28 Beaucoup trop d’hommes

— C’est le seigneur Agelmar qui nous a envoyés, dit l’officier à Lan.

L’homme ne cessait de jeter des coups d’œil à la première ligne, où ses frères d’armes de l’Arafel luttaient pour leur vie.

Au Shienar, le tonnerre faisait trembler le sol du champ de bataille. Dans l’air, l’odeur de la chair brûlée se mêlait à celle de la fourrure carbonisée. Tant que leurs attaques tuaient des hommes, les Seigneurs de la Terreur se fichaient qu’elles éclaircissent aussi les rangs des Trollocs.

— Tu en es sûr ? demanda Lan, perché sur sa monture.

— Bien entendu, Dai Shan, répondit l’homme.

Il arborait de longues tresses aux clochettes peintes en rouge – pour une raison qui dépassait l’entendement de Lan. Quelque chose en rapport avec les maisons nobles de l’Arafel et leur vision de l’Ultime Bataille.

— Si je mens, je veux bien recevoir cent coups de fouet et rester le dos nu au soleil. Cet ordre m’a surpris, car je pensais que mes hommes devaient protéger nos flancs. Mais le messager connaissait le mot de passe. Et l’homme que j’ai envoyé au poste de commandement en est revenu avec une confirmation.

— Merci, capitaine, dit Lan. Tu peux retourner auprès de tes hommes.

Le roi du Malkier regarda Andere et le prince Kaisel, qui le flanquaient. Tous les deux semblaient perplexes. Avant ça, ils avaient entendu Lan interroger le chef de l’escadron du Kandor, et il avait donné exactement les mêmes réponses.

Le seigneur Agelmar avait bien envoyé deux unités de réserve au même endroit, séparément et sans les prévenir…

Alors qu’une bise soufflait du fleuve, sur la droite, Lan fit volter Mandarb et se dirigea vers les lignes arrière. Très vite, la chaleur ambiante adoucit la morsure du vent. Dans le ciel, les nuages noirs semblaient si proches qu’on aurait cru pouvoir les toucher en levant le bras.

— Lan, demanda Andere, qu’est-ce que ça signifie ?

— Pour boucher un seul trou dans nos lignes, on a envoyé beaucoup trop d’hommes…

— Une erreur qui peut se comprendre, intervint Kaisel. Maintenant que les Seigneurs de la Terreur sont dans le coup, le risque que les Trollocs submergent nos défenses est bien réel. Le général a envoyé deux escadrons au lieu d’un. De la prudence, simplement. Donc, un acte délibéré.

Non. C’était une erreur. Infime, mais bien réelle. La bonne décision aurait été de faire reculer les soldats puis de stabiliser leur ligne. Alors, un seul escadron aurait suffi à stopper net les Trollocs infiltrés. Recourir à deux vagues aurait été envisageable, mais sans informer les capitaines concernés, le risque qu’elles se marchent dans les jambes aurait été trop élevé. D’ailleurs, ça s’était passé exactement ainsi.

Lan secoua la tête, puis il sonda le champ de bataille. L’étendard de la reine Ethenielle étant tout proche, il le rallia au trot.

La reine attendait avec son garde d’honneur, le seigneur Baldhere. Tenant l’Épée de Kirukan, il lui présentait la poignée pour qu’elle puisse la dégainer. Mais Ethenielle, en ce jour, avait choisi de ne pas se mêler à la bataille.

Lan s’était demandé si elle imiterait Tenobia sur ce point, et il n’aurait pas dû. Ethenielle avait la tête sur les épaules. Plus important encore, elle s’était entourée de conseillers avisés et raisonnables.

Le seigneur Ramsin – son nouveau mari – conversait avec un groupe d’officiers. En tenue d’éclaireur, un type à l’air espiègle frôla Lan alors qu’il filait transmettre des ordres. D’habitude, le seigneur Agelmar ne donnait pas ses consignes unité par unité. Son sujet, c’était la bataille vue comme un tout. À ses officiers supérieurs, il assignait des objectifs, les laissant libres de prendre les mesures requises pour les atteindre.

