6 L’art et la manière

Un lourd silence retomba sur le pavillon.

Perrin ne s’en plaignit pas, car il détestait le vacarme. Mais les odeurs des gens ne valaient guère mieux. Frustration, colère, peur, terreur…

Tout ça dirigé pour l’essentiel vers la femme qui venait d’entrer.

Mat, espèce de cinglé béni de la Lumière ! pensa Perrin avec un grand sourire. Tu as réussi. Bon sang, tu y es arrivé !

Pour la première fois depuis un moment, les couleurs tourbillonnèrent dans la tête du mari de Faile. Puis il vit Mat sur une route, à cheval, en train de jouer avec un objet indéfinissable. Perrin bannit cette image. Où était le jeune flambeur, à présent ? Et pourquoi n’était-il pas revenu avec Moiraine ?

Aucune importance ! Moiraine était de retour. Par la Lumière, Moiraine ! Perrin voulut courir vers la sœur pour la prendre dans ses bras, mais Faile le retint par la manche.

Du coup, il suivit le regard de sa femme.

Rand… Pâle comme un mort, il contourna la table en titubant. Comme s’il avait oublié tout le reste, il avança vers la revenante. De sa main tremblante, il lui toucha la joue.

— Par la sépulture de ma mère…, murmura-t-il avant de tomber à genoux. Comment ?

Souriante, Moiraine posa une main sur son épaule.

— La Roue tisse comme elle l’entend, Rand. As-tu oublié ce principe ?

— Je…

— Elle n’obéit pas à ta volonté, Dragon Réincarné. Ni à celle de quiconque d’autre. Un jour, peut-être, elle fera en sorte de ne plus exister, se tissant dans le néant. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui, ni pour bientôt.

— Qui est cette femme ? demanda Roedran. Et que radote-t-elle ? Je…

Le roi butor se tut quand un projectile invisible lui percuta la tempe. Alors qu’il sursautait, Perrin regarda Rand… et vit un petit sourire étirer les lèvres d’Egwene. Même sous le pavillon bondé, il capta l’odeur pleine de satisfaction de sa vieille amie.

Nynaeve et Min, elles, diffusaient une infinie surprise. Avec l’aide de la Lumière, l’ancienne Sage-Dame en resterait muette pendant un moment. Invectiver Moiraine n’aurait en rien arrangé les choses.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, souffla Rand.

— Bien entendu que si. Mais ce n’était pas la réponse que tu attendais.

Rand éclata de rire.

— Lumière ! Moiraine, vous n’avez pas changé !

— Nous changeons tous, jour après jour. Et moi davantage que la plupart des gens, ces derniers temps. Relève-toi. C’est moi qui devrais m’agenouiller devant toi, seigneur Dragon. Nous le devrions tous…

Rand se redressa et recula pour laisser Moiraine avancer sous le pavillon. Captant une nouvelle odeur, Perrin sourit quand Thom Merrilin entra à son tour. Guilleret, le trouvère fit un clin d’œil au jeune seigneur.

Egwene avança vers la revenante.

— Moiraine, dit-elle, la Tour Blanche t’accueille les bras grands ouverts. Rien de ce que tu as fait n’a jamais été oublié.

— Oui, fit Moiraine, dubitative. Avoir découvert une future Chaire d’Amyrlin devrait en effet jouer en ma faveur. Une chance, parce que, à une époque, j’allais être calmée, voire exécutée.

— Les choses ont changé.

— À l’évidence, mère…

Moiraine passa devant Perrin et lui posa brièvement une main sur l’épaule, les yeux pétillants de bienveillance.

Les monarques des Terres Frontalières dégainèrent leur épée puis s’inclinèrent devant l’Aes Sedai. Tous semblaient la connaître personnellement.

D’autres dirigeants semblaient perplexes. Pas Darlin, qui semblait savoir de qui il s’agissait. Du coup, il paraissait plus pensif que surpris.

Moiraine hésita devant Nynaeve. Hélas, Perrin ne put pas capter le parfum de l’épouse de Lan. Un détail qui lui parut de mauvais augure.

Par la Lumière ! Attention à la casse !

Nynaeve enlaça Moiraine et la serra contre elle.

Stupéfaite, la revenante resta un moment figée, les mains écartées. Puis elle rendit son étreinte à Nynaeve, allant jusqu’à lui tapoter le dos.

Nynaeve la lâcha, s’écarta et écrasa la larme qui perlait à une de ses paupières.

— Surtout, n’allez pas raconter ça à Lan ! marmonna-t-elle.

— Pas même en rêve, fit Moiraine.

Très digne, elle alla se placer au centre du pavillon.

— Insupportable bonne femme ! maugréa Nynaeve tout en écrasant la larme qui taquinait son autre œil.

— Moiraine, dit Egwene, vous arrivez juste à temps.

— Pour ça, j’ai l’art et la manière…

Du coin de l’œil, la Chaire d’Amyrlin vit que Rand était retourné derrière sa table.

— Rand… Enfin, le seigneur Dragon a décidé de nous prendre en otages… Si nous ne cédons pas à ses caprices, il refusera d’accomplir son devoir.

Avec une moue, Moiraine saisit le document que Galad venait de poser sur la table à son intention.

— Qui est cette femme ? répéta Roedran. Et pourquoi devrions-nous… ? Bon sang, tu veux bien arrêter ça !

Il foudroya Egwene du regard, comme si elle venait de le gifler avec un flux d’Air. Mais cette fois, le sourire satisfait s’épanouit sur les lèvres d’un Asha’man.

— Joli coup, Grady, souffla Perrin.

— Merci, seigneur.

Grady connaissait seulement les récits concernant Moiraine. Mais ceux-ci étaient célèbres parmi les soutiens de Rand.

— Alors ? demanda Egwene.

— Et un jour, murmura Moiraine, tout ce que l’humanité a créé sera brisé, les Ténèbres s’abattront sur la Trame des Âges et le Berger de la Nuit tiendra de nouveau entre ses mains le monde des vivants. Les femmes pleureront et les hommes trembleront tandis que les nations seront réduites en lambeaux tels des morceaux de tissu pourri. Car rien ne résistera ni ne subsistera face à la tourmente…

L’assistance s’agita nerveusement. Perrin, lui, interrogea Rand du regard.

