Pevara faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air terrifiée.
Si ces Asha’man l’avaient connue, ils auraient su que rester assise sans broncher n’était pas du tout son genre. Mais elle se reposait sur la formation de base d’une Aes Sedai : faire mine de contrôler les choses alors qu’elles vous échappaient totalement.
Pevara s’obligea à se lever. Canler et Emarin étaient partis voir les garçons de Deux-Rivières et s’assurer qu’ils se déplaçaient toujours à deux. Du coup, elle se retrouvait de nouveau seule avec Androl. Alors que la pluie continuait de tomber, il s’acharnait sur son harnais. Pour les finitions des trous, de chaque côté, il utilisait deux aiguilles en même temps. Cet homme avait la concentration d’un maître artisan.
Pevara avança d’un pas vif, ce qui incita le bonhomme à lever les yeux. Elle le gratifia d’un sourire. Même si elle n’en avait pas l’air, elle pouvait bouger en silence, quand ça s’imposait.
Elle regarda par la fenêtre. On était passé d’une averse à un déluge.
— Après des semaines de tempête imminente, dit-elle, nous y sommes enfin.
— Il fallait bien que ces nuages crèvent, dit Androl.
— Cette pluie ne semble pas naturelle…, marmonna Pevara, les mains croisées dans le dos. (À travers la vitre, on sentait le froid glacial.) C’est un torrent, pas un orage qui se calme puis recommence. Et ces éclairs sans tonnerre…
— Tu crois que ce sont « ceux-là » ? demanda Androl.
Inutile de faire un dessin. Un peu plus tôt dans la semaine, des gens du commun – donc aucun Asha’man – avaient commencé à s’embraser. Comme ça, sans raison. En tout, la Tour Noire avait perdu quarante personnes. Certains accusaient un Asha’man renégat, mais tous juraient que personne n’avait canalisé le Pouvoir près des victimes.
Alors qu’un petit groupe de gens pataugeait dans la gadoue, dehors, Pevara secoua la tête. Au début, elle aussi avait accusé un Asha’man vendu à l’ennemi ou devenu fou. Désormais, elle considérait ces drames – et d’autres bizarreries – comme le symptôme d’un mal bien pire.
Le monde se détissait.
Malgré tout, Pevara devait rester forte. Même si Tarna avait eu l’idée, c’était elle qui avait mis au point le plan visant à venir lier des hommes à la Tour Noire. Pas question de laisser ces types découvrir qu’elle détestait être piégée ici, face à des ennemis capables de forcer une personne à servir les Ténèbres. Avec pour seuls alliés des hommes qu’elle aurait, quelques mois plus tôt, traqués impitoyablement et apaisés sans remords.
Elle s’assit sur le tabouret qu’Emarin occupait un peu plus tôt.
— J’aimerais parler du plan que tu peaufines…
— Aes Sedai, je ne suis pas sûr d’en avoir conçu un.
— J’aurai peut-être des suggestions à te proposer…
— Et je ne verrai aucune objection à les entendre, fit Androl.
Mais il plissa bizarrement les yeux.
— Quelque chose cloche ? demanda Pevara.
— Ces gens, dehors… Je ne les reconnais pas. Et…
Pevara regarda de nouveau. La seule lumière venait des bâtiments aux rares fenêtres encore éclairées. Les inconnus avançaient lentement, passant dans une alternance d’obscurité et de chiche lueur.
— Leurs vêtements ne sont pas mouillés, souffla Androl.
Non sans frissonner, Pevara constata qu’il avait raison. L’homme de tête portait sur le crâne un chapeau à larges bords incliné qui ne déviait pas le moins du monde la pluie. Et la robe de la femme qui le suivait ne bougeait pas du tout malgré la vivacité du vent.
Plissant les yeux, Pevara vit qu’un des plus jeunes hommes gardait une main derrière le dos, comme s’il tenait la bride d’un cheval de bât. Sauf qu’il n’y avait pas l’ombre d’un équidé.
Pevara et Androl suivirent les silhouettes des yeux jusqu’à ce qu’elles aient disparu dans la nuit. Voir des morts ambulants devenait de plus en plus fréquent.
— Tu as parlé de suggestions ? fit Androl, la voix tremblante.
— Je… Hum, oui… (Pevara détourna les yeux de la fenêtre.) Jusque-là, Taim s’est concentré sur les Aes Sedai. Mes sœurs sont toutes converties aux Ténèbres. Je reste la dernière.
— Tu te proposes comme appât ?
— De toute façon, ils viendront me chercher… Ce n’est qu’une question de temps.
Androl inspecta son harnais et parut ravi du résultat.
— Nous devons t’exfiltrer.
— On en est là ? J’ai été élevée à la position d’une jeune fille en détresse qui a besoin d’aide ? Très courageux de ta part.
Androl s’empourpra.
— De l’ironie ? Chez une Aes Sedai ? Je n’aurais jamais cru entendre ça.
Pevara éclata de rire.
— Par la Lumière, Androl ! Tu ne sais vraiment rien de nous, pas vrai ?
— Honnêtement ? Rien du tout ! Presque toute ma vie, je vous ai évitées comme la peste.
— Considérant tes… aptitudes innées, ce n’était pas une mauvaise idée.
— Je n’ai pas toujours su canaliser.
— Mais tu pensais en être capable. Et tu es venu ici pour apprendre.
— J’étais curieux… La première fois que j’essayais ça.
Intéressant, pensa Pevara. C’est donc ça qui te motive, maître artisan ? La force qui t’a poussé à dériver au gré des vents, d’un endroit à l’autre ?
— Je parie que tu n’as jamais essayé non plus de sauter d’une falaise. Ne pas avoir fait une chose n’est pas toujours une raison de tenter le coup.
— En réalité, j’ai déjà sauté d’une falaise. Et même de plusieurs.
Pevara arqua un sourcil.
