Quand il vit Lan tomber, l’angoisse serra le cœur de Rand.
Inlassable, le Ténébreux accentua sa pression – pour déchiqueter puis absorber son adversaire. Repousser cette attaque se révéla trop dur. Rand était perdu…
Lâche tout.
La voix de Tam.
— Je dois les sauver…, murmura Rand.
Laisse-les se sacrifier. Tu ne peux pas le faire toi-même.
— Si, je le dois… C’est ce que veut dire…
La force de destruction du Ténébreux s’abattit sur Rand comme un vol de corbeaux, lui arrachant la chair des os. Sous la pression, accablé par son chagrin, il parvenait à peine à réfléchir.
La mort d’Egwene et de tant d’autres…
Lâche tout. C’est à eux de choisir.
Rand désirait tellement protéger les gens qui croyaient en lui. Leur mort, comme les dangers qu’ils affrontaient, pesait incroyablement lourd sur sa conscience. Comment un homme pouvait-il… tout lâcher ? Renoncer à ses responsabilités ?
Ou était-ce au contraire confier ses responsabilités aux autres ?
Rand ferma les yeux et pensa de nouveau à tous ceux qui étaient morts pour lui. À Egwene, qu’il s’était juré de protéger.
Espèce de tête de pioche !
La voix de la Chaire d’Amyrlin, dans sa tête. Amicale, mais sans concession.
Me nies-tu le droit d’être une héroïne ?
— Ce n’est pas ça, mais…
Tu marches vers ta mort. Pourquoi interdis-tu aux autres de faire comme toi ?
— Je…
Lâche tout, Rand ! Laisse-nous mourir pour nos convictions. Surtout, n’essaie plus de nous voler ça. Tu as embrassé ta propre mort. Embrasse la mienne.
Des larmes perlèrent aux paupières de Rand.
— Je suis désolé…, murmura-t-il.
Pourquoi ?
— Parce que j’ai échoué.
Faux. En tout cas, pas encore !
Alors que le Ténébreux le fouettait, Rand se rencogna plus que jamais dans le néant. Incapable de se défendre, il cria de douleur.
Après, il lâcha tout.
La culpabilité, d’abord. Puis la honte de ne pas avoir sauvé Egwene et tous les autres. Enfin, il renonça à son besoin de la protéger – de veiller sur tout le monde, en fait.
Ses compagnons, il leur permit de devenir des héros !
Les noms retentirent dans sa tête. Egwene, Hurin, Bashere, Isan des Aiels Chareen, Somara et une myriade d’autres… D’abord lentement puis de plus en plus vite, Rand, en partant de la fin, compta les noms de la liste qu’il mettait régulièrement à jour dans son esprit. Au début, il n’y avait que des noms de femmes. Aujourd’hui, on y trouvait trace de tous ceux qui s’étaient sacrifiés pour lui.
Lumière, qu’elle était longue, cette liste. Et quel fardeau il portait sur les épaules.
Ces noms s’arrachèrent à lui comme s’ils étaient des créatures vivantes. Un vol de colombes, peut-être, chaque oiseau le libérant d’une partie de son fardeau.
Le souffle plus régulier, il eut le sentiment que Perrin venait de débouler avec son marteau pour faire exploser les milliers de chaînes qui l’entravaient.
Ilyena fut la dernière colombe à prendre son envol.
Nous nous sommes réincarnés, pensa Rand. Pour faire mieux la prochaine fois…
Alors, fais-le, n’hésite pas !
Rand ouvrit les yeux et tendit sa main unique, paume vers l’extérieur, face au néant sans fond. Déjà à demi détruit, son être profond devint indéterminé quand le Ténébreux le lui arracha. Baissant un bras, le jeune homme se redressa sur les genoux.
Soudain, Rand al’Thor – le Dragon Réincarné – se remit debout pour faire face au Ténébreux.
— Non, non…, gémissait la superbe Shendla, les yeux baissés sur le cadavre de Demandred.
Titubant, le cœur brisé, elle saisit ses propres cheveux à deux mains et tira très fort. Sans quitter des yeux son bien-aimé, elle inspira lentement à fond puis cria de terreur.
— Bao le Wylde est mort !
Un silence irréel tomba sur le champ de bataille.
Dans un endroit qui n’existait pas, entouré par l’éternité et par la mort, Rand se tenait face au Ténébreux. Son corps était toujours dans la grotte de Shayol Ghul, figé dans une fraction de seconde de son combat contre Moridin. Mais son âme, elle, était ici.