Robuste, le visage rond, une femme se tenait près de la reine et lui parlait d’un ton posé. Dès qu’elle aperçut Lan, elle le salua sèchement de la tête. Dame Serailla était la Première conseillère de la souveraine. Par le passé, Lan et elle avaient eu… des désaccords. Cela dit, il la respectait autant que quiconque d’autre qu’il aurait volontiers étranglé puis jeté d’une falaise.

— Dai Shan, le salua Ethenielle.

D’où il était, Ramsin fit un petit signe de la main.

Furieux, le tonnerre grondait. Pourtant, il ne pleuvait pas et Lan, malgré l’humidité ambiante, ne s’attendait pas à ce que ça change.

— Tu es blessé ? demanda la reine. Laisse-moi appeler quelqu’un pour te guérir.

— On a davantage besoin de soins ailleurs, répondit Lan tandis que les gardes royaux le saluaient.

Sur leur plastron, ces hommes portaient un tabard vert où figurait le Cheval Rouge du Kandor. À leur lance flottait un fanion rouge et vert. Contrairement au casque de Lan, ouvert sur le devant, le leur était muni d’une grille d’acier.

— Majesté, puis-je t’emprunter un instant le seigneur Baldhere ? J’ai une question pour lui.

— Tu n’aurais même pas eu à demander, Dai Shan, répondit Ethenielle.

Dame Serailla, elle, fronça les sourcils. À l’évidence, elle aurait voulu savoir ce que Lan attendait du porteur de l’épée de la reine.

Baldhere avança vers Lan. Pour que la poignée soit toujours orientée vers Ethenielle, il posa l’épée sur son autre bras. Du pur protocole, bien sûr, mais Baldhere ne vivait que pour ça.

Andere et Kaisel rejoignirent les deux hommes, et Lan ne leur fit pas signe de reculer.

— Le seigneur Agelmar a engagé un bon quart de nos réserves pour boucher une petite brèche dans nos lignes, dit Lan, juste assez fort pour que seuls Baldhere, Andere et Kaisel l’entendent. Je doute qu’il y ait eu besoin de tant d’hommes.

— À la cavalerie légère du Saldaea, il vient de donner l’ordre de se retirer du flanc est, annonça Baldhere. Afin de frapper le flanc gauche des Trollocs, mais en visant leurs lignes arrière – une attaque surprise, du genre tuer et se replier. Selon lui, le but est de disperser l’attention des Seigneurs de la Terreur. S’ils croient que nos défenses sont plus faibles qu’en réalité, ça les poussera à commettre une erreur.

— Ton avis là-dessus ?

— Une bonne tactique, répondit Baldhere, si on compte faire durer la bataille. En soi, cette manœuvre ne me gêne pas, tant que les gars du Saldaea n’y perdent pas trop de plumes. Mais je n’avais pas entendu parler de cette histoire de réserve. À l’est, nous allons être terriblement exposés.

— Supposons, dit Lan, pesant ses mots, que quelqu’un soit en position de saboter nos plans et de détruire notre armée. Ajoutons que ce traître hypothétique désire agir subtilement, afin de ne pas être démasqué. À sa place, que ferais-tu ?

— Je nous acculerai au fleuve, répondit Baldhere, à contrecœur. Sous prétexte de viser une position en hauteur, je nous mettrais en danger d’être encerclés. Enfin, une fois un combat à mort engagé, je laisserais un trou dans nos défenses, pour que nos forces soient divisées.

» Séparément, chaque étape semblerait rationnelle.

— Et la prochaine sur la liste ? demanda Lan.

L’air troublé, Baldhere prit le temps de réfléchir.

— Retirer les archers des collines, à l’est. De ce côté-là, le terrain est accidenté, et les Créatures des Ténèbres pourraient passer inaperçues de nos éclaireurs – surtout si tout le monde a les yeux rivés sur le front – et approcher en douce.