— Une coutume du Peuple de la Mer, expliqua Androl. Un plongeon dans l’océan. Plus on est courageux, et plus on choisit une grande falaise. Mais tu as encore changé de sujet, Pevara Sedai. Pour ça, tu es vraiment très douée.
— Merci.
Androl leva un index sentencieux.
— Si j’ai proposé qu’on t’exfiltre, c’est parce qu’il ne s’agit pas de ta bataille. Tu n’es pas obligée de périr ici.
— Ce n’est pas plutôt pour ficher dehors une Aes Sedai, histoire qu’elle ne se mêle pas de vos affaires ?
— Je suis venu te demander de l’aide, rappela Androl. Pourquoi voudrais-je me débarrasser de toi ? Je serais heureux de t’utiliser. Mais si tu tombes ici, ce sera pour un combat qui n’est pas le tien. Ça n’est pas juste.
— Asha’man, laisse-moi t’expliquer quelque chose. C’est mon combat. Si les Ténèbres s’emparent de cette tour, ça aura des conséquences terribles lors de l’Ultime Bataille. J’ai accepté des responsabilités pour toi et pour tes amis. Je ne m’en détournerai pas si aisément.
— Des responsabilités pour nous ? Que veux-tu dire ?
Ça, j’aurais peut-être dû en parler…
S’ils devaient être alliés, Androl était en droit de savoir.
— La Tour Noire a besoin d’être guidée, expliqua Pevara.
— Dans ce cas, c’est pour ça que vous voulez nous lier ? Histoire de nous mettre une longe, comme à des étalons qu’on entend dresser ?
— Ne sois pas idiot. L’expérience de la Tour Blanche, tu reconnais sa valeur, j’imagine ?
— Je doute de présenter les choses comme ça, modéra Androl. Avec l’expérience viennent l’entêtement à ne pas changer d’avis et la volonté de fuir toute nouveauté. Les Aes Sedai postulent que leur façon ancestrale de faire les choses est la seule valable. Mais la Tour Noire ne se soumettra pas à vous. Nous pouvons nous prendre en charge seuls.
— Et vous avez magnifiquement réussi, c’est ça ?
— Là, c’est un coup bas, lâcha Androl.
— C’est possible, oui…, reconnut Pevara. Désolée.
— Vos motivations ne me surprennent pas, dit Androl. La raison de votre venue semblait évidente aux yeux du plus faible des Soldats. Ma question est la suivante : entre toutes les sœurs, pourquoi la Tour Blanche a-t-elle envoyé des Aes Sedai rouges pour nous lier ?
— Qui aurait été plus qualifié ? Nous avons passé notre vie à traquer les hommes capables de canaliser.
— Ton Ajah est condamné.
— Vraiment ?
— Il existe pour débusquer les hommes comme moi et les apaiser. En d’autres termes, disposer d’eux. Mais la Source est purifiée…
— Ça, c’est vous qui le dites.
— Elle l’est, Pevara ! Toute chose advient puis s’en va, et la Roue tourne. La Source était pure, il fallait bien qu’elle le redevienne un jour. C’est ce qui est arrivé.
Et la façon dont tu te méfies des ombres, Androl ? C’est un signe de purification ? Même chose quand Nalaam radote dans ses langues imaginaires ? Tu crois que nous n’avons pas remarqué ces choses-là ?
— Ton Ajah a deux options, reprit Androl. Continuer à nous traquer en détournant les yeux de la réalité – la purification de la Source –, ou changer radicalement d’identité. C’est-à-dire renoncer à être rouge.
— Des fadaises ! De tous les Ajah, le rouge devrait être votre meilleur allié.
— Alors qu’il a pour vocation de nous détruire ?
— Non, nous sommes là pour garantir que les hommes capables de canaliser ne se blessent pas accidentellement ou ne fassent pas de mal à leurs proches. Ne penses-tu pas que c’est aussi la raison d’être de la Tour Noire ?
— Une des raisons d’être, oui… Enfin, peut-être. Tout ce que j’ai entendu dire, c’est que nous devons être une arme entre les mains du Dragon Réincarné. Mais protéger de braves types qui manquent d’entraînement semble un bon objectif aussi…
— Donc, on peut s’unir autour de cette idée.
— J’aimerais le croire, Pevara. Mais j’ai vu comment tes collègues et toi nous regardez. Comme une tache qu’il faut effacer, ou un poison qu’on doit mettre en bouteille.
Pevara secoua la tête.
— Si tu ne mens pas, la Source étant purifiée, des changements surviendront, Androl. Avec le temps, l’Ajah Rouge et les Asha’man s’accorderont sur des objectifs communs. Ne vois-tu pas que je suis prête à collaborer avec vous ?
— Pour nous contrôler.
— Non, pour vous guider. Crois-moi, je t’en prie !
À la lumière des lampes, Androl dévisagea la sœur rouge.
Cet homme était la franchise incarnée. En l’étudiant, Pevara comprit pourquoi les autres s’en remettaient à lui, alors qu’il était le plus faible. Chez lui, on trouvait un étrange mélange de passion et d’humilité. S’il n’avait pas été… eh bien, ce qu’il était…
— Vraiment, fit-il en détournant la tête, j’aimerais pouvoir te croire. Tu es différente des autres, je dois l’avouer. Comme si tu n’avais rien d’une sœur rouge.
— Tu découvriras que nous ne sommes pas semblables les unes aux autres. Toutes les femmes ne choisissent pas l’Ajah Rouge pour la même raison.
— Tu veux dire la haine des hommes ?
— Si on vous détestait, serions-nous venues pour vous lier ?
Une façon d’esquiver la réalité… Même si Pevara faisait exception à la règle, beaucoup de sœurs rouges abominaient les hommes, ou, au minimum, les regardaient d’un sale œil. Mais elle espérait changer ça.
