Fortuona, Impératrice du Seanchan, observait son mari tandis qu’il donnait des ordres à leurs troupes.
L’armée était en formation devant le palais d’Ebou Dar, et Fortuona siégeait sur un très joli trône portatif qu’il fallait au moins douze costauds pour soulever.
Ce trône ajoutait à sa grandeur, bien entendu, mais il générait aussi une illusion d’immobilité. Un tueur aurait postulé qu’elle ne pouvait pas bouger vite dans sa tenue de soie de parade, sa jupe tombant sur le devant et frôlant le sol. En réalité, d’un simple geste, l’Impératrice pouvait se dégager de cette première couche de vêtements.
— Il a changé, Votre Grandeur, dit Beslan. Et en même temps, il est resté le même. Je ne sais plus que faire de lui.
— C’est la Roue qui nous l’a envoyé, répondit Fortuona. As-tu réfléchi à ce que tu allais faire ?
Beslan ne baissa pas les yeux. Il était impétueux et souvent gouverné par ses émotions, mais pas beaucoup plus que les autres Altariens. Un peuple passionné qui complétait admirablement bien l’Empire, maintenant qu’il était apprivoisé.
— Je ferai ce qui a été suggéré, dit Beslan, soudain empourpré.
— C’est très sage.
— Puisse le Trône exister à jamais ! Et puisse votre souffle ne jamais s’éteindre, Votre Grandeur.
Beslan s’inclina et se retira afin d’aller faire ce qui s’imposait. Fortuona pouvait partir en guerre, mais il revenait à Beslan de gouverner ce pays. S’il désirait ardemment participer à la bataille, il avait enfin compris qu’on avait besoin de lui ici.
Selucia le regarda partir et hocha la tête.
Cet homme devient un atout pour nous, parce qu’il a appris à connaître ses limites, dit-elle par signes.
Fortuona ne fit aucun commentaire. La phrase de Selucia contenait un sous-entendu que l’Impératrice aurait manqué si elle n’avait pas connu sa Voix depuis si longtemps. Beslan, lui, apprenait. Mais ce n’était pas le cas de tout le monde…
Entouré d’officiers supérieurs, Matrim était en train de tempêter. De si loin, Fortuona ne put pas entendre à propos de quoi il était sorti de ses gonds. Mais quelle idée avait-elle eue de s’unir à lui ?
Je me suis fiée aux augures…
Du coin de l’œil, Fortuona vit que son mari la regardait avant de s’en retourner à son esclandre. Oui, il faudrait lui apprendre à connaître ses limites, mais avec lui, ce ne serait pas un jeu d’enfant comme avec Beslan, ça ne faisait aucun doute.
Au moins, Selucia n’avait pas énoncé sa condamnation à voix haute. Désormais, elle était la Voix de la Vérité de l’Impératrice. Une position, Fortuona le sentait, qui ne lui convenait pas. À l’évidence, elle aurait préféré rester sa Voix, tout simplement. Dans les augures, Fortuona verrait peut-être une meilleure candidate pour sa Voix de la Vérité.
Allons-nous vraiment faire comme il dit ? demanda Selucia par signes.
Le chaos règne en ce monde, répondit Fortuona dans le même langage.
Une réponse alambiquée, il fallait l’admettre. En ce moment, elle n’avait aucune envie de répondre simplement. À Selucia de s’interroger sur le sens de ses propos.
Les Seanchaniens disaient sans cesse « puisse-t-elle vivre éternellement » quand ils évoquaient l’Impératrice. Pour certains, c’était une banalité ou une simple formule de révérence. Fortuona, elle, y voyait depuis toujours beaucoup plus que cela. Cette phrase symbolisait toute la puissance de l’Empire. Pour survivre, une Impératrice devait être intelligente, forte et hautement compétente. Seuls les meilleurs méritaient de s’asseoir sur le Trône de Cristal. Si un de ses frères et sœurs. ou un membre du Haut Sang comme Galgan, parvenait à la tuer, sa mort rendrait service à l’Empire, parce qu’elle aurait été bien trop faible pour le diriger comme il fallait.
Puisse-t-elle vivre éternellement. Puisse-t-elle être assez forte pour ça. Puisse-t-elle être assez compétente pour nous conduire à la victoire.
Fortuona remettrait de l’ordre dans ce monde. C’était son objectif suprême.
En inspectant les troupes, Matrim passa à une dizaine de pas du trône de sa femme. Vêtu d’un uniforme de haut général de l’Empire, il le portait très mal. D’abord parce qu’il s’accrochait sans cesse à tout et à n’importe quoi. Ensuite parce que la tenue de parade d’un haut général était censée lui conférer de l’autorité et amplifier sa grâce chaque fois que le tissu réagissait à ses mouvements délicats et précis. Sur Matrim, ça revenait à envelopper de soie un cheval de course puis à espérer qu’il galoperait. Bref, si ce garçon avait une forme de grâce, ce n’était pas celle d’un courtisan.
Des officiers de second rang le suivaient. Matrim Cauthon intriguait les membres du Sang. Une bonne chose, puisque ça les maintenait dans l’expectative. Mais il était aussi un vecteur de désordre à cause de ses manières fantaisistes – et de son inclination à contester l’autorité. Représentante suprême de l’ordre, Fortuona avait épousé le Chaos Réincarné.
— Mais quid du Peuple de la Mer, Votre Grandeur ? demanda le général Yulan en s’arrêtant près de Matrim, juste devant le trône.
— Cesse de t’inquiéter à cause de ces fichus Idiots de la Mer, grogna Matrim. Si tu redis une seule fois « Peuple de la Mer », je te ferai pendre par les orteils à un des raken que tu fais voler, et en route pour Shara !
Yulan ne cacha pas sa perplexité.
— Votre Grandeur, je…
Il se tut, car Matrim beugla :
— Savara, espèce de crétine amatrice de chèvres, on met les piquiers à l’avant, pas la cavalerie. Je me fiche que les cavaliers pensent pouvoir faire du meilleur travail. Dans toutes les circonstances, ils en sont persuadés. Qu’est-ce que tu es ? Une maudite Haute Dame de Tear ? Si tu continues, je vais te promouvoir au rang de noble donzelle tearienne à titre honoraire.
Matrim fondit sur Savara, qui resta perchée sur son cheval, les bras croisés et l’air très mécontente. Totalement oublié, Yulan semblait ne pas être près d’en revenir.
— Comment peut-on pendre quelqu’un par les doigts de pied ? demanda-t-il juste assez fort pour que Fortuona entende. Je crois que c’est impossible, parce que les ongles se casseraient.
Le général s’éloigna en secouant la tête.
Attention, Galgan en vue ! avertit Selucia par signes.
