15 Ton cou dans un nœud coulant

Le palais Tarasin d’Ebou Dar se révéla très loin des endroits où Mat avait vraiment eu du mal à s’introduire. En tout cas, il essayait de s’en persuader alors qu’il était accroché à un balcon, trois étages au-dessus des jardins.

Son ashandarei attachée dans le dos, une main pour tenir son chapeau, il se tenait à une saillie de marbre. Son paquetage, il l’avait sagement caché dans un buisson, en bas.

Quand on suait à grosses gouttes, l’air nocturne semblait curieusement frais…

Au-dessus de la tête de Mat, deux Gardes de la Mort cliquetaient alors qu’ils allaient et venaient sur le balcon. Par le fichu sang et les maudites cendres ! Ces types n’enlevaient jamais leur armure ? On aurait dit des coccinelles.

Dans sa position précaire, Mat ne les distinguait pas bien. Pour empêcher de voir ce qui s’y passait, le balcon était protégé par un paravent en fer forgé. À travers les trous, le jeune flambeur voyait cependant les deux gardes bouger.

Par la Lumière, ils s’éternisaient sur ce balcon ! Encore un peu, et le bras de Mat s’arracherait de son épaule.

Mais les deux types parlaient à voix basse. Avaient-ils l’intention de s’asseoir et de boire une infusion ? Voire de lire un peu, même dans la pénombre ?

Ces tire-au-flanc, il faudrait que Tuon les chasse. Comment osaient-ils faire le coup du dernier balcon où on cause ? Le coin pouvait être truffé de tueurs !

Après une éternité, les types décidèrent d’aller voir ailleurs s’ils y étaient. Mat décida de compter jusqu’à dix avant de se hisser sur le balcon, mais il arriva à peine à sept. Poussant une moitié du paravent en fer forgé, il négocia la rambarde et prit pied sur le balcon.

Le bras en feu, il souffla très lentement. Gardes de la Mort ou non, ce palais était beaucoup moins imprenable que la Pierre de Tear – enfin, avant – et Mat Cauthon y était entré !

À partir de maintenant, il aurait un sacré avantage, puisqu’il avait vécu ici, libre d’aller et venir partout. Presque libre, du moins. Portant une main à son cou, il le gratta sous le foulard dont il se séparait rarement.

Le père de Mat avait une devise : toujours savoir dans quelle direction on comptait chevaucher. À Deux-Rivières, il n’y avait jamais eu un homme plus honnête qu’Abell Cauthon, tout le monde en convenait. En revanche, certaines personnes – par exemple à Bac-sur-Taren – n’étaient pas fiables au-delà de la distance à laquelle elles pouvaient cracher. Dans le commerce des chevaux, selon Abell, on devait être toujours prêt à galoper – en sachant d’avance dans quelle direction on entendait s’enfuir.

Durant son séjour au palais, Mat avait repéré toutes les sorties – du plus petit passage à la moindre fenêtre. Pareillement, il savait sur quels balcons les paravents étaient fermés ou ouverts…

Être capable de sortir, ça signifiait qu’on était aussi en mesure d’entrer…

Mat se reposa un peu sur le balcon, mais ne pénétra pas dans la pièce attenante. Au troisième étage, c’était là que résidaient les invités. Il aurait pu s’y introduire, mais les entrailles d’un bâtiment étaient toujours mieux gardées que sa peau. En d’autres termes, il valait mieux passer par l’extérieur.

Pour ce faire, il fallait se forcer à ne pas regarder en bas. Par bonheur, l’escalade n’était pas trop difficile. Mélange de marbre et de bois, la façade du palais offrait une multitude de prises. Un jour, Mat, très critique, l’avait fait remarquer à Tylin.

Le front de nouveau ruisselant de sueur, il franchit le paravent dans l’autre sens, se hissa vers le haut et entreprit de gagner l’étage suivant. Alors que sa lance percutait de temps en temps ses jambes, il inspira à fond l’odeur iodée de la mer. En altitude, les choses sentaient toujours bon… Peut-être parce que la tête avait un meilleur odorat que les pieds…

Quelle idée idiote ! se morigéna Mat.

Certes, mais tout était bon pour ne pas penser à l’altitude, justement. Alors qu’il s’accrochait à une moulure, un de ses pieds glissa et il se retrouva suspendu dans le vide. Sans paniquer, il inspira à fond puis reprit sa progression.

Voilà, il y était… Au-dessus de sa tête, il reconnut un des balcons de Tylin – ses appartements en possédaient plusieurs, bien entendu. Sans hésiter, il se dirigea vers celui qui donnait sur la chambre, et non sur le salon. Ce dernier surplombait l’esplanade Mol Hara. Sur la façade, Mat aurait été visible comme une mouche dans un verre de lait.

Il regarda le balcon de fer forgé aux arabesques raffinées. Dès le début, il s’était demandé s’il aurait pu grimper jusque-là. Et il avait plus d’une fois envisagé de descendre par ce chemin.

Eh bien, n’étant pas un crétin, il allait renoncer à ce genre d’exploit. À part aujourd’hui, et à contrecœur.

Matrim Cauthon savait s’occuper de sa propre peau. Chance ou pas chance, il n’avait pas survécu si longtemps en prenant des risques insensés. Si Tuon avait envie de vivre dans une ville où le chef de ses armées tentait de la faire assassiner, c’était son problème.

Exactement ! Il allait grimper et lui dire d’un ton rationnel et détaché qu’elle devait partir d’ici parce que le général Galgan la trahissait. Après, il tirerait sa révérence et se mettrait en quête d’une bonne partie de dés. Il était là pour ça, après tout. Si Rand traînait ses guêtres dans le Nord, où se massaient tous les Trollocs, il entendait rester le plus loin possible de lui. Pour le pauvre Dragon, il était navré, mais n’importe quelle personne intelligente aurait approuvé son choix.

Quand les couleurs firent mine de tourbillonner, il les en empêcha.

Rationnel. Surtout, il faudrait qu’il soit rationnel.

En nage, grognon et les mains en feu, Mat se hissa jusqu’au balcon du quatrième étage. Comme lorsqu’il vivait au palais, un des loquets du paravent n’était pas en place. Avec un morceau de fil de fer au bout plié en forme de crochet, faire sauter les autres fut un jeu d’enfant.

Une fois sur le balcon, le jeune flambeur décrocha sa lance de son dos, puis il s’étendit un moment, haletant comme s’il venait de courir d’une traite entre Andor et Tear. Quand il eut récupéré, il se leva et alla jeter un coup d’œil sur l’à-pic. Eh bien, il pouvait être très fier de son ascension.

