Un froissement de tissu réveilla Perrin. Inquiet, il ouvrit les yeux et découvrit qu’il était dans une chambre obscure.
Le palais de Berelain, se souvint-il.
Dehors, les vagues semblaient s’être calmées, car on les entendait à peine. Quant aux mouettes, elles devaient dormir. Mais le tonnerre, lui, n’avait pas baissé pavillon.
Quelle heure était-il ? À l’odeur, on devait être le matin, mais il faisait toujours nuit noire. Apercevant une silhouette qui approchait de lui, Perrin ne réussit pas à la reconnaître. Heureusement, il capta son odeur.
— Chiad ? demanda-t-il en s’asseyant dans son lit.
L’Aielle ne sursauta pas. À la façon dont elle s’arrêta, cependant, Perrin devina qu’il l’avait surprise.
— Je ne devrais pas être là, souffla-t-elle. Pour une femme d’honneur, j’ai trop tendance à empiéter sur les limites…
— C’est l’Ultime Bataille, Chiad, rappela Perrin. Des limites, il n’y en a plus. Sauf si nous avons déjà gagné.
— Au champ de Merrilor, c’est fait, oui. Mais à Thakan’dar, le combat continue.
— Je dois retourner au travail ! dit Perrin.
En tout et pour tout, il portait ses sous-vêtements. Mais une Aielle comme Chiad n’en ferait pas toute une affaire. Donc, il repoussa ses couvertures.
Hélas, l’épuisement ne l’avait toujours pas abandonné.
— Tu ne me dis pas de rester au lit ? s’étonna-t-il en cherchant son pantalon et sa chemise.
Les vêtements étaient au pied du lit, pliés à côté de son marteau. Pour y aller, il dut s’appuyer au matelas.
— Tu ne me dis pas non plus qu’on ne doit pas se battre quand on est fatigué ? Toutes les femmes que je connais n’ont que ça à la bouche.
— Avec l’âge, lâcha sèchement Chiad, j’ai découvert que souligner la stupidité des hommes les rend encore plus idiots. En outre, je suis une gai’shain. Sermonner n’est pas dans mes attributions.
Perrin crut voir son interlocutrice rougir dans le noir. En tout cas, il sentit son embarras. À dire vrai, elle n’agissait pas du tout comme une gai’shain.
— Rand aurait dû te libérer de tous tes vœux.
— Il n’a pas ce pouvoir ! se récria Chiad.
— À quoi rimera l’honneur, si le Ténébreux l’emporte ? siffla Perrin en enfilant son pantalon.
— L’honneur, c’est tout ce qui compte… Il justifie qu’on risque sa vie et même qu’on mette en danger l’avenir du monde. Sans honneur, il vaut mieux tout perdre…
Perrin supposa qu’il aurait pu parler ainsi de certains sujets. Il ne s’agissait pas de porter une ridicule tenue blanche, mais il y avait des choses qu’il ne ferait pour rien au monde – les exactions des Capes Blanches, par exemple – même si l’avenir de l’humanité était en jeu.
Donc, il abandonna le sujet.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il en passant sa chemise.
— Gaul, il…
— Par la Lumière ! J’aurais dû te le dire tout de suite… Désolé, mais en ce moment, j’ai de la limaille de fer en guise de matière grise. Quand je l’ai quitté, il allait bien. Là où il se trouve, le temps s’écoule plus lentement. Un peu plus d’une heure a dû passer, mais il faut que je retourne le chercher.
— Dans ton état ? demanda Chiad.
Et voilà ! Chassez le naturel, et il revient au galop !
— Non, répondit Perrin. La dernière fois, j’ai failli me briser la nuque. Il faut qu’une Aes Sedai me débarrasse de ma fatigue.
— Ce tissage est dangereux.
— Plus dangereux que laisser mourir Rand ? Ou qu’abandonner Gaul dans le Monde des Rêves, sans un allié, et avec la mission de protéger le Car’a’carn ?
— S’il doit se battre seul, fit Chiad, ce benêt risque de s’embrocher sur sa propre lance.
— Je ne voulais pas dire…
— Tais-toi, Perrin Aybara ! Je vais essayer de te trouver une sœur.
Chiad sortit dans un bruissement de tissu.
Perrin s’étendit sur le lit et se frotta les yeux avec le talon de ses mains. La dernière fois, quand il avait affronté Tueur, il était bien plus confiant qu’aujourd’hui. Pourtant, il avait échoué. Serrant les dents, il espéra que Chiad reviendrait vite.