Fortuona se prépara au pire alors que le général approchait. À cheval, il portait une armure noire et non un uniforme, contrairement à Matrim. Et lui, il avait de l’allure. Imposant – presque trop –, il était le pire rival de l’Impératrice et son plus grand atout. Mais bien entendu, tout homme dans sa position aurait été un rival, c’était dans la nature des choses, et il fallait s’en féliciter.
Matrim, lui, ne serait jamais un rival. Encore aujourd’hui, Fortuona ne savait pas trop qu’en penser. Une partie d’elle-même – petite mais non dépourvue de puissance – estimait qu’elle aurait dû s’en débarrasser justement pour cette raison. Le Prince des Corbeaux ne devait-il pas être pour l’Impératrice un défi permanent ? Quelqu’un qui l’aide à rester forte en la menaçant sans cesse.
Sa’rabat shaiqen nai batain pyast.
« Une femme n’est jamais aussi réactive qu’avec un couteau plaqué sur la gorge. »
Un proverbe cher à Varuota, son arrière-arrière-arrière-grand-mère.
Elle n’avait aucune envie de se débarrasser de Matrim. Et elle ne le pouvait pas avant d’avoir eu un enfant avec lui. Sinon, ce serait revenu à ignorer les augures.
Quel homme étrange, quand même… Chaque fois qu’elle croyait pouvoir anticiper ses actions, elle se trompait.
— Très Haute, dit Galgan, nous sommes presque prêts.
— Le Prince des Corbeaux est très mécontent à cause des retards. Il a peur que nous arrivions après la bataille.
— Si le Prince des Corbeaux avait la moindre idée de ce que sont une armée et un champ de bataille – mais je doute que ce soit possible un jour –, il comprendrait que déplacer des troupes de cette taille n’est pas une petite affaire.
Jusqu’à l’arrivée de Matrim, Galgan était le membre du Sang le plus huppé sur ce continent, si on exceptait Fortuona. À l’évidence, il détestait avoir été rétrogradé à la troisième position. Mais il restait le commandant en chef, et l’Impératrice entendait bien laisser les choses en l’état. Plus tôt dans la journée, Galgan avait demandé à Matrim comment il s’y prendrait pour rassembler leurs forces, et le Prince des Corbeaux, croyant à une suggestion, s’était empressé de l’adopter. Bref, si Matrim aboyait sans cesse des ordres, ce n’était pas lui qui commandait. Pas entièrement, du moins, parce que Galgan pouvait le neutraliser d’un simple mot.
Jusque-là, il ne l’avait pas fait. Sans doute parce qu’il voulait voir comme s’en tirait l’époux de l’Impératrice. Là, il ne le quittait pas des yeux. Pour l’instant, il ne savait pas quelle place occupait Matrim dans la chaîne de commandement. Logique, puisque Fortuona n’en avait pas encore décidé.
Non loin de là, une bourrasque souleva une colonne de poussière et révéla le petit crâne d’un rongeur qui pointait hors de la terre. Encore un augure ! Ces derniers temps, le chemin de l’Impératrice en était jalonné.
Là, il s’agissait d’un signe de danger, bien sûr. Comme si elle se promenait dans de hautes herbes, cernée par des lopar affamés et risquant sans cesse de tomber dans des fosses conçues pour piéger les inconscients.
Le Dragon Réincarné s’était agenouillé devant le Trône de Cristal et l’augure des fleurs de pêcher – le plus puissant qu’elle connaisse – l’avait accompagné.
Des colonnes défilaient devant le trône, leurs officiers criant des ordres au rythme des pas des soldats. Les cris des raken, eux aussi, étaient synchronisés au rythme de marche des braves. Voilà ce que Fortuona allait devoir quitter pour ferrailler dans des pays qu’elle connaissait à peine. En attendant, les territoires qu’elle avait conquis resteraient presque sans défense et seraient dirigés par un type bizarre très récemment converti à sa cause.
Des changements majeurs… Les décisions de Fortuona risquaient de mettre un terme à son règne et menaçaient les fondations mêmes de l’Empire. Ce point, Mat ne pouvait pas le comprendre.
Qu’on fasse venir mon consort, dit l’Impératrice en tapotant sur l’accoudoir de son trône.
Selucia transmit l’ordre à un messager.
Peu après, Matrim déboula sur son cheval. La veille, il avait refusé qu’on lui en offre un nouveau, et il avait raison. Ce garçon était un meilleur maquignon que la chef de l’écurie royale elle-même. Cela dit, Pépin, pour un cheval, était un nom ridicule.
Fortuona se leva. Aussitôt, tout son entourage inclina la tête. Galgan lui-même sauta de selle et se laissa tomber sur un genou. Tous les autres se prosternèrent sur le sol.
Quand l’Impératrice se levait en public pour parler, ça annonçait un décret du Trône de Cristal.
— Par le sang et les cendres, soupira Matrim. Encore une séance de courbettes ? Vous n’avez rien de mieux à faire, les gars ? Moi, je pense à quelques dizaines de suggestions qui me mettent l’eau à la bouche. Vous voulez une petite présentation ?
Du coin de l’œil, Fortuona vit que Galgan souriait sous cape. Sans doute parce qu’il pensait savoir ce qu’elle allait faire. Eh bien, il se trompait lourdement.
— Je te baptise Knotai, parce que tu sèmes la destruction dans les rangs des ennemis de l’Empire. Que ton nom soit sur toutes les lèvres jusqu’à la fin des temps, Knotai.
» Je déclare que Knotai, Prince des Corbeaux, recevra le grade de porte-bâton dans nos armées. Que ma volonté soit publiée partout où il le faut.
Porte-bâton… Un nom modeste pour une charge qui ne l’était pas. Car si Galgan tombait, ce serait à Matrim de prendre le commandement.
Le général ne fut pas d’humeur à sourire, cette fois. De peur que Matrim le renverse, le pauvre allait devoir multiplier les succès.
Fortuona se rassit.
— Knotai ? s’étonna… Knotai.
Fortuona le foudroya du regard.
Pour une fois, ferme ton clapet ! implora-t-elle. Je t’en supplie !
— J’aime beaucoup, fit Knotai avant de s’éloigner sur son cheval.
Galgan remonta en selle.
— Il devra apprendre à s’agenouiller, marmonna-t-il avant de talonner son cheval.
Une offense vénielle mais délibérée et très bien calculée. N’ayant pas adressé ces mots directement à Fortuona, Galgan avait fait mine d’émettre un commentaire à sa propre intention. Et il avait évité de donner à l’Impératrice son titre de Très Haute…
Largement assez, en matière de défi, pour que Selucia voie rouge et pose une question avec ses doigts.
Non, répondit Fortuona. Nous avons besoin de lui.
Une fois encore, Knotai n’avait pas compris ce qu’avait fait son épouse – ni mesuré les risques inhérents. Galgan allait devoir le consulter sur le plan de bataille de l’Empire. Étant amené à prendre le commandement au débotté, le porte-bâton ne pouvait être exclu d’aucune réunion. Galgan allait devoir écouter tous ses avis… et en tenir compte.
