CHAPITRE XV DJEMA

Je t’ai parlé, il y a maintenant une cinquantaine d’années estériennes – eh oui, je vieillis, mais mes molécules correctrices font leur boulot […] signale que je suis encore très désirable, même si je n’ai plus le même appétit charnel –, de Mald Agauer et de Lill Andorn, cette ancienne membre de l’Hepta et son assistante qui avaient disparu de la circulation. Je pensais qu’elles avaient été […]l’une de ces terribles vagues de violence qui s’abattent régulièrement sur Ester et sur le Voxion […] la plupart des mentalistes ont […] dispersés ou massacrés […] échappé moi-même à la mort à de nombreuses reprises […] Les légions du moncle répandent la terreur dans les cités livrées au pillage et à […] L’empereur Holl, le fils aîné et successeur de Zjor, a été déposé par l’Église, promené pendant sept jours entièrement nu dans une cage transparente infestée de rondats […] a lutté longtemps contre les rongeurs qui le harcelaient, puis ils lui ont happé les jambes, les bras, lui ont sauté à la gorge et l’ont dévoré vivant […] Ester, gouvernée par le conseil des dioncles. Le Sexta-libre est devenu un trio, trois des membres dirigeants ayant été capturés et condamnés à subir un châtiment public plus cruel encore que celui de Holl. Je me suis retrouvée séparée de mon groupe, j’ai erré sur le continent Nord, me cachant dans les maisons abandonnées ou dans […] violée par un de ces groupes de miséreux qui hantent les transports publics estériens. D’en parler me donne la nausée, surtout à cause de l’odeur […] péripétie si je me suis enfuie sur le continent Sud, pris d’assaut par des millions d’émigrants portés par l’espoir d’une vie meilleure.

J’ai bien cru mourir à bord du bateau […] une succession de tempêtes terrifiantes […] En moins de trente ans, les techniciens du Nord ont épuisé la plus grande partie des ressources du Sud. Les cités ont poussé à la vitesse de champignons […] tous les problèmes liés à une urbanisation anarchique : surpopulation, taudis, criminalité, famine, épidémies, trafics de toutes sortes […] meurent de faim dans les rues, les femmes et leurs filles, âgées parfois de dix ans, se prostituent pour une galette de fizlo, les hommes s’abrutissent de mauvais alcool, les soldats estériens prélèvent une part exorbitante sur toutes les transactions, les légions du Moncle surgissent tous les deux ou trois jours, pillent, brûlent, massacrent. La première cité que j’ai traversée, La-Ne-Vra, ressemblait à un champ de bataille. Des cadavres jonchaient par centaines les rues et les trottoirs, la fumée et l’odeur rendaient l’atmosphère irrespirable […] heureusement sous la protection d’un homme que j’avais rencontré dans le bateau et que j’avais trouvé suffisamment digne d’intérêt pour lui ouvrir mes cuisses […] un chasseur, un aventurier armé d’un foudroyeur et dont la carrure imposait le respect […] comme un pied, et encore, un pied, surtout le tien, eût certainement fait preuve d’une sensibilité et d’une adresse supérieures […] m’a permis en tout cas de ne pas être importunée par les pouilleux qui pullulent […] sa jalousie morbide, j’ai réussi à lui fausser compagnie aux environs du péripôle […] ne supportais plus sa brutalité […] me suis retrouvée à Gloire-de-l’Un, anciennement Genko. Ce petit relais de chasse s’est métamorphosé, par la magie de l’immigration, en un gigantesque bidonville. Les gisements de stafer, découverts vingt ans plus tôt, ont attiré des milliers de prospecteurs alléchés par la possibilité de faire rapidement fortune, puis les compagnies estériennes ont posé leurs grosses pattes sur la région et ont racheté toutes les concessions, n’hésitant pas à recourir à la menace et au meurtre si nécessaire. Elles se sont livré une guerre farouche pour […] La violence […] omniprésente, presque palpable […] rapatrié les spécialistes voxions pour exploiter les mines, un afflux que les premiers colons ont considéré comme une provocation.

J’ai survécu dans les entrailles putrides de Gloire-de-l’Un en me prostituant […] pas très glorieux mais je n’avais pas d’autre choix que d’exploiter mes seules ressources, mon corps artificiellement conservé par les nanotecs, ce corps que tu as autrefois si divinement célébré. Je pensais à toi tandis que, pour cinq misérables estes, mes clients me plantaient leur soc immonde dans le ventre, qu’ils m’envoyaient leur épouvantable haleine dans les narines, qu’ils frottaient leur crasse à ma […] et se soulageaient dans un beuglement de yonak. Cette période n’a pas été la plus agréable de mon existence mais il me fallait sans doute descendre au plus bas pour entrevoir […] certitudes mentalistes s’étaient effilochées l’une après l’autre comme les fils d’une trame usée.

