CHAPITRE XXII LE NOUVEAU MONDE

Nous avons découvert que la moitié des passagers de l’Agauer étaient en fait des androïdes de la dernière génération. Ils avaient pris des apparences féminine ou masculine, kropte ou estérienne. Bien qu’entièrement synthétiques, ils ressemblaient aux êtres humains de manière stupéfiante et nous n’aurions rien remarqué si les Qvals n’avaient pas attiré notre attention. Le mystère reste entier sur la façon dont ils se sont glissés dans nos rangs, dont ils ont influencé Mald Agauer, Lill Andorn et Verna Zalar, nos trois primas successives. Nous croyons avoir compris qu’ils avaient placé l’un des leurs dans l’Estérion, un androïde d’une génération précédente dont ils avaient programmé les nanotecs mais qui, pour des raisons que nous ignorons – une précaution de la très prévoyante Mald Agauer ? –, a échappé en partie à leur contrôle.

Les androïdes sont passés à l’attaque quinze ans après notre départ. Nous leur avions préparé un piège qui prenait en compte leur esprit logique et leur volonté d’anéantir la race humaine. Nous ne pouvions les affronter en face car ils disposaient d’une puissance cent fois supérieure à celle de nos hommes et leurs perceptions étaient mille fois plus développées. À l’aide de leurres sensoriels et de fausses informations, nous leur avons fait croire que nous nous étions réfugiés dans le plus grand des magasins de vivres alors que nous étions en réalité enfermés dans la cuve des Qvals (la vapeur et l’eau bouillante ont tué vingt d’entre nous, les autres sont ressortis de l’épreuve avec une connaissance approfondie de l’ordre invisible). Ils ont enfoncé les cloisons et se sont rués sur les leurres comme des zihotes sur une charogne. Nous avons alors commandé l’ouverture des sas et les deux cents synthétiques ont été aspirés par le vide. Nous avons perdu une grande partie de nos réserves et nous avons immédiatement entamé la fabrication de clones de yonaks et de sosphos. Des enfants sont nés et nous comptons désormais trois cent vingt-deux passagers. Sur les conseils des Qvals, nous avons aboli la polygamie et la monogamie traditionnelles pour privilégier l’exogamie, pour augmenter le rythme de procréation. En effet, les aléas d’un voyage interstellaire nous amènent à penser que nous devons maintenir un niveau élevé de population et nous nous sommes interdit formellement de recourir à la fécondation artificielle (nous ne nous sommes pas envolés vers le nouveau monde pour reproduire les erreurs estériennes). Nous tirons les conséquences de tous les problèmes que vous avez rencontrés.

Nous ne pouvons plus vous contacter au moyen des nanotecs car plus aucun d’entre vous ne dispose de récepteurs. C’est la raison pour laquelle nous passons désormais par le canal télépathique des Qvals, qui peuvent communiquer d’un bout à l’autre de la galaxie sans avoir besoin d’assistance technologique. Nous avons appris que deux d’entre vous avaient entrepris la fusion avec le Qval. C’est un grand et noble sacrifice que de renoncer à son enveloppe corporelle, à son ego, que d’accepter de se dissoudre dans une nouvelle entité. Ils seront notre unique récepteur désormais et, si vous souhaitez prendre des nouvelles de ceux qui se sont lancés sur vos traces à travers l’espace, il vous suffira de les interroger. Les Qvals de l’Agauer nous assurent qu’ils répondront volontiers à vos questions. À toutes vos questions.

Nous espérons de tout cœur que les problèmes techniques de l’Estérion ne vous empêcheront pas d’atteindre le port. C’est avec un grand bonheur que nous ferons votre connaissance, ou que nos descendants feront la connaissance de vos descendants. Mais vivons le moment présent : il est suffisamment riche et digne d’intérêt pour que nous évitions de nous fourvoyer dans les méandres du temps.

Communication des passagers de l’Agauer aux passagers de L’Estérion.