Son ashandarei récupérée, il approcha de la porte de la chambre. Sans aucun doute, Tuon s’était installée dans les appartements de Tylin – les plus somptueux du palais.

Entrouvrant la porte, il jeta un coup d’œil dans la chambre et…

Surgissant des ombres, devant Mat, un objet vint se ficher juste au-dessus de sa tête.

Mat se baissa, dégaina un couteau d’une main et brandit sa lance de l’autre. Le carreau d’arbalète qui s’était planté dans la porte l’incita à la plus grande prudence.

Selucia apparut quelques secondes plus tard. Le côté droit de la tête rasé, l’autre couvert de tissu, elle avait toujours la même peau couleur crème. Mais quiconque se serait fié à cette douceur apparente n’aurait pas tardé à déchanter. Sur l’art d’être dure, Selucia aurait pu en apprendre long à une pierre à aiguiser.

La voyant braquer une petite arbalète sur lui, Mat eut un grand sourire.

— Je le savais ! s’exclama-t-il. Tu es une garde du corps. Et tu l’as toujours été.

Selucia le foudroya du regard.

— Que fiches-tu ici, espèce d’idiot ?

— Une petite promenade, c’est tout… (Mat se redressa et rengaina son couteau.) L’air nocturne est très bon pour la santé… Enfin, tu vois l’idée…

— Tu as grimpé jusqu’ici ? demanda Selucia, surprise de ne voir ni corde ni échelle accrochée au balcon.

— Pourquoi ? Tu ne viens pas comme ça, d’habitude ? C’est très bon pour les bras et pour la poigne.

Quand Selucia le regarda, accablée par son humour, le jeune flambeur sourit de toutes ses dents. Si cette femme traquait les tueurs, Tuon ne risquait rien.

Mat désigna l’arbalète, toujours braquée sur lui.

— Vas-tu me… ?

Avec un soupir, la Seanchanienne baissa son arme.

— Mille fois merci… Avec cet engin, on peut faire sauter l’œil d’un homme. En temps normal, ça ne me dérangerait pas, mais là, je suis à court de globes oculaires.

— Qu’as-tu donc fait ? Une partie de dés contre un ours ?

— Bravo, Selucia ! s’écria Mat en entrant dans la chambre. C’était presque une blague, ta remarque. Encore un effort, et tu auras un gentil petit sens de l’humour. Ce serait… inouï, non ? Tu pourrais te produire dans une ménagerie et faire payer cher les places… « Venez voir la fabuleuse so’jhin hilare ! Ce soir, deux pièces de cuivre seulement… »

— Je parie que tu as misé ton œil au jeu…

Mat regarda autour de lui, puis il sourit. Eh bien, Selucia n’était pas très loin de la vérité.

— Pas mal vu, concéda-t-il.

Et j’ai gagné, quoi que semblent dire les apparences.

Matrim Cauthon était le seul homme à avoir jeté les dés avec pour enjeu le destin du monde. Cela dit, la prochaine fois, il faudrait trouver un fichu héros pour prendre sa place. Rand ou Perrin, par exemple. Ces deux-là étaient si gavés d’héroïsme qu’ils en débordaient, la bravoure coulant de leur bouche puis sur leur menton.

Mat bloqua les images qui menaçaient de se former. Par la Lumière, il devait cesser de penser à ces héros de malheur.

— Où est-elle ? demanda-t-il.

Les draps étaient défaits – franchement, il n’aurait pas imaginé des rubans roses attachés à cette tête de lit –, mais Tuon brillait par son absence.

— Dehors, répondit Selucia.

— Dehors ? Au milieu de la nuit ?

— Oui. Aux heures où seuls des tueurs voudraient lui rendre visite. Tu as de la chance que je vise mal, Matrim Cauthon.

— Pas de baratin ! Tu es sa garde du corps !

— Je ne vois pas de quoi tu parles, dit Selucia en faisant disparaître la petite arbalète dans les plis de sa robe. Je suis la so’jhin de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Je suis sa Voix et sa Voix de la Vérité.

— Adorable, fit Mat en étudiant le lit. Tu fais l’appât pour elle, c’est ça ? Couchée entre ses draps, arbalète au poing, au cas où des tueurs essaieraient d’entrer.

Selucia ne desserra pas les dents.

— Bon, où est-elle ? Par le sang et les cendres, femme, ce n’est pas un jeu ! Le général Galgan a engagé des tueurs pour l’éliminer.

— Et c’est ça qui t’inquiète ?

— Exactement !

— Galgan n’est pas une menace, dit Selucia. C’est un trop bon soldat pour saboter nos efforts actuels. Tu devrais plutôt te méfier de Krisa. Elle est venue du Seanchan avec trois tueurs à gages.

Selucia jeta un coup d’œil à la porte du balcon. Sur le sol, Mat remarqua une tache qui aurait pu être du sang.

— Jusque-là, j’en ai abattu deux. Ce soir, j’ai cru avoir débusqué le troisième…

Selucia dévisagea Mat comme si elle pensait, contre toute logique, qu’il pouvait être pour de bon ce troisième homme.

— Tu es folle à lier, dit le jeune flambeur en tirant sur son chapeau. (Il alla récupérer sa lance.) Je veux voir Tuon.

— Ce n’est plus son nom – puisse-t-elle vivre éternellement. Aujourd’hui, on l’appelle Fortuona. Cela dit, pour t’adresser à elle, utilise « Votre Grandeur » ou « Très Haute ».

— J’utiliserai ce qui me chantera. Où est-elle ?

Selucia dévisagea le jeune flambeur.

— Je ne suis pas un tueur !

— Je n’ai jamais dit ça ! J’essaie de déterminer si elle voudrait que je te réponde.

— Je suis son mari, non ?

— Silence ! Après avoir essayé de me convaincre que tu n’es pas un tueur, tu mets ça sur le tapis ? Espèce de crétin ! Elle est dans les jardins.

— Au milieu… ?

— Oui, au milieu de la nuit. Je sais. Elle n’obéit pas toujours à la logique.

Mat crut entendre un rien d’agacement dans la voix de Selucia.

— Avec elle, il y a une escouade de Gardes de la Mort.

— Je me fiche qu’elle soit avec le Créateur ! (Mat se dirigea vers le balcon.) Je vais lui clouer le bec et la forcer à m’écouter.

Selucia suivit le jeune flambeur, s’appuya à l’encadrement de la porte et eut un regard sceptique.

— Bon, clouer le bec, c’est une façon de parler… (Mat jeta un coup d’œil en bas.) Mais je lui démontrerai – rationnellement – qu’on ne se promène pas la nuit dans des jardins. Enfin, je le lui ferai remarquer… Par le sang et les cendres ! On est vraiment très haut !