J’ai essayé de recontacter mentalement les éléments dispersés du mouvement, mais personne n’a répondu à mes sollicitations, soit qu’ils aient succombé à la répression monclale, soit qu’ils aient désactivé leurs canaux pour ne pas risquer l’interception. Tu ne peux pas savoir à quel point je t’ai envié. À propos, je ne t’ai pas encore demandé comment tu allais, ni comment allait ta Kropte d’épouse ? Mais ne parlons pas de choses qui […] Alors que je commençais à perdre espoir et que je songeais de plus en plus sérieusement au suicide, un de mes clients, un Kropte, un des rares rescapés du génocide – tu vois, j’ai couché moi aussi avec un Kropte, nous sommes quittes, mais, contrairement à ta maîtresse de l’espace, il n’avait aucun don pour les choses du sexe –, m’a parlé de cette réserve près du pôle où, selon lui, deux mentalistes s’étaient rendues quelques dizaines d’années plus tôt. La réserve n’avait pas conservé bien longtemps son statut. Chassée par les compagnies, la dernière peuplade kropte s’est réfugiée plus au sud, au milieu des glaces éternelles. Toujours d’après mon client – dix estes pour une passe de deux minutes et une conversation d’une heure, une bonne affaire finalement –, une des deux mentalistes, la plus ancienne, était morte, l’autre vivait toujours sur la banquise.

J’ai immédiatement […] le lien avec Mald Agauer et Lill Andorn […] rassemblé mes maigres économies, j’ai stipendié un chasseur […] Après le relais de Toukl, cette brute a voulu […] dans la neige mais je ne l’ai pas supporté, je l’ai tué avec son propre coutelas et j’ai moi-même piloté son autogliz jusqu’à la banquise. Là, j’ai erré sur la glace jusqu’à ce que l’appareil tombe en panne de carburant, et je serais probablement morte de faim et de froid si je n’avais pas reçu une impulsion télémentale m’enjoignant de marcher en direction du sud. Je ne savais pas si cette pensée émanait réellement d’un correspondant ou si elle n’était qu’une expression de mon subconscient, toujours est-il que je n’avais plus rien à perdre et que je me suis exécutée. J’ai déambulé pendant des heures sur la banquise, transie, exténuée, émerveillée par le spectacle de cette immensité immaculée et irisée par les pâles rayons de l’A. J’avais l’impression d’avancer vers ma mort, ou ma rédemption, vers un état apaisé en tout cas, et puis, au moment où je m’apprêtais à m’allonger sur la glace, vidée de mes forces, soulagée, heureuse presque de mettre un terme à l’absurdité de mon existence, t’aimant comme au premier jour – j’ai définitivement décidé d’apposer le mot amour sur mes sentiments envers toi, malgré l’irruption dans ta vie de cette peste kropte –, j’ai vu approcher deux grands aros blancs, deux bêtes magnifiques dont la course aérienne soulevait de somptueuses gerbes blanches. Je n’ai pas eu le temps d’éprouver la moindre peur, j’ai aperçu le traîneau qu’ils tiraient et les silhouettes des trois hommes de l’équipage […] d’un rêve, avoir franchi un seuil où les désirs se concrétisent sous la forme de mirages, mais j’ai été soulevée, allongée sur un confortable matelas de peaux, roulée dans d’épaisses couvertures, j’ai senti une douce chaleur investir peu à peu mon corps et chasser le froid de mes membres […] transportée dans un village de glace édifié autour d’un large puits d’eau tiède. Là, une femme est venue à ma rencontre, vêtue de fourrures, plus très jeune mais encore très belle avec ses longs cheveux blancs qui contrastaient avec le noir profond de ses yeux. Il m’a fallu dix secondes pour reconnaître Lill Andorn, mon ancienne rivale, la femme que j’ai sans doute le plus détestée avec la Kropte que tu as osé épouser. Elle m’a souhaité la bienvenue avec une telle chaleur dans la voix et le regard que j’ai su instantanément que j’étais arrivée au terme de mes errances.

Ceci est notre dernière communication par l’intermédiaire des nanotecs. Dans les jours prochains, j’aurai la possibilité de te contacter sans ces interférences parasites qui perturbent nos échanges, et je t’indiquerai de quelle manière procéder pour utiliser le même canal que moi. Une ère nouvelle s’ouvre. À très bientôt, mon bel amour qui s’éloigne.

Retranscription pirate d’une communication télémentale entre une ancienne membre du Sexta-libre et L’Estérion.


L’Estérion connut ses premières défaillances techniques onze années après son lancement. Les chariots automatiques ne passaient plus pendant deux ou trois jours, puis ils effectuaient une dizaine de livraisons en deux heures d’intervalle, transportant de la nourriture encore lyophilisée, immangeable. Au début les deks se rationnèrent et partagèrent les rares repas consommables, mais il s’avéra bientôt qu’ils ne pourraient pas tenir très longtemps à ce régime. Des femmes enceintes tombèrent malades, puis des enfants, des vieillards et tous ceux qui ne jouissaient pas d’une bonne santé. C’est ainsi que Torzill, lui qui avait consacré toute son énergie de voyageur à tenter de représenter la prison volante qui l’emmenait à travers le vide, succomba à une deuxième attaque de paralysie. Belladore eut beau essayer de le maintenir en vie en multipliant les formules incantatoires et les séances d’imposition, l’ancien architecte rendit son dernier souffle après avoir puisé dans ses ultimes forces pour apposer, avec l’aide de ceux qui le veillaient, sa signature en bas de son œuvre. Après une brève oraison prononcée par le moncle Artien, on recouvrit son corps d’un drap et on le glissa par la trappe de l’un des grands broyeurs destinés à recueillir les déchets trop volumineux pour être éliminés par le système d’aspiration automatique. D’autres cadavres suivirent, ceux de nouveau-nés que les mères n’étaient plus en mesure d’allaiter, ceux de jeunes enfants terrassés par des fièvres malignes, ceux de femmes et d’hommes affaiblis par les privations.