» Mais les archers les verraient et donneraient l’alarme. Qui sait, ils réussiraient peut-être à les ralentir assez longtemps pour que les renforts arrivent. Mais si on déplace les archers, tout en ayant engagé ailleurs les réserves, l’ennemi pourrait contourner notre flanc est et nous prendre à revers. Du coup, l’armée entière serait coincée dos au fleuve. À partir de là, ce ne serait plus qu’une question de temps…

— Seigneur Mandragoran, intervint le prince Kaisel, je n’en crois pas mes oreilles. (Il regarda autour de lui, comme s’il avait honte.) Tu ne peux pas suspecter de trahison le seigneur Agelmar !

— Personne n’est au-dessus de tout soupçon, répondit Lan. C’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre… J’aurais dû en prendre conscience plus tôt, mais je n’ai pas écouté une voix pourtant avisée… Cela dit, ce n’est peut-être rien. Peut-être…

— Dans l’état actuel des choses, rappela Andere, nous aurons déjà du mal à nous sortir de ce bourbier. Si on se retrouve acculés au fleuve…

— À l’origine, dit Lan, le plan était d’utiliser les réserves de la cavalerie légère pour couvrir le repli. L’infanterie devait se retirer la première, traversant l’eau à pied. Ensuite, la cavalerie lourde serait passée par des portails. Le fleuve n’est pas tumultueux, donc la cavalerie légère pourrait emprunter le gué – ce que les Trollocs n’oseront pas, sauf s’ils y sont contraints. C’était un assez bon plan.

Sauf si la pression devenait trop forte pour que les fantassins rompent l’engagement. Dans ce cas, tout s’écroulerait. Et en cas d’encerclement, Lan n’aurait aucun moyen de sortir son armée de là. Pour ouvrir assez de portails, il aurait fallu bien plus de gens capables de canaliser. La seule solution serait d’abandonner les fantassins – en d’autres termes, de laisser massacrer la moitié de l’armée. Plutôt que de permettre ça, Lan préférait mourir.

— Tout ce que le seigneur Agelmar a fait ces derniers temps semble bon, dit Baldhere, soudain tendu. Assez pour ne pas éveiller les soupçons, mais en aucun cas pour gagner. Lan, quelque chose ne va pas chez lui. Je le connais depuis des années… Pour l’instant, je veux bien croire qu’il est seulement fatigué, mais il multiplie les erreurs. J’avais raison, il n’y a plus de doute.

Lan acquiesça sombrement. Laissant Baldhere à son poste, il se dirigea vers le poste de commandement, à l’arrière.

Le danger qu’il pressentait lui semblait être comme un caillou coincé dans sa gorge.

Et ces nuages qui paraissaient de plus en plus bas… Et le tonnerre sans fin, évoquant les tambours du Ténébreux venus réclamer la vie des hommes…

Lorsqu’il atteignit le poste de commandement, une escorte d’une centaine de soldats s’était formée dans son sillage. En approchant, il repéra un jeune messager du Shienar – sans armure, son toupet oscillant au rythme de sa course – qui fonçait vers sa monture.

Sur un signe de Lan, Andere fila s’emparer des rênes du type et manifesta son intention de ne pas les lâcher.

— Dai Shan ? fit le jeune homme, interloqué, quand Lan fut à son niveau.

— Tu pars transmettre des ordres du seigneur Agelmar ? demanda le roi du Malkier en mettant pied à terre.

— Oui, seigneur.

— Lesquels ?

— Les archers du Kandor, à l’est… Leur colline est bien trop loin du front. Le seigneur Agelmar estime qu’ils seront plus utiles s’ils avancent et criblent de flèches les Seigneurs de la Terreur.

Les archers pensaient probablement que la cavalerie légère du Saldaea était toujours en poste, et les cavaliers devaient être convaincus que les archers y resteraient. Quant à la réserve, elle devait se dire que les archers et les cavaliers suffiraient pour tenir la position.

