêter le temps. En le réalisant je l’aurais consumé et je me serais retrouvé au point de départ, le cœur couvert de cendres, à l’affût d’autres désirs, d’autres projets, pris au piège par ma propre mémoire. Le désir n’est-il pas pourtant le moteur de l’être humain ? N’est-ce pas le désir qui lui a permis de s’élever au-dessus de sa nature ?
Le désir est un leurre, l’aspiration profonde est un chemin. Le désir relève de l’instinct de possession, de l’orgueil, l’aspiration requiert de l’humilité, de la patience, de l’attention. L’un provoque les affrontements, les guerres, la destruction, l’autre inspire la compassion. Le désir engendre le pouvoir, la conquête, la religion, l’exploitation ; l’aspiration suscite la compréhension. Le désir bâtit des prisons, l’aspiration offre la liberté. L’un crée le temps, l’autre relie à l’éternité.
Je ne comprends pas pourquoi le Qval a choisi de communiquer avec Abzalon, un criminel, un homme qui s’opposait à l’expansion de la vie.
Abzalon n’avait pas de désir. Pour lui, seuls comptaient l’instant présent, la survie. Il n’échafaudait pas de projet à court ou long terme, il ne possédait rien, il n’avait aucune illusion sur lui-même, il ne se réfugiait pas dans le sein rassurant d’une religion, il se regardait tel qu’il était, même s’il en souffrait, il était ouvert en permanence au bruit de la vie. Il n’a pas été choisi, il était prêt à se rencontrer lui-même, sans artifice, sans faux-semblant.
Il torturait des femmes, il faisait souffrir les autres…
Les autres souffraient à travers lui, il œuvrait dans cet ordre sous-jacent où leurs fils se rejoignent. L’univers se plie sans cesse aux désirs cachés de ses créatures.
Difficile d’accepter cette définition de l’ordre. Elle ne sert, me semble-t-il, qu’à justifier les actes monstrueux.
Tu refuses d’être assimilé aux bourreaux, d’être celui par qui le malheur arrive, et pourtant tu ne peux être dissocié de l’humanité, de ses crimes, de ses injustices. Tu te réfugies derrière une éthique, une morale, mais sache que des millions et des millions d’êtres vivants souffrent au nom de cette éthique, au nom de cette morale. L’intention, la volonté de convaincre, voilà l’erreur. Eulan Kropt commit cette erreur il y a de cela six mille ans du calendrier estérien : il voulut partager son expérience, mais les mots eux-mêmes sont des pièges tendus par le temps. Et ses proches utilisèrent son discours pour élaborer une religion, pour enclencher les mécanismes enfouis dans leur mémoire profonde. Ils n’agissaient pas par calcul, ils étaient sincères, mais ils ne se rendaient pas compte qu’ils initiaient un nouveau cycle de tourments, qu’ils édifiaient les murs d’une nouvelle prison.
J’aurai moi aussi envie de raconter ce que j’ai vécu dans cette cuve, de proclamer la beauté de la vie…
Alors tes auditeurs deviendront tes disciples, ils t’élèveront au rang d’un dieu, ils fonderont un culte sur ton nom. Ce n’est pas parce que tu leur auras désigné le but qu’ils s’engageront sur le chemin. Abzalon n’a jamais cherché à convertir quiconque, ni même d’ailleurs à percer le mystère de l’ordre secret, il venait seulement déposer ses doutes et ses peurs comme un enfant qui s’abandonne dans les bras de sa mère.
Je persuaderai les autres de goûter ce bonheur.
Un désir, une expression de l’orgueil. Le Moncle, l’Hepta, la Fraternité omnique, l’Astafer et toutes les autres religions ont de la même manière voulu le bonheur d’autrui. Vois aujourd’hui où en est Ester, divisée, déchirée, sur le point de s’autodétruire, et l’A n’en sera pas responsable. L’étoile fait seulement partie de la trame.
Comment les amener à découvrir l’ordre secret ?
Ils le découvriront d’eux-mêmes si tu démontes leurs mécanismes pervers, si tu leur apprends la vigilance, la plénitude du présent, si tu les délivres du temps. Le vaisseau lui-même est inséré dans votre trame. Les particules les plus infimes qui le constituent subissent l’influence de vos pensées. Elles vibrent comme des notes tantôt harmonieuses, tantôt dissonantes.
Vous devriez pourtant haïr et combattre ceux qui ont saccagé votre monde.
Nous ne sommes pas animés d’intentions, nous veillons seulement à nous fondre dans l’ordre, dans le présent. Notre monde va bientôt mourir car sa symphonie est devenue trop discordante, mais nous sommes à jamais liés à l’humanité estérienne.
Qui êtes-vous exactement ?
Les enfants de l’océan d’Ester, les gardiens des puits bouillants. L’eau et la chaleur sont notre nourriture.
Pourquoi vous êtes-vous embarqués dans L’Estérion ?
