Accompagnée par trente Aiels, tous armés d’un arc, Birgitte fonçait dans la forêt. Le groupe faisait du bruit – le contraire aurait été impossible – mais les guerriers du désert réussissaient à rester incroyablement discrets. Sautant par-dessus les troncs quand ils le pouvaient, ils les longeaient dès que ce n’était pas faisable ou trouvaient des pierres pour prendre appui et les enjamber sans risquer de trébucher.
Pareillement, ils esquivaient en souplesse les branches basses, tels des danseurs.
— Ici ! lança à mi-voix Birgitte lorsqu’elle eut fait le tour d’une colline déchiquetée.
Par bonheur, la grotte était toujours là, dissimulée par des broussailles. À côté, un cours d’eau coulait paisiblement. Les Ails le traversèrent, l’onde éliminant toute trace olfactive de leur passage.
Deux des hommes continuèrent sur l’étroite piste en faisant plus de bruit et en s’accrochant à toutes les branches. Birgitte, elle, alla rejoindre les guerriers qui s’étaient cachés dans la caverne obscure, où l’air sentait la terre meuble et la mousse.
Des siècles plus tôt, quand elle vivait dans cette forêt, hors-la-loi de son état, s’était-elle cachée dans cette caverne ? Eh bien, elle n’en savait rien. De ses vies antérieures, elle ne se rappelait presque rien, à part peut-être des bribes de son séjour dans le Monde des Rêves, avant qu’elle soit ramenée dans la réalité par Moghedien – un processus qui n’avait rien eu de naturel.
Birgitte considéra sa situation avec amertume. Renaître, toute nouvelle et toute fraîche, c’était plutôt bien. Mais se voir arracher ses souvenirs – l’essence de sa personne –, ça, c’était une autre affaire. Si ses réminiscences du Monde des Rêves s’effaçaient aussi, oublierait-elle complètement Gaidal ? Et finirait-elle par s’oublier elle-même ?
C’est l’Ultime Bataille, pauvre idiote ! Qui se soucie de tout ça ?
Eh bien, elle, pardi ! Un point en particulier l’obsédait. Et si, en étant chassée du Monde des Rêves, elle avait aussi été coupée du Cor de Valère ? Hélas, elle ne savait même pas si c’était possible. Pour le dire, elle n’avait plus assez de souvenirs.
Mais si la réponse était positive, alors, elle aurait perdu Gaidal pour toujours.
Devant la grotte, des feuilles bruissaient et des brindilles craquaient. Ces sons étaient si forts qu’on eût dit que mille soldats au moins défilaient le long de la cachette. Mais les Trollocs, elle le savait, étaient à peine cinquante. Cela dit, l’infériorité numérique restait du côté de son groupe.
Pourtant, elle ne s’inquiétait pas. Même si elle affirmait devant Elayne ne pas connaître grand-chose à l’art de la guerre, se tapir dans une grotte avec des compagnons bien entraînés, elle l’avait déjà fait. Des dizaines de fois. Voire des centaines – avec ce brouillard, dans sa tête, elle n’aurait su le dire.
Quand les monstres furent tous passés, la Championne et ses Aiels sortirent de leur cachette. Déjà, les Trollocs s’engageaient sur la piste créée par les deux guerriers « maladroits ».
Birgitte tira flèche sur flèche, abattant des monstres avant que leurs congénères aient le temps de réagir.
Mais les Trollocs ne crevaient pas facilement. Souvent, ils pouvaient encaisser deux ou trois flèches avant de ralentir. En tout cas, tant qu’on ratait leurs yeux ou leur gorge.
Rater, Birgitte ? Ce mot ne faisait pas partie de son vocabulaire. Sous ses flèches, les Trollocs tombaient comme des quilles.
La route qui s’éloignait de la grotte étant en pente, chaque nouvelle charogne devenait un obstacle à escalader pour tenter d’atteindre l’archère.
De cinquante, les monstres passèrent à trente en un temps record. Alors que les survivants montaient à l’assaut, la moitié des Aiels brandirent leurs lances pour les affronter. Avec l’autre moitié, Birgitte fit quelques pas sur la route histoire de prendre à revers les assaillants.
