Tout était mort. Dans le rêve des loups, Perrin avançait péniblement au milieu d’un désert rocailleux où ne poussait pas l’ombre d’une plante. Le ciel était noir – le noir du néant, les nuages eux-mêmes y ayant sombré. Alors qu’il arrivait au sommet d’une butte, une grande partie du versant s’écroula derrière lui. Perdant l’équilibre, il partit en vol plané.
Derrière la butte, il n’y avait plus que du vide.
Dans le rêve des loups, tout était consumé. Faute d’un autre choix, Perrin continua en direction du mont Shayol Ghul. Bizarrement, en se retournant, il apercevait le pic du Dragon, normalement bien trop distant pour qu’il puisse le voir. Alors que tout disparaissait entre les deux montagnes, le monde lui-même semblait rétrécir.
Comme si les deux pics se rapprochaient, tout ce qui les séparait semblait voué à la destruction.
Perrin se décala jusqu’à l’entrée de la Fosse de la Perdition, puis il entra dans le tunnel, traversant la barrière violette qu’il avait érigée plus tôt.
Lanfear l’attendait à l’intérieur, les cheveux très noirs, comme au jour de leur rencontre. Son visage, lui, était redevenu comme avant.
— Cette pointe des rêves est très ennuyeuse, dit la Rejetée. Tu étais obligé de la placer là ?
— Elle a interdit l’accès de la Fosse aux autres Rejetés, fit distraitement Perrin.
— Je suppose, oui, dit Lanfear en croisant les bras.
— Rand est toujours ici ?
La Rejetée hocha la tête.
— C’est la fin… Il s’est passé quelque chose d’étrange. (Elle plissa les yeux.) C’est peut-être le moment le plus important de l’histoire de l’humanité, depuis que nous avons ouvert la brèche.
— Nous nous assurerons que rien n’aille de travers, dans ce cas, dit Perrin.
Lanfear à ses côtés, il avança dans le long tunnel.
Au bout, ils découvrirent une scène inattendue. Quelqu’un d’autre que Rand brandissait Callandor – l’adversaire du Dragon, en fait.
Était-ce Demandred ? Perrin n’aurait su le dire. En tout cas, il s’agissait d’un Rejeté.
L’homme était agenouillé, une main de Nynaeve sur son épaule. Placée juste derrière Rand, sur sa gauche, l’ancienne Sage-Dame faisait le pendant de Moiraine, campée sur le flanc droit du Dragon. Le dos très droit, tous les trois rivaient les yeux sur le néant qui leur faisait face.
Un grondement sourd montait des entrailles de la montagne.
— Parfait, murmura Lanfear. Je n’aurais pas rêvé que ça se passe si bien. (Elle étudia les deux femmes.) Il faudra frapper très vite. Je tuerai la plus grande Aes Sedai, et toi, tu te chargeras de l’autre.
Perrin fronça les sourcils. Dans tout ça, quelque chose clochait terriblement.
— Tuer… ?
— Bien entendu ! Si nous frappons vite, nous aurons le temps de contrôler Moridin alors qu’il brandit cette épée. Dans ces conditions, je pourrai contraindre Lews Therin à s’incliner. Il tient le Ténébreux entre ses doigts – une simple pression, et il le privera de la vie – si on peut appeler ça ainsi. Une seule personne peut sauver le Grand Seigneur. Pour l’avoir fait, je recevrai ma récompense. Enfin, je deviendrai la plus haute des plus hauts !
— Tu veux sauver le Ténébreux ? fit Perrin en portant une main à sa tête. Mais tu t’es ralliée à nous. Je me souviens…
Lanfear regarda le jeune seigneur.
— Quel tissage méprisable, dit-elle, l’air dégoûtée. Je déteste l’utiliser. Ça me rabaisse au niveau de Graendal. Si on m’avait donné plus de temps, je ne t’aurais pas fait ça. (Gentiment, elle tapota la joue de Perrin.) Tu es perturbé… La plus grande sœur vient de ton village, je crois. Et vous avez grandi ensemble. Tu n’auras pas à la tuer, mon loup. Prends donc la plus petite. Tu la hais, non ?