— Les gens normaux prennent l’escalier.

— Tous les soldats de la ville me cherchent, dit Mat. Je crois que Galgan veut m’éliminer.

Selucia fit la moue.

— Tu n’es pas au courant ? demanda Mat.

Selucia hésita, puis elle secoua la tête.

— Il n’est pas impossible que Galgan guette ton arrivée… Dans des circonstances normales, le Prince des Corbeaux serait un rival pour lui. Il commande notre armée, un rôle souvent réservé au prince.

Le Prince des Corbeaux…

— Ne me rappelle pas ça ! grogna Mat. Je croyais que c’était mon titre en tant qu’époux de la Fille des Neuf Lunes. Ça n’a pas changé depuis son couronnement ?

— Non. Pas encore…

Mat hocha la tête, soupira en évaluant l’à-pic, puis fit mine d’enjamber la rambarde.

— Il y a un autre chemin, dit Selucia. Allons, viens avant de te briser le cou, espèce d’idiot ! Je ne sais toujours pas ce qu’elle te trouve, mais je doute qu’elle veuille te voir faire une chute mortelle.

Soulagé, Mat abandonna la rambarde et suivit Selucia dans la chambre. Ouvrant une armoire, elle poussa le fond pour dévoiler l’entrée d’un passage secret.

— Par le sang et les cendres ! fit Mat en jetant un coup d’œil dans le tunnel obscur. Cette issue était là avant votre arrivée ?

— Bien sûr.

— C’est comme ça que le gholam a dû entrer… Selucia, tu devras faire murer ce passage.

— J’ai fait bien mieux que ça… Quand l’Impératrice dort, c’est dans une mansarde, jamais ici. Nous n’avons pas oublié la triste fin de Tylin.

— Une bonne chose, dit Mat. J’ai trouvé l’assassin de la reine. Il ne déchiquettera plus aucune gorge. Tylin et Nalesean peuvent danser de joie ensemble, là où ils sont. Adieu, Selucia. Et merci.

— Pour le passage secret ou pour t’avoir raté avec mon arbalète ?

— Pour ne pas m’appeler Votre Grandeur ou Très Honoré, comme Musenge et les autres.

Dans le tunnel, Mat trouva une lanterne et l’alluma.

Derrière lui, Selucia ricana.

— Si tu n’aimes pas ça, Cauthon, tu as devant toi un avenir très agaçant. Pour cesser d’être le Prince des Corbeaux, il n’y a qu’un seul moyen : se retrouver avec un nœud coulant autour du cou.

Quelle femme plaisante…, pensa Mat.

Encore un peu, et il aurait préféré l’époque où elle ne lui adressait pas la parole. Secouant la tête, il s’engagea dans le passage, soudain conscient qu’elle ne lui avait pas dit où il conduisait.


Flanqué de deux Promises, Rand traversait le camp d’Elayne, en direction de la lisière orientale du bois de Braem. Même si la nuit était tombée, très peu de soldats dormaient. En effet, le camp était en cours de démontage en vue du départ pour le Cairhien, dès le lendemain matin.

Avec deux Promises seulement, Rand se serait presque senti exposé. Naguère, même une seule lui aurait paru de trop. Mais la Roue, en tournant, avait changé sa vision du monde aussi sûrement qu’elle modifiait les saisons.

Le Dragon avançait sur une piste naturelle éclairée par des lanternes. Alentour, de petits bruits troublaient la quiétude de la nuit. Quelque part, on chargeait des vivres dans un chariot, on aiguisait une épée ou on distribuait le rata à des guerriers affamés.

Les hommes ne s’interpellaient pas entre eux. Parce que d’autres dormaient, sans doute, mais surtout parce que les Trollocs, très proches du camp, avaient d’excellentes oreilles. Mieux valait parler à voix basse et ne pas dialoguer d’une extrémité du terrain à l’autre.

Sur les lanternes, des caches tamisaient la lumière et les feux de cuisson étaient au minimum.

Son long paquet sous un bras, Rand abandonna la piste et s’engagea dans un champ d’herbes hautes que le vent faisait osciller paresseusement. Sa destination ? La tente de Tam, soit un trajet assez court.

En chemin, il répondit aux saluts des sentinelles. Des hommes surpris de le voir, mais pas étonnés qu’il traverse le camp. Elayne ayant informé ses soldats de sa première visite, ils savaient que le Dragon avait ses entrées chez la reine.

Je dirige cette armée, avait-elle dit la dernière fois qu’ils s’étaient vus, mais c’est toi, son cœur battant. Tu as rassemblé ces femmes et ces hommes, Rand. C’est pour toi qu’ils se battent. Quand tu viens, permets-leur de te voir.

Un conseil que le Dragon avait écouté. Ces combattants, il aurait voulu les protéger davantage, mais il devrait se résigner à porter seul ce fardeau. Le secret, avait-il découvert, n’avait jamais été de s’endurcir au point de risquer la rupture. Ni de devenir indifférent. La clé, c’était de marcher en souffrant – comme avec les blessures, sur son flanc – et d’accepter la douleur comme une part de lui-même.

Deux gars de Champ d’Emond gardaient la tente de Tam. Quand ils se redressèrent et le saluèrent, Rand leur rendit la politesse. Ban al’Seen et Dav al’Thone… Qui aurait cru que ces types salueraient quelqu’un un jour ? Et qu’ils s’y prendraient bien…

— Votre mission est importante, les gars, dit Rand. Autant que toutes les autres dans cette guerre.

— Défendre Andor, seigneur ? demanda Dav, perplexe.

— Non, veiller sur mon père. Faites-le bien, surtout…

Laissant les Promises dehors, Rand entra sous la tente.

Derrière une table pliable, Tam étudiait des cartes. Rand sourit. Quand il examinait un mouton coincé dans un buisson d’épineux, son père affichait la même expression sérieuse.

— Tu sembles croire que j’ai besoin qu’on me materne, fit Tam.

Répondre à cette remarque, comprit Rand, serait revenu à entrer dans un poste de garde plein d’archers et à défier chaque homme de lui tirer dessus. Sans un mot, il posa son paquet sur la table.

Tam regarda le long objet, puis souleva le tissu qui l’enveloppait. Très vite, il eut déballé une magnifique épée glissée dans un fourreau noir laqué orné de dragons rouge et or entrelacés.

Le père de Rand leva des yeux interrogateurs.

— Tu m’as donné ton épée, rappela Rand, et je ne te l’ai jamais rapportée. En voilà une, pour la remplacer.