Pourtant, un être naîtra afin d’affronter les Ténèbres, continua Moiraine. Un être naîtra de nouveau, plutôt, comme il naquit jadis et renaîtra demain jusqu’à la fin des temps. Oui, le Dragon se réincarnera, des lamentations et des grincements de dents accueillant son retour à la vie. Il vêtira de crêpe et de cendres les peuples et disloquera de nouveau le monde, son seul avènement suffisant à briser tous les nœuds qui tiennent ensemble les choses.

» Comme une aube triomphante, il nous éblouira et nous consumera. Pourtant, lors de l’Ultime Bataille, c’est lui qui affrontera les Ténèbres, et son sang nous restituera la Lumière. Pleurez à chaudes larmes, peuples du monde – oui, pleurez pour votre salut !

— Aes Sedai, dit Darlin, toutes mes excuses, mais tout ça semble très menaçant.

— Au moins, il y aurait un salut…, répondit Moiraine. Dites-moi un peu, Majesté… Cette prophétie vous ordonne de pleurer. Verserez-vous des larmes parce que votre salut sera accompagné de souffrance et d’angoisse ? Ou pleurerez-vous pour implorer la venue de ce salut ? Ou encore, pour l’homme qui souffrira pour vous ? Le seul dont nous savons avec certitude qu’il ne fuira pas cette bataille…

Moiraine se tourna vers Rand.

— Les exigences sont injustes, dit Gregorin. Il veut que nous gardions nos frontières en l’état.

— Il devra frapper les siens avec l’épée de la paix, reprit Moiraine, puis les détruire avec la feuille.

Le Cycle de Karaethon, songea Perrin. J’ai déjà entendu ces mots.

— Les sceaux, Moiraine, dit Egwene. Il prévoit de les briser et brave l’autorité de la Chaire d’Amyrlin.

La revenante ne parut pas surprise. Perrin paria qu’elle avait écouté les débats, avant d’entrer. Voilà qui lui ressemblerait bien.

— Egwene, fit Moiraine, as-tu donc perdu la mémoire ? « La tour immaculée se brise et met un genou en terre devant le signe oublié. »

Egwene en rougit de confusion.

— « En nous, il ne peut rien y avoir de sain, et rien de bon ne peut se développer », continua de citer Moiraine, « car notre terre ne fait qu’une avec le Dragon Réincarné, alors que nous ne faisons qu’un avec elle. Âme de feu et cœur de pierre, le Dragon conquiert fièrement, forçant les orgueilleux à courber l’échine ».

Moiraine se tourna vers les Frontaliers :

— « Devant lui, les montagnes s’agenouillent… »

Puis vers le Peuple de la Mer :

— « Les océans s’écartent… »

Puis vers Perrin et Berelain :

— « Et le ciel lui-même s’incline. »

Puis vers Darlin :

— « Prions pour que son cœur de pierre sache encore pleurer… »

Et enfin vers Elayne :

— « … Et pour que son âme de feu soit encore capable d’aimer. » Vous ne pouvez pas combattre ça. Aucun de vous n’en est capable. (Moiraine brandit le document.) La Trame repose sur l’équilibre. Elle n’est ni le bien ni le mal, ni la sagesse ni la folie. Pour elle, ces notions ne comptent pas. Pourtant, elle trouve toujours l’équilibre. L’Âge précédent s’est terminé par la Dislocation. Le suivant commencera avec la Paix, même si on doit vous l’enfoncer dans la gorge comme un médicament à un bébé en pleurs.

— Puis-je parler ? demanda une Aes Sedai qui arborait un châle marron.

— Nous t’écoutons, dit Rand.

— C’est un texte plein de sagesse, seigneur Dragon, dit la sœur marron.

Plutôt râblée, cette Aes Sedai surprit Perrin par son ton direct. Pas vraiment une qualité de son Ajah, ça.

— Mais il a un énorme défaut, qui a déjà été évoqué. Tant que les Seanchaniens ne l’auront pas signé aussi, il n’aura aucun sens. S’ils persistent à conquérir, il n’y aura pas de paix.

— C’est un vrai problème, dit Elayne, les bras croisés, mais pas le seul. Rand, je comprends ce que tu essaies de faire, et je t’aime à cause de ça. N’empêche que ce pacte, appelons-le ainsi, est impossible à appliquer. Pour qu’un traité de paix fonctionne, les deux parties doivent y trouver leur intérêt.

» Ce texte n’indique aucune méthode pour apaiser les querelles. Car il y en aura, comme depuis toujours. Tout document de ce genre doit prévoir un moyen de résoudre les conflits – une façon de punir les infractions sans forcer les autres nations à entrer en guerre. Sans une disposition de ce genre, les ressentiments mineurs s’éterniseront et grandiront jusqu’à l’explosion finale.

» Pour l’instant, ce texte exige que les nations attaquent et châtient la première d’entre elles qui violera la paix. Mais ça n’empêche personne de mettre en place un régime fantoche dans le pays puni, voire dans un autre. Avec le temps, ton traité sera considéré comme nul et non avenu. À quoi sert une protection, si elle n’est que verbale ? Au bout du compte, le résultat sera une guerre totale et terriblement destructrice. Pendant un temps, nous aurons la paix, c’est vrai, surtout tant que les gens qui te vénèrent seront en vie. Mais pour chaque année sans violence, il y en aura une de massacre et de terreur quand toute cette construction s’écroulera.

Rand posa les doigts sur le document.

— Je ferai la paix avec les Seanchaniens. Nous ajouterons un alinéa. Si leur dirigeante refuse de signer, le pacte sera effectivement nul et non avenu. Dans ces conditions, êtes-vous tous d’accord ?

— Rand, dit Egwene, ça résout le problème secondaire, mais pas le principal.

— D’autant qu’il y a un problème encore plus important ! lança une nouvelle voix.

Perrin se retourna, très surpris. Aviendha ? Comme les autres Aiels, elle n’avait pas participé aux débats. De simples observateurs… D’ailleurs, Perrin avait presque oublié leur présence.

— Toi aussi ? soupira Rand. Prête à piétiner les débris de mon rêve.

— Ne sois pas stupide, Rand al’Thor, dit la jeune femme en avançant jusqu’à la table, où elle posa aussi les doigts sur le document. Tu as un toh envers moi.

— Je t’ai laissée en dehors de tout ça, se défendit Rand. Parce que je me fie à toi et à tous les Aiels.