Trente devinrent vingt, puis très rapidement, dix. Ces monstres-là tentèrent de fuir, mais il fut facile de les rattraper. Un coup dans les jambes ou sur la nuque, une lourde chute de balourd… et la danse des lances pour les achever.
Dix Aiels sillonnèrent le champ de cadavres, embrochant les morts pour éviter toute mauvaise surprise. D’autres se chargèrent de la récupération des flèches.
Nichil et Lundin, les deux Aiels que Birgitte désigna, se joignirent à elle pour explorer le secteur.
Cette forêt parut familière à la Championne, tout comme le sol, sous ses pas. À cause de ses anciennes vies oubliées ? Non, pas vraiment. Durant les siècles passés en Tel’aran’rhiod, Gaidal et elle avaient longtemps vécu dans des bois très semblables.
Elle se souvint des caresses de son compagnon sur ses joues, sa gorge, sa nuque…
Je ne peux pas perdre ça ! pensa-t-elle, au bord de la panique. Lumière, je ne peux pas !
Mais que lui arrivait-il ? Très vaguement, elle se souvenait d’une conversation… Sur quel sujet ? Avec qui ? Pas moyen de se le rappeler.
Les héros ne pouvaient pas être coupés du Cor, pas vrai ? Aile-de-Faucon saurait peut-être. Elle devrait l’interroger. Sauf si elle l’avait déjà fait…
Que la Lumière me brûle !
Des mouvements, entre les arbres, ramenèrent Birgitte au présent. Très près d’elle, des broussailles venaient de frémir. Dès le premier son, Nichil et Lundin s’étaient comme volatilisés. Bon sang, ils étaient sacrément doués. Birgitte eut besoin d’un moment pour les repérer au milieu des herbes hautes.
La Championne leva un index, se désigna elle-même puis montra la zone, droit devant elle. Traduction : vous me couvrez et je me charge du reste.
Après ça, Birgitte se mit en mouvement sans faire le moindre bruit. Ces fichus Aiels verraient qu’ils n’étaient pas les seuls à savoir échapper aux patrouilles. De plus, c’était sa forêt ! Une bande de guerriers du désert n’allait quand même pas lui en remontrer.
La Championne avança furtivement, sans se frotter aux buissons d’épineux ratatinés. N’en voyait-on pas plus que d’habitude, ces derniers temps ? Ils semblaient compter parmi les rares végétaux qui n’avaient pas complètement disparu. Du sol montait une odeur rance qu’on n’aurait pas dû sentir dans une forêt – et qui était elle-même couverte par la puanteur de la mort et de la pourriture.
Birgitte se fraya un chemin dans un nouveau champ de cadavres. Sur ces Trollocs-là, le sang était coagulé. Morts depuis des jours…
Elayne ordonnait à ses soldats de ramener les dépouilles de leurs compagnons. Dans le bois de Braem, des milliers de Trollocs grouillaient comme de la vermine. La reine entendait qu’ils voient uniquement des charognes de monstres, histoire de les effrayer.
Entendant des bruits, Birgitte avança dans leur direction. Bientôt, elle vit de hautes silhouettes approcher dans la pénombre. Des Trollocs, qui humaient l’air comme des chiens.
Les Créatures des Ténèbres ne sortaient jamais du bois. Sur la route, elles le savaient, les dragons représentaient un piège mortel. Le plan d’Elayne reposait sur des commandos comme celui que dirigeait Birgitte. Des maraudeurs chargés de harceler les monstres, de les forcer à se montrer et, surtout, de les massacrer.
Le groupe que venait de repérer Birgitte était trop gros pour ses Aiels. Faisant signe aux guerriers de la suivre, elle se replia vers le camp.
Après son fiasco contre Taim, Rand se réfugia dans ses rêves.
Il trouva aisément sa vallée de la paix, flanquée de cerisiers dont le parfum embaumait l’air. Avec leurs fleurs d’un blanc tirant un peu sur le rose, ces arbres magnifiques semblaient en flammes.