Entendant du bruit dans le couloir, devant sa porte, il se rassit aussi vivement qu’il en était capable.
Une large silhouette entra dans la chambre puis retira le cache d’une lampe. Bâti comme une enclume, maître Luhhan était doté d’un torse court et puissant et de bras énormes. Dans le souvenir de Perrin, il n’avait pas tant de cheveux gris. Bien sûr, il avait vieilli, mais sans devenir frêle. Et il resterait sûrement ainsi pour toujours.
— Seigneur Yeux-Jaunes ? demanda-t-il.
— Par la Lumière ! Maître Luhhan, si quelqu’un a le droit de m’appeler Perrin, c’est bien vous. Et vous pouvez même me donner du « bon à rien d’apprenti », si ça vous chante.
— Allons, allons, fit le forgeron en avançant. Je ne t’ai jamais appelé ainsi, à part une fois.
— Quand j’ai cassé la lame neuve de la faux de maître al’Moor, se souvint Perrin avec un sourire. J’étais sûr de pouvoir la redresser…
Maître Luhhan eut un petit rire. S’arrêtant au pied du lit, il baissa les yeux sur le marteau et le frôla du bout des doigts.
— Tu es devenu un maître de la forge, mon garçon…
Sur ces mots, maître Luhhan s’assit sur un tabouret.
— D’un artisan à un autre, je suis impressionné. Je doute d’être capable de réaliser un chef-d’œuvre tel que ce marteau.
— Vous avez pourtant fabriqué ma hache.
— C’est vrai, mais je ne cherchais pas la beauté, juste le meilleur moyen de tuer.
— Parfois, tuer est nécessaire.
— Mais ce n’est jamais beau. Jamais !
Perrin approuva du chef.
— Merci, dit-il. De m’avoir trouvé puis emmené ici. De m’avoir sauvé, quoi.
— C’était par pur égoïsme, fiston ! Si on se sort de tout ça, ce sera grâce à vous trois, les garçons. J’en suis absolument sûr !
Maître Luhhan secoua la tête, comme s’il avait quand même du mal à y croire.
Au moins, un homme, en ce monde, se souvenait des trois jeunes gars de Champ d’Emond. L’un des trois – Mat, pour ne pas le nommer – étant plus souvent qu’à son tour dans la mouise.
À vrai dire, pensa Perrin, je parie qu’il continue à s’y fourrer tout le temps.
S’il fallait en croire les couleurs tourbillonnantes et l’image qu’elles formèrent, le jeune flambeur, pour l’instant, ne se battait pas mais conversait avec des Seanchaniens.
— Chiad dit que les combats sont terminés, au champ de Merrilor ?
— C’est vrai, oui. Je suis venu ici avec des blessés. Tam et Abell doivent déjà m’attendre, mais je voulais voir comment tu allais.
Perrin hocha la tête. Cette attraction, en lui… Eh bien, elle était plus forte que jamais. Rand avait besoin de son aide.
La guerre n’était pas finie. Loin de là.
— Maître Luhhan, j’ai fait une erreur.
— Une erreur, toi ?
— Je suis allé au-delà de mes limites… (Rageur, Perrin flanqua un coup de poing dans un des montants du lit.) J’aurais dû être plus malin, maître Luhhan ! Mais je recommence toujours. À force de travailler toute une journée, je ne tiens plus debout le lendemain.
— Mon gars, fit maître Luhhan en se penchant, ce qui m’inquiète, aujourd’hui, c’est qu’il risque de ne pas y avoir de lendemain.
Perrin leva les yeux, le front plissé.
— S’il y a un moment où se pousser au-delà de ses limites, c’est bien celui-là. Nous avons remporté une bataille, mais si le Dragon Réincarné perd… Fiston, pour moi, tu n’as pas commis d’erreur. Devant la forge, c’est notre dernière chance. La veille du matin où la pièce majeure doit être livrée. Aujourd’hui, il te faut travailler jusqu’à ce que le boulot soit fait.
— Et si je m’écroule ?
— Eh bien, tu auras tout donné !
— Je peux échouer parce que je me serai vidé de mes forces.
— C’est mieux que de tout rater parce qu’on ne s’est pas assez engagé. Je sais que ça paraît bizarre, et je me trompe peut-être. Hum… tout ce que tu dis est valable pour une journée de travail normale. Mais nous n’en sommes plus là… Plus du tout !
Maître Luhhan prit Perrin par le bras.