— Les Aiels ne sont pas concernés ? dit Easar. Comment ça a pu nous échapper ?

— C’est une insulte, lâcha Aviendha.

Perrin se rembrunit. À son odeur, l’Aielle était très sérieuse. Chez n’importe quel autre de ses compatriotes, un tel parfum aurait préludé à un voile relevé et à une lance brandie.

— Aviendha, fit Rand, souriant, les autres sont sur le point de me pendre parce que je les ai impliqués là-dedans. Et toi, tu es furieuse de ne pas l’être.

— Je te demande la faveur dont nous avons parlé. La voici : inclus les Aiels dans ta Paix du Dragon. Sinon, nous nous détournerons de toi.

— Tu ne parles pas pour tous les tiens, dit Rand. Ce n’est pas…

Toutes les Matriarches du camp aiel vinrent se placer derrière Aviendha. Rand en cilla de surprise.

— Aviendha incarne notre honneur, dit Sorilea.

— Ne sois pas stupide, Rand al’Thor, ajouta Melaine.

— C’est une affaire de femmes, renchérit Sarinde. Nous ne serons pas satisfaites tant qu’on ne nous traitera pas à égalité avec les gens des terres mouillées.

— Ce pacte est-il au-delà de nos compétences ? demanda Amys. En nous considérant comme plus faibles que les autres, entends-tu nous insulter ?

— Vous êtes folles ! s’écria Rand. Comprenez-vous que ce traité vous interdira de vous écharper entre tribus ?

— Pas de nous écharper, rectifia Aviendha. De nous écharper sans raison.

— La guerre est toute votre vie.

— Si tu penses ça, Rand al’Thor, c’est que je t’ai vraiment mal éduqué.

— Elle parle d’or, fit Rhuarc en avançant vers la table. Notre raison de vivre, c’était de nous préparer pour l’Ultime Bataille – à ton service – et d’être assez forts pour survivre. Il nous faudra en trouver une autre. Pour toi, j’ai mis un terme à des querelles de sang, Rand al’Thor. Et je ne les raviverai pas. Désormais, j’ai des amis que je préférerais ne pas tuer.

— De la folie, fit Rand en secouant la tête. D’accord, je vous inclurai dans le texte.

Aviendha parut satisfaite, mais quelque chose continua à tracasser Perrin. Même s’il ne prétendait pas connaître les Aiels – pas même Gaul, alors qu’il était avec lui depuis très longtemps –, il avait remarqué que ce peuple aimait être occupé en permanence. Et même quand ils se reposaient, ces gens demeuraient… alertes. Lorsque les autres jouaient aux cartes ou aux dés, ils préféraient rester dans leur coin à faire quelque chose d’utile.

— Rand… (Perrin approcha et prit son ami par le bras.) Tu as une minute ?

Le Dragon hésita. Puis il acquiesça et fit un geste de la main.

— Nous sommes sous bouclier, personne ne nous entendra. De quoi s’agit-il ?

— Eh bien… Je viens de m’apercevoir de quelque chose. Les Aiels sont comme les outils.

— Très bien, mais…

— Et les outils non utilisés se rouillent.

— C’est pour ça qu’ils s’écharpent, oui, fit Rand en portant sa main indemne à sa tempe. Pour rester aiguisés, en somme. C’est pour cette raison que je les avais exemptés. Perrin, ça tourne au désastre. Si nous les incluons dans ce pacte…

— J’ai peur que tu n’aies pas le choix. Si les Aiels n’en sont pas, les autres refuseront de signer.

— J’ignore s’ils signeront de toute façon… (Rand regarda tristement son document, sur la table.) C’était un si beau rêve, Perrin. Un avenir radieux pour l’humanité. Je croyais les tenir. Jusqu’à ce qu’Egwene paie pour voir mon jeu, mon bluff était gagnant.

Perrin se félicita que personne d’autre ici ne puisse sentir les émotions de Rand. Sinon, tout le monde aurait su qu’il ne se déroberait jamais face au Ténébreux. Il n’en montrait rien sur son visage, mais à l’intérieur, Perrin le savait, il était aussi nerveux qu’un gamin avant sa première tonte.

— Rand, tu ne vois donc pas ? La solution !

Le Dragon plissa le front.

— Les Aiels ! Les outils qui ont besoin d’être utilisés. Et un pacte qui doit être étayé…

Rand hésita, puis il sourit de toutes ses dents.

— Tu es un génie, Perrin.

— Quand il s’agit de métallurgie, j’avoue que j’en connais un bout.

— Mais… ça n’a rien à voir avec la métallurgie.

— Bien sûr que si !

Comment Rand pouvait-il ne pas le comprendre ?

Le Dragon se détourna et relâcha sans doute son tissage. Puis il gagna la table, saisit le document et le brandit à l’intention d’un de ses assistants, debout au fond du pavillon.

— Je veux qu’on ajoute deux articles. Primo, ce pacte sera nul et non avenu si la Fille des Neuf Lunes ou l’Impératrice ne le signe pas aussi. Secundo, les Aiels – à l’exception des Shaido – doivent être inclus dans le traité avec le statut de défenseurs de la paix et de médiateurs des querelles. Toute nation pourra faire appel à eux si elle est en danger. Alors, les Aiels, et non des armées rivales, se chargeront de régler le conflit. Ils auront le droit de traquer les criminels en franchissant toutes les frontières. Quand ils résideront dans un royaume, ils devront en respecter les lois, mais ils ne seront pas soumis à leurs hôtes.

Rand se tourna vers Elayne :

— Voilà l’amélioration que tu demandais, Elayne. Des régulateurs qui empêcheront les explosions.

— Les Aiels ? demanda la jeune reine, sceptique.

— Rhuarc, tu serais d’accord sur ce point ? Et vous, Bael, Jheran et les autres ? Vous vous plaignez de n’avoir plus de raison de vivre et Perrin vous voit comme des outils qui exigent d’être utilisés. Accepterez-vous cette mission ? Prévenir les guerres et punir ceux qui les fomentent ? Travailler avec les monarques afin que la justice triomphe ?

— La justice telle que nous la voyons ? demanda Rhuarc. Ou la leur ?

— Le critère de base, ce sera la conscience des Aiels. Ceux qui feront appel à vous sauront qu’ils s’en remettront à votre justice. Si vous deveniez de simples pions, ça ne fonctionnerait pas. Votre autonomie sera gage d’efficacité.