Rand portait une tenue toute simple de Deux-Rivières. Après des mois passés dans des vêtements de roi aux couleurs vives et aux riches textures, le pantalon de laine et la chemise de lin lui parurent hautement confortables. À ses pieds, il se dota de solides bottes semblables à celles qu’il portait dans sa jeunesse. Dedans, il se sentait mieux que dans n’importe quelle paire neuve, si magnifique soit-elle.
Mais il n’avait plus le droit de porter des bottes pareilles. Au moindre signe d’usure, un serviteur se chargeait d’éliminer celles auxquelles il commençait à peine à s’habituer.
Au milieu des collines de son rêve, le Dragon fit apparaître un bâton de marche dans sa main intacte. Puis il se mit en route vers les montagnes, dans le lointain. Ce paysage n’était plus la réplique d’un lieu réel. Il l’avait créé à partir de ses souvenirs et de ses rêves, mélangeant une sensation de familiarité à l’excitation de l’inconnu. Dans l’air, on captait une odeur de sève et de feuilles. Au milieu des broussailles, des animaux apparaissaient fugitivement. Et au loin, un faucon criait.
Lews Therin savait générer des fragments de rêve comme celui-ci. Même s’il n’était pas un Rêveur, la majorité des Aes Sedai des deux sexes, en son temps, était capable d’utiliser Tel’aran’rhiod d’une manière ou d’une autre. Par exemple, quand il s’agissait de se découper une « tranche » de songe pour soi-même – un paradis mental privé –, mieux contrôlé que les rêves ordinaires. Ensuite, il suffisait de savoir entrer dans ce cocon quand on méditait. Un moyen de reposer son corps presque aussi efficace que le bon vieux sommeil.
Lews Therin savait ça, oui, et même beaucoup plus. Par exemple, comment entrer dans l’esprit de quelqu’un qui s’introduisait dans le fragment. Ou comment savoir que quelqu’un avait envahi ses rêves. Ou même de quelle manière les faire voir aux autres…
Lews Therin adorait accumuler des connaissances. Un peu comme un voyageur qui veut avoir dans son sac à dos tout ce qui peut se révéler d’une certaine utilité.
Mais Lews Therin avait très rarement manié ces « outils », les laissant dans un coin de son esprit, où ils se couvraient de poussière. Les choses auraient-elles tourné différemment s’il avait pris le temps, chaque nuit, de se promener dans une vallée paisible comme celle-là ? Rand n’en savait rien… De plus, pour être honnête, cette vallée n’était plus… sûre.
Avisant une grotte, sur sa gauche, il s’avisa qu’il ne l’avait jamais placée là. Encore une tentative pour le piéger signée Moridin ? Sans même regarder, Rand passa devant le piège probable.
À présent, la forêt semblait moins… vivante qu’un peu plus tôt. Rand continua de marcher en essayant d’imposer sa volonté à cette terre onirique. Mais il ne s’était pas assez entraîné pour ça. Inexorablement, la forêt se ternit, devenant grisâtre.
La grotte réapparut et Rand s’immobilisa devant l’entrée. Un air froid sentant la moisissure vint lui cingler le visage. Posant son bâton, le Dragon entra dans la caverne. Pour y voir clair, il invoqua un globe lumineux qu’il fit léviter au-dessus de sa tête.
La lueur bleu et blanc se reflétait sur la roche humide, brillant quand elle rencontrait des bosses ou des fissures.
Du plus profond de la caverne, des halètements suivis de cris montèrent aux oreilles de Rand. Puis il y eut des bruits d’éclaboussures. Même s’il avait deviné de quoi il s’agissait, le Dragon continua d’avancer. Il se demandait depuis un moment si elle tenterait de nouveau le coup.
Au bout du tunnel, Rand arriva dans une petite salle – peut-être dix pas de large – où s’ouvrait un bassin parfaitement circulaire dont l’onde aux reflets bleus semblait ne pas avoir de fond.
Au centre, une femme en robe blanche luttait pour ne pas sombrer. Flottant sur l’eau, le tissu semblait lui faire comme une corolle. Et ses cheveux, bien entendu, étaient aussi mouillés que son visage.
Sous le regard de Rand, elle sombra, but la tasse puis réapparut, haletante.
— Bonjour, Mierin, souffla Rand.