Fortuona misait sur le Prince des Corbeaux. À condition qu’il manifeste le génie militaire – très inattendu – qui avait tellement impressionné Furyk Karede.
Une manœuvre audacieuse, dit Selucia avec ses doigts. Mais s’il échoue ?
Nous n’échouerons pas, parce que c’est l’Ultime Bataille.
La Trame avait mis Knotai sur le chemin de Fortuona, puis elle l’avait poussée dans ses bras. Sur l’Impératrice, le Dragon Réincarné avait parlé d’or : malgré diverses illusions, son règne ressemblait à un gros rocher en équilibre sur sa petite pointe. À force de régner sur des pays qui ignoraient la discipline, Fortuona se trouvait dans une situation très précaire. Pour imposer l’ordre face à un tel chaos, elle devrait prendre de gros risques.
Avec un peu de chance, Selucia verrait les choses comme elle et ne la dénoncerait pas publiquement. Cela dit, elle allait devoir se trouver une nouvelle Voix, ou engager une autre Voix de la Vérité. Qu’une personne joue les deux rôles incitait les courtisans à critiquer ferme. Et…
Knotai était de retour, tenant son chapeau d’une main.
— Tuon !
Il a tant de mal que ça à retenir un nom ? demanda Selucia par signes.
Fortuona crut entendre soupirer sa Voix de la Vérité.
— Knotai, tu peux approcher…
— C’est fichtrement bien, fit Knotai, puisque je suis déjà très près. Tuon, nous devons partir maintenant. Les éclaireurs sont revenus. L’armée d’Egwene a des problèmes.
Yulan déboula derrière Knotai, sauta de selle et se prosterna devant le trône.
— Debout, dit Fortuona. C’est vrai, ce qu’il dit ?
— L’armée de la marath’damane a essuyé une lourde défaite, annonça Yulan. Les Poings du Ciel nous l’ont décrite en détail. Les forces de la Chaire d’Amyrlin sont éparpillées et se replient aussi vite que possible.
Galgan s’était arrêté non loin de là pour écouter un messager qui lui faisait sans doute un rapport similaire. À un moment, il tourna la tête vers l’Impératrice.
— Nous devons soutenir la retraite des troupes d’Egwene, dit Knotai. Je ne sais pas ce qu’est un porte-bâton, mais à voir comment ont réagi les gens, je suppose que c’est le commandant en chef.
— Non, fit Fortuona. Tu es en troisième position, derrière moi et Galgan.
— Dans ce cas, donne l’ordre du départ ! Il faut agir vite. Egwene se fait écraser.
— Combien de marath’damane y a-t-il là-bas ? demanda Fortuona.
— Nous avons observé cette armée, dit Yulan. Elles sont des centaines. Toutes les survivantes de la tour. Épuisées, parce que poussées à leurs limites par une nouvelle force que nous n’avons pas identifiée.
— Tuon…, souffla Matrim.
De grands changements… Ainsi, c’était ça, le sens de l’augure du Dragon ? Fortuona pourrait se servir, et toutes ces damane seraient à elle. Des centaines et des centaines ! Avec une pareille puissance, la reconquête, au Seanchan, serait un jeu d’enfant.
Alors que l’Ultime Bataille faisait rage, l’avenir du monde dépendait de sa décision. Était-il plus judicieux de soutenir les damane dans un combat sans espoir, ou valait-il mieux les capturer, repartir au Seanchan, y asseoir son règne puis revenir et écraser les Trollocs et le Ténébreux avec toute la puissance de l’Empire ?
— Tu as donné ta parole, rappela Knotai.
— J’ai signé un traité. Tous les pactes peuvent être violés, en particulier par l’Impératrice.
— Certaines des précédentes auraient pu se comporter ainsi, dit Knotai, mais pas toi. J’ai tort ? Enfin, Tuon, tu lui as donné ta parole !
L’ordre d’un côté – une notion familière et qu’elle pouvait quantifier – et le chaos de l’autre, sous l’apparence d’un borgne qui avait un jour vu le visage d’Artur Aile-de-Faucon.
N’avait-elle pas dit à Selucia qu’elle miserait sur ce gaillard ?
— L’Impératrice ne peut pas être liée par les mots d’un traité, dit-elle. Cependant, dans ce cas, la raison qui m’a incitée à signer demeure, et elle a du poids. Alors qu’il vit ses jours les plus sombres, nous protégerons ce monde et nous éradiquerons les Ténèbres. Général Galgan, faisons mouvement pour protéger ces marath’damane. Nous aurons besoin d’elles pour combattre le Ténébreux.
Knotai se détendit un peu.
— Parfait… Yulan, Galgan, allons peaufiner un plan. Et qu’on nous envoie cette femme, Tylee. J’ai l’impression qu’elle est le seul général, dans le coin, qui a la tête sur les épaules. De plus…
Knotai s’éloigna en débitant son discours – des ordres qu’il aurait dû laisser donner par Galgan.
Les traits de marbre, le général dévisagea l’Impératrice. Pour lui, tout ça était une grave erreur, mais… elle avait les augures de son côté.
Les atroces nuages noirs tenaient compagnie à Lan depuis bien trop longtemps. À force de les voir chaque jour s’étendre dans toutes les directions, il avait fini par se lasser. Même chose pour les roulements de tonnerre incessants.
— Les nuages semblent plus bas, aujourd’hui, dit Andere, son cheval arrêté à hauteur de Mandarb. La foudre est continue, et elle ne fait pas ça tous les jours…
Lan acquiesça. Andere avait raison, ça sentait mauvais. Mais ça ne changeait rien. Agelmar avait choisi ce site pour la bataille. Sur leur flanc ouest, le fleuve rugissant serait une parfaite protection. Et les collines environnantes offraient des positions parfaites pour les archers. C’était d’ailleurs au sommet de l’une d’entre elles que Lan et Andere attendaient.
En face, les Trollocs se regroupaient pour lancer un assaut. Et ils ne tarderaient plus à passer à l’action. Non loin de là, Agelmar avait posté la cavalerie lourde dans des vallées afin de multiplier les attaques sur les flancs adverses. Derrière les collines, la cavalerie légère attendait de devoir soutenir la lourde lorsqu’elle devrait se replier.
Agelmar se plaignait toujours de ne pas avoir de piquiers. Pourtant, c’était cette absence de fantassins qui avait permis un repli si réussi.
Pour tout le bien que ça a fait…, pensa Lan, morose, alors qu’il étudiait l’océan de Trollocs prêt à déferler sur leur position.
Ses soldats avaient choisi avec soin les occasions de se battre, tuant des monstres par milliers sans essuyer des pertes terribles. En brûlant le Shienar, ils avaient privé les monstres de ressources. Mais rien de tout ça n’avait plus d’importance.