Les fragments incandescents crissaient sur la vitre de la baie. L’Estérion continuait de plonger dans la nuit en émettant un gémissement déchirant, une interminable plainte qui s’accentuait au fur et à mesure qu’il perdait les éléments de sa structure. L’écran tactile du pilotage manuel était resté allumé, seule source de lumière dans la pièce emplie d’ombre nocturne, et Laed pressait sans interruption le cercle blanc des rétropropulseurs.

Emporté par son poids, le vaisseau prenait inexorablement de la vitesse. Une brutale embardée avait renversé les six occupants du poste de pilotage, qui avaient roulé sur le plancher incliné et s’étaient heurtés violemment aux cloisons. Le front ouvert, les tempes et les joues barbouillées de sang, Abzalon avait rampé jusqu’à Ellula inconsciente et l’avait entourée de son corps pour lui épargner d’autres chocs. Laed, titubant, avait repris sa place devant l’écran tactile et ordonné aux autres de se recroqueviller. La chaleur grimpait rapidement, les secousses s’amplifiaient, disloquaient les dernières couches de fuselage qui traçaient des éclairs écarlates sur le fond des ténèbres.

« Bordel de merde ! hurla Laed. Tu vas ralentir, putain de tas de ferraille ! »

Abzalon sentit bouger le corps d’Ellula contre lui. Rassuré, il lui caressa les cheveux aussi délicatement que le lui permettait sa grosse main.

« J’tai encore jamais remerciée, chuchota-t-il à l’oreille de sa femme. Je sais pas bien dire les mots, mais sans toi j’s’rais resté l’Ab de Dœq, un tueur de femmes, un pauvre type, j’aurais jamais été regardé, touché, embrassé. Avant, c’étaient toujours les autres qui tremblaient devant moi et j’aurais pas… »

Une série de vibrations assourdissantes l’interrompit. Il entendit la bordée de jurons proférés par Laed, un gémissement étouffé un peu plus loin, Chara sans doute, dont il entrevit la silhouette tassée contre le montant de la table semi-circulaire, éclairée par un rayon ondoyant et rouge sang.

« J’aurais pas connu le bonheur que c’est de trembler pour quelqu’un, reprit-il, soudain oppressé. Quand j’t’ai vue la première fois, si belle sur la passerelle, jamais j’aurais cru que tu lèverais les yeux sur moi, moi qui venais de tuer le Taiseur, moi qui venais de la fosse de Dœq. D’avoir été ma femme pendant toutes ces années, d’avoir supporté mon sale caractère, de t’être poussée pour me faire une petite place dans ta vie, j’te remercie, Ellula… mon Ellula. »

Il ne transpirait pas malgré la chaleur d’étuve, il restait sec et froid. Il serra contre lui le corps inerte de sa femme jusqu’au moment où une formidable convulsion secoua le vaisseau et les souleva du plancher.

« Ça y est ! hurla Laed. Il ralentit ! »

Les moteurs de rétropropulsion s’étaient déclenchés dans un rugissement terrifiant. Le vaisseau, freiné brutalement, gîta, parut d’abord incapable de reprendre son assiette, perdit une nouvelle couche de fuselage, puis il se stabilisa, recommença à descendre, rapidement dans les premiers temps, plus lentement par la suite, environné d’une épaisse fumée blanche, semant autour de lui de somptueuses gerbes d’étincelles.

Abza fut le plus prompt à se relever. Il courut vers la baie vitrée, fixa la nuit étoilée jusqu’au vertige, aperçut une frange pâle à l’horizon. L’aube se levait, couronnait les échines arrondies des collines, scintillait dans les cours d’eau.