Il serra le poing. Non, il ne sauterait pas dans l’eau pour la sauver. Dans un fragment de rêve, le bassin pouvait être « réel », mais très probablement, il symbolisait quelque chose.
L’arrivée de Rand semblant la galvaniser, Mierin lutta plus méthodiquement contre l’eau.
— Lews Therin ! lança-t-elle.
Haletante, elle s’essuya le front d’un revers de la main.
Par la Lumière ! Tant pis pour la paix et l’harmonie !
De nouveau, Rand se sentit comme un enfant – un gosse qui prend Baerlon pour la plus grande ville du monde.
Oui, le visage de cette femme n’était plus le même. Mais à ses yeux, l’apparence ne comptait plus. Dans une enveloppe corporelle différente, il avait affaire à la même personne.
Parmi les Rejetés, seule Lanfear avait choisi elle-même son nouveau nom…
Alors, Rand se souvint. Oui, il se souvint.
De somptueuses fêtes, avec elle à son bras… Son rire qui couvrait la musique… Leurs nuits ensemble…
Il ne désirait pas se rappeler ses étreintes avec elle, en partie parce qu’il s’agissait d’une Rejetée, mais il n’était pas en son pouvoir de choisir ce qui lui venait à l’esprit.
Ces réminiscences de Lews Therin se mêlèrent aux siennes – l’époque où il désirait dame Selene. Les pulsions désordonnées d’un jeune homme… Ces passions, il ne les éprouvait plus, mais elles s’incrustaient dans sa mémoire.
— Tu peux me libérer, Lews Therin ! lança Mierin. Il s’est emparé de moi ! Dois-je t’implorer ? Il s’est emparé de moi !
— Tu t’es engagée à servir le Ténébreux, Mierin. Et voilà ta récompense. Tu espères m’inspirer de la pitié ?
Une forme sombre s’enroula autour des jambes de Lanfear, l’entraînant de nouveau vers le fond. Malgré ce qu’il s’était dit, Rand avança, comme s’il voulait plonger dans le bassin.
Il parvint à s’en empêcher. Après un long combat intime, il se sentait enfin entier. Cet accomplissement lui donnait de la force, mais dans sa sérénité se cachait une terrible faiblesse. Celle qu’il redoutait depuis toujours et que Moiraine avait à juste titre dénoncée.
La compassion.
Il en avait besoin. Comme un heaume qui doit avoir une fente pour les yeux. Dans les deux cas, il s’agissait de points faibles exploitables… Il le reconnaissait, à présent.
Lanfear refit surface, cracha de l’eau… et exprima tout son désespoir.
— Dois-je t’implorer ?
— Je doute que tu en sois capable.
La Rejetée baissa les yeux.
— S’il te plaît…, murmura-t-elle.
Les entrailles de Rand se nouèrent. Pour chercher la lumière, n’avait-il pas lui-même lutté dans les ténèbres ? Ne s’était-il pas accordé une seconde chance ? Devait-il la refuser à quelqu’un d’autre ?
Par la Lumière ! Il frissonna en repensant à ce qu’il avait ressenti en maniant le Vrai Pouvoir. Un mélange de douleur et d’excitation, de toute-puissance et d’horreur. Oui, Lanfear s’était donnée au Ténébreux. Mais lui aussi, en un sens.
Il sonda le regard de Lanfear – ces yeux si familiers. Puis il secoua la tête.
— Mierin, tu es devenue une bien meilleure manipulatrice. Mais pas assez bonne pour moi.
Lanfear se rembrunit. En un clin d’œil, l’eau disparut, remplacée par un sol de pierre. Toujours dans sa robe blanc argenté, elle s’assit en tailleur. Arborant son nouveau visage, mais toujours égale à elle-même.
— Donc, te voilà de retour, dit-elle, pas réellement satisfaite. Au moins, je ne suis plus obligée de m’adresser à un simple paysan. C’est une mince consolation.
Rand entra dans la salle. Lanfear était toujours prisonnière. Autour d’elle, il sentait comme un dôme d’obscurité, et il resta bien entendu à l’extérieur. Le bassin et la noyade, cela dit, n’avaient été que du théâtre. Très fière, Lanfear ne répugnait pourtant pas à paraître faible, quand la situation l’exigeait. S’il avait disposé plus tôt des souvenirs de Lews Therin, Rand ne se serait jamais laissé abuser si facilement, dans le désert des Aiels.