Gregorin et Darlin voulurent se plaindre, mais Rand les réduisit au silence d’un seul regard.

Perrin hocha la tête. Les deux hommes n’avaient plus leur conviction du début. D’ailleurs, presque tous les monarques étaient pensifs.

Ils voient cette affaire comme une aubaine, pensa Perrin. Pour eux, les Aiels sont des sauvages, et, quand Rand ne sera plus là, ils seront faciles à manipuler.

— C’est très soudain, dit Rhuarc.

— Bienvenue au banquet ! lança Elayne, qui foudroyait toujours Rand du regard. Surtout, essayez la soupe.

Bizarrement la jeune reine semblait fière. Une étrange femme.

— Je te préviens, Rhuarc, dit Rand, vous devrez changer vos habitudes. Dans ce contexte, les Aiels seront obligés de travailler ensemble. Pour prendre les décisions, les chefs et les Matriarches se consulteront officiellement. Aucune tribu ne pourra livrer une bataille dans un camp alors que les autres seront dans celui d’en face.

— Nous en parlerons, fit Rhuarc avec un hochement de tête pour les autres chefs. Pour nous, ces changements seront radicaux.

— Au début, en tout cas.

Les chefs et les Matriarches se rassemblèrent dans un coin du pavillon et murmurèrent entre eux. Aviendha resta avec Rand, qui semblait de plus en plus nerveux.

Perrin entendit des phrases dont il comprit seulement des bribes.

— … ton rêve, à présent… quand tu te réveilleras de cette vie, nous ne serons plus très nombreux…

Les assistants de Rand, puant la précipitation, accouraient déjà pour établir la nouvelle version du texte. L’air fermé, Cadsuane regardait les gens s’agiter.

À son odeur, elle débordait de fierté.

— Ajoutez une mesure, dit Rand. S’ils s’estiment trop peu nombreux, les Aiels pourront faire appel aux autres nations non impliquées dans l’affaire en cours. Il faut aussi définir selon quel protocole – et avec quel matériel – les royaumes demanderont la médiation des guerriers du désert.

Les assistants acquiescèrent sans interrompre leur tâche en cours.

— Tu te comportes comme si c’était joué, dit sèchement Egwene.

— Pourtant, c’est loin de l’être, intervint Moiraine. Rand, j’ai quelques mots à te dire.

— Des propos qui me plairont ?

— J’ai peur que non. Dis-moi, pourquoi veux-tu être le commandant en chef ? Quand tu te dirigeras vers le mont Shayol Ghul, tu ne pourras plus contacter personne…

— Il faut que quelqu’un commande, Moiraine.

— Sur ce point, personne ne te contredira.

Main et moignon dans le dos, Rand parut troublé.

— Moiraine, j’ai pris des responsabilités pour ces combattants. Je veux m’assurer qu’on les ménagera autant que possible, même pendant les combats.

— Une très mauvaise raison pour être chef de guerre, dit la sœur. On ne se bat pas pour protéger ses troupes mais pour gagner. Tu ne dois pas commander, Rand. Il ne faut pas…

— Je ne veux pas que cette bataille tourne à la mêlée sanglante, dit Rand. Si vous aviez vu les erreurs que nous avons faites, la dernière fois. Quand tout le monde pense commander, la confusion règne partout ! La guerre est synonyme de chaos, mais il faut quand même qu’un chef décide, afin de maintenir une certaine cohésion.

— Et pourquoi pas la Tour Blanche ? demanda Romanda en se frayant un chemin jusqu’à Egwene. Les Aes Sedai ont les moyens d’aller d’un champ de bataille à l’autre. Très calmes dans les pires tempêtes, elles ont la confiance de toutes les nations.

Entendant cette dernière affirmation, Darlin arqua un sourcil.

— Seigneur Dragon, dit Tenobia, la Tour Blanche semble le meilleur choix.

— Non, répondit Rand. La Chaire d’Amyrlin est capable de bien des choses, mais pas de mener une guerre. Ce serait un choix irréfléchi.

Bizarrement, Egwene ne dit rien. Perrin l’étudia, perplexe. Il aurait cru qu’elle sauterait sur l’occasion de diriger les opérations.

— Ce doit être l’un d’entre nous, dit Darlin. Choisi parmi ceux qui iront vraiment se battre.

— Une bonne idée, je suppose…, concéda Rand. Si vous vous mettez d’accord sur un nom, je céderai sur ce point. Pas sur mes autres exigences, cependant.

— Tu veux toujours briser les sceaux ? fit Egwene.

— Ne t’inquiète pas, lui dit Moiraine. Il ne les brisera pas.

Rand se rembrunit et Egwene sourit.

— Parce que c’est toi, Chaire d’Amyrlin, qui les briseras.

— Quoi ? Bien sûr que non !

— Mère, tu es la Protectrice des Sceaux, rappela Moiraine. N’as-tu pas entendu ce que j’ai dit ? « Et un jour, tout ce que l’humanité a créé sera brisé, les Ténèbres s’abattront sur la Trame des Âges et le Berger de la Nuit tiendra de nouveau entre ses mains le monde des vivants. » Il faut que ça se passe !

Egwene parut décontenancée.

— Tu as vu tout ça, pas vrai ? souffla Moiraine. Qu’as-tu rêvé, mère ?

Egwene ne répondit pas tout de suite.

— Qu’as-tu vu ? insista Moiraine.

— J’ai vu Rand marcher sur les débris de la prison du Ténébreux, dit Egwene, les yeux rivés dans ceux de Moiraine. Dans un autre rêve, je l’ai vu tenter d’y entrer par effraction. Mais je n’ai jamais rêvé qu’il ouvrait cette prison, Moiraine.

— Les débris, mère… Les sceaux étaient donc brisés.

— Les rêves sont sujets à plusieurs interprétations.

— Tu sais que celle-là est la bonne. Ça doit être fait, et les sceaux t’appartiennent. Le moment venu, tu les briseras. Rand, seigneur Dragon Réincarné, il est temps de les lui remettre.

— Je n’aime pas ça, Moiraine…

— Ainsi, rien n’a changé, dirait-on ? Tu résistes quand tu es censé faire quelque chose. Surtout si c’est moi qui te le dis.