Cela posé, il pouvait toujours s’agir d’une coïncidence. Agelmar travaillait peut-être trop, à moins qu’il ait en tête un plan génial qui échappait aux autres officiers. La règle, en temps de guerre, c’était de ne jamais accuser un homme d’un crime si on n’était pas prêt à le tuer soi-même, sur-le-champ et avec son épée.

— J’annule cet ordre, dit Lan, très froid. À la place, qu’on envoie les éclaireurs du Saldaea explorer ces fameuses collines, à l’est. Qu’ils donnent l’alerte s’ils aperçoivent une armée ennemie tentant d’approcher pour nous prendre à revers. Que les archers soient prêts à tirer. Messager, quand tu auras fini, j’attends ton rapport… Ne traîne pas, et surtout, ne révèle à personne – sauf aux éclaireurs et aux archers – ce que tu es en train de faire.

L’homme parut troublé, mais il salua Lan. Si Agelmar était le commandant en chef, le Dai Shan avait la haute main sur tous les ordres. Dans cette bataille, il ne rendait de comptes qu’à Elayne.

Lan fit signe à deux hommes de la Haute Garde. Washim et Geral, de purs compatriotes, comptaient parmi les braves qu’il avait appris à respecter au fil des semaines de combat.

Des semaines, seulement ? Je jurerais que nous ferraillons depuis des mois…

Lan chassa cette pensée alors que les deux gardes emboîtaient le pas au messager histoire de s’assurer qu’il ferait bien ce qu’on lui avait ordonné. Quand il serait informé de tous les faits, Lan commencerait à réfléchir à leurs inévitables conséquences.

Mais pas avant.


Loial n’était guère compétent dans les choses de la guerre. Mais il n’y avait pas besoin d’être un grand stratège pour voir que le camp d’Elayne allait perdre.

Avec les autres Ogiers, Loial se battait contre des milliers et des milliers de Trollocs. La seconde armée venue du sud qui avait contourné la ville pour écraser les hommes de la reine…

Des arbalétriers de la Légion du Dragon se tenaient sur les flancs des Ogiers. Après avoir reculé, lorsque les monstres étaient entrés au contact avec les compatriotes de Loial, ils tiraient volée de carreaux sur volée de carreaux.

La cavalerie lourde de la Légion, à bout de forces, avait dû se débander devant les Trollocs. Les compagnies de piquiers, elles, tenaient tant bien que mal, et la Garde du Loup, sur l’autre colline, s’accrochait à une position qui ne tiendrait plus longtemps.

Loial connaissait des bribes de ce qui s’était produit sur les autres fronts. L’armée d’Elayne avait écrasé les Trollocs du Nord. Tandis que les Ogiers s’exténuaient à protéger les dragons en batterie sur les sommets, de plus en plus de soldats venaient combattre sur le front principal. Couverts de sang, à bout de forces, ils faisaient ce qu’ils pouvaient.

Mais la nouvelle armée de Trollocs les écraserait.

Les Ogiers psalmodiaient le chant funèbre qu’ils entonnaient pour les forêts qui devaient être déboisées ou pour les grands arbres morts lors d’une tempête. Une mélodie pleine de tristesse et de regret face à l’inévitable.

Loial joignit sa voix à l’ultime refrain :

— « Toutes les rivières s’épuisent

Tous les chants un jour se terminent

La mort moissonne les racines

Et les branches toujours se brisent. »

Loial abattit un Trolloc rugissant, mais un autre lui planta ses crocs dans la jambe. Hurlant de douleur – adieu la chanson –, il saisit ce monstre par le cou. De sa vie, il ne s’était jamais cru fort – pas selon les critères des Ogiers. Pourtant, il souleva le monstre du sol et l’envoya s’écraser sur les congénères qui le suivaient.

Des cadavres d’humains – des êtres si fragiles – gisaient tout autour de Loial. Leur mort le peinait sincèrement. À la naissance, les pauvres avaient reçu si peu d’années à vivre.

Certains, miraculés, combattaient toujours. Ces gens, il le savait, se croyaient bien plus forts qu’ils l’étaient, mais sur un champ de bataille, au milieu d’Ogiers et de Trollocs, ils faisaient penser à des enfants courant dans les jambes des grands.