— Tu te vois comme un type qui est allé trop loin, mais ce n’est pas l’image que j’ai de toi. Moi, je vois quelqu’un qui a appris à se contenir. Quelqu’un qui sait tenir une tasse avec une incroyable délicatesse, parce qu’il a peur de la casser avec sa force colossale. Quelqu’un qui sait serrer la main d’un homme avec la fermeté requise, mais sans lui écrabouiller les doigts. Quelqu’un capable de se déplacer avec la réserve voulue, histoire de ne bousculer personne et de ne rien renverser.
» Ces leçons, il fallait que tu les apprennes, fiston, parce que tu avais besoin de te contrôler. Mais en toi, je vois aussi un gamin devenu un homme qui ne sait pas encore comment gérer sa transformation. Un type qui a peur de ce qui risque d’arriver s’il lâche la bonde à son caractère profond. Tu agis ainsi pour ne blesser personne, j’en ai conscience. Mais aujourd’hui, il est temps de te lâcher. Assez de retenue !
— Je ne me retiens pas, maître Luhhan. C’est vrai, je le jure.
— Sans blague ? Eh bien, tu as peut-être raison…
Dans l’odeur du forgeron, Perrin identifia… de la gêne.
— Écoute-moi bavasser comme si tout ça me regardait. Désolé, Perrin. Je ne suis pas ton père.
— C’est vrai, souffla Perrin alors que son visiteur se levait. Parce que je n’en ai plus…
Maître Luhhan eut un regard attristé.
— Ces maudits Trollocs…
— Ce n’étaient pas eux, souffla Perrin. Mais Padan Fain.
— Quoi ? Tu en es sûr ?
— Un Fils de la Lumière me l’a dit, et il ne mentait pas.
— Fain… Il rôde toujours quelque part, pas vrai ?
— Oui, confirma Perrin. Et il déteste Rand. Il y a aussi un autre homme. Le seigneur Luc. Vous vous souvenez ? On lui a donné l’ordre de tuer Rand. Avant la fin de cette histoire, je pense qu’ils essaieront tous les deux.
— Dans ce cas, tu dois t’assurer qu’ils échoueront, mon gars.
Perrin sourit puis tourna la tête vers la porte, car il venait d’entendre des bruits de pas dans le couloir. Chiad entra quelques instants plus tard. Dans son odeur, Perrin sentit qu’elle était contrariée qu’il l’ait entendue venir. Également en tenue blanche, Bain suivait sa compagne. Derrière…
Masuri ! Certainement pas l’Aes Sedai que Perrin aurait choisie. D’instinct, il pinça les lèvres.
— Tu ne m’aimes pas, fit la sœur. Je le sais.
— Je n’ai jamais dit ça, répondit Perrin. Pendant nos voyages, tu m’as beaucoup aidé.
— Pourtant, tu ne me fais pas confiance… Mais c’est une autre affaire. Tu veux retrouver tes forces, et je suis probablement la seule femme qui acceptera de faire ça pour toi. Les Matriarches et les sœurs jaunes te flanqueraient une fessée avant de te remettre sous les couvertures.
— Je sais, fit Perrin en s’asseyant sur le lit. (Il hésita un peu.) Je veux savoir pourquoi tu rencontrais Masema dans mon dos.
— Je viens ici à ta demande, et tu exiges des réponses pour m’autoriser à te faire une faveur ?
— Pourquoi le voyais-tu en secret, Masuri ?
— Parce que je comptais l’utiliser.
— L’utiliser ?
— Avoir de l’influence sur quelqu’un qui se faisait appeler le Prophète du Dragon aurait pu être précieux.
Dans l’odeur de la sœur, Perrin identifia de l’embarras.
— Les temps étaient différents, seigneur Aybara. Je ne te connaissais pas vraiment. Personne ne te connaissait.
Perrin eut comme un grognement.
— J’étais stupide, dit Masuri. C’est ça que tu veux entendre ? Mais depuis, j’ai changé.
Perrin dévisagea la sœur, soupira puis lui tendit son bras. C’était une réponse d’Aes Sedai, mais une des plus franches qu’il ait jamais entendues.
— Guéris-moi, dit-il. Et merci d’avance.
Masuri lui prit le bras. Presque aussitôt, il sentit sa fatigue disparaître – comme une vieille couette suffisamment pliée pour être rangée dans une petite boîte. D’un seul coup, il fut revigoré et plein d’ardeur. Ravi, il se leva quasiment d’un bond.
Vacillante, Masuri s’assit au bord du lit. Fermant un poing, Perrin se sentit prêt à défier n’importe qui, y compris le Ténébreux.