Rand se tut un moment, puis il éclata de rire et enfonça la main dans la poche de sa veste. Il en sortit trois disques de cuendillar, chacun portant au centre une ligne sinueuse.

Il les posa sur la table.

— Egwene, quand saura-t-elle que le moment est venu ?

— Elle le saura, assura Moiraine.

Dans l’odeur d’Egwene, Perrin reconnut du scepticisme, et il aurait eu du mal à l’en blâmer. Moiraine avait toujours cru qu’il fallait suivre les tissages de la Trame et s’incliner devant les rotations de la Roue. Le jeune seigneur ne voyait pas les choses ainsi. Selon lui, il fallait suivre son propre chemin et n’avoir confiance qu’en ses bras pour faire ce qui devait être fait. Dépendre de la Trame ? Une très mauvaise idée…

Étant une Aes Sedai, Egwene devait se sentir obligée de partager le point de vue de Moiraine. Ou saisissait-elle simplement l’occasion de récupérer les sceaux ?

— Je les briserai quand je jugerai que c’est opportun, dit-elle en les ramassant.

— Donc, tu vas signer.

Ignorant les protestations de ses assistants, outrés d’avoir dû travailler si vite, Rand prit le document, qui portait désormais au verso de nouveaux alinéas.

Un des fonctionnaires cria d’horreur et s’empara d’une boîte remplie de sable, mais le Dragon sécha l’encre avec le Pouvoir puis posa le texte devant Egwene.

— Oui, je vais signer, dit la jeune dirigeante, une main tendue en quête d’une plume.

Elle lut attentivement les ajouts, les autres sœurs faisant de même par-dessus son épaule. Toutes hochèrent la tête.

Egwene posa sa plume au bas du texte et signa.

— Et maintenant, les autres ! lança Rand.

Il se tourna pour évaluer la réaction des monarques.

— Par la Lumière, qu’est-ce qu’il est devenu intelligent, souffla Faile à Perrin. Tu as compris ce qu’il a fait ?

— Quoi donc ? demanda Perrin en se grattant la barbe.

— Il a amené tous ses soutiens, murmura Faile. Les Frontaliers, qui signeraient n’importe quoi pour qu’on vienne à leur secours. Les Domani, qu’il a récemment aidés. Les Aiels… Hum, oui, eux, qui peut prévoir ce qu’ils feront ? Mais l’idée générale est bonne.

» Puis il a laissé Egwene amener les autres. C’est un génie, Perrin. Avec la coalition qu’elle a formée contre lui, tout ce qu’il avait à faire, c’était de la convaincre. Une fois la Chaire d’Amyrlin dans le camp du Dragon, les autres auraient eu l’air idiots de ne pas la suivre.

De fait, alors que les dirigeants se mettaient à signer – Berelain passant la première avec enthousiasme –, les anciens soutiens d’Egwene commencèrent à s’impatienter.

Puis Darlin avança et saisit la plume. Après une brève hésitation, il signa.

Gregorin l’imita aussitôt après. Ensuite, ce fut le tour des Frontaliers, suivis par le roi d’Arad Doman. Même s’il semblait toujours aussi peu convaincu, Roedran signa aussi.

Perrin trouva ça bizarre.

— Il roule des mécaniques, souffla-t-il à Faile, mais il sait que c’est bon pour son royaume.

— Oui… Il s’est comporté comme un bouffon pour que personne ne s’intéresse sérieusement à lui. Le texte fixe en l’état actuel les frontières des royaumes. Un sacré cadeau pour quelqu’un qui tente de stabiliser le sien. Mais…

— Mais…

— Les Seanchaniens ? souffla Faile. Si Rand les convainc, pourront-ils garder les pays qu’ils ont conquis ? Et les femmes qu’ils ont transformées en damane ? Auront-ils le droit de mettre un collier à toutes celles qui franchiront leurs frontières ?

Sous le pavillon, tout le monde se tut. À l’évidence, Faile avait parlé plus fort qu’elle l’aurait cru. Souvent, Perrin avait du mal à déterminer ce que les gens normaux pouvaient entendre ou non.

— Je traiterai avec les Seanchaniens, dit Rand.

Debout derrière la table, il regardait défiler les monarques, qui signaient après avoir consulté leurs conseillers.

— Comment ? demanda Darlin. Ils ne veulent pas faire la paix avec toi, seigneur Dragon. Je crains qu’ils réduisent à néant ce document.

— Quand nous en aurons terminé ici, dit Rand, j’irai les voir, et ils signeront.

— Et s’ils s’entêtent à refuser ? s’enquit Gregorin.

Rand posa sa main sur la table, les doigts écartés.

— Je devrais peut-être les détruire. Ou au moins les priver de toutes possibilités de faire la guerre dans un futur proche.

Personne ne parla.

— Peux-tu faire ça ? demanda enfin Darlin.

— Je n’en suis pas sûr, admit Rand. Et si j’y arrive, ça risque de me laisser affaibli à un moment où j’aurai besoin de toutes mes forces. Mais si je n’ai pas le choix… Eh bien, je n’hésiterai pas, parce que nous ne pouvons pas les laisser nous prendre à revers pendant que nous combattrons les Ténèbres.

Rand secoua la tête. Min approcha et lui prit le bras.

— Je trouverai un moyen de les convaincre, souffla le Dragon. Oui, je réussirai…

Les signatures allaient bon train. Certains dirigeants faisaient tout un spectacle, et d’autres donnaient dans la sobriété.

Rand fit signer Perrin, Gawyn, Faile et Gareth Bryne. À l’évidence, il voulait que toutes les personnes susceptibles d’être un jour au pouvoir s’engagent sur ce texte.

Très vite, il ne resta plus qu’Elayne.

— Tu me demandes quelque chose de très difficile, dit-elle quand le Dragon lui tendit la plume.

À la lueur des globes, les cheveux de la souveraine brillaient intensément.

Pourquoi le ciel s’était-il obscurci ? Rand ne semblait pas inquiet, mais Perrin craignait que les nuages soient revenus. De mauvais augure, ça… S’ils pouvaient s’accumuler là d’où Rand les avait chassés…

— Je sais que c’est difficile, admit le Dragon. Si je te donnais quelque chose en échange, peut-être…

— Quoi donc ?

— La guerre, fit Rand. (Il se tourna vers les monarques.) Vous voulez que l’un d’entre vous soit le commandant en chef ? Accepteriez-vous que ce soit Andor et sa reine ?