— Parfois, dit Androl, les motivations des Aes Sedai sont étranges. Tout le monde le sait. Mais si différente que tu sois, dans tes yeux, j’ai vu cette lueur mauvaise… Non, je ne crois pas que tu sois ici pour nous aider. Pareillement, je ne gobe pas que les sœurs acharnées à coincer les hommes comme moi aient eu l’intention de les secourir. Ce serait comme penser qu’un bourreau accorde une faveur à un criminel en lui coupant la tête. Pevara Sedai, ce n’est pas parce qu’une chose doit être faite que celui qui s’y colle est un ami. Désolé.
Androl se reconcentra sur son harnais.
Pevara sentit grandir son agacement. Elle avait failli le convaincre ! De fait, elle aimait les hommes, persuadée qu’avoir un ou plusieurs Champions lui aurait fait du bien. Quand on lui tendait la main à travers un abîme, ce crétin ne voyait-il donc rien ?
Du calme, Pevara ! La colère ne te mènera nulle part.
Androl, elle devait l’attirer dans son camp.
— C’est pour une selle, pas vrai ? dit-elle.
— Oui.
— Tu échelonnes les coutures.
— Mon petit secret… Ainsi, les déchirures ne s’étendent pas. En outre, c’est esthétique.
— Tu utilises du fil de lin, je suppose. Ciré, ou non ? Et pour les trous, tu recours à un poinçon simple ou à un double ? Je n’ai pas bien regardé.
Androl tourna la tête vers son interlocutrice.
— Tu connais le travail du cuir ?
— Grâce à mon oncle, qui m’a appris pas mal de choses. Quand j’étais petite, il me laissait travailler dans son atelier.
— Qui sait ? Je l’ai peut-être croisé…
Pevara se tut. Malgré le don de détourner les conversations que lui prêtait Androl, elle avait laissé celle-là dériver sur des chemins où elle refusait de s’aventurer.
— Tu vivais où ? demanda l’Asha’man.
— Au Kandor.
— Tu es de là-bas ?
— Bien sûr ! Je n’en ai pas l’air ?
— Je ne te trouvais pas d’accent, fit Androl en tirant sur ses deux aiguilles. J’ai été au Kandor. Peut-être ai-je même vraiment connu ton oncle.
— Il est mort. Assassiné par des Suppôts.
— Désolé…
— Ça va faire plus de cent ans, alors… Les miens me manquent, mais même sans leurs bourreaux, ils seraient tous morts depuis longtemps. Tous les gens que j’ai connus au pays ne sont plus de ce monde.
— Tu m’en vois attristé – sincèrement.
— C’est un lointain passé… Aujourd’hui, je peux penser à eux sans que la tristesse gâche les souvenirs heureux. Mais qu’en est-il de ta famille ? As-tu des frères et sœurs ? Des nièces et des neveux ?
— Un peu de tout, oui…
— Et tu les vois souvent ?
Androl étudia froidement la sœur rouge.
— Pour prouver que je ne te mets pas mal à l’aise, tu m’as entraîné dans un dialogue amical. Mais j’ai vu comment les Aes Sedai regardent les gens comme moi.
— Je…
— Jure que tu ne nous trouves pas répugnants !
— Je ne vois pas pourquoi je penserais ça.
— Réponds par « oui » ou par « non », Pevara.
— Bon, d’accord, tu m’as eue. Les hommes capables de canaliser me perturbent. J’en ai des démangeaisons sur tout le corps, et depuis que je séjourne ici, c’est pire chaque jour.
Androl hocha la tête, satisfait d’avoir arraché la vérité à la sœur.
— Cela dit, continua Pevara, j’éprouve ça parce que j’ai été conditionnée pendant des décennies. Ce que vous pouvez faire n’est pas naturel, mais il n’y a rien chez vous qui me dégoûte. Toi, par exemple, tu essaies en permanence d’agir de ton mieux. Je ne vois pas ce que ça aurait de dégoûtant. Et quoi qu’il en soit, je veux dépasser mes inhibitions. Pour le bien commun, si tu veux le savoir.
— C’est mieux que ce que j’espérais, j’imagine… (Androl tourna la tête vers la fenêtre toujours matraquée par la pluie.) La souillure n’est plus. Il n’y a plus rien de contre nature chez nous. J’aimerais tant pouvoir te montrer, femme ! (Il foudroya Pevara du regard.) Comment forme-t-on ce que tu appelles un cercle ?
— Pour commencer, je n’ai jamais essayé avec un homme capable de canaliser. Avant de venir ici, j’ai consulté des archives, mais aucune n’était fiable. Tant de choses ont été perdues. Cela dit, le protocole commence ainsi : sois prêt à te connecter à la Source, mais avant, ouvre-toi à moi. Pour le lien, c’est la même méthode.
— Compris… Je vois que tu n’es pas unie à la Source.
Quelle injustice ! Un homme en mesure de dire quand une femme était au contact de la Source et quand elle ne l’était pas. Un homme !
Pevara s’unit à la Source et se laissa submerger par un flot de saidar, ce divin nectar.
Pour établir un lien avec Androl, elle agit exactement comme s’il était une femme. Selon les textes, c’était la procédure. Pourtant, ça n’avait rien à voir. Le saidin ressemblait à un torrent et tout ce qu’elle avait lu s’avérait. Avec ces tissages, elle ne pouvait rien faire.
— Mon pouvoir se déverse en toi, dit Androl.
— Je sais… Mais quand un homme et une femme forment un lien, c’est le mâle qui doit diriger. Il faut que tu commandes.
— Comment ?
— Je n’en sais rien. Je vais essayer de te transmettre l’autorité. Mais tu dois contrôler les flux !
Androl regarda Pevara, qui se prépara à lui laisser le premier rôle. Mais avant qu’elle ait réussi, il s’en empara. Comme si on la tirait par les cheveux, la sœur se sentit entraînée vers le lien.