Non ! Il n’avait pas le droit de voir les choses ainsi. Ces hommes et ces femmes se battaient avec courage et passion. Ils n’étaient pas des enfants, mais des héros. Pourtant, les voir tomber mettait en berne les oreilles de Loial.

Il recommença à chanter – plus fort – et, cette fois, ne choisit pas un chant funèbre. Cette chanson, il ne l’avait jamais entonnée. Elle était conçue pour faire pousser les végétaux, mais ne comptait pas parmi les mélodies liées aux arbres qui lui étaient familières.

Loial la chanta à tue-tête tout en zébrant l’air avec sa hache. Tout autour de lui, l’herbe devint verte et des vrilles de vie jaillirent sur tous les buissons. Le manche des lances des Trollocs se dotant de feuilles, plus d’un monstre grogna de terreur avant de lâcher son arme.

Loial continua à se battre. Ce chant ne célébrait pas une victoire, il affirmait les mérites de l’existence. Sur ce versant de colline, le jeune Ogier n’avait aucune intention de vivre ses derniers instants.

De toute façon, avant de mourir, il avait un livre à écrire.


Dans le « bâtiment » de commandement seanchanien, Mat était entouré de généraux plus que sceptiques. Après avoir été vêtue de merveilles impériales, Min venait juste de revenir. Appelée par quelque tâche urgente, Tuon s’était éclipsée.

Son œil unique baissé sur les cartes, Mat eut envie de lâcher une bordée de jurons. Les cartes, encore les cartes et toujours les cartes ! Des dessins sur du parchemin – la plupart réalisés par des scribes de Tuon à la lumière vacillante du crépuscule de la veille. Comment connaître leur degré de précision ? Une nuit, à Caemlyn, Mat avait vu un peintre des rues faire le portrait d’une très jolie femme. À la lumière du jour, on aurait juré qu’il s’agissait d’une image en pied du vieux Cenn Buie attifé d’une robe.

De plus en plus, le jeune flambeur pensait que les cartes d’état-major étaient à peu près aussi utiles qu’un épais manteau à Tear. Pour comprendre, il avait besoin de voir la bataille, pas l’image que quelqu’un d’autre en avait eue.

Cette carte était beaucoup trop simple.

— Je vais jeter un coup d’œil au champ de bataille, annonça Mat.

— Pardon ? demanda Courtani.

Général de bannière, cette femme était à peu près aussi jolie qu’un fagot de bois revêtu d’une armure. Un jour, elle avait dû manger quelque chose de très acide, faire la grimace et constater que cette expression était efficace pour effrayer les oiseaux. Du coup, elle l’avait adoptée en permanence.

— Je vais jeter un coup d’œil au champ de bataille, répéta Mat.

Il posa son chapeau, leva les mains et saisit le col de sa riche tunique du Seanchan. Quand il l’eut retirée, plus tout ce qui allait avec, il la jeta au loin.

Du coup, il ne lui restait plus que son foulard, son médaillon et le bizarre pantalon noir très raide qu’on lui avait donné. En le voyant torse nu, Min arqua un sourcil, ce qui le fit rougir un peu. Mais quelle importance ? Puisqu’elle était avec Rand, ça faisait plus ou moins d’elle sa sœur…

Bien sûr, il y avait Courtani, mais pouvait-on vraiment parler d’une femme ? D’ailleurs, s’agissait-il à proprement parler d’un être humain ?

Mat fouilla sous la table et en sortit un ballot qu’il avait caché là un peu plus tôt. Quand il se redressa, Min l’étudia, les bras croisés.