Tam dégaina l’arme… et écarquilla les yeux.

— Fiston, c’est un cadeau bien trop beau.

— Rien n’est trop beau pour toi… Rien du tout.

Tam secoua la tête et rengaina l’épée.

— Elle finira au fond d’un coffre, oubliée comme la précédente, que je n’aurais jamais dû rapporter à la maison. Fils, tu tiens bien trop à cette lame…

Il fit mine de rendre l’arme à Rand.

— Je t’en prie ! l’implora le Dragon. Un maître de la lame doit avoir une arme à sa mesure. Prends-la, ça soulagera ma conscience. Tout fardeau dont je m’allégerai m’aidera à traverser les jours à venir.

— Tu me fais un sale coup, Rand.

— Je sais… Ces derniers temps, j’ai fréquenté trop de gens ennuyeux. Des rois, des seigneurs, des dames, des fonctionnaires…

À contrecœur, Tam accepta l’épée.

— Dis-toi que c’est un remerciement que t’adresse le monde, fit Rand. Si tu ne m’avais pas tout appris sur la flamme et le vide, il y a des années… Eh bien, je ne serais pas là, père. Parce que je pourrirais sous terre, j’en ai la certitude. (Il baissa les yeux sur l’épée.) C’est sûr, si tu n’avais pas fait de moi un bon archer, je n’aurais jamais connu les notions qui m’ont gardé sain d’esprit pendant les heures difficiles.

— La flamme et le vide n’ont rien à voir avec le tir à l’arc.

— Oui, je sais… C’est une technique d’escrimeur.

— Pas davantage, fit Tam en accrochant le fourreau à son ceinturon.

— Mais…

— La flamme et le vide ont le centre pour sujet. Et la paix. Si je pouvais, je les enseignerais à tous les humains de ce monde, qu’ils soient soldats ou non. (L’expression de Tam s’adoucit.) Mais que suis-je en train de faire ? Te tenir un sermon ? Dis-moi plutôt où tu as eu cette épée.

— Je l’ai trouvée.

— C’est une des plus belles armes que j’aie vues. (Tam dégaina de nouveau l’arme et étudia la texture du métal.) Une lame antique, souvent utilisée… Bien entretenue, ça se voit, mais pas du genre à avoir été exposée dans la collection de trophées d’un seigneur. Des hommes ont manié cette arme… et tué avec.

— Elle appartenait… à une âme qui m’est proche.

Tam chercha le regard de son fils.

— Dans ce cas, je devrais l’essayer… Suis-moi.

— Dans la nuit ?

— Il ne fait pas si sombre… Une heure parfaite. Le terrain d’exercice ne sera pas bondé.

Rand arqua un sourcil, mais il s’écarta pour laisser passer son père. Ensuite, il lui emboîta le pas, les deux Promises fidèles comme son ombre.

Sur le terrain d’exercice, à la lueur de lanternes, quelques Champions s’entraînaient encore.

À côté du râtelier d’épées en bois, Tam dégaina sa nouvelle lame et exécuta quelques figures à blanc. Malgré ses cheveux gris et ses rides autour des yeux, Tam al’Thor bougeait avec la fluidité et la grâce d’un ruban de soie dans le vent.

Rand n’avait jamais vu son père se battre, même à l’entraînement. À dire vrai, une part de lui avait du mal à imaginer le doux Tam al’Thor tuant autre chose qu’une grouse pour le dîner.

À présent, il mesurait combien il se trompait. Épée en main, Tam se glissait dans les figures d’escrime comme dans une confortable paire de bottes. Bizarrement, Rand en éprouva quelque jalousie. Pas spécifiquement envers son père, mais pour tous ceux qui trouvaient la paix en s’exerçant à l’épée.

Rand leva sa main indemne puis son moignon. Beaucoup de figures exigeaient qu’on tienne son arme à deux mains.

La technique de Tam n’avait rien à voir avec celle d’un combattant armé d’une épée courte et d’un bouclier – comme la plupart des fantassins. C’était… autre chose. S’il restait capable de ferrailler, cet art dépassait désormais Rand. Tout comme la danse dépassait un type privé d’un pied.

Quand il eut achevé le Lièvre Qui Trouve Sa Tanière, sa lame revenue comme par miracle au fourreau, Tam eut un grand sourire.

— Une merveille, dit-il. L’équilibre, les finitions… Est-ce une épée forgée avec le Pouvoir ?

— Je crois, oui…, répondit Rand, qui n’avait jamais eu l’occasion de se battre avec cette lame.

Reconnaissant, Tam accepta le gobelet d’eau que lui tendait un jeune domestique. Assez loin de là, des nouvelles recrues s’entraînaient au maniement de la pique, travaillant jusqu’à l’épuisement. Pour ceux qui n’étaient pas encore allés au combat, chaque seconde d’exercice supplémentaire était précieuse.

Des nouvelles recrues, pensa Rand. Ces hommes-là aussi sont mon fardeau. Comme tous ceux qui se battent.

Il devrait trouver un moyen de vaincre le Ténébreux. S’il échouait, ces braves auraient combattu en vain.

— Tu es inquiet, fiston, dit Tam en rendant le gobelet au domestique.

Rand se força au calme, chercha la paix en lui, puis se tourna vers son père. Dans ses très vieux souvenirs, il puisa une phrase découverte dans un livre.

« La clé du commandement, ce sont les ondulations des vagues. »

Dans une étendue d’eau, impossible de trouver le calme s’il y avait de l’agitation sous la surface. Pareillement, un groupe ne pouvait pas être calme et concentré si son chef ne connaissait pas une profonde paix intérieure.

Tam étudia son fils mais ne le défia pas à propos du masque d’implacable contrôle qu’il arborait soudain. En revanche, il tendit une main vers le râtelier et saisit une des épées de bois. Il la lança à Rand, qui la rattrapa au vol, son moignon caché dans le dos. Puis il s’empara lui-même d’une arme d’entraînement.

— Papa, souffla Rand, je doute que ce soit une bonne idée…

Histoire d’éprouver son équilibre, Tam fit quelques mouvements à blanc avec son arme factice.

— D’après ce qu’on dit, tu es devenu un sacré escrimeur. J’aimerais voir ce que tu vaux. Disons qu’il s’agit de fierté paternelle…

Avec un soupir, Rand ramena son bras devant lui et leva son moignon. Le regard des gens avait tendance à glisser dessus, comme s’ils regardaient un Homme Gris. Sans doute parce qu’ils détestaient l’idée que leur Dragon ait un défaut physique.