L’armée d’Agelmar était en train de perdre. Oui, elle avait retardé les Trollocs, mais pas assez bien et pas assez longtemps. Bientôt, cette force serait piégée et détruite, et il ne fallait attendre aucune aide de l’armée d’Elayne, en aussi mauvaise posture.
Le ciel s’assombrissant, Lan leva les yeux. Les nuages étaient toujours là, et ils s’épaississaient. La pénombre régnait sur le futur champ de bataille.
— Bon sang, fit Andere en levant lui aussi les yeux, le Ténébreux a-t-il réussi à avaler le soleil ? En plein milieu de la journée, nous allons devoir brandir des lanternes pour nous battre ?
Lan glissa une main sous son plastron, où la lettre de Nynaeve reposait contre son cœur.
Fasse la Lumière que sa bataille ait mieux tourné que la mienne !
Plus tôt dans la journée, Rand et Nynaeve étaient entrés dans la Fosse de la Perdition.
Sur le champ de bataille, les hommes et les femmes capables de canaliser détournaient les yeux du ciel noir et généraient de la Lumière. Pas vraiment assez pour qu’on y voie, mais il faudrait faire avec.
Soudain, l’obscurité se dissipa et la lumière du jour revint – filtrée par les nuages, comme avant.
— Qu’on rassemble la Haute Garde du Malkier, dit Lan.
Le nom que se donnaient les protecteurs du mari de Nynaeve. Une vieille appellation pour la garde rapprochée du roi du Malkier, sur un champ de bataille. Lan ne savait trop que penser de l’attitude du prince Kaisel, originaire du Kandor, qui avait rejoint ce corps d’élite…
Beaucoup de « braves du Malkier » avaient très peu de sang du royaume dans les veines. S’ils avaient rejoint Lan, c’était au nom de l’honneur plus que d’autre chose. Le prince, c’était une autre affaire. À lui comme à ses compagnons, Lan avait demandé s’ils devaient vraiment jurer allégeance au roi d’un autre pays que le leur, si amical fût-il.
La réponse avait été unanime : « Dai Shan, dans cette guerre, le Malkier représente toutes les Terres Frontalières. »
Des éclairs zébrèrent l’air à une courte distance de là. Le bruit de la foudre, désormais, faisait à Lan l’effet d’un coup de poing. Habitué à ce vacarme, Mandarb, lui, ne bronchait plus.
Une fois la Haute Garde rassemblée, Andere s’empara de l’étendard et le cala contre le dos de sa selle afin de l’arborer et de pouvoir manier son épée.
Les ordres d’Agelmar arrivèrent enfin. Lan et ses hommes seraient au cœur de l’attaque. Dès que les Trollocs chargeraient, la cavalerie lourde fondrait sur leurs flancs pour briser leur élan. Avec ses braves, Lan percuterait de front l’océan de monstres.
Exactement ce que voulait Lan, et Agelmar n’était pas assez naïf pour essayer de le protéger. Avec ses hommes, le roi du Malkier tiendrait le centre, devant les collines, afin de permettre aux archers de cribler de flèches les rangs arrière de monstres. Les forces prévues pour harceler l’ennemi resteraient en réserve, essentiellement pour empêcher tout débordement sur le flanc vulnérable de ces défenseurs. Sur l’autre, le fleuve jouerait ce rôle – un répulsif naturel pour les Trollocs.
Un bon plan, si on pouvait parler ainsi quand les probabilités étaient à ce point contre soi. Cela dit, Agelmar n’avait commis aucune erreur que Lan eût pu repérer. Ces derniers temps, il se plaignait de terribles cauchemars, mais dans une situation pareille, Lan aurait été bien plus inquiet si le vieil homme avait fait de doux rêves.
Les Trollocs se mirent mouvement.
— En avant ! lança Lan.
Les trompettes sonnèrent la charge, la foudre leur faisant un bruyant contre-chant.
Très près des murs de Cairhien, Elayne inspectait le front, montée sur Ombre de Lune. L’armée s’était mise en formation selon les plans de Bashere, pourtant, la jeune reine n’était pas tranquille.
Ils avaient relevé le défi ! Une marche forcée vers l’amont du fleuve, sur la route, afin d’arriver à Cairhien un peu avant la horde de Trollocs. Pour barrer le chemin aux monstres venant du nord, Elayne avait posté ses forces de ce côté de la ville. Bien entendu, elle avait aussi laissé les dragons et une compagnie d’archers en arrière, pour retarder les Trollocs qui tenteraient de traverser le fleuve en aval. Quand tenir deviendrait impossible, ces forces se replieraient pour rejoindre celles qui se battraient au nord.
Écraser l’armée qu’on avait en face de soi, puis faire face à celle qui vous collait aux basques. C’était la seule chance de s’en sortir… Elayne ayant eu besoin d’une multitude de portails pour déplacer ses hommes, les femmes de la Famille étaient épuisées. En conséquence, la jeune reine ne pourrait compter sur aucun soutien du Pouvoir lors de cette bataille. Sauf pour rapatrier les blessés à Mayene…
Les forces d’Elayne étaient légèrement supérieures à celles des Ténèbres, mais ses soldats ne tenaient plus debout. Alors que l’angoisse de la bataille à venir aurait dû les stimuler, certains hommes somnolaient à leur poste, leur pique… piquant du nez. Et ceux qui résistaient avaient les yeux rouges.
Heureusement, il restait les dragons d’Aludra. Eh bien, il faudrait que ça suffise…
Elayne n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Inlassablement, elle avait cherché des mots susceptibles de redonner du cœur au ventre à ses hommes. En un jour pareil, il fallait sortir un discours digne de ce nom. Mais que dire quand la fin de tout approchait ?
La jeune reine immobilisa Ombre de Lune au niveau de la première rangée de combattants andoriens. Grâce à un tissage, sa harangue serait répercutée à tous les combattants.
À sa grande surprise, Elayne vit que des Aiels approchaient pour l’écouter. Elle n’aurait pas cru qu’ils s’intéresseraient un jour aux propos d’une reine des terres mouillées.
Alors qu’elle ouvrait la bouche pour parler, le soleil disparut derrière une masse sombre.
Elayne se pétrifia, puis leva les yeux au ciel. Au-dessus de l’armée, les nuages s’étaient écartés, comme souvent quand elle était là – une manifestation de son lien avec Rand. Du coup, elle avait pensé que le soleil brillerait sur cette bataille.
Il brillait, certes, mais un rideau obscur l’occultait.
Dans les rangs, les soldats levèrent les yeux, stupéfiés d’être engloutis par l’obscurité.
Elayne réussit à ne pas trembler, mais de justesse.
Des cris montèrent de son armée. Des plaintes, des hurlements de désespoir ou d’angoisse… Mobilisant toute sa confiance, la jeune reine talonna sa monture.
Puis elle amplifia sa voix avec l’aide du saidar.