— Trop jeune, lâcha Darlin. Trop inexpérimentée. N’y voyez aucune offense, Majesté.

Alsalam ricana.

— Tu es bien placé pour dire ça, Darlin… La moitié des souverains présents sont en place depuis un an au maximum.

— Pourquoi pas un des Frontaliers ? demanda Alliandre. Ils affrontent la Flétrissure depuis des lustres.

— Nous sommes débordés, dit Paitar. Aucun d’entre nous ne peut coordonner la lutte. Andor est un choix aussi bon qu’un autre.

— Andor subit aussi une invasion, rappela Darlin.

— Comme toutes les nations, tôt ou tard…, dit Rand. Elayne Trakand est née pour diriger. Sur ce sujet, elle m’a enseigné presque tout ce que je sais. En matière militaire, elle a pris des leçons auprès d’un des grands capitaines, et elle continuera, demandant l’avis des autres. Il nous faut un chef. L’accepterez-vous, oui ou non ?

Les dirigeants hochèrent la tête à contrecœur. Rand se tourna vers Elayne.

— D’accord, dit celle-ci, je commanderai… et je vais signer. Mais tu as intérêt à trouver un accord avec les Seanchaniens. Au bas de ce document, je veux voir le nom de leur dirigeante. Jusque-là, nous ne serons pas en sécurité.

— Et les femmes qu’ils détiennent ? demanda Rhuarc. Je dois avouer, Rand al’Thor, que nous avions l’intention d’avoir une querelle de sang avec ces envahisseurs. Après avoir gagné la bataille la plus importante…

— Si leur dirigeante signe, dit Rand, je demanderai qu’on puisse échanger ces femmes contre des richesses. Et j’essaierai aussi de les convaincre de libérer les terres conquises et de rentrer chez eux.

— Et s’ils refusent ? demanda Egwene. Les laisseras-tu signer sans qu’ils aient cédé sur ces points ? Rand, ils ont capturé beaucoup de femmes…

— Nous ne pouvons pas les vaincre, rappela Aviendha, très calme.

Perrin la dévisagea. Dans son odeur, il reconnut de la frustration, mais surtout une inébranlable détermination.

— Si nous les affrontons, nous perdrons.

— Aviendha a raison, intervint Amys. Les Aiels ne combattront pas les Seanchaniens.

Surpris, Rhuarc regarda tour à tour les deux femmes.

— Ils ont fait d’horribles choses, dit Rand, mais jusque-là, les pays conquis ont nettement bénéficié de leur sage administration. Si j’y suis forcé, je leur concéderai ces terres, à condition qu’ils ne cherchent pas à en conquérir d’autres… Quant aux femmes… Ce qui est fait est fait ! Sauvons d’abord le monde. Après, nous nous occuperons de ces malheureuses…

Elayne hésita un moment, la main au-dessus du document – peut-être par goût du spectacle –, puis elle ajouta son nom d’un geste théâtral.

— C’est accompli, dit Moiraine tandis que Rand s’emparait du document. Cette fois, tu auras la paix, seigneur Dragon.

— Si nous survivons, rappela Rand. (Il serra le traité contre son cœur.) Bien, je vais vous laisser à vos préparatifs de guerre. J’ai des choses à faire, en plus de contacter les Seanchaniens, avant de pouvoir partir pour le mont Shayol Ghul. Mais j’ai une faveur à vous demander. Un ami très cher a besoin de nous…


Des éclairs rageurs zébraient le ciel plombé. Malgré ce temps couvert, de la sueur empoissait les cheveux de Lan sous son heaume. Voilà des années qu’il n’en avait plus porté un. Quand il accompagnait Moiraine, il avait dû se faire le plus discret possible, et les équipements de ce genre se voyaient de loin.

— Où en est le désastre ? demanda Andere.

Une main pressée sur le flanc, il s’appuyait à un rocher.

Lan tourna la tête vers la bataille. De nouveau, les Créatures des Ténèbres se regroupaient. De loin, elles semblaient ne former qu’une seule masse de monstres noirs hurlant de haine et de fureur. Leur malveillance se révélait presque aussi épaisse que l’air – qui, en ce jour, semblait se gorger de chaleur et d’humidité, comme un tapis pendu sur la devanture d’un marchand.

— C’est de pire en pire, répondit Lan.

— Je m’en doutais, fit Andere. (Chaque fois qu’il expirait, du sang coulait entre ses doigts.) Nazar ?

— Mort…

Le guerrier aux cheveux blancs était tombé dans la mêlée qui avait failli coûter la vie à Andere. Venu à la rescousse, Lan n’avait pas été assez rapide.

— Je l’ai vu étriper le Trolloc qui l’avait frappé à mort.

— Puisse la dernière étreinte de la mère… (Andere gémit de douleur.) Puisse…

— Puisse la dernière étreinte de la mère l’accueillir dans son nouveau foyer…, acheva Lan.

— Ne me regarde pas comme ça, Lan, dit Andere. Quand on s’est joints à toi, nous savions tous comment ça finirait.

— C’est pour ça que j’ai tenté de vous en empêcher.

Andere foudroya Lan du regard.

— Je…

— Du calme, mon ami. Ce que je voulais, c’était… égoïste. J’entendais mourir pour le Malkier, et je n’avais aucun droit de refuser ce privilège à quelqu’un d’autre.

— Seigneur Mandragoran !

Kaisel approchait, sa magnifique armure désormais cabossée et rouge de sang. Pour cette bataille, le prince du Kandor semblait toujours trop jeune, mais il s’était révélé aussi calme et efficace qu’un vétéran.

— Ils se remettent en formation !

Lan gagna le carré de sol rocheux où un palefrenier tenait les rênes de Mandarb. Sur les flancs de l’étalon noir, du sang coulait des plaies infligées par les Trollocs. La Lumière en soit remerciée, il s’agissait d’entailles. Pour le calmer, Lan flatta l’encolure du destrier. Non loin de là, le porte-étendard de la troupe – un type chauve nommé Jophil – brandissait le drapeau du Malkier, où s’affichait la Grue Dorée.

Depuis la veille, Lan en était à son cinquième porte-étendard.