La puissance du phénomène faillit lui déchausser les dents et elle aurait juré qu’on l’écorchait vive. Fermant les yeux, Pevara inspira à fond et ne se débattit pas. Elle avait voulu tenter cette expérience, qui se révélerait utile plus tard. Pour autant, elle ne put éviter un moment de pure panique.
Elle était liée à un homme capable de canaliser – une des pires abominations que le monde ait jamais portées. Et maintenant, il la contrôlait totalement. Le saidar jaillit de son corps et se déversa dans celui d’Androl, qui poussa un petit cri.
— Autant que ça ? Tu es très puissante…
Pevara s’autorisa un sourire. Le lien s’accompagnait d’une amplification des sens. Du coup, elle sentait les émotions d’Androl. Comme elle l’aurait juré, il était aussi effrayé qu’elle. En même temps, il se révélait très solide.
Pevara s’était imaginé que partager un lien avec cet homme serait un calvaire – à cause de sa folie. Mais elle ne sentait rien de tel en lui.
En revanche, le saidin… Contre ce feu liquide, il était contraint de lutter, s’il ne voulait pas finir en cendres.
Pevara prit un peu de recul.
Ce saidin était-il souillé ? Elle n’aurait su le dire. Ce pouvoir masculin était si différent – si étranger.
De très vieux textes décrivaient la souillure comme une flaque d’huile à la surface d’un fleuve. Ce fleuve, ou plutôt ce torrent, Pevara le voyait clairement. Contre toute attente, Androl avait été rigoureusement honnête avec elle. Il n’était pas très puissant, et elle ne sentait plus de souillure.
Cela dit, elle ne savait pas vraiment que chercher.
— Je me demande… Pevara, tu crois que je pourrais ouvrir un portail avec ce pouvoir ?
— Ici, les portails sont neutralisés.
— Je sais… Mais je les sens toujours à portée de ma main…
Pevara ouvrit les yeux et dévisagea Androl. Dans le cercle, elle sentait son honnêteté fondamentale. Mais pour tisser un portail, il fallait une grande quantité de Pouvoir de l’Unique – au moins pour une femme. Face à un tel tissage, Androl serait des dizaines de fois trop faible. Mais pour un homme, y avait-il besoin de moins de force ?
Il tendit un bras, mobilisant son propre pouvoir et, en partie, celui de Pevara. Puis elle sentit qu’il la vidait de son saidar.
Elle tenta de rester impassible, mais elle détestait qu’Androl soit aux commandes.
— Relâche-moi…, souffla-t-elle.
— C’est merveilleux, murmura Androl en se levant, les yeux écarquillés. C’est ça qu’on ressent quand on est un être capable de canaliser parmi d’autres ?
Androl puisa plus de Pouvoir en Pevara. Puis il l’utilisa pour faire léviter des objets.
— Androl ! s’écria Pevara, paniquée.
La même panique qu’après avoir appris la mort de ses parents. Une terreur qu’elle n’avait plus éprouvée depuis son épreuve, plus d’un siècle auparavant.
Androl contrôlait totalement son aptitude à canaliser.
Elle gémit, tentant de l’atteindre d’une manière ou d’une autre. Si elle tissait du saidar, il le lui renverrait comme une balle… ou le retournerait contre elle.
Une image traversa l’esprit de Pevara : Androl la saucissonnant avec des flux d’Air qu’il puisait en elle.
Et pas moyen de briser le lien. Lui seul en avait la possibilité.
Comme s’il prenait conscience de quelque chose, Androl écarquilla les yeux. Puis le cercle disparut en un éclair, et Pevara recouvra l’intégralité de son Pouvoir.
D’instinct, elle le déchaîna.
Ça n’arriverait plus jamais ! Le contrôle, ce serait elle qui l’aurait.
Les tissages jaillirent d’elle avant même qu’elle ait compris ce qui se passait.
Androl tomba à genoux, se rattrapa à son établi et renversa tous les outils et les morceaux de cuir posés dessus.
— Qu’as-tu fait ? grinça-t-il.
— Taim a dit que nous aurions le choix, marmonna-t-elle en s’avisant de ce qu’elle venait d’accomplir.
Cet homme, elle l’avait lié à elle. En un sens, l’inverse de ce qu’il lui avait fait. Dans un coin de son esprit, elle savait qu’il existait. Un peu ce qu’elle avait vécu dans le cercle, mais en plus intime.
— Taim est un monstre ! s’écria Androl. Tu le sais très bien. Tu t’es appuyée sur son autorisation, et tu as agi sans ma permission.
— Je… Je…
Androl serra les dents. Aussitôt, Pevara capta quelque chose. Une présence étrangère et bizarre. Ou plutôt, elle avait l’impression de se regarder et de voir ses émotions tourner en boucle autour d’elle.
Son moi se confondit avec celui d’Androl pendant ce qui sembla une petite éternité. Elle découvrit ce que ça faisait d’être lui et pensa ce qu’il pensait. En un éclair, elle vit défiler toute sa vie et fut aspirée par ses souvenirs.
Bouleversée, elle tomba à genoux en face de lui.
Puis ça se dissipa. Pas complètement, cela dit… C’était comme avoir nagé des centaines de coudées dans de l’eau bouillante puis en sortir en ayant oublié ce qu’étaient des sensations normales.
— Lumière…, souffla Pevara. Que s’est-il passé ?
Androl gisait sur le dos. Quand était-il tombé ? Yeux rivés sur le plafond, il battit des paupières.
— J’ai vu d’autres Asha’man faire ça… Certains lient leur épouse.
— Tu m’as liée ? fit Pevara, horrifiée.
Androl se tourna sur le côté et grogna.
— C’est toi qui as commencé.
Terrifiée, Pevara s’avisa qu’elle sentait toujours les émotions d’Androl. Et son moi. Pire, elle pouvait même comprendre certaines de ses pensées. Enfin, pas vraiment… L’ombre de ses pensées, plutôt…
Il était troublé, inquiet et… curieux. Oui, curieux face à une expérience nouvelle.