— Nous voici à l’endroit où je vous ai promis que nous vaincrions. C’est ici que j’aurais dû ajouter que le temps ne mourra pas et que nos terres renaîtront. Oui, j’aurais dû vous promettre que la lumière reviendra, que l’espoir survivra et que nous continuerons à vivre.
Elayne marqua une pause. Derrière son armée, des gens se pressaient sur le mur d’enceinte de Cairhien. Des enfants, des femmes, des vieillards armés de couteaux ou d’autres ustensiles de cuisine à jeter sur les agresseurs, s’ils parvenaient à percer les défenses.
Elayne avait à peine eu le temps de contacter ces gens. Une poignée de soldats restaient en ville. Bien entendu, ils étaient là aussi, baissant la tête alors que l’obscurité dévorait le ciel.
Le mur d’enceinte n’était qu’un leurre. Face à des Seigneurs de la Terreur, il ne pèserait pas lourd. L’enjeu était d’écraser les Trollocs, pas de se cacher en attendant qu’ils aient été rejoints par la horde venue du sud.
— J’étais censée vous rassurer ! cria Elayne à ses braves. Hélas, c’est impossible. Je ne vous dirai pas que le monde survivra et que la Lumière vaincra. Agir ainsi reviendrait à fuir nos responsabilités !
» C’est notre devoir ! Et notre sang coulera aujourd’hui. Nous sommes venus nous battre, et si nous faiblissons, le monde et la terre mourront ! Alors, la Lumière aura perdu face aux Ténèbres.
» Ce jour n’est pas propice aux promesses creuses. Notre sang ! Notre sang est le feu qui coule en nous ! Aujourd’hui, ce sang doit nous permettre de vaincre les Ténèbres.
Elayne fit faire un tour complet à son cheval. Partout, les hommes avaient cessé de regarder le ciel pour river les yeux sur elle.
— Notre sang, reprit-elle, c’est notre passion ! Trop souvent, j’entends des soldats dire que nous devons résister. Ce n’est pas notre objectif ! L’idée, c’est de montrer aux monstres notre colère et notre furie face à leurs exactions. Aujourd’hui, il n’est pas question de résister, mais de détruire.
» Notre sang, c’est notre patrie ! Nous sommes ici pour le verser. Ailleurs, d’autres armées sont contraintes à se replier. Nous ne le ferons pas ! Notre mission est de mourir en essayant de gagner du terrain. Nous ne resterons pas passifs !
» Si nous voulons le retour de la Lumière, il faudra nous l’approprier ! Nous devons la revendiquer et bannir les Ténèbres. Leur maître cherche à nous désespérer, afin de gagner avant même le début de la bataille. Nous ne lui donnerons pas cette satisfaction. D’abord, nous détruirons l’armée qui nous fait face ; ensuite, ce sera le tour de celle qui voudrait nous prendre à revers. Après, nous offrirons notre sang – notre vie, notre feu et notre passion – aux autres héros qui se battent ailleurs. Alors, notre victoire fera tache d’huile partout dans le monde.
En toute honnêteté, Elayne ignorait quelle réponse on pouvait attendre après une harangue pareille. Bien entendu, elle avait lu les plus célèbres de l’histoire, en particulier lorsqu’elles sortaient de la bouche d’une reine d’Andor. Plus jeune, elle imaginait que les soldats lançaient des vivats et applaudissaient. La réaction d’un public à la prestation d’un trouvère, dans une taverne friande de rixes.
Mais les hommes se contentèrent de lever leurs armes vers elle. Quand ce fut fait, ils tapèrent du pied sur le sol. Les Aiels poussèrent quelques cris martiaux, mais les Andoriens la regardèrent avec une extraordinaire gravité. Une bonne chose, car elle n’était pas là pour les exciter, mais pour renforcer leur détermination. Une démarche de loin plus honnête…
Le ciel noir oublié, les soldats regardèrent l’endroit d’où jailliraient les monstres.
Birgitte vint immobiliser sa monture à côté de celle d’Elayne.
— Un très bon discours… Quand l’as-tu réécrit ?
En songeant au texte qu’elle avait mémorisé et répété au moins six fois devant sa Championne, Elayne ne put s’empêcher de rosir. Cette version-là était hautement poétique, avec de nombreuses références aux harangues des grandes reines de l’histoire.
À l’instant où l’obscurité était apparue, Elayne avait oublié jusqu’au premier mot de ce discours. Celui qu’elle venait de tenir était une pure improvisation.
— Il est temps de nous placer en première ligne, face aux Trollocs, dit-elle.
— Face aux Trollocs ? répéta Birgitte. Tu veux dire sous le pavillon de commandement ?
— Ce n’est pas là que j’irai…
— Par le sang et les cendres, tu ne vas pas faire ça ! Je…
— Birgitte, je dirige cette armée, et tu en fais partie. Donc, tu m’obéiras.
La Championne sursauta comme si on venait de la gifler.
— Bashere est sous la tente de commandement, continua Elayne. Moi, je suis une des rares femmes capables de canaliser qu’il reste à cette armée. Il faudra me noyer ou m’écarteler pour m’empêcher de prendre part à la bataille. Sur le terrain, je vaudrai au moins mille soldats.
— Les bébés…
— Même sans la vision de Min, j’insisterais pour me battre. Les enfants de ces soldats, tu crois qu’ils ne sont pas en danger ? Beaucoup d’entre eux sont perchés sur les murs de la ville. Si nous échouons, ils seront massacrés. Alors, n’escompte pas que je me mette en sécurité, disposée à attendre, bien assise dans un fauteuil. Si tu estimes devoir m’arrêter, je briserai sur-le-champ le lien qui nous unit, et tu devras aller te chercher une autre Aes Sedai. Pendant l’Ultime Bataille, je ne passerai pas mon temps vautrée sur une couche à boire du lait de chèvre.
Birgitte en resta muette. Dans le lien, Elayne sentit qu’elle était soufflée.
— Par la Lumière ! finit-elle par dire. Je ne t’arrêterai pas, Elayne. Mais consentiras-tu au moins à reculer pour ne pas être dans le champ de la première volée de flèches ? Tu aideras plus nos lignes là où elles seront affaiblies.
Elayne autorisa Birgitte et ses gardes rapprochées à la conduire jusqu’à une colline, non loin de la position des dragons d’Aludra.
L’Illuminatrice, Talmanes et leurs équipes attendaient avec plus d’anxiété et d’enthousiasme que les troupes régulières. Eux aussi étaient épuisés, mais ils n’avaient pas eu grand-chose à faire pendant la bataille en forêt, puis lors du repli. Aujourd’hui, ils auraient enfin l’occasion de briller.
Le plan de Bashere se révélait d’une incroyable complexité. Le gros de l’armée était en place à environ un quart de lieue au nord des ruines de la « ville sauvage » qui s’étendait naguère au pied du mur d’enceinte de Cairhien. À partir de la rivière Alguenya, le front se déployait vers l’est en passant par le versant d’une colline qui dominait la route conduisant à la porte de Jangai et, au-delà, aux ruines de la maison capitulaire des Illuminateurs.