La décennie relativement paisible qui avait suivi l’arrivée des femmes kroptes dans les quartiers deks n’avait engendré que des scènes de jalousie ou des querelles de voisinage vite résorbées. Une cinquantaine d’épouses ou de ventres-secs, se sachant stériles ou trop âgées pour enfanter, avaient décidé de rendre un peu plus supportable l’existence des quatre mille deks restés célibataires. Leurs cabines restaient ouvertes à toute heure pour recevoir les hommes en mal d’affection, pour les soulager de leurs misères morales et de leurs désirs physiques. Elles avaient ainsi réussi à désamorcer les tensions entre les minoritaires élus par une femme et la majorité des laissés-pour-compte. La population des quartiers, consciente de l’importance et de l’ingratitude de leur rôle, vouait un immense respect à cette poignée de femmes. Elles étaient devenues, davantage que de simples prostituées, des prêtresses de l’amour, des consolatrices, des puits de tendresse, des maîtresses et des mères universelles. Elles y avaient gagné un titre, les « mathelles », du nom de la sixième femme d’Eulan Kropt, Mathella, la vestale qui avait rompu ses vœux de chasteté pour donner un fils au prophète. Aucune décision ne se prenait sans qu’elles fussent au préalable consultées et leurs conseils faisaient souvent office de sentences. Pendant dix ans, elles étaient parvenues à préserver un fragile équilibre à nouveau menacé par les premières défaillances du vaisseau.

On entra dans une période de deuil. Les coursives résonnaient des cris des mères effondrées devant le corps de leur enfant, des gémissements des épouses ayant perdu leur mari, des lamentations rageuses des hommes pleurant une femme ou un ami. Et la faim, cette faim terrible qui creusait les ventres et ranimait les vieux démons, se répandit tel un venin dans les coursives et les cabines.

« Tu devrais monter dans les niveaux, dit Ellula. Nous n’avons rien mangé depuis trois jours. »

Abzalon reposa délicatement sa fille sur le plancher. Âgée de sept ans, Djema avait hérité de la beauté de sa mère et du caractère taciturne de son père. Elle ne s’exprimait que rarement et toujours pour prononcer des paroles déroutantes, énigmatiques, d’un ton étrangement grave. Indépendante, elle s’absentait parfois pendant des heures et revenait à l’appartement de la coursive basse sans daigner fournir d’explication, posant sur ses parents un regard franc, clair, qui les dissuadait de lui adresser le moindre reproche. Même si le sentiment d’inquiétude ne les quittait jamais, ils avaient fini par s’accoutumer à ses fréquentes disparitions. Laslo et Pœz, les deux fils de Lœllo, venaient de temps à autre l’inviter à leurs jeux, mais elle déclinait invariablement l’offre, préférant la solitude à la compagnie des autres enfants. Son comportement avait alarmé Ellula dans les premiers temps, puis elle s’était souvenue de sa propre enfance sur les bords du bouillant et elle avait compris que, de la même manière qu’elle-même avait couru des jours entiers dans la lande battue par le vent du large et les embruns, sa fille tentait de se ménager des espaces de liberté dans le cadre étouffant du vaisseau.

La mauvaise mine d’Ellula frappa tout à coup Abzalon : il ne s’était pas encore rendu compte à quel point ses traits s’étaient émaciés, à quel point ses cernes s’étaient creusés. Elle leur donnait, à Djema et lui-même, une bonne partie de ses maigres rations, se contentant d’un peu d’eau et de quelques bouchées de viande insipide qu’elle mâchait pendant de longues minutes. Alors il comprit que le temps de la violence était revenu, qu’il lui fallait trahir son serment et se battre, comme à Dœq, parce qu’il avait la responsabilité d’une famille et qu’elle attendait de lui qu’il subvienne à ses besoins.

« Tu viens avec moi, Djema ? » proposa-t-il en se levant.

Il évita de croiser le regard d’Ellula, de peur qu’elle ne devine sa résolution et ne l’implore de renoncer. Elle lui avait raconté quelques-unes de ses visions et lui avait affirmé qu’elle préférerait se laisser mourir de faim plutôt que d’être mêlée à cette barbarie qui déferlerait dans les coursives et ravalerait les êtres humains au rang d’animaux.

« Je vais toujours où tu vas, papa », répondit la fillette.

Elle accompagna Abzalon dans la coursive basse, mais, lorsqu’ils débouchèrent sur la première place, elle prit la direction opposée à celle de son père. Il la vit s’éloigner dans un passage sombre, minuscule silhouette auréolée de sa chevelure blonde, soulagé finalement qu’elle échappât au spectacle lamentable d’hommes et de femmes se battant comme des aros sauvages pour une galette de fizlo, quelques légumes fades ou un morceau de viande reconstituée.

Il hésita un moment à retourner sur ses pas et à rendre visite au Qval. Cela faisait deux ou trois mois qu’il n’était pas allé sur la passerelle de la cuve bouillante mais il en ressentait soudain le besoin. Il y renonça finalement, car il lui fallait chercher dans les ruines de son passé la rage nécessaire à la survie de sa femme et de sa fille.