— C’est formidable !
— On dit que je suis très bonne avec ce tissage. Mais sois prudent, car…
— Oui, je sais… Mon corps reste fatigué, mais je ne m’en aperçois plus.
En fait, tout bien réfléchi, ce n’était même pas ça. Sa fatigue, il la sentait toujours, comme un serpent caché dans un trou et qui attend de frapper. Bientôt, elle le consumerait de nouveau.
Donc, il devait achever son travail avant que ça arrive. Après avoir pris une grande inspiration, il ordonna à son marteau de se matérialiser dans sa main.
L’arme ne bougea pas.
Logique… C’est le monde réel, pas le rêve des loups…
Le jeune seigneur avança, prit le marteau et le glissa dans son fourreau. Puis il se tourna vers Chiad et vit que Bain s’était réfugiée dans le couloir.
— Je trouverai Gaul, assura-t-il. Et s’il est blessé, je l’amènerai ici.
— Agis ainsi, oui, approuva Chiad. Mais nous ne serons plus là.
— Vous allez au champ de Merrilor ? demanda Perrin, surpris.
— Certaines d’entre nous peuvent se rendre utiles en aidant à transférer les blessés. Par le passé, les gai’shain ne faisaient pas ce genre de choses, mais il nous faut sans doute évoluer…
Perrin acquiesça, puis il ferma les yeux. Imaginant qu’il allait s’endormir, il se sentit sombrer. Le temps passé dans le rêve des loups l’avait très bien entraîné. En se concentrant, il pouvait s’abuser lui-même. Ça ne changeait pas le monde autour de lui, mais ça modifiait ses perceptions.
Dérivant vers le sommeil, il vit le chemin et s’engagea sur la branche qui permettait d’entrer en chair et en os dans le rêve des loups. Avant de se décaler d’un monde à un autre, il entendit Masuri pousser un petit cri de surprise.
Ouvrant les yeux, il fut étonné par la violence du vent. Alors qu’il se réceptionnait sur le sol avec des jambes redevenues puissantes, il créa une petite poche de calme.
Sur un côté, il restait une partie des murs du palais, mais elle ne tarda pas à voler en éclats. Derrière, la ville avait presque entièrement disparu. Des blocs de pierre, de-ci de-là, rappelaient les endroits où se dressaient des bâtiments.
Le ciel grinçait comme du métal qu’on plie.
Perrin fit se matérialiser le marteau entre ses mains, puis il se lança dans sa dernière chasse.
Assis sur un gros rocher couvert de suie, Thom Merrilin fumait la pipe en contemplant la fin du monde.
En matière de point de vue pour observer un spectacle, il était un expert. Eh bien, en ce jour, son rocher était le meilleur siège du monde. Placé à côté de l’entrée de la Fosse de la Perdition, il en était assez proche pour qu’il puisse se pencher, plisser les yeux et voir en partie le jeu d’ombre et de lumière qui se déroulait là-dedans.
Un nouveau coup d’œil lui apprit que rien n’avait changé.
Ne prends pas trop de risques, Moiraine ! pensa-t-il. Je t’en supplie !
Thom était également assez près du bord du chemin pour voir la vallée qui s’étendait à ses pieds. Lissant sa moustache, il tira sur sa bouffarde.
Quelqu’un devait graver ces événements dans sa mémoire. Et de toute façon, il ne pouvait pas passer son temps à s’inquiéter pour Moiraine. Du coup, il chercha les meilleurs mots pour décrire ce qu’il voyait. En excluant des termes comme « épique » ou « historique », bien trop galvaudés.
Dans la vallée, des bourrasques faisaient onduler le cadin’sor des Aiels qui affrontaient les Voiles Rouges. Sur les fidèles du Dragon qui gardaient l’entrée du chemin, des éclairs pleuvaient sans cesse, déchiquetant ces malheureux par dizaines.
Soudain, tout changea, et des éclairs tombèrent, mais sur les Trollocs. Dans le ciel, les nuages semblèrent vouloir se dissiper, car les Régentes prenaient le contrôle du climat. Un temps, en tout cas, avant que les Ténèbres s’en emparent de nouveau.
Aucun camp ne parvenait à garder durablement l’avantage.
Des monstres noirs semaient la mort partout dans la vallée. Et ces Chiens des Ténèbres ne crevaient pas malgré les efforts de dizaines de défenseurs.
Sur la droite, Thakan’dar était couverte par un épais brouillard que le vent, bizarrement, ne parvenait pas à chasser.