Des rangs de fantassins – surtout des Andoriens et des Cairhieniens, mais on comptait aussi quelques hommes du Ghealdan et même des Fils de la Lumière – étaient disposés en arc de cercle à l’avant des forces de la jeune reine. Derrière eux, on avait mis en batterie six unités de dragons.
Sans vaincre cette armée, les Trollocs ne pourraient pas atteindre la cité. Sur un flanc, Estean attendait avec la cavalerie de la Compagnie et les Gardes Ailés de Mayene avaient pris position sur l’autre. Les derniers escadrons de cavalerie constituaient pour l’instant la réserve.
Patiente, Elayne observa les préparatifs de l’armée adverse. Sa plus grande inquiétude ? Que les Trollocs décident de rester là pour attendre leurs renforts et lancent ensuite une attaque simultanée. Par bonheur, ça ne semblait pas devoir se produire. Les monstres avaient reçu l’ordre de prendre la capitale, et ils paraissaient prêts à le faire.
Selon les éclaireurs, la horde du Sud risquait d’arriver en fin de matinée, le lendemain. Elayne aurait jusque-là pour écraser la meute du Nord.
Allez ! Attaquez !
Les Trollocs se décidèrent enfin. Bashere et Elayne avaient parié qu’ils auraient recours à leur tactique favorite : charger la tête la première. Eh bien, aujourd’hui, ils s’en donnaient à cœur joie. Leur objectif ? Déborder les défenses et fondre sur la ville.
Sachant ce qui les attendait, les fantassins ne bronchèrent pas. Les dragons commencèrent à rugir, tels un nombre incroyable de marteaux s’abattant en même temps sur une multitude d’enclumes.
À plus de cent pas des cylindres de bronze, Elayne se plaqua pourtant les mains sur les oreilles. Dans le ciel, un gros nuage de fumée blanche se forma au-dessus des armes d’Aludra.
Les premiers coups furent trop courts. En réalité, il s’agissait d’une jauge permettant à l’Illuminatrice et à ses hommes de régler la portée.
Après, les « œufs » des dragons s’abattirent sur les Trollocs, éclaircissant nettement leurs rangs. Des fragments de corps volèrent dans les airs puis retombèrent sur le sol déjà rouge de sang. Pour la première fois, Elayne eut peur de ses propres armes.
Birgitte avait raison depuis le début !
Pour le comprendre, il suffisait d’imaginer l’attaque d’un fort, s’il était défendu par des dragons. Au combat, en principe, tout homme pouvait se dire qu’il dépendait de ses compétences face à celles de l’ennemi. Une épée contre une épée… Les Trollocs avaient déjà faussé l’équation. Qu’en serait-il quand il y aurait des batteries de dragons partout ?
Nous ferons en sorte que ça n’arrive pas…
Rand avait eu raison d’imposer au monde sa Paix du Dragon.
Les servants d’Aludra s’étant entraînés d’arrache-pied, ils rechargeaient les dragons à une vitesse incroyable. Avant que les Trollocs entrent au contact avec la première ligne, chaque arme avait réussi à tirer trois fois. Trop concentrée sur ces armes, Elayne n’avait pas observé les échanges de flèches, mais les pertes semblaient lourdes dans les deux camps.
Les Trollocs percutèrent la première ligne d’arbalétriers et de piquiers – ceux-ci se retirant déjà pour céder la place aux hallebardiers. Face aux monstres, quand on pouvait l’éviter, il était absurde d’utiliser des épées ou des masses d’armes.
— On y va ! fit Elayne en talonnant Ombre de Lune.
Pétrie de résignation, Birgitte la suivit à contrecœur. Ensemble, les deux femmes dévalèrent le versant de la colline – où attendaient des unités de réserve – pour aller se joindre à la bataille.
Rodel Ituralde avait presque oublié ce que ça faisait de commander une troupe adaptée au défi à relever.
Depuis un moment, il n’avait plus eu sous ses ordres plusieurs régiments de fantassins et des compagnies entières d’archers. Pour une fois, ses soldats ne crevaient pas de faim, des fabricants de flèches et de bons forgerons étant prêts à leur apporter tout le soutien logistique requis. Quel bonheur de pouvoir formuler une demande – même très inhabituelle – et de la voir satisfaite le plus souvent en moins d’une heure.
Pourtant, le général finirait par perdre. Logique, puisqu’il affrontait une horde de monstres et de Blafards, des dizaines de Seigneurs de la Terreur et même quelques-uns des Rejetés.
Ses forces, il les avait conduites jusque dans cette vallée – un cul-de-sac –, s’emparant ainsi du bastion même des Ténèbres. La montagne noire, son fief le plus intime.
À présent, et même si les Aes Sedai affirmaient que ça ne durerait pas, le soleil avait disparu…
Alors qu’il longeait à cheval la falaise qui dominait la vallée, côté nord, Ituralde tira sur sa pipe. Oui, il était destiné à perdre. Mais ce coup-ci, il allait le faire avec panache.
Sur cette crête, il cherchait une position d’où il dominerait le défilé donnant accès à Thakan’dar. Située au cœur des Terres Dévastées, cette vallée s’étendait d’est en ouest, le mont Shayol Ghul situé sur sa pointe occidentale. Pour atteindre la position actuelle du général – idéale pour observer le déploiement de ses troupes –, il fallait des heures d’une ascension épuisante. Ou un simple pas à travers un portail. Pratique, ça…
Le défilé qui donnait accès à la vallée était un canyon assez grand dont le sommet, du côté est, se révélait inaccessible, sauf quand on disposait d’un portail. Avec un de ces passages, Ituralde pouvait y accéder et sonder le défilé, qui semblait assez large pour que cinquante hommes y avancent de front. Un parfait goulet d’étranglement. Surtout si on plaçait sur les deux crêtes des archers qui cribleraient de flèches les fantassins adverses.
Comme une goutte d’acier en fusion, le soleil réapparut enfin dans le ciel. Donc, les Aes Sedai avaient vu juste. Cela dit, les nuages noirs restaient à l’affût, prêts à sauter à la gorge de l’astre diurne.
Le mont Shayol Ghul étant situé dans les Terres Dévastées, il faisait assez froid pour qu’Ituralde porte un épais manteau d’hiver et que son souffle se transforme en buée devant lui. Au-dessus de la vallée, la nappe de brouillard était bien moins dense que lorsque les forges fonctionnaient encore.
Rebroussant chemin, Ituralde rejoignit le petit groupe qui l’avait accompagné. Dans des manteaux qu’ils s’étaient procurés après d’âpres marchandages – bien entendu ! –, des notables du Peuple de la Mer et des Régentes des Vents attendaient le général. Sous les manteaux sombres, les vêtements colorés de ces gens – tout comme les ornements compliqués de leur visage – composaient un étrange contraste.