Il s’aperçut qu’il ne servait à rien de prendre les précautions ordinaires dans le labyrinthe. Les RS volants ne manifestèrent à aucun moment leur présence, comme victimes du même dérèglement que les chariots automatiques. Il ne rencontra pas âme qui vive lorsqu’il déboucha sur la place du premier niveau des quartiers, mais son attention fut attirée par les clameurs qui provenaient des étages supérieurs. Il recouvra instantanément ses réflexes de Dœq, une tension intérieure qui noua ses muscles, accéléra son rythme cardiaque, précipita sa respiration, couvrit son torse de sueur. Les poings fermés, il s’engagea dans l’escalier tournant qui montait au deuxième niveau. Il découvrit un spectacle de désolation dans la coursive, des corps allongés, éventrés, égorgés, mutilés, des hommes uniquement. L’odeur du sang le ramena onze ou douze ans en arrière dans les couloirs et les cellules du pénitencier. Un peu plus loin, un groupe de deks, brandissant des masses d’armes et des piques, tentait de forcer l’entrée d’une cabine. Il perçut, au milieu de leurs vociférations, de leurs ahanements, les gémissements et les cris d’effroi de femmes et d’enfants réfugiés à l’intérieur de la pièce. La faim n’était qu’un prétexte pour ceux-là : ils sautaient sur l’occasion de régler leurs comptes, de libérer la frustration engendrée par la solitude, par la nostalgie, par la promiscuité, autant de plaies que les mathelles, si elles les avaient adoucies, n’avaient pas guéries.

Bien qu’il comprît cette colère, ce désespoir de laissés-pour-compte, de déçus de la vie, Abzalon fondit sur eux avec la même détermination qu’il avait mise à pourchasser ses victimes dans les rues de Vrana. Les visages des agresseurs, déformés par la haine, lui étaient familiers, même s’il ne pouvait leur associer un nom ou un souvenir précis. Au nombre de cinq, ils étaient tellement concentrés sur la porte qu’ils ne le virent approcher qu’au dernier moment.

Une pique se tendit soudain en direction de son cœur. Il l’évita d’un crochet sans ralentir sa course. Ses deux poings percutèrent le front et le nez de son adversaire. Il entendit craquer ses os, puis des gouttes de sang se déposèrent sur ses avant-bras et son cou avec une légèreté d’écume. Il ne laissa pas aux quatre autres le temps de revenir de leur surprise et de s’organiser. Ombre tournoyante, insaisissable, il frappa le deuxième du tranchant de la main, lui broya le larynx, se jeta en arrière pour éviter les pointes acérées et sifflantes d’une masse d’armes, se détendit comme un ressort pour lancer son poing dans l’abdomen d’un troisième, l’acheva d’une manchette sur la nuque, happa au passage le poignet du quatrième, lui disloqua l’épaule, le plaqua contre lui pour parer l’offensive du cinquième dont la lance se ficha entre les omoplates de son bouclier humain et qui, comprenant qu’il n’avait aucune chance de s’en sortir en combat singulier face au grand Ab, lâcha son arme et prit ses jambes à son cou. Lorsqu’il eut disparu dans la pénombre de la coursive, Abzalon repoussa le corps et examina la porte déformée par les coups d’épaule et de pied. Il n’avait manqué aux cinq deks que quelques secondes pour finir d’arracher le verrou intérieur et se ruer dans la cabine. Il aperçut, par l’étroit espace entre le chambranle et la partie supérieure de la porte faussée, un œil qui le fixait, un œil sombre et familier lui aussi. Le verrou coulissa sur sa gâche, puis la porte s’ouvrit dans un grincement prolongé.

Une femme sortit et se jeta dans les bras d’Abzalon. Il lui fallut un moment pour reconnaître Clairia, pour se souvenir qu’elle était enceinte de huit mois, Lœllo le lui avait annoncé lors de sa dernière visite. D’autres femmes et des enfants s’aventurèrent prudemment hors de la cabine. Parmi eux il y avait Pœz, le deuxième fils de Clairia et de Lœllo, un garçon brun comme sa mère, bouclé et enjoué comme son père, Juna, l’épouse de Belladore, et ses deux filles à la peau foncée et aux cheveux blonds, Sveln, la femme d’Orgal, qui se désespérait d’attendre un enfant.

« Ab, ils sont devenus fous, balbutia Clairia.

— Ils savent très bien ce qu’ils font, intervint Juna. Ils sont organisés.

— Qui ? aboya Abzalon.

— Une centaine de célibataires. Cela fait plusieurs mois qu’ils importunent les femmes, qu’ils revendiquent leur droit au mariage. Les mathelles ne leur suffisent plus. Ils confisquent les rares plateaux-repas consommables et ne distribuent la nourriture qu’à celles qui acceptent leurs conditions.

— Quelles conditions ?

— Ils veulent des femmes pour eux, mais, comme elles ne sont pas d’accord, ils tuent leurs hommes.

— Personne m’a parlé de ça, murmura Abzalon.

— Lœllo ne voulait pas qu’on te dérange, dit Clairia d’une voix entrecoupée de sanglots. Il disait que c’était à nous de régler nos problèmes.

— Où est-il ?