— Du coup, dit Lanfear, je ne dois pas m’adresser à toi comme une damoiselle en quête d’un héros, mais comme une égale qui demande l’asile.
Comme si c’était la cage d’un fauve, Rand fit lentement le tour du dôme de ténèbres.
— Une égale ? répéta-t-il, souriant. Quand as-tu jamais considéré quelqu’un comme ton égal, Mierin ?
— Tu te fiches de ma captivité ?
— Faux, elle me serre le cœur, mais pas plus que le jour où tu t’es vouée au Ténébreux. Savais-tu que j’étais là, quand tu as clamé ta conversion ? Tu ne m’as pas vu, parce que je ne le souhaitais pas, mais je regardais et j’écoutais. Mierin, tu as juré de me tuer !
— Crois-tu que je le pensais ?
Lanfear tourna la tête pour regarder Rand dans les yeux.
Si elle le pensait ? Non, sans doute pas. À l’époque, en tout cas. Lanfear ne tuait pas les gens qui pouvaient lui être utiles. Et elle l’avait toujours compté parmi ceux-là.
— Nous partagions quelque chose de spécial, jadis, dit-elle. Tu étais mon…
— Pour toi, j’étais un trophée ! coupa Rand.
Pour se calmer, il inspira à fond. Mais garder son sang-froid était si difficile, face à elle.
— Le passé est révolu, et je ne m’en soucie plus. J’aurais plaisir à te donner une seconde chance de marcher sous la Lumière. Hélas, je te connais ! Tu recommences, voilà tout. Tous autant que nous sommes, y compris le Ténébreux, tu nous manipules. La Lumière, tu n’en as rien à faire. Tout ce qui t’intéresse, Mierin, c’est le pouvoir. Tu veux me faire gober que tu as changé ?
— Tu me connais moins bien que tu le crois, dit Lanfear en suivant des yeux Rand, qui faisait toujours le tour de sa prison. En fait, tu ne m’as jamais connue.
— Alors, prouve-moi ta bonne foi, Mierin ! dit Rand en s’immobilisant. Montre-moi ton esprit. Ouvre-le-moi dans sa totalité. Laisse-moi te contrôler absolument dans ce lieu où les rêves sont domestiqués. Si tes intentions sont pures, je te libérerai.
— Ce que tu demandes est interdit !
— Depuis quand ça t’arrête ? s’esclaffa Rand.
Lanfear sembla réfléchir à la question. Sur un point, elle ne mentait pas : son incarcération l’inquiétait. Naguère, elle aurait ri de la proposition de Rand. Mais comme ils étaient dans un lieu qu’il contrôlait, à l’évidence, si elle acceptait, il pourrait plonger dans son esprit et le décortiquer.
— Je…, commença-t-elle.
Rand avança jusqu’à la lisière invisible de la prison. Ce tremblement, dans la voix de Mierin… Ce n’était pas un jeu ou une ruse. La première émotion sincère qu’il sentait chez elle.
Par la Lumière ! Elle va le faire pour de bon ?
— Je ne peux pas, Rand. Je ne peux pas…
Rand expira à fond. Puis il s’avisa que sa main tremblait. Si près… Si près de la Lumière, comme un félin sauvage dans la nuit qui rôde autour d’une étable éclairée par des torches.
Rand découvrit qu’il était furieux – plus encore qu’avant. Elle faisait toujours ça ! Manquer basculer du bon côté, mais finir par choisir son propre chemin…
— J’en ai fini avec toi, Mierin, dit Rand. (Il se détourna et sortit de la salle.) Pour toujours.
— Tu m’as mal comprise ! cria Lanfear. Tu m’as toujours mal comprise ! Montrerais-tu ton esprit à quelqu’un de cette façon-là ? Moi, j’en suis incapable, après avoir été si souvent giflée par ceux en qui j’aurais dû avoir confiance. Trahie par les gens qui étaient censés m’aimer.
Rand se retourna.
— Et tu m’en rends responsable ?