Voilà pourquoi il ne leur laissait jamais voir combien il était fatigué, à l’intérieur, son corps usé comme une meule à grains qui a rendu de bons et loyaux services à des générations de fermiers. Il était encore assez résistant pour accomplir sa mission – ça, c’était sûr –, mais il lui arrivait de se sentir très las. Porter les espoirs de millions de gens vous écrabouillait plus sûrement que n’importe quelle montagne.

Tam se ficha comme d’une guigne du moignon. Sortant un mouchoir, il l’enroula autour de sa main gauche puis se servit de ses dents pour serrer le nœud.

— Avec cette main, je ne pourrai rien tenir… (De nouveau, il fit quelques coups à blanc.) Ce sera un duel équitable. Viens, fiston !

Dans la voix de Tam, Rand reconnut la bonne vieille autorité paternelle. Celle dont il usait jadis pour le sortir de son lit et l’envoyer nettoyer la cabane de traite.

À cette voix-là, Rand ne pouvait pas désobéir. C’était gravé en lui. En soupirant, il avança.

— Pour me battre, je n’ai plus besoin d’une épée. Désormais, je dispose du Pouvoir de l’Unique.

— Ce serait important, fit Tam, si ce que nous allons faire avait le moindre rapport avec un combat.

Rand plissa le front. Que… ?

Tam passa à l’attaque.

Rand para sans grande conviction. Optant pour les Plumes dans le Vent, son père lui décocha un second coup. Tout en reculant, il le para aussi.

En lui, quelque chose s’éveilla – une sorte d’excitation. Alors que Tam attaquait encore, il leva son épée et, d’instinct, réunit ses deux mains.

Sauf qu’il n’en avait plus qu’une pour serrer la poignée de son arme. Sa prise étant très faible, quand la lame de Tam percuta la sienne, elle faillit la faire voler dans les airs.

Rand serra les dents et recula. Qu’aurait dit Lan devant la prestation lamentable d’un de ses disciples ?

Ce qu’il dirait ?

« Rand, c’est fini les duels à l’épée ! Tu n’es plus en état de les remporter. »

Inlassable, Tam feinta une attaque sur la droite, puis il changea de direction et toucha rudement la cuisse gauche de son fils.

Rand recula, la cuisse en feu. Tam n’y était pas allé de main morte. À l’évidence, il ne comptait pas se retenir.

Depuis quand Rand ne s’était-il plus entraîné avec quelqu’un qui ne cherchait pas à le ménager ? Trop de gens le traitaient comme s’il était en sucre. Lan, lui, n’avait jamais joué à ce jeu-là.

Se lançant dans le duel, Rand tenta un Sanglier qui Dévale la Colline. Il eut l’initiative pendant un moment, mais un coup de Tam faillit de nouveau lui arracher son épée de la main. Ces armes longues, conçues pour des maîtres escrimeurs, étaient difficiles à tenir d’une seule main.

Rand tenta encore de saisir ainsi son épée, et bien entendu, il n’y parvint pas. Non sans mal, il avait appris à faire avec ce qu’il avait perdu – dans la vie quotidienne, au moins. Mais depuis la perte de sa main, il n’avait pas eu le temps de s’entraîner à l’épée. L’intention, oui, mais pas l’occasion…

Là, il se sentait comme un siège auquel il manque un pied. C’était compensable, au prix d’un gros effort, mais pas d’une façon très efficace. Multipliant les figures, il se battait sans pouvoir vraiment résister à Tam.

Il n’était plus bon à ça, voilà tout. Pourquoi s’en faire ? En escrime, il ne brillait plus du tout. Du coup, s’entraîner devenait une perte de temps.

Pourtant, le front lustré de sueur, il retira sa veste et la jeta au loin. Puis il insista, prenant prudemment ses appuis sur l’herbe piétinée. Rien n’y fit. Une fois encore, Tam le domina, manquant même l’envoyer sur les fesses.

C’est absurde ! Pourquoi se battre d’une seule main ? Pourquoi ne pas trouver une autre façon de faire ? Pourquoi… ?

Pourtant, Tam, lui, y arrivait !

Rand continua à se défendre, mais il se concentra sur son père. Tam avait dû s’entraîner à combattre ainsi. Ça se voyait à ses mouvements et au fait qu’il n’essayait jamais, par réflexe, de prendre son arme à deux mains.

Tout bien réfléchi, Rand aurait dû faire comme son père. Une main pouvait être blessée d’une kyrielle de façons, et certaines figures visaient spécifiquement l’avant-bras de l’adversaire. Naguère, Lan lui avait appris à inverser sa prise sur la poignée de son épée. Combattre à une main aurait peut-être été la leçon suivante.

— Lâche tout, fiston ! lança Tam.

— Lâcher quoi ?

— Tout ce qui te pèse !

Tam attaqua, son ombre projetée dans le cercle de lumière des lanternes. En lui, Rand chercha le vide. Toutes ses émotions consumées par la flamme, il se sentit à la fois vide et plus rempli que jamais.

L’attaque suivante faillit lui fracturer le crâne. Sur un juron, il opta pour un Héron dans les Roseaux – une leçon de Lan –, sa lame levée pour parer le coup à venir. Là encore, son moignon tenta de saisir la poignée de son arme. En une soirée, nul ne pouvait oublier des années d’entraînement.

« Lâche tout. »

Le vent balaya le terrain d’exercice, charriant la puanteur d’un monde agonisant. Toute cette pourriture… La mousse, la moisissure, la putréfaction…

La mousse était vivante, la moisissure aussi. Et la putréfaction serait source de nouvelles vies. Un manchot restait un homme, et quand sa seule main serrait une épée, il demeurait dangereux.

Tam passa à une figure très agressive, le Faucon Repère le Lièvre. Quand il chargea, Rand vit avec un temps d’avance les quelques secondes qui allaient suivre. En particulier, il se vit lever son épée selon les critères de la théorie – une parade qui l’exposerait encore à se faire arracher son arme, parce qu’il lui manquait une seconde main. Puis il vit Tam laisser glisser sa lame le long de la sienne avant de la faire tourner, afin de le désarmer. Pour terminer, il vit l’attaque finale qui s’abattrait sur sa gorge.

Bien sûr, Tam s’immobiliserait avant de frapper. Mais Rand aurait perdu la passe d’armes.

Lâche tout.

Rand modifia la position de sa main sur la poignée de son épée. Rien de réfléchi là-dedans – une simple intuition.

Quand Tam attaqua, le Dragon leva le bras gauche tout en déplaçant son épée sur le côté. Tam mit son plan à exécution, mais il ne parvint pas à désarmer son fils.

Il enchaîna par une autre frappe, comme Rand l’avait prévu, mais sa lame de bois toucha le coude du bras mutilé et inutile de Rand.