Paroxystique ? avança Thom, toujours en quête de vocabulaire. Non, trop convenu…
Quand on utilisait les mots attendus par les gens, ils s’ennuyaient très vite. Une grande ballade devait être surprenante.
L’astuce était de ne jamais être prévisible. Quand un public s’attendait à votre gestuelle et commençait à chercher la balle cachée dans votre manche – ou à sourire avant que vous ayez énoncé la chute de votre histoire –, il était temps de remballer sa cape, de s’incliner une dernière fois et de tirer sa révérence. Après tout, c’était, là aussi, ce que les gens attendaient le moins… quand tout allait bien.
Thom se pencha de nouveau et sonda le tunnel. Sans voir Moiraine, bien entendu, car elle s’y était beaucoup trop engagée. Mais il la sentait dans son esprit, grâce au lien.
Elle aussi contemplait la fin du monde avec courage et détermination. Malgré lui, Thom eut l’ombre d’un sourire.
En bas, la bataille, comme un hachoir géant, débitait en petits morceaux des humains et des Trollocs. Un peu à l’écart de cette boucherie, les Aiels s’étripaient avec leurs cousins maléfiques en voile rouge. Jusqu’à l’arrivée des Chiens des Ténèbres, les forces semblaient égales.
En tout cas, ces Aiels, noirs ou rouges, étaient infatigables. Parfaitement frais, après…
Après quoi ? Thom était incapable de dire depuis combien de temps duraient les massacres. Depuis son arrivée au mont Shayol Ghul, il avait dormi cinq ou six fois, mais sans pouvoir dire si ça correspondait à des jours. Jetant un coup d’œil au ciel, il ne vit pas trace du soleil. Pourtant, les tissages des Régentes – avec l’aide de la Coupe des Vents – avaient généré une grosse masse de nuages blancs qui venaient percuter les noirs. Une sorte de bataille aérienne, copie conforme de celle qui se déroulait au sol. Le blanc contre le noir.
Périlleux ? pensa Thom.
Non, ce n’était pas bon non plus. Pourtant, il fallait bien qu’il compose une ballade. Rand le méritait. Et Moiraine aussi. Car cette victoire serait la sienne autant que celle du Dragon Réincarné.
Thom avait besoin de mots. Les meilleurs possible.
Alors que les Aiels, en courant au combat, tapaient sur leur bouclier avec l’embout de leur lance, tandis que le vent s’engouffrait dans le tunnel, et pendant qu’il sentait à l’intérieur la présence de son aimée, le trouvère continua à chercher.
En bas, les arbalétriers domani rechargeaient frénétiquement leurs armes. Au début, il y en avait des milliers. À présent, il en restait quelques poignées.
Terrifiant, peut-être…
Un mot adapté, oui, mais pas le meilleur. Cela dit, s’il était prévisible, ce terme-là tapait rudement juste, Thom le sentait jusque dans la moelle de ses os. Moiraine luttant pour sa vie. Les forces de la Lumière au bord de la défaite et de la mort. Pour être terrifié, le vieux trouvère l’était ! Pour sa femme, et pour toute l’humanité.
Mais le mot en lui-même était prosaïque. Il lui fallait un terme parfait.
En bas, les Teariens, désespérés, brandissaient encore leurs piques contre un raz-de-marée de monstres. De leur côté, les fidèles du Dragon se battaient avec les moyens du bord.
Dans un coin, un chariot à vapeur renversé gisait sur le côté. Un peu plus tôt, via le dernier portail, il avait délivré une ultime cargaison de flèches et de carreaux en provenance de Baerlon. Depuis des heures, plus rien n’était arrivé. La tempête et la distorsion temporelle, ici, avaient de drôles d’effets sur le Pouvoir de l’Unique.
Thom nota qu’il devrait mentionner le chariot – en soulignant ses extraordinaires caractéristiques, par exemple la façon dont ses flancs en fer avaient dévié les flèches.
Dans chaque corde d’arc tirée et chaque main qui serrait une arme, il y avait de l’héroïsme. Comment rendre compte d’une telle gloire ? Et comment transmettre la peur, les dévastations, l’extraordinaire bizarrerie de toutes ces scènes ?
La veille, lors d’une trêve du sang, les deux camps avaient cessé de s’étriper pour déblayer les cadavres.
Thom avait besoin d’un mot qui rende compte du chaos, de la mort, du vacarme et de la pure bravoure.