— Je ne sais pas… Il est resté là-haut avec Laslo. Il y a eu une bagarre au sixième niveau. Nous nous sommes enfuis. Ceux-là nous ont poursuivis et nous nous sommes réfugiés dans cette cabine. Sans toi… »

Il dut la retenir pour l’empêcher de s’effondrer.

« Je… je perds les eaux, gémit-elle.

— Elle est sur le point d’accoucher ! s’écria Sveln.

— Est-ce qu’elle pourra tenir jusqu’à la coursive basse ? demanda Abzalon.

— Les RS risquent de nous retarder, fit observer Juna.

— Ils sont en panne. Emportez-la chez moi et bougez plus jusqu’à ce que je revienne.

— Et s’il t’arrive…

— Alors faudra repasser de l’autre côté. Les eulans ont promis le pardon à celles qui reprendraient leur place parmi les Kroptes. »

Juna et Sveln se consultèrent du regard puis elles se placèrent de chaque côté de Clairia, la soutinrent et, entourées du petit groupe, se dirigèrent vers l’entrée du labyrinthe.

Djema s’introduisit dans l’étroit boyau, glissa sur une dizaine de mètres, parcourut la partie plane, la plus longue, à quatre pattes, atteignit la pente abrupte qu’elle avait eu tant de mal à gravir la première fois et qu’elle franchissait dorénavant sans difficulté. Le conduit métallique, plongé dans une obscurité totale, était froid au début, puis il devenait chaud, voire brûlant, vers le milieu, au point qu’elle ne pouvait pas y poser ses mains et ses genoux plus de deux secondes. Des bruits de toutes sortes y résonnaient, parfois avec une force effrayante, chuintements, grondements, claquements, sifflements, comme si l’activité mystérieuse du vaisseau se trouvait concentrée dans ce passage exigu – et secret, sans doute, puisqu’elle était la seule à le connaître. Des odeurs étranges y rôdaient, celle, piquante, dominante, de la rouille et d’autres qu’elle n’avait pas réussi à identifier. Elle l’avait découvert deux ans plus tôt après avoir exploré une salle alvéolaire et remarqué une trappe ronde et basculante cachée derrière un pilier. Elle l’avait poussée, s’était faufilée dans un inextricable enchevêtrement de tubes, d’escaliers, de passerelles, avait repéré une bouche d’entrée d’une largeur de cinquante centimètres qui se découpait sur le plancher. Comme elle aimait se réfugier dans les coins les plus reculés de son monde, elle s’y était engagée sans aucune appréhension. Ses parents parlaient parfois avec nostalgie de leur propre monde natal, des arbres, des collines, des montagnes, des rivières, du lever et du coucher de l’A, de l’herbe, des villes, des maisons, des animaux, mais seule la description de l’océan bouillant évoquait quelque chose à Djema : il ressemblait, en beaucoup plus immense, à la cuve d’eau chaude que sa mère et les autres femmes avaient franchie pour rejoindre les deks et que son père l’avait emmenée voir à plusieurs reprises.

Elle gravit lentement les trente ou quarante mètres de pente qui la séparaient de l’issue du boyau, les pieds calés contre la paroi pour ne pas glisser sur le métal lisse. De l’autre côté, c’était le même fouillis de passerelles, d’échelles, de tubes teintés de rouge par les veilleuses disposées à intervalles réguliers.

La dernière trappe donnait sur un local technique où étaient entreposées des centaines de combinaisons spatiales, identiques à celle dont s’équipait son père lorsqu’il allait rendre visite à son mystérieux « ami de la cuve bouillante ». Elle déverrouilla la porte, une manœuvre qui lui avait posé quelques problèmes au début. Elle avait immédiatement compris la relation entre le clavier placé dans une niche et les mécanismes d’ouverture mais elle avait mis près d’une heure à trouver le bon code. Alors que, la mort dans l’âme, elle envisageait de renoncer, elle s’était soudain vue taper sur les touches, un dédoublement ou plutôt un léger décalage temporel, un saut dans un futur probable qui lui avait permis de s’observer en train de pianoter sur le clavier et de restituer la combinaison. Elle utilisait désormais cette méthode à chaque fois qu’elle faisait face à une nouvelle difficulté : elle envoyait en reconnaissance une projection d’elle-même, l’observait avec attention et n’avait plus qu’à reproduire ses gestes.

La porte s’ouvrit dans un chuintement feutré. Elle resta un petit moment à l’écoute du silence, puis sortit avec prudence dans la coursive. Elle pénétrait dans le pays des robes-noires, des êtres bizarres dont les crânes rasés, les visages figés et la démarche mécanique avaient quelque chose d’inquiétant. Ils ne déambulaient pas souvent hors de leurs cabines, mais elle craignait en permanence qu’ils ne surgissent silencieusement dans son dos, ne posent la main sur son épaule, ne la traînent dans leurs cabines et ne la dévorent comme ces montres des légendes astafériennes que lui avait racontées son père. Elle déployait donc la plus grande prudence dans ces coursives baignées d’un silence sépulcral, se plaquait contre la cloison au moindre murmure, s’enfuyait au premier cliquetis.