Lanfear ne détourna pas les yeux. Elle resta assise, bien droite, comme si sa prison était un trône.
— Tu te souviens de tout ça ainsi, pas vrai ? fit Rand. Tu crois que je t’ai trahie pour elle ?
— Tu prétendais m’aimer.
— Non, je n’ai jamais dit ça ! Jamais ! Je n’aurais pas pu, car j’ignorais ce qu’était l’amour. Des siècles de vie, et je ne l’avais pas découvert – avant de la rencontrer.
Rand hésita, puis il continua, sa voix si basse qu’elle ne se répercutait même pas dans la caverne.
— Toi, tu ne l’as jamais connu, pas vrai ? Bien entendu que non… Qui aurais-tu pu aimer ? Pour ton cœur, seul compte le pouvoir que tu convoites. En toi, il n’y a plus de place pour autre chose.
Rand lâcha la bonde à ses sentiments.
Oui, il la lâcha comme Lews Therin n’avait jamais pu le faire. Même après avoir découvert Ilyena – et compris comment Lanfear l’avait manipulé –, il s’en était tenu au mépris et à la haine.
« Tu espères m’inspirer de la pitié ? » avait-il demandé un peu plus tôt.
Eh bien, c’était ce qu’il éprouvait, à présent. De la pitié pour une femme qui n’avait jamais connu l’amour et qui ne se permettrait jamais d’en éprouver. De la pitié pour quelqu’un qui ne pouvait pas choisir un autre camp que le sien – son petit intérêt égoïste.
— Je…, commença-t-elle.
Rand leva la main. Puis il s’ouvrit à elle. Ses intentions, ses pensées, sa personnalité – tout se matérialisa comme un vortex de couleurs, d’émotions et de puissance qui tournait autour de lui.
Devant ce spectacle, Lanfear écarquilla les yeux.
En cet instant, Rand ne pouvait rien lui cacher. Elle vit ses motivations, ses désirs, ses ambitions pour l’humanité. Ses intentions, aussi : aller au mont Shayol Ghul pour tuer le Ténébreux. Histoire de laisser derrière lui un monde meilleur que la fois précédente…
Révéler tout ça ne l’inquiétait pas. Puisqu’il avait touché le Vrai Pouvoir, le Ténébreux savait tout de lui. Dans ce qu’il dévoilait, il n’y avait rien de surprenant. Enfin, rien qui aurait dû le paraître.
Lanfear en fut pourtant stupéfiée. Bouche bée, elle vit la vérité : au plus profond du Dragon, ce n’était pas Lews Therin le noyau, mais le berger élevé par Tam.
Ses souvenirs et ses sentiments révélés, la vie de Rand se déroula devant Mierin.
Pour finir, il lui montra son amour pour Ilyena – comme un merveilleux objet en cristal posé sur une étagère pour être admiré. Puis son amour pour Min, pour Aviendha et pour Elayne. Un immense feu de joie qui réchauffe, qui réconforte et qui sublime la passion…
Pas une trace d’amour pour Lanfear dans tout ce qu’il dévoilait. Comme il avait aussi éradiqué le dégoût qu’elle inspirait à Lews Therin, elle ne représentait plus rien pour lui.
La Rejetée poussa un petit cri.
Autour de Rand, le vortex se dissipa.
— Je suis navré, dit-il. Mais j’étais sincère : j’en ai vraiment fini avec toi, Mierin. Garde la tête baissée pendant la tempête qui arrive. Si je gagne, tu n’auras plus de raison d’avoir peur pour ton âme. Car il ne restera personne pour te tourmenter.
Rand se détourna de nouveau. Cette fois, il s’en fut, laissant Lanfear sans voix.
Le soir, dans le bois de Braem, était immanquablement accompagné par l’odeur des feux et les grognements des hommes qui s’endormaient péniblement, leur épée à portée de la main. Sans oublier une fraîcheur peu naturelle pour l’été…
Perrin sillonnait le camp, passant entre les hommes qui étaient sous ses ordres. Ici, les combats avaient été terribles. Ses gars malmenaient les Trollocs, mais il semblait y en avoir toujours plus pour remplacer les morts.