Crétin de bonhomme !
Pevara espéra un moment que les deux liens allaient s’annuler. Mais il n’en fut rien.
— Nous devons arrêter ça, dit-elle. Je te libérerai, c’est juré. Mais relâche-moi !
— J’ignore comment faire. (Androl se releva et respira à fond.) Désolé.
Hélas, il ne mentait pas.
— Ce cercle était une très mauvaise idée, maugréa Pevara.
Androl lui tendit une main pour l’aider à se relever. Elle refusa et se redressa toute seule.
— Avant d’être la mienne, fit Androl, c’était la tienne !
— Exact, reconnut la sœur rouge. Ce n’est pas ma première bévue, mais ça risque bien d’être la pire. (Elle s’assit.) Nous devons réfléchir à un moyen de…
La porte de l’atelier s’ouvrit soudain.
Androl se retourna et Pevara s’unit à la Source.
Son « compagnon » se connecta lui aussi au Pouvoir. En outre, il saisit un poinçon et le brandit comme une arme.
Chez Androl, Pevara sentit une force vacillante – faible à cause de son manque de talent, tel un jet dérisoire de magma, mais quand même chaude et brûlante. Elle capta aussi son émerveillement. Ainsi, ils éprouvaient la même chose. Désormais, manier le Pouvoir revenait à ouvrir les yeux pour la première fois, le monde renaissant à la vie.
Par chance, ni le poinçon ni le Pouvoir ne furent utiles. Le jeune Evin se découpa dans l’encadrement de la porte, ruisselant de pluie. Le battant refermé, il se précipita vers l’établi d’Androl.
— Androl, c’est…
Il se tut en découvrant Pevara.
— Evin, le tança Androl, personne ne t’accompagne.
— Si, au début, mais j’ai laissé Nalaam monter la garde. C’est important, Androl.
— Nous ne devons jamais être seuls. Jamais, quelle que soit l’urgence !
— Je sais, je sais… Désolé… C’est que… Les nouvelles, Androl !
Evin coula un regard méfiant à Pevara.
— Tu peux parler, dit Androl.
— Welyn et son Aes Sedai sont de retour ! s’écria Evin.
Pevara sentit Androl se tendre.
— Il est encore des nôtres, j’espère ?
Evin secoua la tête.
— Non, il a changé de camp. Et Jenare Sedai aussi, je suppose. Mais je ne la connais pas assez pour en être sûr. Welyn, en revanche… Ses yeux ne sont plus… les siens. Et maintenant, il est au service de Taim.
Androl marmonna entre ses dents. Welyn était parti avec Logain. Après la perte de Mezar, Androl et les autres avaient espéré que ces deux hommes resteraient dans leur camp.
— Et Logain ? demanda Androl.
— Il n’est pas là… Mais selon Welyn, il arrivera bientôt. Il aurait rencontré Taim, et ils auraient réglé leurs différends. Welyn jure que Logain viendra l’attester dès demain. Androl, c’est fichu. Nous devons nous résigner. Ils l’ont eu.
Pevara sentit la terreur d’Androl, convaincu qu’Evin disait vrai. Le reflet de ce qu’elle éprouvait.
Dans le camp endormi, Aviendha avançait sans un bruit.
Tant de groupes différents… Au champ de Merrilor, cent mille personnes au moins devaient être rassemblées. Et toutes attendaient, retenant leur souffle.
Les Aiels aperçurent la jeune Matriarche, mais elle n’approcha pas d’eux. Les gens des terres mouillées, en revanche, ne la virent pas – à l’exception d’un Champion, quand elle atteignit le camp des Aes Sedai.
Ici, des gens bougeaient un peu partout. Quelque chose était arrivé, mais quoi ? Une attaque de Trollocs ?
Tendant l’oreille, Aviendha apprit que les monstres avaient conquis Caemlyn, en Andor. On s’inquiétait qu’ils abandonnent la ville pour aller dévaster le royaume.
Aviendha devait en apprendre plus. Danserait-on avec les lances ce soir ? Avec un peu de chance, Elayne partagerait ses informations avec elle.
La jeune Matriarche s’éloigna du fief des Aes Sedai. Ne pas faire de bruit, sur une terre meuble hérissée de végétaux, se révélait plus difficile qu’au cœur de la Tierce-Terre. Là-bas, le sol sablonneux étouffait les bruits de pas. Ici, une brindille sèche pouvait être nichée entre deux plantes vertes.
Aviendha essaya de ne pas penser à l’état pitoyable de l’herbe. Au début, son aspect ne l’avait pas étonnée. Aujourd’hui, elle savait que les végétaux des terres mouillées ne devaient pas avoir l’air si ratatinés et creux.
Des végétaux creux ? Que racontait-elle donc ? Secouant la tête, elle continua à s’éloigner du camp des sœurs. Un instant, elle songea à faire demi-tour et à s’y infiltrer pour prendre par surprise ce fichu Champion. Caché dans les ruines d’un bâtiment envahi par la végétation, il était vraiment difficile à repérer.
La jeune Matriarche renonça vite à son plan. L’urgence, c’était de voir Elayne et de l’interroger sur l’attaque.
À l’approche d’un autre camp grouillant d’activité, Aviendha se cacha derrière les branches dénudées d’un grand arbre qu’elle fut incapable d’identifier. Puis elle s’infiltra dans le périmètre de surveillance des sentinelles.
Près d’un feu, deux hommes en blanc et rouge « montaient la garde ». Ils n’aperçurent jamais la jeune Aielle. En revanche, ils bondirent sur leurs pieds, armes brandies, quand un animal nocturne fit bruire les broussailles.
Honteuse pour eux, Aviendha continua son chemin.
Avancer, elle devait continuer à avancer ! Mais que faire au sujet de Rand al’Thor ? Que préparait-il pour le lendemain ?