Elle ne se détendit que lorsqu’elle eut gagné la première place à huit côtés, là où commençait le pays des Kroptes, là d’où venaient sa mère et toutes les épouses des deks. Elle n’y rencontrait que des hommes, des enfants et, plus rarement, des femmes aux yeux morts, des créatures pétries de tristesse qui allaient toujours par deux, s’immobilisaient dès qu’elles entendaient son pas, tendaient les mains pour palper son visage et ses cheveux. Elle se prêtait patiemment à leur jeu mais s’abstenait de répondre lorsque l’une d’elles lui demandait de quelle famille elle venait, qui étaient ses parents, ses frères, ses sœurs… Parfois un homme à la barbe et au regard sévères surgissait et chassait durement les « ventres-communs », ainsi qu’il les appelait, un surnom dont Djema devinait la teneur méprisante sans pour autant en percer la véritable signification. Elle était montée à deux reprises jusqu’au niveau où habitaient ces proscrites, mais elle y avait entendu des clameurs et des rires d’hommes qui l’avaient incitée à rebrousser chemin.

Elle ne croisa pas grand monde dans les différentes coursives qu’elle parcourut, des vieillards portant chapeaux et longues barbes grises, de petits groupes d’hommes jeunes au visage aussi renfrogné que celui de leurs aînés, quelques enfants qui jouaient sagement sur les places. Bien que sa robe fût différente de celle des autres fillettes, personne ne lui prêtait attention, comme si elle avait toujours vécu parmi eux. Elle entrevoyait, par les portes entrouvertes des cabines, les silhouettes immobiles des femmes allongées sur les couchettes, assises sur les tabourets, fragments d’un univers silencieux, gelé, seulement troublé par les vagissements des nouveau-nés, par des pleurs étouffés ou le murmure d’une conversation.

En tout cas, les Kroptes ne paraissaient pas rencontrer les mêmes difficultés que les deks. Lors de la dernière distribution des plateaux-repas, à laquelle elle s’était rendue afin de rapporter un peu de nourriture à ses parents, Djema avait assisté à une horrible scène. Deux hommes, frappés à mort, s’étaient écroulés devant elle, une mathelle qui avait voulu s’interposer avait reçu une lance dans la cuisse, une bataille rangée avait opposé un groupe de deks armés à une cinquantaine de familles, une boule hérissée de pointes métalliques avait sifflé à quelques centimètres de sa tête. Son double était alors sorti d’elle-même et s’était dirigé vers une cabine restée ouverte, lui signifiant qu’elle risquait de recevoir un mauvais coup si elle s’obstinait à rester dans les parages. Elle avait attendu en compagnie d’autres enfants que le calme soit revenu avant de prendre le chemin du retour.

Elle erra pendant un long moment dans les niveaux, poussée par l’impression persistante de chercher quelque chose, elle ne savait exactement quoi.

Elle rencontra sur une place des eulans vêtus d’amples tenues gris et rouge qui entouraient un vieillard à la barbe et à la robe blanches. Ils discouraient de l’ordre cosmique, comme sa mère, mais ils semblaient se servir de ces mots, qui, prononcés par elle, ouvraient des perspectives infinies, pour restreindre encore davantage l’espace déjà limité du vaisseau. Ils passèrent devant elle puis, au moment où ils s’engageaient dans une coursive, le vieillard sortit du groupe, revint sur ses pas, posa sur elle des yeux sombres et soupçonneux.

« Il me semble te connaître, rappelle-moi qui sont tes parents. »

Sa voix sévère pétrifia Djema, incapable de prendre la seule décision qui s’imposait, courir droit devant elle.

« Réponds. »

Déjà les autres eulans se pressaient autour d’elle, lui interdisant toute fuite.

« Le rayon d’étoile t’a posé une question ! » gronda l’un d’eux en levant un bras menaçant.

Elle devait trouver une réponse, vite, mais son esprit restait désespérément vide et des larmes traîtresses lui venaient aux yeux. Jusqu’alors elle n’avait jamais été prise à partie par les Kroptes, hormis les femmes aux yeux morts, mais celles-là, condamnées à l’obscurité perpétuelle, ne mendiaient qu’un peu de chaleur humaine, qu’un peu de reconnaissance.

« Elle est peut-être muette », avança un eulan.

Quelqu’un la pinça fortement au bras. Elle ne put retenir un cri de douleur. Ils lui faisaient penser aux créatures grimaçantes des légendes kroptes qui harcelaient les femmes afin d’éprouver leur vertu et de les entraîner sur la pente du malheur.

« Regard exorbité, mutisme insolent, elle présente tous les symptômes des possédés, avança l’un.

— Elle a besoin d’un exorcisme », renchérit un autre.

Sa mère et Clairia lui avaient parlé de l’épreuve humiliante qu’elles avaient subie sur Ester, et elle se mit à trembler de tous ses membres à l’idée d’être dénudée et frappée par ces hommes qui passaient leur temps à extirper du corps des autres le démon terré dans leur propre esprit.

« Qui sont tes parents ? » répéta le rayon d’étoile.

C’était lui qu’elle redoutait le plus, ce vieillard dont la lumière des appliques révélait la cruauté sous les apparences débonnaires. Alors, comme à chaque fois qu’elle était confrontée à un problème insoluble, elle lâcha prise et laissa agir son double. Le décalage ne fut pas visuel cette fois-ci, mais auditif : une voix s’éleva à l’intérieur d’elle-même, qui s’adressait directement aux eulans mais qu’elle était la seule à pouvoir entendre. De la même manière qu’elle observait et reproduisait sans réfléchir les attitudes de son double visuel, elle répercuta les mots qui se pressaient dans sa poitrine et dans sa gorge sans chercher à juger de leur contenu, et, instantanément, sa peur la déserta.