— Je… oui, je l’abomine. Elle m’a arraché à ma famille. Si les miens sont morts, c’est à cause d’elle. Sans son intervention, j’aurais été là pour les défendre.
— C’est vrai, fit Lanfear. Il faut agir. L’occasion ne se représentera pas.
La Rejetée se tourna vers les deux sœurs. Nynaeve et Moiraine, les amies de Perrin. Et il y avait aussi Rand. Lanfear le tuerait, c’était couru d’avance. Après l’avoir contraint à s’incliner, elle l’exécuterait. Depuis toujours, elle cherchait une situation où le Ténébreux serait impuissant, histoire de s’offrir le luxe de le sauver.
Perrin approcha un peu plus de la Rejetée.
— Nous allons frapper ensemble, dit-elle doucement. Ici, la barrière entre les mondes a été brisée. Si nous ne sommes pas assez rapides, ces sœurs pourront riposter. Il faut qu’elles meurent à la même seconde.
C’est très mal, pensa Perrin. Très, très mal…
Il ne pouvait pas laisser arriver de tels événements. Pourtant, ses mains se levèrent contre son gré.
Ce n’est pas bien !
C’était vrai, mais pour quelle raison, exactement ? Son esprit refusait de le laisser réfléchir sur ce sujet.
— Prêt ? demanda Lanfear, les yeux braqués sur Nynaeve.
Perrin se tourna vers la Rejetée.
— Je vais compter jusqu’à trois, dit celle-ci sans le regarder.
Mon devoir, pensa Perrin, est de faire les choses dont Rand ne peut pas s’occuper.
Dans le rêve des loups, ses pensées pouvaient devenir la réalité.
— Un, compta Lanfear.
Perrin aimait Faile.
— Deux.
Oui, il aimait Faile.
— Trois !
Il aimait Faile. D’un coup, la coercition se dissipa comme de la fumée chassée par le vent – ou une tenue remplacée par une autre en une fraction de seconde.
Avant que Lanfear puisse frapper, Perrin la prit à la gorge. Une seule torsion, et il lui eut brisé la nuque.
Quand elle s’écroula, il la rattrapa dans ses bras. Cette femme était vraiment splendide ! En mourant, elle reprit l’apparence qu’elle avait arborée jusqu’à ces dernières heures – son nouveau corps.
Perrin éprouva un terrible sentiment de deuil. Ce qu’elle avait fait à son esprit, il ne l’avait pas entièrement défait. Il l’avait surmonté, peut-être recouvert avec quelque chose de nouveau qui lui semblait juste – et qui l’était.
Seuls le rêve des loups et son aptitude à se voir comme il aurait dû être lui avaient permis de réaliser cet exploit.
Hélas, au plus profond de lui-même, il éprouvait toujours de l’amour pour Lanfear. Pas aussi fort que celui qu’il vouait à Faile, loin de là, mais c’était indéniablement de l’amour. En larmes, il étendit sur le sol la Rejetée vêtue de blanc et d’argent.
— Je suis désolé, souffla-t-il.
Tuer une femme alors qu’elle ne le menaçait pas directement… Une chose qu’il ne se serait pas cru capable de faire.
Mais il avait bien fallu que quelqu’un s’en charge. Une épreuve, au moins, que Rand n’aurait pas à subir. Et un fardeau que Perrin pouvait porter à sa place.
Il tourna la tête vers Rand.
— Allez, accomplis ton destin ! Je surveillerai tes arrières, comme toujours.
Les sceaux étant brisés, le Ténébreux fut enfin libre.
Oui, mais Rand le tenait.
Empli de Pouvoir, debout au milieu d’une colonne de lumière, le Dragon attira son adversaire dans la Trame. Là, le temps existait. Donc, Shai’tan pouvait y mourir.
L’entité que Rand serrait dans sa main – en même temps immense et ridiculement petite – trembla et se débattit. Ses cris évoquèrent les grincements de deux planètes qui se touchent en se croisant.