Sa nouvelle tenue lui allait très bien, puisqu’il s’agissait d’une robe presque aussi somptueuse que les modèles qu’adorait Tuon. En soie verte, avec des broderies noires, celui de Min était muni de longues manches assez larges pour que quelqu’un puisse y fourrer la tête. On avait aussi coiffé la jeune femme, ornant sa chevelure de petits éclats d’argent décorés de pierres précieuses. Il y en avait des centaines. Si son poste de Voyante-Mort ne lui convenait pas, elle pourrait louer ses services en tant que chandelier…

Ainsi vêtue, Min était… Hum, bizarre, ça. Jusque-là, Mat voyait surtout son côté garçon manqué, et voilà qu’il la trouvait attirante. Enfin, qu’il l’aurait trouvée, s’il avait regardé…

Dans la pièce, les Seanchaniens semblaient stupéfiés que le Prince des Corbeaux se soit dévêtu ainsi. Franchement, ils poussaient un peu, parce que certains de leurs domestiques étaient quasiment nus. Sans exagération.

— Je suis tentée de faire comme toi et de filer à toutes jambes, souffla Min en saisissant le devant de sa robe.

Mat se pétrifia, puis il eut une quinte de toux, comme s’il venait d’avaler une mouche.

— Que la Lumière me brûle ! grogna-t-il en enfilant la chemise qu’il venait d’extraire de son ballot. Cent marks de Tar Valon si tu le fais ! Juste pour le plaisir de pouvoir raconter l’histoire…

Cette remarque valut à Mat un regard noir qui ne lui sembla pas justifié. C’était elle qui avait parlé de courir comme une fichue Promise sur le chemin d’une tente-étuve.

Min resta vêtue, et Mat en fut presque attristé. Presque… Avec cette femme, il fallait être prudent. Un sourire au mauvais moment, et il risquait de se retrouver avec un couteau dans la couenne – deux, si Tuon était dans le coin. Et depuis toujours, il préférait se faire poignarder une fois plutôt que deux…

Sous la chemise, le médaillon reposait très agréablement contre sa peau. Tuon lui avait rendu tous les exemplaires, refusant d’en garder un.

Mat enfila sa veste, elle aussi sortie du ballot.

— Comment as-tu pu conserver ces frusques ? demanda le général Galgan. Prince des Corbeaux, j’avais cru comprendre que tes… habits avaient péri par le feu.

Avec sa crête blanche sur le crâne, Galgan avait l’air d’un bouffon. Mat s’abstint de le dire, puisque c’était la mode au Seanchan. Cela dit, quelle que soit son allure, il aurait juré que ce type tenait sa place sur un champ de bataille.

— Tu parles de ma veste et de ma chemise ? Eh bien, c’est un miracle que je ne m’explique pas. Elles étaient là, c’est tout. J’en suis sans voix.

En réalité, Mat avait été agréablement surpris de constater que les gardes seanchaniens – malgré leur visage de marbre et leur dos raide – réagissaient comme n’importe qui face à un joli pot-de-vin.

À part les Gardes de la Mort… Avec eux, Mat avait appris à se tenir à carreau. Quand on dérapait, le regard qu’on récoltait était parlant : encore une fois, et on finirait avec le tarin enfoncé dans la boue. Ayant fait l’expérience, Mat jugeait préférable de ne plus parler à ces types, car il semblait que tous avaient échangé leur sens de l’humour contre une mâchoire carrée.

Cela dit, quand il s’agissait de la sécurité de Tuon, il savait à qui se fier.

En sortant, Mat saisit son ashandarei qu’il avait appuyé contre un mur. Courtani et Min le suivirent.

Dommage que Tylee ait été si bonne sur le champ de bataille. S’il avait pu l’avoir pour escorte, Mat aurait volontiers renvoyé l’épouvantail en armure. D’ailleurs, il devait peut-être le faire. Certains Trollocs risquaient de prendre Courtani pour une congénère.

Hélas, le jeune flambeur dut attendre qu’un garçon d’écurie lui amène Pépin, ce qui laissa le temps à quelque fâcheux d’alerter Tuon.

Du coin de l’œil, Mat la vit approcher. Eh bien, elle avait prévenu qu’elle reviendrait vite. Du coup, il n’avait pas vraiment espéré éviter une confrontation.

Très agitée, Min jura à voix basse contre sa tenue.