En bas, des Aes Sedai s’engageaient sur le chemin au sommet duquel attendait Thom. Lentement, elles dépassèrent des archers qui sondaient le terrain en quête de Blafards.
Hallucinant ! songea Thom. Oui, c’est le bon mot. Inattendu, mais authentique. Majestueusement hallucinant. Non, pas « majestueusement ». Pas d’adverbe ni rien d’autre. Si c’est le bon mot, il se suffira à lui-même. Sinon, en rajouter soulignera à quel point il n’est pas adapté.
Cette fin du monde était conforme à ce qu’elle devait être. Alors que le ciel se déchirait, des factions se disputant le contrôle des éléments, les soldats d’une multitude de nations faisaient leur baroud d’honneur. Et si la Lumière finissait par gagner, ce serait un miracle.
Cette réalité, bien entendu, horrifiait Thom. Une émotion adaptée. Et qui devrait ressortir de sa ballade. Tirant sur sa pipe, il s’avisa qu’il le faisait pour s’empêcher de trembler.
Non loin de là, une paroi de la vallée explosa, projetant une averse de roche sur les belligérants. Pour tout l’or du monde, Thom n’aurait su dire quel camp avait fait ça.
Sur ce champ de bataille, il y avait des Rejetés, et le trouvère entendait bien s’en tenir le plus loin possible.
Voilà ce qu’on obtient, vieil homme, quand on ne sait pas raccrocher à temps…
Pourtant, il était content de n’avoir pas pu fuir, sa tentative d’abandonner Rand, Mat et les autres ayant échoué. Aurait-il vraiment aimé être assis dans une auberge, bien tranquille, pendant que l’Ultime Bataille faisait rage ? Aurait-il voulu que Moiraine y participe seule ?
Thom secoua la tête. Aussi fou que n’importe quel homme – ou n’importe quelle femme –, il avait simplement assez d’expérience pour en être conscient. Pour ça, il fallait avoir vu se succéder bien des saisons…
Le groupe d’Aes Sedai s’immobilisa au milieu du chemin – à part une, qui continua à avancer en direction de la grotte. Cadsuane…
Dans la vallée, il y avait beaucoup moins de sœurs qu’avant. Des pertes énormes… Mais en venant ici, ces femmes savaient ce qui les attendait. Ce front était le plus dur, et les combattants n’y avaient quasiment aucune chance de survivre. En cas de victoire, un miraculé sur dix serait déjà un très bon résultat. Le grand Rodel Ituralde lui-même, Thom le savait, avait écrit une lettre d’adieu à sa femme avant d’accepter le commandement.
Le trouvère avait fait comme lui…
Cadsuane salua Thom de la tête, puis elle continua son chemin vers la grotte où Rand se battait pour l’avenir du monde. Dès qu’elle l’eut dépassé, Thom fit jaillir un couteau de sa manche – l’autre main serrant toujours sa pipe – et le lança. Touchée entre les omoplates, la colonne vertébrale sectionnée, la sœur s’écroula comme un sac de pommes de terre.
Ça, c’est une métaphore éculée, pensa Thom. Un sac de pommes de terre ? Je devrais trouver autre chose, pour ce passage. D’autant plus que les sacs de pommes de terre ne s’écroulent pas si souvent que ça.
La sœur s’écroula comme… Comme quoi ? Du grain qui coule d’un trou dans un sac ? Oui, c’était plus original.
Une fois la sœur au sol, raide morte, son tissage se dissipa, révélant un tout autre visage que celui de la légende. L’usurpatrice, Thom la reconnut vaguement. Une Domani. Quel était son nom, déjà ? Jeaine Caide. Une assez jolie femme.
Thom secoua la tête. La démarche l’avait trahie. Les gens ignoraient-ils donc que chaque personne avait une façon bien à elle de marcher ? Chaque femme qui avait essayé de passer devant lui s’était dit que changer d’apparence et de tenue – voire de voix – suffirait à le tromper.
Sautant de son perchoir, Thom souleva le cadavre puis le jeta dans une niche rocheuse où il y en avait déjà cinq. Désormais, l’endroit était surpeuplé.
Sans cesser de tirer sur sa pipe, le trouvère retira sa cape et la plaça sur l’entrée de la cachette afin de dissimiler la main de la sœur noire qui en émergeait.
Une fois encore, il sonda le tunnel. Même s’il ne vit pas Moiraine, ce rituel le réconfortait.
Remontant sur son rocher, il prit de quoi écrire et – oubliant le tonnerre, les cris, les explosions et le rugissement du vent – se mit à rédiger.