Mutilé, c’était sûr. Inutile, ça restait à prouver.

Pour bloquer le coup, ce bras s’était montré précieux, au contraire – même si Rand avait dû serrer les dents au moment de l’impact, sacrément douloureux.

Tam se pétrifia, les yeux ronds. Surpris par la parade, il semblait aussi s’inquiéter d’avoir frappé trop fort le bras de son fils. Si l’os était brisé…

— Rand, dit-il, je…

Rand recula, plia son bras handicapé dans son dos et leva sa lame. Puis il inspira à pleins poumons l’odeur d’un monde certes blessé, mais pas encore mort.

Il attaqua enfin, optant pour le Martin-Pêcheur qui Frappe les Orties.

À dire vrai, il n’avait rien choisi, ça s’était imposé à lui. Peut-être à cause de sa position, l’épée au clair, le bras inutile plié dans son dos. Une posture familière qui le fit aussitôt passer en mode offensif.

Tam para puis s’écarta sur le côté. Rand enchaîna ses coups, changeant en un clin d’œil de figure.

Alors, il cessa d’essayer de neutraliser ses instincts. Aussitôt, son corps s’adapta au défi. En sécurité dans le vide, il ne se demanda même pas comment il s’y prendrait.

Le duel continua, tout à fait sérieux, à présent. Alors que les épées se heurtaient, Rand garda son moignon dans le dos. À présent, il sentait ce que devait être sa prochaine parade ou riposte. Bien entendu, il ne se battait pas aussi bien qu’avant. Comment aurait-ce été possible, alors que certaines figures lui étaient interdites ? De plus, il n’assenait pas ses coups avec la même force.

Mais il résistait à Tam. Enfin, jusqu’à un certain point. Tout escrimeur, lors d’un duel, pouvait dire qui était le meilleur. Ou, au minimum, qui avait l’avantage. Là, c’était Tam. Rand était plus jeune et probablement plus fort, mais son père se montrait si… solide. Oui, il s’était entraîné au combat à une main. Rand l’aurait juré.

Eh bien, tant pis ! Tant pis pour lui, oui… L’esprit occupé par trop de choses, il avait omis de consacrer un peu de temps à une activité aussi basique que l’escrime. Là, il avait une occasion de corriger son erreur, et il la saisissait.

Un moment, il ne fut plus le Dragon Réincarné – ni un fils avec son père. Un disciple face à son maître, voilà ce qu’il devint.

L’occasion de se souvenir d’une chose. Si bon qu’il soit devenu, et si riche que fût sa mémoire, il avait encore beaucoup de choses à apprendre.

Les deux hommes continuèrent à s’entraîner. Oubliant de noter qui gagnait telle ou telle passe, Rand se battit et savoura la paix que ça lui apportait.

À la fin, il se retrouva épuisé, mais de la saine et bonne façon, pas comme ces derniers temps. La fatigue du travail proprement réalisé.

Il agita son épée pour indiquer à Tam qu’il avait son compte. Souriant, son père leva sa lame de bois pour le saluer.

Debout près des lanternes, les Champions présents applaudirent. Un petit public – six hommes à peine – que Rand n’avait pas remarqué.

Impressionnées, les deux Promises levèrent leurs lances.

— C’était un sacré poids, pas vrai ? demanda Tam.

— Quoi donc ? s’enquit Rand.

— Cette main perdue que tu portais comme un fardeau.

Rand baissa les yeux sur son moignon.

— Oui. Mais c’est fini, à présent.


Le passage secret de Tylin menait dans les jardins – bizarrement, il donnait sur une étroite ouverture, pas très loin de l’endroit où Mat avait commencé son escalade. Il se faufila dehors, épousseta ses épaules et ses genoux puis leva la tête pour contempler le balcon d’où il venait. Montant le long de la peau du palais, il en était redescendu via ses entrailles. Peut-être y avait-il une leçon à tirer de tout ça… Par exemple, que cette andouille de Matrim Cauthon aurait dû chercher un passage secret avant de se lancer dans une telle ascension.

En avançant dans les jardins, il vit que les plantes faisaient grise mine. Les buissons auraient dû avoir plus de feuilles, et les arbres étaient aussi nus que des Promises sous une tente-étuve. Rien de surprenant. Le monde entier se rembrunissait plus vite qu’un jeune gars privé d’une partenaire de danse à Bel Tine. Mat aurait juré que c’était la faute de Rand. Ou du Ténébreux. Tous ses problèmes, il les devait à l’un ou à l’autre. Par exemple, ces maudites couleurs…

La mousse, elle, survivait. Mat n’avait jamais entendu dire qu’on en cultivait dans un jardin, mais ici, il aurait juré qu’on faisait exprès d’en couvrir les rochers. Quand tout le reste crevait, les jardiniers faisaient peut-être flèche de tout bois.

Après de courtes recherches, il trouva enfin Tuon. S’attendant à la surprendre en train de méditer sur un banc, il s’en voulut d’avoir été si naïf.

Sans se faire repérer par les Gardes de la Mort, Mat se cacha derrière un buisson. Entourée de colosses, sa femme répétait une série de positions de combat. Deux lanternes lui fournissaient une étrange lumière bleue. Dans ces lanternes, il n’y avait sûrement pas de l’huile…

Leur lueur dansait sur la peau douce et lisse de Tuon. Une peau de la couleur d’une bonne terre arable… Vêtue d’une a’solma claire – une robe fendue sur les côtés –, l’Impératrice portait un collant vert dessous.

Tuon avait une silhouette très fine. Un jour, Mat avait commis l’erreur de penser qu’elle était frêle…

Puisqu’elle ne se cachait plus, elle avait rasé son crâne comme il le fallait. Si étrange que ça paraisse, la calvitie lui allait bien.

Pour le moment, elle enchaînait des figures de combat à mains nues. Les yeux fermés, elle semblait s’entraîner contre son ombre.

Mat préférait un bon couteau – ou, à la rigueur, son ashandarei – à un combat de chiffonniers. Plus il était loin d’un type résolu à le tuer, et mieux il se sentait.

Tuon n’avait pas besoin d’armes. En la regardant, il comprit quelle chance il avait eue, la nuit où il l’avait capturée. Au combat, c’était une tueuse…

Elle ralentit le rythme, bougea doucement les mains devant elle, puis lança vivement ses bras d’un côté de son corps. Enfin, elle inspira et répéta l’opération dans l’autre sens.

Mat se demanda s’il l’aimait.