Lors de la première charge, les hommes de Lan avaient conquis la brèche de Tarwin, repoussant les Trollocs avant qu’ils aient pu débouler dans la vallée. Un résultat qui dépassait les attentes du mari de Nynaeve.

La brèche était en fait une longue étendue de sol rocheux nichée entre des falaises déchiquetées et le flanc de plusieurs pics. Pour tenir ce genre de position, pas besoin d’être un génie. On attendait, on tuait et on se faisait tuer – aussi longtemps qu’on pouvait résister.

Lan commandait plusieurs escadrons de cavalerie. Pour ce genre de mission, ce n’était pas idéal, car les cavaliers avaient besoin de place pour se déployer et pour charger. Par bonheur, le passage était si étroit que seule une poignée de Trollocs pouvait avancer de front.

L’unique avantage de Lan. Dans cette configuration, la supériorité numérique des monstres jouait moins. Pour chaque pouce de terrain gagné, ils devraient payer une sacrée note du boucher.

Sur tout le canyon, les carcasses de Trollocs composaient comme un tapis. À chaque assaut, les défenseurs avaient résisté avec leurs lances, leurs piques, leurs épées et leurs arcs. Résultat, des milliers de Trollocs étaient tombés, forçant leurs semblables à escalader les tas de cadavres. Mais chaque fois, les forces de Lan subissaient des pertes.

Et il fallait aussi, lors de chaque engagement, reculer un peu plus vers l’entrée de la brèche. Au point de ne plus en être qu’à une centaine de pieds, désormais.

Épuisé, Lan eut le sentiment que ses os eux-mêmes demandaient grâce.

— Nos forces ? demanda-t-il à Kaisel.

— Encore six mille hommes capables de chevaucher, Dai Shan.

Moins de la moitié de la troupe d’origine. En un seul jour !

— Dis-leur de monter en selle.

Kaisel ne cacha pas son trouble.

— On va se replier ?

Lan se tourna vers le palefrenier.

Kaisel blêmit. Selon ce qu’avait entendu Lan, son regard pouvait pétrifier n’importe quel homme. Volontiers taquine, Moiraine disait souvent qu’il aurait pu faire baisser les yeux à un rocher et qu’il avait la patience d’un chêne. En réalité, il était bien moins sûr de lui que ce qu’on croyait. Mais ce gamin n’aurait pas dû parler de repli.

— Oui, on va se regrouper. Et après, on attaquera.

— Attaquer ? s’étrangla le prince. Mais… nous sommes sur la défensive.

— Si on insiste, ils nous submergeront, fit Lan en se hissant en selle. Nous sommes épuisés – presque au bout du rouleau. Si nous les attendons ici, ce sera un massacre.

Dans le cas contraire aussi… Quand la fin arrivait, Lan n’était pas homme à détourner le regard.

— Kaisel, fais passer le mot. Nous allons sortir lentement de la brèche. Rassemble le reste de nos forces dans la plaine. Tout le monde en selle et prêt à charger dès que les monstres émergeront de la brèche. Une attaque massive leur coûtera cher, parce qu’ils ne s’y attendent pas.

— Mais ne risquent-ils pas de nous déborder puis de nous encercler ?

— Si, mais nous n’avons pas d’autres options.

— Et après ?

— Après ? Ils défonceront nos lignes, nous tailleront en pièces et continueront leur chemin.

Kaisel se contenta de hocher la tête. De nouveau, Lan le trouva impressionnant. Au début, il avait pensé que ce gamin venait avec lui pour la gloire de combattre aux côtés de Dai Shan et d’écrabouiller l’ennemi. Mais il s’était trompé. Frontalier jusqu’au fond de l’âme, le prince n’était pas là pour la gloriole, mais parce que c’était son devoir.

Un brave garçon…

— Va transmettre mon ordre, à présent. Les hommes seront contents de remonter en selle.

À cause du terrain très étroit, la plupart avaient dû se battre comme des fantassins, ce qu’ils n’appréciaient guère.

Kaisel transmit les ordres, qui se répandirent dans les rangs comme un feu de savane. Du coin de l’œil, Lan vit que Bulen aidait Andere à monter en selle.

— Andere ! appela le mari de Nynaeve. Tu n’es pas en état de chevaucher. Va rejoindre les blessés, dans le camp de repli.

— Pour attendre que les Trollocs viennent m’éventrer après vous avoir massacrés ?

Andere vacilla sur sa selle. Sous le regard inquiet de Bulen, il réussit à se stabiliser.

— Dai Shan, nous avons déjà soulevé une montagne. Occupons-nous de cette plume, histoire d’en finir avec tout ça.

Lan ne trouva rien à objecter. Dès qu’il eut fait sonner la retraite, tous ses hommes vinrent l’entourer avant de commencer à reculer.

Les Trollocs en braillèrent d’excitation. Dès qu’ils pourraient franchir la brèche, ils savaient que la victoire s’offrirait à eux.

Lan et ses braves sortirent de la brèche, les hommes encore à pied courant vers l’endroit où étaient attachés leurs chevaux.

Pour une fois, les Trollocs n’eurent pas besoin que des Myrddraals les stimulent. Ils chargèrent, faisant trembler le sol sous leurs pieds.

Plusieurs centaines de pas après être sorti de la brèche, Lan tira sur les rênes de Mandarb et le fit volter. Non sans difficultés, Andere manœuvra pour venir se camper près de son chef. D’autres soldats les rejoignirent, Bulen en leur sein, et formèrent une longue ligne de cavaliers.

La marée de Trollocs jaillirait bientôt de la brèche. Des milliers de monstres bien décidés à réduire en bouillie leurs adversaires.

Les forces de Lan le flanquaient, chaque homme plongé dans ses pensées. Dans leurs rangs, on comptait beaucoup de types âgés – les survivants d’un royaume disparu. Ce groupe qui avait réussi à tenir la brèche semblait très vulnérable, en terrain découvert.

— Bulen, dit Lan.

— Oui, seigneur Mandragoran ?

— Tu affirmes m’avoir mal servi, par le passé.

— Et c’est la vérité.

— Tout est pardonné, mon ami. Je suis fier de t’avoir remis ton hadori.

Kaisel déboula près des deux hommes et salua Lan.

— Nous sommes prêts, Dai Shan, annonça-t-il.

— Excellente nouvelle…, fit Andere avec une grimace de douleur.

Comprimant toujours sa blessure, il avait du mal à rester en selle.