Dans cet endroit qui n’existait pas, situé à l’extérieur de la Trame – le lieu où le mal avait vu le jour –, Rand s’offrait, lui, le luxe d’exister.
À présent qu’il l’avait en face de lui, il comprenait. Le Ténébreux n’était pas une créature mais une force. Une essence aussi vaste que l’univers dont il pouvait à présent distinguer toutes les composantes.
Des planètes et d’innombrables étoiles, comme des particules gravitant autour des flammes d’un feu.
Le Ténébreux cherchait toujours à détruire Rand. Malgré ça, le Dragon se sentait puissant, détendu et complet. Débarrassé de son fardeau, il pouvait repartir au combat. Non sans mal, il était devenu indestructible. Un long chemin vers un triomphe.
Rand al’Thor avança.
La masse de Ténèbres trembla et vibra comme si elle ne parvenait pas à croire qu’il était là.
JE LES AI DÉTRUITS !
Le Ténébreux n’était pas un être mais l’obscurité qui s’insinuait entre deux lumières, un duo de moments ou une série de clignements des yeux.
CE COUP-CI, TOUT EST À MOI. CE QUI N’AURAIT JAMAIS DÛ ÊTRE EST DEVENU ÉTERNEL.
Rand salua la mémoire des morts. Les flots de sang, sur les rochers… Les larmes de ceux qui assistaient à la fin des autres…
Le Ténébreux lui avait jeté tout ça au visage avec l’intention de le détruire. Mais il n’y était pas parvenu.
— Nous ne renoncerons jamais, dit Rand. Et moi moins que quiconque d’autre.
La masse de Ténèbres trembla et gronda. Puis elle lança des éclairs dans toutes les directions. Le sol se déchira, toutes les lois de la nature fracassées.
Les épées se retournaient contre leurs porteurs, la nourriture pourrissait, la roche se muait en boue…
La force qui tentait de déchiqueter Rand ne faiblit pas. Pourtant, soudainement, le vacarme de ce tsunami devint un simple fond sonore. Abandonner ? Non, certainement pas. Et ça ne concernait pas que Rand. Ils allaient tous résister. Les attaques du Ténébreux n’avaient plus de sens. S’ils ne parvenaient pas à lui faire rendre gorge, qui étaient-ils donc ? Des pantins ?
En pleine tempête, Rand se mit en quête du vide, comme le lui avait appris Tam. Plus d’émotions, ni d’inquiétude ou de douleur. Tous ces affects, il les rassembla et en fit la flamme d’une unique bougie.
Alors, il se sentit enfin en paix. Celle d’une goutte d’eau qui tombe dans un bassin. La paix des moments, la paix entre deux clignements des yeux, la paix du vide…
— Je ne renoncerai pas, répéta-t-il.
Ces mots le stupéfièrent, comme s’il ne s’était jamais attendu à les prononcer.
JE LES CONTRÔLE TOUS, ADVERSAIRE. DEVANT TES YEUX, JE LES BRISERAI L’UN APRÈS L’AUTRE. TU AS PERDU, FILS DE L’HUMANITÉ.
— Si tu penses ça, murmura Rand dans l’obscurité, c’est parce que tu es aveugle.
Le souffle court, Loial s’en retournait vers l’extrémité nord du plateau. Dès qu’il eut rejoint Mat, il lui raconta comment Lan avait péri après s’être battu comme un lion – et en éliminant le Rejeté.
Cette nouvelle affecta profondément Mat et tous ses soldats. En particulier les Frontaliers, qui venaient de perdre un roi et un frère d’armes.
Les Shariens n’étaient pas en reste. Répercutée partout dans leurs rangs, la nouvelle de la mort de Demandred leur faisait l’effet d’une gifle.
Mat étouffa son chagrin, comme Lan l’aurait voulu.
— Tai’shar Malkier ! cria-t-il en levant son ashandarei. Lan Mandragoran, tu étais un type formidable. Tu as réussi, mon ami !
Quand il se lança à l’assaut, guidant ses troupes, des milliers de voix reprirent le cri du jeune flambeur.
— Tai’shar Malkier !
Des cris poussés par tous les hommes, quelle que soit leur nationalité. Les Frontaliers, bien sûr, mais aussi tous les autres. Suivant leur chef, ces guerriers fondirent sur l’ennemi, qui s’attendait à tout, sauf à ça.