« Je ne reconnais pas votre autorité, je n’ai donc aucun compte à vous rendre. »

Saisis, les religieux se consultèrent du regard. Ce n’étaient pas tant ses paroles, pourtant étonnantes dans la bouche d’une fillette, qui les surprenaient le plus, mais la façon dont elle les avait prononcées, son ton à la fois déterminé et serein, son regard aussi profond qu’une nuit sans étoile du continent Sud.

« Vous voyez bien qu’elle est possédée ! rugit l’un d’eux, rompant un silence qui devenait oppressant. Nous devrions immédiatement… »

L’eulan Paxy l’interrompit d’un geste de la main.

« Quelle forme d’autorité reconnais-tu ? demanda-t-il à Djema.

— Celle de mon père, de ma mère, de tous les véritables serviteurs de l’ordre cosmique. »

Le rayon d’étoile fronça les sourcils.

« Et qu’est-ce qu’un véritable serviteur de l’ordre cosmique ?

— Quelqu’un qui sait écouter son cœur. »

Elle s’exprimait avec une assurance tranquille qui contrastait avec la nervosité grandissante de ses vis-à-vis.

« Ce sont ses parents qu’il faut exorciser ! glapit une robe rouge et gris.

— Et vite ! tonna un autre. Ou nous serons bientôt débordés par les démons de… »

L’eulan Paxy les pria de se taire d’un claquement de langue agacé. Il concentrait toute son attention sur la fillette, les yeux mi-clos, brillants, comme un aro ayant flairé une belle proie.

« Écouter son cœur, dis-tu… Mais le cœur est souvent impur, le cœur s’habille de désirs trompeurs pour entraîner celui qui l’écoute à transgresser la loi cosmique.

— Il vaut mieux se tromper avec sincérité que s’enfermer dans de fausses certitudes. L’ordre cosmique est une ouverture.

— Les êtres humains ne peuvent évoluer sans guide, sans loi, ou ils deviennent les réceptacles des démons. Sans les enseignements de l’Amvâya, le peuple kropte n’aurait pas conservé cette unité qui a fait sa force pendant des siècles sur le continent Sud. Il aurait été vaincu par ses instincts primaires de possession, de domination, il aurait, comme les Estériens du Nord, saccagé sa terre nourricière et perdu son âme. Je parle également d’une ouverture, mais d’une ouverture aux valeurs nobles, spirituelles, qui s’accompagne d’une vigilance de tous les instants. »

Les robes rouge et gris jetaient des regards effarés sur l’eulan Paxy, sidérés que le rayon d’étoile, l’homme qui personnifiait l’ordre cosmique, s’abaissât à discuter théologie avec une fillette de sept ou huit ans.

« Le passé, voilà justement l’ennemi, dit Djema. La référence incessante aux dieux, aux démons, aux cultes vous empêche de regarder en vous-mêmes et vous donne l’autorité pour empêcher les autres de le faire. Vous êtes piégés par le temps, par votre mémoire. Cet idéal que vous poursuivez en vain est la cause même de votre souffrance, de votre échec. Votre volonté, votre effort, vos règles agrandissent sans cesse la faille entre ce que vous êtes et ce que vous prétendez devenir.

— Cette créature est l’incarnation de tous les démons de l’egon ! s’exclama un eulan en se reculant d’un pas.

— Je ne suis que l’incarnation de tes propres faiblesses », répliqua Djema.

Ulcéré, l’eulan s’avança vers elle dans l’intention de la gifler, mais le rayon d’étoile l’arrêta d’un mouvement du bras.

« Tu viens de l’autre partie du vaisseau, n’est-ce pas ? »

Le double de Djema se tut, puis elle le vit sortir d’elle-même, comme une ombre qui se serait détachée de son corps, et disparaître dans la première coursive sur sa gauche. Elle eut, pendant une fraction de seconde, l’impression d’évoluer dans deux dimensions en même temps, l’une incomparablement légère et fluide, l’autre dense et blessante. Elle savait maintenant qu’elle devait fuir, mais le mur infranchissable dressé autour d’elle par les eulans l’empêchait de suivre son double et, de nouveau, la peur l’envahit.

« Je crois avoir deviné qui est sa mère, reprit le rayon d’étoile. J’ai autrefois célébré son mariage sur le continent Sud. Elle a couvert d’opprobre la famille d’Isban Peskeur, elle a exhorté plus de huit cents épouses à rejoindre des criminels, elle a provoqué la disparition d’Eshan Peskeur…

— Ellula ? » s’écria un eulan.

Le rayon d’étoile acquiesça d’un hochement de tête.

« Ce nom qui symbolisait jadis la pureté, la droiture, incarne aujourd’hui tous les maux de l’egon, le désir individuel, la désunion. »

Djema faillit leur rétorquer que sa mère était plus droite et pure que n’importe lequel d’entre eux, mais elle garda prudemment les lèvres closes. Il lui fallait trouver un autre moyen de leur échapper que celui proposé par son double.

« Qu’est-ce qu’elle fiche dans les domaines ? s’interrogea l’un d’eux.