Ituralde était un Domani. Expert en marchandage, il avait pourtant failli craquer lors de ses négociations avec les Atha’an Miere. Si ceux-ci se révélaient la moitié aussi féroces au combat, il se féliciterait de les avoir avec lui. Avec insistance, ils avaient demandé à venir ici pour découvrir la vallée et le défilé qui y conduisait.
La femme qui dirigeait cette délégation, tout simplement la Maîtresse des Navires en personne, se nommait Zaida din Parede Aile-Noire. Assez petite, la peau noire, elle arborait des cheveux crépus striés de blanc.
— Les Régentes t’ont envoyé un message, Rodel Ituralde, dit-elle. L’attaque a commencé.
— L’attaque ?
— L’Apporteur de Tempête, fit Zaida en levant les yeux au ciel. Le Père des Orages. Avec la puissance de sa colère, il te détruira.
— Mais tes Régentes peuvent le contenir, pas vrai ?
— Elles l’affrontent déjà avec toute la puissance de la Coupe des Vents. S’il n’en était pas ainsi, nous serions tous déjà morts.
Zaida continua à sonder le ciel, et beaucoup de ses compagnons l’imitèrent. Sans compter les Régentes, il y avait bien une centaine d’Atha’an Miere avec elle. Les autres travaillaient avec l’intendance, alimentant les quatre fronts en flèches, en vivres et en divers autres équipements. Pour une raison qui dépassait Ituralde, les « chariots à vapeur » les intéressaient particulièrement. Pourtant, ils n’arrivaient pas à la cheville d’un bon attelage de chevaux.
— Les Régentes luttent contre le Ténébreux, bourrasque contre bourrasque, dit Zaida. Au sujet de cette journée, il y aura un jour des ballades ! (Elle baissa les yeux sur le général.) Tu dois défendre le Coramoor !
— Je jouerai mon rôle, marmonna Ituralde sans s’arrêter. Faites votre part.
— Ce pacte est signé depuis longtemps, Rodel Ituralde ! lança Zaida dans le dos du militaire.
Il acquiesça et continua son chemin. Aux postes de garde, les sentinelles le saluèrent, sauf quand il s’agissait d’Aiels. Et il y en avait beaucoup, à cause de leurs arcs.
Les Défenseurs teariens, eux, étaient dans la vallée où leurs piques et leurs lances seraient d’une grande utilité. C’est à eux qu’il reviendrait de barrer l’accès au mont Shayol Ghul.
Dans le lointain, une sonnerie de cor aiel retentit. Le signal d’un éclaireur. Les Trollocs venaient d’entrer dans le défilé.
Suivi par d’autres officiers et le roi Alsalam, Ituralde galopa en direction de l’entrée de la vallée. Lorsqu’il atteignit son premier poste de garde, d’où on pouvait sonder le défilé sur des milliers de pas, le général saisit sa longue-vue.
Aussitôt, il vit les Trollocs qui chargeaient comme des taureaux furieux. Rien d’étonnant, avec les coups de fouet qui les stimulaient.
Un instant, Ituralde fut de retour à Maradon, où il avait dû regarder ses hommes tomber les uns après les autres.
Repoussés jusque dans la ville, traqués dans chaque rue… Et l’explosion du mur d’enceinte…
Il s’était ensuivi une série d’actes désespérés. Comme un homme qui abat sa massue sur des loups tandis qu’ils le taillent en pièces, Ituralde s’était juré d’emporter avec lui autant d’ennemis que possible.
Voyant que la main qui tenait la longue-vue tremblait, le général se força à revenir au présent – qui n’était guère plus flamboyant. Avait-il donc passé sa vie entière à perdre des batailles ? Eh bien, il y aurait un prix à payer. La nuit, il entendrait toujours les Trollocs approcher, leurs sabots martelant les pavés. Oui, Maradon le hanterait jusqu’à la fin de ses jours…
— Du calme, mon vieil ami, dit le roi Alsalam en venant se camper près de son général.
Ce souverain avait une voix apaisante. Ituralde aurait juré que les marchands l’avaient choisi pour son aptitude à calmer les gens. Dès qu’il était question de commerce ou de guerre – pour les Domani, c’était blanc bonnet et bonnet blanc –, la tension atteignait vite des sommets.
Alsalam aurait pu ramener à la raison un armateur qui venait de perdre toute sa flotte dans une tempête.
Ituralde se ressaisit. La défense de cette vallée, voilà tout ce qui comptait. Il fallait tenir afin d’empêcher les Trollocs de sortir du défilé.
Que la Lumière me brûle !
Si le Dragon en avait besoin, le général tiendrait pendant des mois. Parce que toutes les batailles jamais livrées par les hommes, y compris en ce jour, n’auraient plus aucune importance si Rodel Ituralde perdait ce combat-là.
Le moment de tirer de son chapeau tous les trucs qu’il connaissait – et de piocher dans les tactiques les plus inattendues. Sur ce front, chaque minute gagnée pouvait offrir à Rand al’Thor le temps dont il avait besoin.
— Rappelez aux hommes de rester calmes, en bas, dit le général en balayant le front avec sa longue-vue. Et préparez les rondins.
Des aides de camp transmirent les ordres, qui transitèrent via des portails jusqu’aux unités concernées.
Armés de lances, d’épées ou de perches à collier pour désarçonner les cavaliers, les Trollocs accouraient toujours. Alors que leurs cris faisaient trembler les parois du défilé, des éclairs jaillirent du ciel enténébré.
D’abord les rondins, pensa Ituralde.
Au moment où les monstres atteignaient la moitié du défilé, les Aiels, sur les deux crêtes, coupèrent les liens des piles de rondins enduits d’huile et y mirent le feu. On trouvait tellement d’arbres morts partout qu’Ituralde n’avait eu aucun scrupule à faire venir ceux-là par un portail. Et au moins ils se consumeraient pour une bonne cause.
Des centaines de rondins en flammes dévalèrent les pentes et s’écrasèrent sur les Trollocs. S’embrasant comme de la paille, les monstres hurlèrent de terreur et de rage.
Un spectacle qui fit chaud au cœur à Ituralde, après la dégelée subie à Maradon.
Une nouveauté, ça… Par le passé, il n’avait jamais pris plaisir à voir mourir ses adversaires. Bien sûr, il se réjouissait quand ses plans fonctionnaient, et le but d’un plan, à la guerre, était de tuer les soldats ennemis et d’épargner ses propres troupes. Mais il ne s’était jamais réjoui de ça. Dans la carrière des armes, plus on avançait, et plus on s’apercevait que les gars d’en face étaient des copies conformes des nôtres. Ils entendaient gagner, bien sûr, mais en général, ils auraient échangé les victoires contre un rata convenable, une couverture pour dormir et des bottes sans trous.