Il vit comme dans un rêve le nouveau monde émerger des ténèbres, se revêtir de lumière, dévoiler ses couleurs douces et chaudes, se rapprocher de lui. C’est à peine s’il se rendit compte que Lulla et Chara prenaient place à ses côtés, que d’autres feuilles, d’autres poutrelles, d’autres éléments de la structure s’envolaient dans le ciel bleu pâle. La sortie du train d’atterrissage provoqua un nouveau choc, minime cette fois-ci. Ils contemplèrent une étendue plane recouverte d’une infinité de tiges jaunes qu’ils identifièrent comme les « herbes » dont leur avait parlé Ellula, parsemée de taches rouges, bleues, noires, brunes – les « fleurs » –, hérissée de créatures immobiles dressées sur un seul pied et surmontées d’une chevelure frissonnante rousse ou blanche – les « arbres ». Ils aperçurent de grandes bulles lumineuses qui éclataient en répandant des nuages de poussière multicolore. Jael se levait à l’horizon, rosissait les pics lointains, enflammait les nues vaporeuses qui se nouaient et se dénouaient au gré des courants d’air.

« Que c’est beau, s’extasia Lulla. Que c’est beau !

— Ab, viens voir ! » cria Abza.

Mais Abzalon ne bougea pas, prostré contre le corps d’Ellula, secoué de sanglots.

« Elle… elle est morte… » balbutia-t-il.

L’Estérion se posa sur le sol du nouveau monde avec une légèreté surprenante pour un appareil de son gabarit.

Laed commanda immédiatement l’ouverture des sas de débarquement. Les analyseurs étant hors d’usage, il n’estimait pas nécessaire de confiner les passagers dans une quarantaine d’acclimatation. L’archange lui avait pourtant précisé qu’un contact trop brusque avec un air trop riche ou trop pauvre en oxygène et la différence de gravité risquaient d’entraîner des réactions physiologiques ou psychologiques désastreuses, mais il n’avait pas le cœur de les laisser enfermés quarante jours supplémentaires dans l’amas informe de ferraille qu’était devenu L’Estérion.

Lorsque les cinq cents survivants eurent débarqué, il se fit un grand silence. Sortant de trois jours d’angoisse, ils marchèrent d’une allure maladroite, pesante, entre les hautes herbes jaunes fouettées par les rafales d’un vent chaud et sec. Éblouis par la lumière, étourdis par les odeurs, enivrés d’air, ils cherchèrent d’abord des points de repère, des toits, des cloisons, des coursives, des portes, n’en trouvèrent pas sur la plaine qui s’étendait à perte de vue, dans le ciel qui oscillait entre le bleu et le mauve, dans les nuages qui filaient comme des voleurs au-dessus de leurs têtes, revinrent s’abriter sous la carcasse torturée de leur ancien monde, ce ventre métallique où ils étaient nés, s’étaient aimés, avaient souffert, qui avait abrité leurs espoirs et leurs peurs, qui les avait nourris, qui les avait protégés de l’attraction du vide. Les sifflements du vent et des cris lointains donnaient encore plus d’épaisseur au silence vaguement menaçant qui les cernait. Il leur fallait maintenant s’habituer à l’idée que leur rêve s’était matérialisé, prendre leur vie en charge, se débrouiller pour survivre dans un environnement mystérieux dont la splendeur avait quelque chose d’écrasant.

Puis un enfant échappa à son père, se mit à courir, un deuxième le poursuivit en criant, un troisième se joignit à leur jeu, une femme entonna un chant venu des profondeurs du temps, des hommes parlèrent, éclatèrent de rire, des clameurs montèrent des poitrines, un vieillard retira sa chemise et exposa son torse squelettique aux rayons de Jael, des garçons et des filles l’imitèrent, arrachèrent leurs vêtements, roulèrent dans les herbes, et bientôt ils s’étreignirent en riant et en pleurant, dansèrent au pied de L’Estérion. Puis on décida de s’occuper des blessés restés à l’intérieur de l’appareil, on les descendit par les passerelles, on les étendit sur le sol, on soigna leurs blessures, on fabriqua des attelles de fortune pour maintenir les jambes et les bras brisés, on dressa un bivouac de fortune avec les draps et les couvertures, on récupéra les derniers plateaux-repas, on recueillit l’eau des réservoirs dans des gobelets, on mangea de bon appétit, on raconta quelques légendes de l’ancien temps, on évoqua l’avenir, on fit mille et mille projets.