— Les choses sont comme elles doivent l’être, déclara Lan.

Une simple constatation, très fataliste.

— Non, fit Andere. C’est bien plus que ça. Le Malkier est comme un arbre dont les vers blancs ont dévoré les racines. Lentement, il perd ses branches. Moi, je préfère brûler en un éclair.

— Et moi, dit Bulen, je voudrais charger. C’est dix fois préférable à nous laisser submerger. Mourons au combat, épée pointée pour la gloire de notre patrie !

Lan acquiesça, se retourna et leva sa lame bien au-dessus de sa tête. Plus de harangue aujourd’hui. Il avait exposé son plan, et tout le monde comprenait. Une charge héroïque, tant qu’il leur resterait des forces, aurait du panache. Et elle serait efficace, car il y aurait moins de Créatures des Ténèbres pour envahir le monde civilisé. Moins de monstres assoiffés de sang pour tuer les vieillards et les enfants.

L’ennemi semblait avoir des ressources inépuisables. Sans ordre de bataille ni notion de la discipline, une horde fondait sur Lan et ses hommes. La fureur et la destruction incarnées ! Des milliers et des milliers de monstres, déferlant comme l’eau d’un barrage quand il vient à céder.

Lan et ses compagnons, face à ce flot, étaient à peine un galet.

Les cavaliers dégainèrent leur épée puis levèrent le bras. Un ultime salut, en prélude à la fin de tout.

— En avant ! cria Lan.

Alors qu’ils déboulent dans la prairie… Ce coup va les ébranler…

Lan lança Mandarb au petit galop. Andere parvint à le suivre en s’accrochant des deux mains au pommeau de sa selle. Par bonheur, il n’eut pas l’idée de dégainer une arme. Le poids l’aurait fait basculer de sa monture.

Nynaeve était bien trop loin pour que Lan capte ses pensées dans le lien. Mais parfois, des sentiments très forts parvenaient à tromper les distances.

Au cas où ses émotions atteindraient sa bien-aimée, Lan tenta de lui communiquer de bonnes choses. Sa confiance en la victoire, la fierté que lui inspiraient ses hommes. L’amour qu’il éprouvait pour elle. Voilà ce qu’elle devrait se rappeler de lui.

Mon bras sera l’épée…

Couvrant le bruit des sabots, les cris d’allégresse des Trollocs ramenèrent Lan au présent. Les humains, ces fous, renonçaient à fuir et chargeaient – la certitude de pouvoir les tailler en pièces.

Ma poitrine elle-même est un bouclier…

Lan crut entendre la voix de son père, disant exactement ces mots. Une illusion, bien sûr. Il était encore au berceau au moment de la chute du Malkier.

Pour défendre les Sept Tours…

Les Sept Tours, il ne les avait jamais vues se dresser face à la Flétrissure. Des récits, voilà tout ce qu’il en connaissait…

Pour contenir l’obscurité…

Le bruit des sabots devint plus fort que le tonnerre – plus fort, même, que tout ce que Lan aurait cru possible. Lame brandie, il se tint bien droit sur sa selle…

Je résisterai alors que tous les autres seront tombés…

Les Trollocs, en face, venaient de mettre leurs lances à l’horizontale. Le choc était imminent.

Al Chalidholara Malkier !

« Pour ma douce patrie le Malkier ! »

Le serment que prêtait un soldat lorsqu’il servait pour la première fois sur la frontière. Lan ne l’avait jamais prononcé.

Sauf en ce jour, dans son cœur.

Al Chalidholara Malkier ! cria-t-il. Lances en position !

Par la Lumière, quel vacarme faisaient les chevaux ! Six mille hommes pouvaient-ils produire un tel boucan ?

Lan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

Derrière lui, il y avait au moins dix mille cavaliers.

Quoi ?

Surpris ou non, Lan talonna Mandarb.

— En avant, la Grue Dorée !

Il y eut des cris de joie et d’héroïque rage.

Devant Lan, l’air s’ouvrit soudain, barré par une sorte de ligne verticale. Un portail d’une centaine de pas de large – le plus grand que Lan ait jamais vu – s’ouvrit en l’espace d’un éclair. Dans une explosion de lumière, des cavaliers en armure complète en déboulèrent et vinrent se placer sur le flanc du roi du Malkier.

Du coin de l’œil, il vit qu’ils galopaient sous l’étendard de l’Arafel.

D’autres portails s’ouvrirent. Un, deux, trois… dix. Chacun apparaissant selon un ordre stratégique, tous permirent à des cavaliers, lances brandies, de s’intégrer à la formation du Malkier. Lan reconnut les étendards du Shienar, du Saldaea et du Kandor. En quelques secondes, la charge désespérée de six mille hommes était devenue l’assaut massif d’une centaine de milliers.

Dans les premières lignes de Trollocs, certains crièrent de terreur et d’autres s’immobilisèrent, lance dressée pour éventrer les chevaux de leurs agresseurs. Derrière ces monstres, ceux qui ne pouvaient pas voir ce qui venait d’arriver déboulèrent tels des déments, épées et haches au poing.

Les lanciers immobiles furent balayés par cette charge.

Quelque part derrière Lan, des Asha’man lancèrent des tissages qui éventrèrent le sol, juste devant les monstres. Complètement désorganisées, les Créatures des Ténèbres moururent par centaines. Du coup, les rangs du milieu, soudain exposés, encaissèrent de plein fouet la charge des humains.

Poussant Mandarb au milieu des monstres, Lan frappa de toutes ses forces. À côté de lui, Andere éclata de rire.

— Recule, crétin ! lui cria Lan en décapitant un Trolloc. Conduis les Asha’man jusqu’à nos blessés. Qu’ils protègent le camp !

— Je veux voir ton sourire, Lan ! cria Andere, qui s’accrochait à sa selle. Pour une fois, sois plus démonstratif qu’une pierre. C’est l’occasion ou jamais, non ?

Lan jeta un coup d’œil à la bataille qu’il n’aurait jamais espéré gagner. Un baroud d’honneur qui allait se transformer en triomphe. Alors, il ne put pas se retenir. Au lieu de sourire, il éclata de rire.

Ravi, Andere lui obéit et fila organiser les guérisons et la défense de l’arrière.

— Jophil, lève bien haut mon étendard ! Aujourd’hui, le Malkier est vivant !


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