D’autres questions qu’elle entendait bien poser à Elayne.
Quand Rand al’Thor en aurait fini avec eux, les Aiels auraient besoin d’une raison de vivre. Ce point ressortait clairement des visions de Rhuidean. Et Aviendha comptait bien la leur trouver.
Devraient-ils retourner dans la Tierce-Terre ? Eh bien, non… Cette réponse arrachait le cœur à Aviendha, mais il fallait regarder les choses en face. S’ils agissaient ainsi, les Aiels se mettraient en chemin vers leur tombe. Leur mort en tant que peuple ne serait pas immédiate, mais elle viendrait inexorablement. Avec ses nouveaux engins et ses façons inconnues de se battre, le monde sans cesse changeant les submergerait et les Seanchaniens ne les laisseraient jamais en paix. Pas tant que les guerriers du désert auraient avec eux des femmes capables de canaliser. Et des légions de braves susceptibles de lancer à tout moment une invasion.
Une patrouille approchant, Aviendha se recouvrit de feuilles mortes puis s’allongea au pied d’un buisson agonisant. Les gardes faillirent lui marcher dessus mais ne la virent pas.
Nous pourrions attaquer les Seanchaniens dès maintenant… Dans ma vision, nous avons attendu près d’une génération, laissant le temps à nos ennemis de renforcer leur position.
Les Aiels parlaient déjà d’une confrontation inévitable avec les Seanchaniens. Au pire, ce serait l’ennemi qui la forcerait. Mais dans les visions, des années avaient passé sans que l’Empire passe à l’offensive. Pourquoi ? Qu’est-ce qui l’en avait empêché ?
Aviendha se leva et avança jusqu’au chemin que les gardes avaient emprunté. Là, elle dégaina son couteau et le planta dans le sol, près d’un poteau muni d’une lanterne – bref, visible comme le nez au milieu de la figure, même pour un abruti des terres mouillées. Puis elle s’enfonça dans la nuit et se cacha près de l’arrière de la grande tente qu’elle voulait rallier.
Accroupie, elle respira en silence, un rituel conçu pour la calmer. Sous la tente, des gens énervés parlaient à voix basse. En se concentrant, Aviendha parvint à ne pas comprendre ce qui se disait. Espionner aurait été déshonorant.
Quand la patrouille repassa, elle se redressa. Alors que les soldats beuglaient comme des veaux parce qu’ils avaient trouvé son couteau, elle contourna la tente. Les sentinelles ayant tourné la tête vers la source du vacarme, elle écarta le rabat et entra.
D’un côté de la très grande tente, des gens siégeaient à une table. Plongés dans leur conversation, ils ne remarquèrent même pas l’intruse. S’installant près d’un tas de coussins, Aviendha entreprit de patienter.
Mais de si près, ne pas entendre se révéla impossible.
— Nous devons ramener nos troupes en Andor ! cria un homme. Majesté, la chute de la capitale est un symbole. Un symbole ! Si nous abandonnons Caemlyn, le royaume entier sombrera dans le chaos.
— Tu sous-estimes la résistance des Andoriens, dit Elayne.
Ses cheveux blond tirant sur le roux scintillant à la lueur des lampes, elle semblait très sûre d’elle-même et parfaitement calme. Plusieurs de ses officiers se tenaient derrière elle, lui apportant tout le poids de leurs compétences. Quand elle vit le feu qui dansait dans les yeux de sa première-sœur, Aviendha s’en rengorgea de fierté.
— Seigneur Lir, reprit Elayne, je suis allée à Caemlyn. J’y ai laissé un détachement chargé de nous prévenir si les Trollocs quittent la cité. Via des portails, nos agents s’infiltreront en ville pour repérer les endroits où les monstres gardent les prisonniers. Grâce à ces informations, nous monterons des opérations de secours, si les Trollocs s’incrustent chez nous.
— Mais la capitale ! s’écria le seigneur Lir. La capitale !
— Elle est perdue, Lir ! lança dame Dyelin. Tenter de la reconquérir serait une folie.
Elayne approuva du chef.
— Je me suis entretenue avec les Hautes Chaires de toutes les autres maisons, et nous sommes tombés d’accord. Pour l’instant, les gens qui ont pu fuir sont en sécurité. Sous escorte, ils se dirigent vers Pont-Blanc. S’il y a des survivants en ville, nous tenterons de les sauver avec des portails, mais je n’engagerai pas toutes mes forces dans une attaque massive pour reprendre Caemlyn.
— Mais…
— Cette reconquête ne servirait à rien, fit Elayne d’un ton sec. Je connais très bien les pertes que peut encaisser une armée lancée à l’assaut de ces murs. Et Andor ne s’écroulera pas à cause de la chute d’une seule ville, si importante soit-elle.
Une voix d’acier, un masque de marbre… Aviendha en fut vraiment soufflée.
— Tôt ou tard, reprit Elayne, les Trollocs quitteront la capitale, car la tenir ne leur apportera rien, sinon finir par crever de faim. Quand ils seront dehors, nous les affronterons sur un terrain bien plus favorable. Si ça te chante, seigneur Lir, n’hésite pas à aller en ville vérifier ce que je te rapporte. Les soldats seraient sans doute galvanisés par la présence d’une Haute Chaire.
Lir plissa le front mais acquiesça.
— Je pense que j’irai, oui…
— Alors, écoute bien mon plan. Nous enverrons des éclaireurs avant la fin de la nuit, avec mission de trouver des camps de prisonniers civils et… Aviendha, au nom de la fichue corne gauche d’une chèvre, que fais-tu donc là ?
Occupée à se couper les ongles avec son second couteau, la jeune Matriarche daigna lever les yeux. La fichue corne gauche d’une chèvre ? Un nouveau juron. Elayne proférait toujours les plus intéressants…
Les trois Hautes Chaires qui siégeaient à la table se levèrent en renversant leur chaise et les deux hommes dégainèrent leur arme. Elayne resta assise, bouche bée et yeux ronds.