Une entité méprisable, au fond. Soudain, Rand n’eut plus le sentiment d’avoir emprisonné une des forces primales de l’existence mais un mouton récupéré dans une bergerie et qui se tortillait pour échapper au couteau de son bourreau.
EN RÉALITÉ, TU N’ES RIEN DU TOUT, dit Rand, certain de connaître enfin tous les secrets du Ténébreux. PÈRE DES MENSONGES, TU NE M’AURAIS JAMAIS ACCORDÉ LE REPOS, COMME TU ME L’AVAIS PROMIS. TU M’AURAIS RÉDUIT EN ESCLAVAGE, À L’INSTAR DE TOUS LES AUTRES. TU NE PEUX PAS APPORTER L’OUBLI À QUELQU’UN. LA PAIX, CE N’EST PAS DE TON RESSORT. TOI, TU SÈMES LES TOURMENTS.
Le Ténébreux continua de trembler dans le poing de Rand.
TOI, HORRIBLE ET MINABLE PETIT INSECTE !
Rand agonisait. Du sang coulait de ses blessures, et pire que ça, la quantité de Pouvoir qu’il maniait finirait par le carboniser.
Le Ténébreux serré dans son poing, il commença à l’écraser… puis se ravisa.
Tous les secrets, il les connaissait, voyant tout ce que le Ténébreux avait fait. Et maintenant, il comprenait. Presque tout ce qu’il lui avait montré, c’étaient des mensonges.
Mais la vision que Rand avait créée – un monde sans Ténébreux – était bien réelle. S’il faisait ce qu’il avait prévu, il laisserait l’humanité dans le malheur, comme lorsque Shai’tan existait encore.
Quel crétin j’ai été !
En rugissant, Rand jeta le Ténébreux dans la Fosse d’où il venait. Puis il écarta les bras, s’accrochant à deux colonnes jumelles de saidar et de saidin enveloppées par le Vrai Pouvoir qu’il puisait chez Moridin. Toujours agenouillé, les yeux ouverts, le Rejeté transmettait tellement de puissance qu’il n’était même plus capable de bouger.
Par la force de l’esprit, Rand projeta les trois Pouvoirs devant lui, puis il les tressa. Le saidar et le saidin d’abord, le Vrai Pouvoir ensuite, tout autour, afin qu’ils forment un bouclier devant la Fosse.
Rand ne lésina pas sur son tissage, générant de magnifiques motifs avec du saidar et du saidin sous leur forme la plus pure. Pas de Feu, d’Esprit, d’Eau, de Terre ni d’Air. La Lumière dans toute sa pureté. Une force qui ne réparait pas, ne bouchait pas, mais construisait à neuf.
Avec cette nouvelle forme de Pouvoir, Rand referma la déchirure générée par des fous, des millénaires plus tôt.
Enfin, il avait compris que le Ténébreux n’était pas l’ennemi – et ne l’avait jamais été.
Prenant le bras de Nynaeve, Moiraine agissait à l’aveuglette, parce que cette lumière l’éblouissait.
Dès qu’elle eut aidé l’ancienne Sage-Dame à se redresser, toutes les deux coururent pour fuir la lueur qui menaçait de les consumer.
Sortant du tunnel, Moiraine émergea en plein air sans avoir compris comment elle avait fait. Emportée par son élan, elle faillit ne pas s’arrêter avant de basculer dans le vide. Mais quelqu’un la retint.
— Juste à temps ! lança Thom alors qu’elle se laissait aller dans ses bras, vidée de ses forces.
Nynaeve s’écroula, à bout de souffle.
Thom voulut orienter Moiraine à l’opposé du tunnel, mais elle ne se laissa pas faire. Même si la lumière était bien trop forte, elle ouvrit les yeux – et vit effectivement quelque chose.
Rand et Moridin, campés au cœur de la lumière qui semblait vouloir grandir jusqu’au point d’englober la montagne.
Le néant, face à Rand, flottait comme un trou noir, aspirant tout ce qu’il pouvait. Seulement, peu à peu, il rétrécissait, et ne fut bientôt plus qu’un petit point sombre.
Qui disparut très vite.