Pour recommencer ailleurs avec vous. Ceux des nôtres qui sont restés sur Ester entreprennent le voyage vers le nouveau monde.
Dans combien de temps ? Avec quel vaisseau ?
Le temps n’a pour nous aucune importance, aucune incidence. Et quelques-uns des vôtres construisent un nouveau vaisseau dans la région du péripôle.
Les moncles et les autres finiront bien par nous rejoindre un jour sur le nouveau monde, ils nous déclareront la guerre, ils nous persécuteront.
Difficile d’échapper au temps, n’est-ce pas ? Inutile de s’enfermer dans une prison qui n’existe pas.
Vous n’avez donc pas de but, pas d’idéal ?
L’idéal, un concept manié par les religieux. On ne peut jamais l’étreindre, il s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche, il entraîne ceux qui le poursuivent dans une incessante fuite en avant, il génère tous les fanatismes, il ne tolère pas l’acceptation, il prend bien des noms, dieu, omni, ordre cosmique, moncle, science, paradis, il est le principal allié du temps.
Ne recourez-vous pas à la science et au temps pour fabriquer votre vaisseau ?
Nous utilisons les éléments dont nous disposons, sans parti pris, sans jugement. La technologie nous permet de franchir le vide spatial, qu’elle en soit remerciée. Et le temps chronologique est parfois nécessaire pour les réalisations d’envergure.
Le temps chronologique ?
Le cycle naturel de l’univers. Jusqu’alors, nous parlions d’un temps psychologique, d’une perception subjective de l’avant et de l’après.
Qu’attendez-vous de nous ?
Que vous soyez vous-mêmes, que vous incitiez les autres passagers à l’être, que vous utilisiez toutes les ressources du présent pour restaurer l’harmonie dans la structure subtile du vaisseau.
Vous n’avez pas le pouvoir de le faire vous-mêmes ?
Seuls, nous n’y arriverons pas. Pas davantage que nous n’avons réussi à empêcher la dévastation d’Ester. Les pensées humaines sont d’une redoutable puissance. Nous avons proposé à Eulan Kropt de rapprocher ses frères de l’ordre absolu, mais la religion fondée sur son nom a été une note dissonante supplémentaire dans la symphonie.
Il vous arrive donc de vous tromper.
Nous n’imposons rien à personne, nous laissons à chacun sa liberté.
Dangereux…
La véritable liberté n’est pas dangereuse. Elle coule comme une source intarissable, elle ouvre des voies vers le mouvement perpétuel.
Est-ce que nous nous reverrons ?
Aussi souvent que vous le jugerez nécessaire. Le feu vous épargnera si vous venez sans crainte, sans intention.
Je ne connais pas un être humain qui soit totalement dépourvu d’intention.
Nous en avons rencontré un : Abzalon.
Adressez-vous à lui, en ce cas.
Il n’aspire qu’à l’apaisement. Nous respectons son chemin. Son fil brille d’un vif éclat sur la trame. Djema et toi avez toutes les qualités pour déjouer les pièges du temps.
Que se passera-t-il si nous n’y parvenons pas ?
Alors ce vaisseau risque de franchir les limites de la matière et de détruire l’univers.
Est-ce que je suis… vivant ?
Celui qui ressent est vivant, celui qui veut est mort.
Le Qval cessa d’émettre, et Maran, étourdi, reprit conscience de son environnement, de la présence de Djema, de la passerelle, des miroitements à la surface bouillonnante de l’eau, sur les cloisons et le plafond de la grande salle. Il chercha le Qval des yeux mais ne distingua aucune forme parmi les volutes de vapeur qui montaient de la cuve. Ses douleurs s’étaient assourdies, bon nombre de ses cloques s’étaient résorbées, la chaleur lui paraissait dorénavant supportable, presque agréable.
Ils se rendirent dans le sas, récupérèrent leurs vêtements, se rhabillèrent en silence. Même si Djema portait encore les stigmates de son séjour dans la cuve, yeux et lèvres gonflés, joues parsemées de plaques rouges, son visage avait recouvré en grande partie sa beauté. Ils n’éprouvaient pas le besoin de parler, seulement de s’allonger, de dormir.
Ils sortirent dans la coursive basse, croisèrent une femme âgée qui leur lança un regard interloqué, gagnèrent le niveau 1. Quand ils arrivèrent devant la porte de la cabine de Djema, elle l’invita à entrer. Ils s’étendirent sans se dévêtir sur la couchette et plongèrent au bout de quelques secondes dans un profond sommeil.
Lorsqu’il se réveilla, il aurait été incapable de dire combien de temps il avait dormi. Des brûlures sourdes couraient encore sur son corps. Djema, réveillée depuis un bon moment à en juger par la vivacité de son regard, se pencha sur lui et l’embrassa dans le cou.
« Le moment est venu, paresseux. »
Elle fit passer sa robe par-dessus sa tête puis entreprit de lui retirer sa chemise.