— C’est une mauvaise habitude, admit Aviendha en glissant le couteau dans sa botte. Mes ongles ont trop poussé, mais je n’aurais pas dû les tailler sous ta tente. Elayne, je suis navrée. Tu n’es pas fâchée, j’espère ?
— Je ne parlais pas de tes maudits ongles, bon sang ! Comment… quand es-tu entrée ? Et pourquoi les gardes ne t’ont-ils pas annoncée ?
— Parce qu’ils ne m’ont pas vue, répondit Aviendha. Je ne voulais pas d’esclandre, et les gens des terres mouillées en sont friands. Tes soldats auraient pu m’empêcher de te parler, maintenant que tu es reine.
Aviendha prononça ses derniers mots en souriant. Reine… Sa première-sœur s’était couverte d’honneur. Dans les terres mouillées, la façon d’accéder au pouvoir n’était pas très conforme – comme presque tout le reste, en fait –, mais Elayne s’était bien comportée et elle avait conquis le trône. Aviendha n’aurait pas été plus fière d’une sœur de la Lance ayant capturé un chef de tribu pour en faire un gai’shain.
— Ils ne t’ont pas vue…, répéta Elayne. (Soudain, elle eut un grand sourire.) Tu as traversé le camp jusqu’à ma tente, érigée au milieu, tu t’es glissée à l’intérieur et tu t’es assise à cinq pas de moi ? Tout ça sans qu’on te voie !
— Je ne voulais pas faire d’esclandre…
— C’est une bien étrange façon de procéder…
Les interlocuteurs d’Elayne ne prenaient pas la chose avec la même philosophie. Le plus jeune des trois, le seigneur Perival, regardait autour de lui en quête d’autres intrus.
— Majesté, dit Lir, nous devons châtier les coupables. Je trouverai les hommes qui ont failli à leur devoir, et…
— Du calme, lâcha Elayne. Je parlerai à mes gardes pour leur suggérer d’ouvrir un peu plus les yeux. Cela dit, surveiller le devant d’une tente est une précaution assez stupide, puisque quelqu’un peut entrer par l’arrière en découpant la toile.
— Et saccager une bonne tente ? fit Aviendha avec une moue désapprobatrice. Pour ça, Elayne, il faudrait que nous ayons une querelle de sang.
— Seigneur Lir, tu peux partir inspecter la ville – à une distance raisonnable. (Elayne se leva.) Si quelqu’un parmi vous veut l’accompagner, je l’y autorise. Dyelin, on se verra demain matin.
Lir et Perival pivotèrent sur eux-mêmes puis sortirent de la tente – non sans jeter un coup d’œil soupçonneux à Aviendha. Avant de leur emboîter le pas, Dyelin secoua la tête et soupira.
Elayne chargea ses officiers de coordonner l’exploration de la capitale. Quand ils furent partis, les deux premières-sœurs se retrouvèrent seules.
— Aviendha, fit Elayne en enlaçant son amie, si les gens qui veulent ma mort avaient la moitié de tes compétences…
— Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Tu veux dire : à part t’être introduite sous ma tente comme une tueuse ?
— Tu es ma première-sœur, rappela Aviendha. Aurais-je dû demander la permission ? Mais nous ne sommes pas sous un toit. Sauf si, chez vous, une tente est considérée comme un toit, à l’instar d’une forteresse chez nous. Elayne, je m’excuse. Suis-je frappée d’un toh ? Les gens des terres mouillées sont si imprévisibles. Impossible de savoir ce qui va vous offenser ou non…
Elayne éclata de rire.
— Aviendha, tu es une perle rare ! Oui, un sacré numéro ! Mais je suis ravie de te revoir. Ce soir, j’avais bien besoin d’un visage amical.
— Caemlyn est tombée ?
— Presque, fit Elayne, se rembrunissant. Ces maudits Chemins ! Pourtant, j’avais pris toutes les précautions. L’issue murée, cinquante gardes en permanence, les deux feuilles d’Avendesora retirées et disposées à l’extérieur.
— Dans ce cas, quelqu’un, à Caemlyn, a fait entrer les Trollocs.
— Des Suppôts… Une dizaine de membres de la Garde Royale… Nous avons eu de la chance qu’un homme survive à leur trahison et parvienne à s’échapper… Mais au fond, je ne devrais pas être surprise. S’il y a des Suppôts à la Tour Blanche, pourquoi n’y en aurait-il pas en Andor ? Pourtant, ces gardes s’étaient détournés de Gaebril et semblaient loyaux. Ils ont attendu très longtemps l’occasion de nous trahir.
À contrecœur, Aviendha, au lieu de rester sur le sol, alla s’asseoir dans un des fauteuils, en face d’Elayne. Sa première-sœur préférait les sièges, semblait-il. C’était peut-être normal, avec son ventre rond.
— J’ai envoyé Birgitte et des soldats en ville, voir ce qu’on peut encore faire. Pour l’instant, il faut se contenter d’attendre. Au moins, les citadins qui ont fui sont en sécurité. J’aimerais tant être plus active ! Le pire, pour une reine, n’est pas ce qu’elle doit faire, mais ce qu’elle ne peut pas faire.
— L’ennemi goûtera bientôt à la pointe ou au tranchant de nos armes, affirma Aviendha.
— C’est vrai, concéda Elayne. Pour venger mes sujets, je déchaînerai sur les Trollocs le feu et la fureur d’Andor.
— Je t’ai entendue dire qu’il ne faut pas attaquer pour le moment…
— Exact… Je ne donnerai pas à ces monstres la satisfaction de défendre mes propres murs contre mon armée. Birgitte a reçu un ordre très précis. Les Trollocs abandonneront tôt ou tard Caemlyn, c’est une certitude. Birgitte trouvera un moyen d’accélérer le processus, histoire que nous puissions les affronter en terrain découvert.