Après s’être assuré que ses soldats avaient été bien nourris, que la garde était en place et que tout le monde savait que faire en cas d’attaque nocturne de l’engeance du démon, le jeune seigneur se mit en quête des Aiels. Des Matriarches, surtout. Même si la majorité s’apprêtait à accompagner Rand au mont Shayol Ghul – à cette heure, elles attendaient les ordres du Dragon –, quelques-unes avaient choisi de rester avec lui. Edarra était du lot…
Comme les autres Matriarches « loyales » à Perrin, elle n’obéissait pas à ses ordres. Mais à l’instar de Gaul, elle restait à ses côtés alors que ses collègues choisissaient un autre chemin. Et elles étaient plusieurs à agir ainsi…
Perrin ne leur avait jamais demandé pourquoi. Parce qu’il se fichait de le savoir. Les avoir près de lui était un précieux avantage, et il en concevait de la gratitude.
Les sentinelles le laissèrent entrer dans le camp. Très vite, il trouva Edarra assise près d’un feu entouré de pierres afin d’empêcher que des étincelles s’envolent. Avec la sécheresse omniprésente, la végétation, ici, pouvait s’embraser plus facilement qu’une grange remplie de paille.
La Matriarche regarda Perrin alors qu’il s’installait à côté d’elle. Si elle paraissait jeune, cette Aielle diffusait une odeur pleine de patience, d’ouverture d’esprit et de sérénité. La sagesse, en quelque sorte…
Sans demander au jeune seigneur pourquoi il voulait la voir, elle attendit qu’il prenne la parole.
— Tu sais marcher dans les rêves ? demanda-t-il.
Edarra le dévisagea à la lueur des flammes. Cette question, devina Perrin, n’était pas celle qu’elle attendait d’un homme – surtout d’un habitant des terres mouillées.
Du coup, il fut surpris de l’entendre répondre :
— Non.
— Mais sais-tu des choses sur ce sujet ?
— Un peu, oui…
— Je veux savoir comment entrer dans le Monde des Rêves. Pas en esprit, pendant mon sommeil, mais en chair et en os. Tu crois que c’est possible ?
Edarra prit une grande inspiration.
— N’y pense même pas, Perrin Aybara. C’est… maléfique.
Le jeune seigneur fronça les sourcils. Dans le rêve des loups – Tel’aran’rhiod, en réalité –, la force était une question délicate. Plus violemment il y faisait intrusion, plus solidement il y était présent, trouvant alors facile de modifier des choses. En d’autres termes, de manipuler cet univers.
Mais il y avait un danger. S’il s’y prenait trop brusquement, il risquait de se couper de son corps endormi, dans le monde réel.
Apparemment, Tueur ne s’en souciait pas. Dans le rêve, il était puissant – trop pour ne pas y être présent physiquement. Perrin l’aurait juré.
Tueur, notre combat ne finira pas tant que tu ne seras pas devenu la proie. Chasseur de loups, je t’éliminerai.
— Malgré les honneurs dont tu es couvert, dit Edarra, tu restes un enfant sur bien des points.
Sans que ça le ravisse pour autant, Perrin avait pris l’habitude que des femmes qui semblaient à peine plus âgées que lui le sermonnent sur ce ton.
— Aucune personne capable de marcher dans les rêves ne t’enseignera ça. C’est le mal à l’état pur.
— Pourquoi ?
— Parce que entrer en chair et en os dans le Monde des Rêves te prive d’une partie de ce qui te rend humain. Mais il y a pire. Si tu meurs dans ces conditions, tu risques d’être parti pour l’éternité. Pas de renaissance, Perrin Aybara. Le fil que tu es dans la Trame peut disparaître. Veux-tu être détruit ? Ce n’est pas un risque à prendre.
— Les serviteurs des Ténèbres le font, Edarra. Ils acceptent le danger afin de dominer le monde. Pour les arrêter, nous devons les imiter.
La Matriarche siffla entre ses dents et secoua la tête.
— Ne te coupe pas un pied de peur qu’un serpent le morde, Perrin Aybara. Parce que tu crains quelque chose qui semble pire, ne commets pas une erreur fatale. Voilà tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
La Matriarche se leva et laissa Perrin seul devant le feu.