Ici, c’était différent. Ituralde voulait voir ces monstres mourir. Encore pire, il en crevait d’envie. Sans eux, nul ne l’aurait jamais forcé à subir le cauchemar de Maradon. Sans eux, sa main n’aurait jamais tremblé dès qu’il entendait sonner la charge.
Les Trollocs avaient fait de lui une épave.
Eh bien, il en ferait des charognes.
En bas, les monstres avaient du mal à passer au-dessus des rondins enflammés. Beaucoup de Trollocs étaient en feu et les Myrddraals ne savaient plus où donner du fouet pour ne pas être obligés de renoncer à l’attaque.
Plusieurs monstres semblaient vouloir dévorer la dépouille de leurs camarades. L’odeur de la chair brûlée leur ouvrait-elle l’appétit ? Pour eux, était-ce comme les senteurs délicieuses du pain tout juste sorti du four ?
Dès que les Myrddraals eurent réussi à leur faire surmonter le premier obstacle, les Trollocs durent se frotter à la défense suivante d’Ituralde.
Trouver la bonne idée n’avait pas été facile. Dans la roche, il était impossible de creuser des fosses et de planter des pieux – ou alors, au prix d’une quantité de Pouvoir déraisonnable. Le général aurait pu choisir des tas de terre ou de pierres, mais les Trollocs étant très grands, des monticules gênants pour les humains auraient eu peu de chances de les arrêter. En outre, déplacer tant de terre et de rochers aurait empêché le génie de construire de solides fortifications dans la vallée.
Dans une guerre défensive, Ituralde l’avait appris très tôt, l’idéal était que les obstacles semés sur la route de l’ennemi soient de plus en plus efficients. En procédant ainsi, on brisait l’élan adverse et on survivait un peu plus longtemps.
Au bout du compte, la solution s’était imposée au général. Des roncières !
En Arad Doman, on trouvait des buissons de ronces géantes desséchés et mortels. Fermier de son état, le père du général se plaignait sans cesse de ces « pièges hérissés d’épines ».
Si les hommes ne manquaient pas d’idées dans un domaine, c’était l’art de tuer. Et ils avaient un autre bien en abondance : la main-d’œuvre. À l’appel du Dragon, des milliers de gens avaient répondu présent, et la plupart de ces fidèles n’avaient guère d’expérience du combat.
Ituralde leur permettrait quand même d’en découdre, le moment venu. Avant, cependant, il les avait chargés de rapporter d’énormes quantités de roncières. Attachés ensemble, ces buissons barraient à présent le défilé – des « murailles » de vingt pieds d’épaisseur et de huit de haut.
Plus légers que des rochers ou de la terre, ces ballots d’épines avaient été faciles à mettre en place. Tassés comme ils l’étaient à présent, ils formaient une barricade que les Trollocs ne renverseraient pas en poussant.
Les premiers rangs essayèrent quand même… et se retrouvèrent hérissés d’épines de cinq bons pouces de long. Ceux qui les suivaient poussèrent, aggravant le problème, jusqu’à ce que l’affaire tourne à la rixe.
Ce « bouchon » laissa l’immense majorité des Trollocs coincée dans le défilé, à la merci du général.
La merci, pour l’engeance du démon ?
Ituralde donna le signal. L’Asha’man qui l’accompagnait – Awlsten, un homme en veste noire qui avait servi avec lui à Maradon – fit apparaître un grand trait de lumière rouge dans le ciel. Des deux côtés du défilé, des Aiels vinrent aider leurs compatriotes à faire basculer sur l’ennemi d’autres rondins en feu et des rochers. Des volées de flèches suivirent, puis des jets de grosses pierres. Tout ce qui pouvait blesser ou tuer les monstres serait bienvenu.
Répétées tout au long du défilé, ces attaques faisaient un massacre. Du coup, une bonne moitié des Trollocs firent demi-tour et repartirent d’où ils venaient. Les autres continuèrent à pousser, condamnant les premiers rangs à finir déchiquetés par les épines.
Porteurs de boucliers, certains monstres tentèrent de se protéger. Partout où ils formaient un mur défensif, le Pouvoir les réduisit en bouillie.
Pour cette tâche, le général n’avait pas pu mobiliser beaucoup d’Aes Sedai, de Matriarches et d’Asha’man. Car la plupart étaient dans la vallée, organisant le transfert des équipements et surveillant leurs homologues du camp adverse. Contre les Seigneurs de la Terreur, ils en étaient au deuxième affrontement. Pour cette opération, Aviendha et Cadsuane Sedai avaient pris les choses en main.
Certains Trollocs décochaient des flèches sur les Défenseurs postés en hauteur, mais ça n’améliorait pas leur situation. Alors que les premiers rangs tentaient de se frayer un chemin par la force dans les roncières, leurs pertes se firent plus lourdes.
Gelé à l’extérieur et froid à l’intérieur, Ituralde regardait les Blafards fouetter leurs monstres pour les faire avancer. Une manœuvre qui provoqua encore plus de pertes à l’avant…
Le sol se gorgeant de sang – un ruisseau qui coulait vers l’extrémité orientale du défilé –, les Trollocs commencèrent à glisser. Déséquilibrés, ils poussèrent les cinq ou six premiers rangs, brisant les épines plantées dans le corps des blessés et des morts.
Même ainsi, il leur fallut presque une heure pour passer – en laissant des milliers de charognes sur le carreau. Tout ça pour tomber sur un nouveau mur de ronces, plus épais et plus haut que le précédent.
Quand ils en auraient fini avec celui-là… il leur en resterait cinq, car Ituralde n’avait pas lésiné sur le nombre. Le deuxième était le plus dense et épais, et il eut l’effet escompté sur les monstres. S’immobilisant net, ils hésitèrent… puis s’enfuirent dans l’autre direction.
Il en résulta une panique généralisée, puisque les rangs de derrière continuaient à avancer. Obligés de repartir vers l’avant, leurs premiers Trollocs s’attaquèrent aux roncières et y laissèrent des plumes.
Certains restèrent où ils étaient, paralysés. Tout ça sous une pluie de rondins enflammés et de rochers.
— Magnifique…, murmura Alsalam.
Ituralde s’avisa que sa main ne tremblait plus.
— Allons-y ! dit-il en baissant sa longue-vue.
— La bataille n’est pas finie ! protesta le roi.
— Si. En tout cas pour le moment.
Comme pour donner raison au général, toute l’armée ennemie se débanda – bien qu’ayant tourné le dos, Ituralde entendit les cris – et fila vers l’est, à l’opposé de la vallée.
Un jour de gagné, pensa Ituralde.
Mais les monstres reviendraient le lendemain, et cette fois ils seraient prêts. Davantage de boucliers, des armes plus efficaces pour couper les ronces…
Mais ils saigneraient encore, ce n’était pas fini.
Rodel Ituralde en faisait son affaire.