— Ne jamais laisser le choix du site à l’ennemi, fit Aviendha avec un hochement de tête approbateur. Une bonne stratégie… Et l’assemblée avec Rand ?
— J’y serai, dit Elayne. Il le faut, pour mettre les choses au clair. Et il aura intérêt à ne pas nous sortir un de ses grands numéros tragiques. Mes sujets meurent, ma capitale brûle et le monde est à deux pas de sombrer dans un gouffre sans fond. Cela dit, je resterai seulement jusqu’à la fin de l’après-midi. Après, ce sera le retour en Andor. Aviendha… Tu viendras avec moi ?
— Elayne… Quitter mon peuple m’est impossible. Je suis une Matriarche, désormais.
— Tu es allée à Rhuidean ?
— Oui.
Bien que détestant avoir des secrets pour Elayne, Aviendha ne mentionna pas ses visions.
— Excellent ! Je…
Une voix interrompit la jeune reine.
— Majesté, un messager pour vous ! lança un des gardes.
— Fais-le entrer !
La sentinelle écarta le rabat pour laisser passer une Garde de la Reine arborant sur son manteau l’insigne de son unité d’estafettes. Tout en retirant sa coiffe, une missive dans l’autre main, la jeune femme esquissa une courbette.
Elayne saisit la lettre mais ne l’ouvrit pas. En silence, la messagère se retira.
— Nous pourrons peut-être combattre ensemble, Aviendha, dit la reine. Si ça ne tient qu’à moi, j’aurai des Aiels à mes côtés lors de la reconquête d’Andor. Les Trollocs qui occupent Caemlyn sont une menace pour nous tous. Même si je les en chasse, le Ténébreux pourra continuer à déverser son engeance maudite via les Chemins.
» Mais j’ai un plan. Pendant que mon armée affrontera le gros des Trollocs, à l’extérieur de Caemlyn – pour ça, il faudra que je les incite à quitter la cité –, une plus petite force passera par un portail pour s’emparer de l’issue des Chemins. Si j’ai l’appui des Aiels pour cette mission…
En parlant, Elayne s’unit à la Source – Aviendha vit l’aura caractéristique – et, avec un filament d’Air, brisa le sceau de la lettre.
Aviendha arqua un sourcil.
— Désolée, dit Elayne. J’en suis au point de ma grossesse où je peux de nouveau canaliser de manière fiable, et je saute sur toutes les occasions…
— Surtout, ne mets pas en danger les bébés.
— Je ne leur fais courir aucun risque… Ma parole, tu es aussi casse-pieds que Birgitte… Heureusement, personne n’a de lait de chèvre, ici. Min dit que…
Elayne s’interrompit pour lire la missive. La voyant se rembrunir, Aviendha se prépara à une mauvaise surprise.
— Ah, cet homme ! s’écria la reine.
— Rand ?
— Qui d’autre ? Un de ces quatre, je l’étranglerai de mes mains.
Aviendha serra les dents.
— S’il t’a offensée…
Elayne orienta la missive en direction de sa première-sœur.
— Il insiste pour que je retourne à Caemlyn prendre soin de mes sujets. Il cite une bonne dizaine de raisons d’agir ainsi, et va jusqu’à me « libérer de l’obligation » de le rencontrer demain.
— Avec toi, il ne devrait insister sur rien du tout.
— En particulier si lourdement. Mais attends un peu. Lumière, c’est très malin ! Il essaie de me forcer à rester ! Dans cette affaire, il y a une touche de Daes Dae’mar.
Aviendha ne sut sur quel pied danser.
— Tu sembles fière de lui… Pourtant, cette lettre n’est pas loin d’une insulte, non ?
— Je suis fière, oui. Et furieuse contre lui. Mais fière parce qu’il sait comment me faire sortir de mes gonds. Rand, nous ferons de toi un vrai roi, un de ces jours ! Mais pourquoi tient-il à ma présence ? Croit-il que je le soutiendrai à cause de mon… affection pour lui ?
— Donc, tu ne sais rien de son plan ?
— Exact. Sauf qu’il implique tous les dirigeants. Bon, j’y serai, même si ça doit être après une nuit blanche. Dans une heure, j’ai rendez-vous avec Birgitte et mes autres officiers supérieurs pour savoir comment attirer les Trollocs hors de la ville puis les massacrer.
Des flammes dansaient toujours dans les yeux d’Elayne. C’était une guerrière – aussi authentique que toutes celles dont Aviendha avait croisé le chemin.
— Je dois le voir, dit la jeune Aielle.
— Ce soir ?
— Ce soir, oui. Parce que l’Ultime Bataille commencera bientôt.
— En ce qui me concerne, elle a commencé au moment où ces maudits Trollocs ont posé un pied à Caemlyn. Que la Lumière nous protège ! Nous y sommes…
— Alors, le jour de mourir est pour bientôt… Beaucoup d’entre nous ne tarderont pas à se réveiller de ce rêve. Pour Rand et moi, il n’y aura peut-être pas une autre nuit. En partie, je suis venue te demander ta permission…
— Tu as ma bénédiction, première-sœur. As-tu passé quelques heures avec Min ?
— Pas assez. En d’autres circonstances, je comblerai cette lacune. Là, je n’ai pas trop le temps.
Elayne acquiesça.
— Je crois qu’elle a de meilleurs sentiments envers moi, dit Aviendha. En m’aidant à comprendre quel dernier pas je devais faire pour devenir une Matriarche, elle m’a gratifiée d’un grand honneur. Il est peut-être judicieux de contourner certaines coutumes. Les choses étant ce qu’elles sont, nous nous en sommes bien sorties. Si c’est possible, je parlerai avec Min en ta compagnie.
— Je devrais avoir le temps, entre deux réunions. Envoyons-la chercher.