Cette question le dérangea au plus haut point. Dans son esprit, elle rampait depuis des semaines, comme un rat qui se creuse un tunnel jusqu’à une remise à grain. En principe, Matrim Cauthon n’aurait pas dû s’interroger sur un tel sujet. Tout ce qui comptait, pour lui, c’était la servante assise sur ses genoux et son prochain lancer de dés. Les méditations sur l’amour et les trucs de ce genre, il valait mieux les laisser aux Ogiers, qui avaient le temps de s’asseoir pour regarder pousser les arbres.

Bon, Tuon, il l’avait épousée. Mais c’était un accident, pas vrai ? Les fichus serpents lui avaient dit qu’il le ferait… Après, Tuon l’avait épousé en retour. À cette heure, il ignorait encore pourquoi. Y avait-il un lien avec les augures dont elle lui rebattait les oreilles ? En tout cas, leur histoire ressemblait plus à un jeu qu’à une romance. Très friand de jeux, Mat cherchait toujours à gagner. La main de Tuon avait été le trophée. Maintenant qu’il l’avait remporté, qu’allait-il en faire ?

Souple comme un roseau dans le vent, elle reprit ses exercices. Pour les Aiels, le combat était une danse. Qu’auraient-ils pensé de cette prestation ? En grâce et en fluidité, Tuon n’avait rien à leur envier.

Si le combat était une danse, la musique de fond évoquait le vacarme d’une rixe de taverne. Tuon, elle, semblait être accompagnée par les vocalises d’une formidable diva.

Derrière la jeune femme, Mat vit une silhouette bouger. Plissant son œil unique, il sonda la pénombre. Bon, ce n’était qu’un jardinier. Un type ordinaire, un chapeau sur le crâne et les joues constellées de taches de rousseur. Rien d’important, quoi.

Mat l’oublia et tendit le cou pour mieux admirer Tuon. Devant sa beauté, il ne put s’empêcher de sourire.

Un jardinier dehors à cette heure ? pensa-t-il. Un peu dérangé, le gaillard…

Mat voulut étudier de nouveau l’homme, mais il eut quelque peine à le repérer. Et quand l’inconnu se faufila entre deux Gardes de la Mort, ceux-ci ne bronchèrent pas. Sans doute parce qu’ils le connaissaient et lui faisaient confiance…

Prudent, Mat fit jaillir un couteau de sa manche. Sans même savoir pourquoi, il arma son bras pour le lancer. Dans son mouvement, il frôla une branche qui crissa imperceptiblement.

Tuon ouvrit les yeux. Malgré la pénombre, elle les riva directement sur Mat. Et bien sûr, elle vit le couteau, prêt à fendre l’air.

Puis elle regarda par-dessus son épaule.

Mat lança son arme dont la lame refléta l’étrange lumière bleue. Passant à un souffle du menton de Tuon, le couteau se ficha dans l’épaule du jardinier au moment où il levait lui aussi une lame.

Le type recula en titubant. Mat aurait préféré le toucher à la gorge, mais il aurait risqué de blesser Tuon.

Au lieu de se comporter intelligemment et de filer, la jeune femme sauta sur son assassin en puissance, les mains volant vers sa gorge. Mat ne put s’empêcher de sourire.

Hélas, le tueur eut le réflexe de repousser Tuon – un peu trop en déséquilibre pour résister – puis il fit volte-face et réussit à passer de nouveau entre les Gardes de la Mort stupéfiés. Le second couteau de Mat s’enfonça dans le sol juste derrière le talon du type – qui disparut dans la nuit.

Une seconde plus tard, trois hommes – chacun aussi large, haut et lourd qu’un petit bâtiment – bondirent sur Mat et le plaquèrent dans la poussière. L’un lui bloqua le poignet et l’autre le délesta de sa lance.

— Assez ! cria Tuon. Laissez-le et poursuivez l’autre, tas de crétins !

— L’autre, Très Haute ? demanda un des gardes. Il n’y avait personne…

— Dans ce cas, à qui appartient ce sang ? demanda Tuon en désignant une tache, sur le sol. Le Prince des Corbeaux a vu ce que vous avez raté. Fouillez le secteur.

Les colosses se relevèrent à contrecœur. Mat se redressa en grognant. On leur donnait quoi à manger, à ces types ? Des briques ? S’il détestait qu’on l’appelle « Votre Grandeur », un peu de respect ne faisait quand même pas de mal. Disons que ça aurait pu lui épargner de servir de tapis…

Bien campé sur ses jambes, le jeune flambeur tendit la main au gars qui tenait sa lance. Le visage cousu de cicatrices, l’homme rendit son bien à Mat puis fila aider ses camarades à pister le tueur.

Imperturbable, Tuon croisa les bras.

— Tu en as mis du temps à revenir vers moi, Matrim.

— Du temps à… Je suis ici pour te prévenir, pas pour revenir vers toi. Je reste un homme libre.

— Raconte ce que tu veux, fit Tuon en jetant un coup d’œil aux Gardes qui avaient improvisé une battue. Mais tu ne dois pas rester loin de moi. Pour l’Empire, tu es important, et j’ai du travail à te confier.

— Délicieusement romantique, marmonna Mat.

— Que s’est-il passé, exactement ? Je n’ai pas remarqué le tueur jusqu’à ce que tu attires mon attention sur lui. Ces gardes sont les meilleurs de l’Empire. Par exemple, j’ai vu Daruo intercepter une flèche à mains nues. Un jour Barrin a empêché un homme d’expirer en face de moi parce qu’il pensait avoir affaire à un tueur à la bouche pleine de poison. Et il avait vu juste.

— On appelle ça un Homme Gris, dit Mat avec un frisson. Ils sont ordinaires au point qu’on a du mal à remarquer leur présence ou à les suivre du regard.

— Homme Gris, répéta Tuon. Que de mythes promus au statut de réalité. Comme tes Trollocs.

— Les Trollocs existent, Tuon. Ces maudits…

— Bien sûr que les Trollocs existent, coupa Tuon. Pourquoi prétendrais-je le contraire ?

Elle regarda Mat, le défiant de faire allusion au temps où elle prenait ces monstres pour des inventions.

— Cet Homme Gris semble bien exister aussi… Sinon, je ne vois pas pourquoi mes Gardes ne l’auraient pas vu.

— En principe, dit Mat, je me fie aux Gardes de la Mort. (Il massa son épaule douloureuse après un plaquage en règle.) Mais là, j’ai comme un doute… Le chef de tes armées, le général Galgan, veut te faire tuer. S’il travaille avec tes ennemis…

— Il ne cherche pas vraiment à m’éliminer, dit Tuon comme si elle parlait de la pluie et du beau temps.

— Es-tu complètement folle ? s’exclama Mat.