— Je suppose qu’elle cherche un moyen d’achever ce que sa mère a commencé, dit le rayon d’étoile. Les démons sont terriblement habiles : qui croirait que le germe du chaos se cache dans le corps d’une enfant en apparence inoffensive ?

— Tuons-la ! »

L’eulan Paxy eut un sourire qui fit frémir Djema de la tête aux pieds.

« Elle nous sera plus utile en vie. Elle nous servira de monnaie d’échange en cas d’un nouveau conflit avec les deks. Nous lui enseignerons les vertus de l’egon. Elle deviendra l’exemple, l’emblème vivant de la pérennité de la tradition kropte, l’antithèse de sa mère. Emparez-vous d’elle. »

Les eulans marquèrent une petite hésitation avant de tendre les bras en direction de la fillette. Djema se rencogna contre la cloison, chercha désespérément une issue des yeux, mais elle ne décela aucun passage, aucune brèche dans le demi-cercle gris et rouge qui se refermait sur elle. Une main lui agrippa le haut de sa robe, une deuxième se posa sur son poignet. Elle pensa alors à son père, à tous les pièges qu’il avait déjoués pendant sa captivité à Dœq – il ne lui en avait jamais parlé, mais Lœllo, plus disert, lui avait raconté quelques-uns de leurs combats avec ce sens du détail et de l’exagération propre aux habitants du littoral bouillant –, se demanda ce qu’il aurait fait dans ce genre de circonstances. Bien que deux fois plus grands et lourds qu’elle, les eulans n’étaient pas rassurés. Ils répandaient une odeur forte et maintenaient une certaine distance avec elle, pour éviter sans doute d’être contaminés par le démon qui la possédait. Elle comprit qu’elle devait exploiter leur peur de la même manière que son père avait joué de la terreur qu’il inspirait chez ses codétenus.

Elle avança la bouche vers le bras le plus proche et le mordit de toutes ses forces. Elle ne lâcha pas prise malgré le mouvement de recul de l’eulan. Ses dents se plantèrent profondément dans la chair tendre, elle eut le goût du sang à la gorge, puis elle profita du début de confusion provoqué par les gestes affolés de sa proie pour saisir un pan de son vêtement et tirer sur le tissu d’un coup sec. La robe gris et rouge se déroula subitement, dénuda en partie l’eulan, acheva de le déséquilibrer. Il percuta violemment son coreligionnaire qui, pour ne pas être entraîné dans sa chute, dut relâcher à son tour le poignet de Djema.

« Empêchez-la de bouger, idiots ! » glapit le rayon d’étoile.

Mais Djema ne leur laissa pas le temps de revenir de leur saisissement. Repliée sur elle-même, presque accroupie, elle se faufila comme une ombre entre leurs bras et leurs jambes. Lorsqu’elle ne rencontra plus aucun obstacle, elle se redressa et courut sans se retourner en direction de la coursive où s’était engouffré son double.

« Rattrapez-la ! » hurla l’eulan Paxy.

Elle s’engagea dans le passage abondamment éclairé, perçut leurs vociférations, les bruits de leurs pas à la fois lourds et précipités sur le plancher métallique, n’eut pas besoin de lancer un regard par-dessus son épaule pour se rendre compte qu’ils gagnaient du terrain sur elle, avisa un escalier une trentaine de mètres plus loin, accéléra l’allure. Les poumons en feu, les muscles tétanisés, elle sentit sur sa nuque le souffle de ses poursuivants. À deux reprises ses jambes flageolantes se dérobèrent, elle faillit tomber, rebondit contre la cloison, serra les dents, allongea sa foulée.

Elle atteignit l’escalier avant eux. Par chance il était étroit, tournant, et les eulans se gênèrent mutuellement au moment de gravir les premières marches. Galvanisée par leurs grognements de dépit, elle reprit un peu d’avance sur eux.

L’escalier débouchait sur une coursive du niveau supérieur dont la plupart des appliques avaient grillé. Elle fonça droit devant elle, à bout de forces, repoussant tant bien que mal la tentation de renoncer, de s’allonger sur le plancher, d’apaiser les battements désordonnés de son cœur. Elle avait désormais l’impression de lutter contre un air à la consistance épaisse et molle. Les cris des eulans paraissaient provenir des zones les plus reculées du vaisseau. Ils n’avaient pas encore atteint la coursive, mais elle voyait leurs ombres s’étirer sur les cloisons éclairées par les appliques de la cage d’escalier. À l’allure où elle se traînait, il ne leur faudrait que quelques secondes pour fondre sur elle. Les images et les sensations se bousculaient dans sa tête, l’empêchaient de réfléchir. Elle flottait dans un état second où la résignation supplantait progressivement la douleur et la peur.

Elle longeait une série de portes closes qui luisaient faiblement dans la pénombre. Elle crut apercevoir un vague mouvement devant elle, perçut un grincement, vit une porte s’entrouvrir, distingua une silhouette dans l’entrebâillement, hésita pendant une fraction de seconde, continua d’avancer, n’esquissa aucun geste de défense lorsqu’une main jaillit de l’obscurité, la saisit par le poignet et la tira brutalement à l’intérieur de la cabine. Adossée à la cloison, au bord de l’évanouissement, elle prit encore conscience que la porte se refermait dans un claquement, elle entendit la cavalcade et les cris de dépit des eulans, puis, exténuée, elle se laissa glisser en douceur sur le plancher.

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