— Toujours en train de te demander si tu dois filer ? lui demanda Mat discrètement alors que Tuon n’était plus bien loin.

— Un peu, oui… Les lits sont très bien, ici… Et ces gens savent traiter une invitée, tant qu’ils ne décident pas de lui couper la tête. Je me demande toujours pourquoi la mienne est encore sur mes épaules.

— Magnifique… (Mat regarda la jeune femme.) Tu as conscience que Rand, s’il était là, te demanderait sans doute de rester ?

Min foudroya du regard le jeune flambeur.

— C’est la stricte vérité, Min. La maudite vérité ! J’étais là quand il a rallié Tuon à sa cause, et crois-moi, il n’en menait pas large. Les Seanchaniens et les Aes Sedai ne font pas bon ménage, au cas où tu n’aurais pas remarqué.

— Ça saute autant aux yeux que ta grosse tête, Matrim Cauthon.

— Oh, le méchant coup bas ! Min, j’essaie de t’aider. Comment crois-tu que réagirait Rand s’il savait qu’une personne de confiance est infiltrée dans l’entourage de Tuon ? Quelqu’un qu’elle écoute et qui peut l’inciter à jouer franc jeu avec les sœurs en lui vendant les bons « augures » au moment propice ? Bien entendu, tu pourrais retourner au camp pour puiser de l’eau et livrer des messages. À coup sûr, ce serait aussi utile que de garder un œil sur une Impératrice étrangère. Quant à l’encourager à se fier au Dragon Réincarné et à le respecter, quelle perte de temps ! Mais il y a pire encore : tisser des liens d’amitié entre cette dirigeante et l’ensemble de nos nations.

Min ne réagit pas tout de suite.

— Je te déteste, Mat « Maudit » Cauthon.

— C’était l’idée, oui, railla Mat tout en faisant un petit signe de la main à Tuon. À présent, voyons quelle partie de mon corps elle va faire couper pour me punir d’avoir retiré mes jolis vêtements.

Dommage qu’il ait fallu le faire… Sur la tunique, les broderies étaient très belles. Pour paraître raffiné, un homme avait besoin de broderies ou d’un peu de dentelle. Cela dit, il n’était pas près de revêtir ce carcan sur un champ de bataille. Autant tenter de se battre en portant Pépin sur son dos.

Même si elle s’était absentée peu de temps, tout le monde recommença la comédie des révérences et des prosternations. Mat, lui, se contenta d’un signe de la main.

Sa femme le regarda de la tête aux pieds et prit note de son accoutrement. Pourquoi les gens faisaient-ils tant d’histoires à cause d’une chemise et d’une veste ? Au moins, il n’avait pas choisi l’horreur qu’il portait pour rendre visite à Elayne. D’ailleurs, depuis, il l’avait brûlée.

— Très Haute ! s’écria Courtani. (Étant du Haut Sang, elle pouvait s’adresser directement à l’Impératrice.) Puisses-tu respirer jusqu’à la fin des temps ! Le Prince des Corbeaux prétend devoir se rendre en personne sur le champ de bataille. Comme s’il jugeait incompétents nos messagers et nos généraux.

Mat glissa les pouces dans sa ceinture et regarda Tuon. À cet instant, le garçon d’écurie déboula avec Pépin. Il était temps ! En chemin, avait-il pris sa pause-déjeuner, ou assisté à une ou deux représentations de trouvère ?

— Eh bien, qu’attendons-nous ? demanda Tuon. Si le Prince des Corbeaux veut voir le champ de bataille, il me semble que des serviteurs loyaux de l’Empire auraient dû se plier en quatre pour l’y conduire.

Courtani sursauta comme si on l’avait giflée. Mat sourit à Tuon, qui lui rendit la pareille. Par la Lumière, qu’est-ce qu’il aimait ça !

— Donc, tu viens aussi ? demanda-t-il à sa femme.

— Bien entendu. Tu vois une raison pour que je m’en abstienne ?

— Pas une, répondit Mat en grognant intérieurement. Pas l’ombre d’une…


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