— Et toi totalement idiot ? Il a engagé des tueurs d’ici, pas de vrais experts.

— Cet Homme Gris est d’ici, souligna Mat.

Tuon changea de sujet.

— Qui a gagné ton œil au jeu ? demanda-t-elle.

Par la Lumière, tout le monde allait lui poser la même question ?

— J’ai vécu un très sale moment. Mais j’en suis sorti vivant, et c’est tout ce qui compte.

— Mouais… Et la femme que tu allais chercher, tu l’as ramenée ?

— Comment es-tu au courant ?

Tuon éluda la question.

— J’ai décidé de ne pas être jalouse. Une chance pour toi. Tu es très beau, en borgne. Avant, tu faisais trop mignon.

Mignon ? Qu’est-ce que ça signifiait ?

— Content de te voir aussi, fit Mat. (Il attendit quelques secondes.) En général, quand on te dit ça, tu es censée répondre : « Moi aussi. »

— Je suis l’Impératrice, à présent. Je n’attends personne et je ne suis pas « contente » qu’on revienne vers moi. C’est normal, puisque tout un chacun me sert.

— Toi, tu sais faire en sorte qu’un homme se sente aimé… Mais je devine ce que tu éprouves pour moi.

— Vraiment ? Par quel miracle ?

— Tu as regardé derrière toi…

Tuon secoua la tête.

— Je vois que tu es toujours aussi doué pour proférer des sornettes, Matrim.

— Quand tu m’as vu, couteau au poing, comme si je te visais, tu n’as pas alerté tes gardes. À aucun moment, tu n’as eu peur que je sois là pour te tuer. En revanche, tu as regardé derrière toi pour voir qui je visais. C’est la plus belle preuve d’amour qu’une femme puisse donner à un homme. Sauf si tu consens à t’asseoir sur mes genoux pendant un moment…

Tuon ne répondit pas. Bon sang, ce qu’elle paraissait froide. Tout serait-il différent, maintenant qu’elle était l’Impératrice ? En d’autres termes, l’avait-il déjà perdue ?

Le capitaine de la Garde de la Mort, Furyk Karede, arriva sur ces entrefaites, Musenge sur les talons. Karede avait l’air d’un type qui vient de trouver sa maison en flammes. Les Gardes restés sur place le saluèrent et parurent soudain tout petits.

— Impératrice, je baisse les yeux de honte, dit Karede en se jetant au sol. Dès qu’un nouveau contingent sera arrivé pour te protéger, mes hommes et moi nous ôterons la vie comme il se doit.

— Vos vies m’appartiennent, dit Tuon, et vous n’y mettrez pas un terme sans mon autorisation. Ce tueur n’était pas un être vivant, mais une Créature des Ténèbres. Tu n’as aucune raison de baisser les yeux. Le Prince des Corbeaux t’apprendra à repérer ces monstres. Ainsi, tu ne seras jamais plus pris au dépourvu…

Mat aurait juré que les Hommes Gris étaient des êtres vivants, mais les Trollocs et les Blafards aussi, jusqu’à un certain point. Cela dit, le faire remarquer à Tuon n’aurait pas été… pertinent. De plus, quelque chose dans sa tirade méritait une attention immédiate.

— Je suis censé faire quoi ? demanda-t-il.

— Former ces hommes. Tu es le Prince des Corbeaux, et ça fait partie de tes devoirs.

— Il va falloir qu’on en parle, Tuon. Me faire appeler « Votre Grandeur » à tout bout de champ ne suffira pas. Tu saisis ?

La Seanchanienne ne répondit pas. Assistant à la fouille des jardins, elle ne fit pas mine de retourner dans le palais.

Karede vint enfin lui faire son rapport.

— Très Haute, aucun signe du monstre dans les jardins. Mais un homme a trouvé du sang sur le mur d’enceinte. Le tueur doit s’être enfui en ville.

— Il ne recommencera probablement pas ce soir, dit Tuon. Après tout, nous sommes sur le pied de guerre… Pas un mot de ça aux soldats et aux gardes normaux. Karede, informe ma Voix que notre ruse n’est plus efficace. Il va falloir en imaginer une autre.

— Oui, Impératrice, fit Karede en s’inclinant de nouveau.

— Pour l’instant, évacue et sécurise le périmètre. Je vais passer un peu de temps avec mon époux, qui demande à « se sentir aimé ».

— Ce n’est pas exactement…, commença Mat alors que les Gardes et leur chef s’éloignaient.

Tuon dévisagea le jeune flambeur, puis elle commença à se dévêtir.

— Par la Lumière ! Ce n’était pas une figure de style ?

— Je ne vais pas m’asseoir sur tes genoux, dit Tuon en sortant un bras de sa robe, dévoilant ainsi sa poitrine. Cela dit, je t’autoriserai peut-être à t’asseoir sur les miens. Ce soir, tu m’as sauvé la vie. Donc, tu mérites certains privilèges. Et…

Tuon se tut, car Mat la prit dans ses bras et l’embrassa. Elle en fut tétanisée de surprise, mais ça ne dura pas.

Dans les maudits jardins ! pensa le jeune flambeur. Avec des soldats partout et à portée d’oreille.

Eh bien, si Tuon pensait qu’il serait intimidé, elle allait être déçue.

Quand il écarta ses lèvres des siennes, il fut ravi de découvrir qu’elle avait le souffle court.

— Je ne serai pas ton jouet, Tuon, dit-il. Pas question ! Si tu vois les choses comme ça, je préfère m’en aller. Crois-moi ! Parfois, c’est vrai, je fais l’idiot. C’était le cas avec Tylin. Mais ça ne sera pas comme ça avec toi.

Avec une tendresse surprenante, Tuon caressa la joue de son mari.

— Si je te prenais pour un jouet, je n’aurais pas dit tout ce que je t’ai dit. De toute façon, un homme à qui il manque un œil n’est plus un jouet. Tu as connu le combat. En te voyant, tout le monde le saura. Personne ne te prendra pour un bouffon, et je n’ai pas besoin d’un jouet. Ce qu’il me faut, c’est un prince.

— Est-ce que tu m’aimes ? réussit à demander Mat.

— Une Impératrice n’aime personne, souffla Tuon. Je m’en excuse. Si je suis avec toi, c’est parce que les augures m’y ont incitée. Et avec toi, je donnerai un héritier à l’Empire.

Mat sentit son cœur tomber en morceaux.

— Cela dit, je peux sans doute avouer que je suis contente de te revoir.

Eh bien, ça fera l’affaire. Pour le moment.

Le jeune flambeur embrassa de nouveau sa merveilleuse épouse.


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