On se tut lorsque, au zénith de Jael, la silhouette imposante d’Abzalon apparut sur la passerelle. Il portait un corps inerte recouvert d’un linge blanc. Le chagrin avait rougi ses gros yeux. Ses traits n’avaient pas changé mais il paraissait infiniment las, infiniment vieux. Sa famille l’escortait, Laed son petit-fils et son épouse Chara, Abza et Lulla leurs enfants, une autre personne qu’on ne connaissait pas et qu’on aurait été bien incapable de décrire : tantôt elle avait la vague apparence d’une femme, tantôt celle d’un homme, tantôt elle avait la forme d’une ombre ; impossible de dire si elle portait des vêtements, si elle était entièrement ou partiellement nue.

Laed dépassa Abzalon, s’immobilisa au milieu de la passerelle et promena un regard pénétrant sur le peuple de L’Estérion.

« Ab est le plus vieux d’entre nous, le seul qui ait connu Ester, déclara-t-il. Il me semble juste que lui revienne l’honneur de donner un nom au nouveau monde. »

Un tonnerre d’enthousiasme ponctua ses paroles. Laed étendit les bras pour ramener le calme et se tourna vers Abzalon.

« Qu’est-ce que tu en penses, Ab ? »

Le regard du vieil homme erra pendant quelques secondes sur le ciel, sur la plaine, sur le visage d’Ellula.

« Donner un nom à un monde, c’est le commencement des ennuis, marmonna-t-il. On s’bat toujours pour les noms. Apprenez à le connaître, aimez-le comme Ellula m’a aimé. » Il désigna la carcasse du grand vaisseau d’un mouvement de menton. « Et faites disparaître cette horreur, c’est tout ce que j’peux vous dire. »

Alors le Qval se fraya un passage entre Chara et Lulla et s’approcha d’Abzalon. Il crut entrevoir le visage de sa fille, Djema, dans la forme incertaine, opaque, qui se dressait devant lui.

« Tu es magnifique, papa. »

Sa voix avait changé mais il reconnaissait certaines de ses intonations. Un courant d’air froid lui lécha le visage, le même qui l’avait effleuré dans les galeries souterraines du pénitencier de Dœq.

« Elle a su me donner un peu de sa splendeur », murmura-t-il en désignant Ellula.

Il contourna Laed, dévala la passerelle, pivota sur lui-même avant de poser le pied sur le sol, dévisagea un à un les membres de sa famille.

« J’étais le démon de l’ancien monde, vous êtes les anges du nouveau. »

Ayant prononcé ces mots, il s’éloigna dans la plaine d’un pas alerte malgré la gravité.

Il marcha deux jours et deux nuits sans s’arrêter. Au matin du troisième jour, exténué, les bras tétanisés, il avisa une colline plantée au beau milieu de la plaine. Il percevait des soupirs, de petits cris et des grattements qui trahissaient la présence d’une ou de plusieurs espèces vivantes. Les herbes changeaient de couleur au crépuscule et à l’aube en émettant des soupirs musicaux. Parfois une bulle translucide s’élevait de l’océan végétal, flottait un long moment dans les airs avant de se pulvériser et de libérer une pluie de poussières et de parfums – des pollens, peut-être. Baigné d’une paix profonde, il gagna le sommet arrondi de la colline, posa délicatement le corps d’Ellula sur les herbes, se redressa et admira le paysage qui s’étendait sous ses yeux, la plaine jaune et ondulante, le ciel qui se teintait d’un voile mauve, la tache bleu-vert et scintillante d’une étendue d’eau dans le lointain, l’ombre déchiquetée d’un massif montagneux.

« Prends mes yeux, Lœllo ! cria-t-il de toutes ses forces. Et regarde le nouveau monde ! »

Il resta debout jusqu’à la tombée de la nuit. Puis, lorsque les ténèbres eurent enseveli couleurs et reliefs, il s’allongea près d’Ellula, recouvrit de ses gros doigts la main glacée de son épouse, ferma les yeux et s’éteignit.


FIN
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