31 Une tempête d’Eau

Alors que la bataille faisait rage entre ses forces et les Shariens, Egwene regardait de l’autre côté du fleuve. Revenue dans son camp, du côté « Arafel » du gué, elle brûlait d’envie de se joindre à la bataille. Mais avant, elle devait parler avec Bryne de ce qui s’était passé du côté des collines.

Hélas, elle avait trouvé le poste de commandement désert.

Dans le camp, des Aes Sedai, des archers et des piquiers – les survivants, en tout cas – continuaient à émerger des portails ouverts au sommet des collines, au sud. Très affairées, les sœurs conversaient entre elles sur un ton alarmé. Toutes semblaient épuisées, mais aux coups d’œil fréquents qu’elles jetaient sur la bataille, de l’autre côté du fleuve, elles étaient aussi pressées qu’Egwene d’aller en découdre contre les Ténèbres.

La Chaire d’Amyrlin fit signe d’approcher au messager qui attendait devant le poste de commandement.

— Va dire aux sœurs qu’elles auront moins d’une heure pour récupérer. Maintenant que nous avons abandonné les collines, les Trollocs qui nous combattaient ne tarderont pas à débouler ici.

Egwene allait faire avancer les Aes Sedai en aval du fleuve, afin qu’elles puissent attaquer les Trollocs qui se regroupaient pour prendre à revers ses soldats.

— Dis aux archers qu’ils viendront avec nous, ajouta-t-elle. Autant qu’ils utilisent leurs dernières flèches, avant qu’on puisse les réapprovisionner.

Alors que le messager s’éloignait, Egwene se tourna vers Leilwin, qui se tenait non loin de là avec Bayle Domon, son cher mari.

— Leilwin, on dirait qu’il y a des cavaliers du Seanchan de l’autre côté du fleuve. Tu peux m’en dire plus ?

— Oui, mère, ce sont bien des Seanchaniens. Tu vois cet homme, là-bas ?

Leilwin désigna un type aux tempes rasées qui se tenait près d’un arbre, à côté de l’eau. Affublé d’un pantalon large, il portait une veste marron qui – bizarrement – aurait très bien pu être un modèle de Deux-Rivières.

— Il m’a dit qu’une légion commandée par le lieutenant général Khirgan est venue du camp des Seanchaniens, et qu’elle avait été envoyée par le général Bryne.

— Il a ajouté que cette force était accompagnée par le Prince des Corbeaux, précisa Domon.

— Mat ?

— Oui, et il a fait plus que les accompagner. Il a commandé un escadron de cavalerie – celui qui s’est interposé entre les Shariens et notre flanc gauche. Le Prince est arrivé juste à temps, parce que nos piquiers étaient en très mauvaise posture.

— Egwene ! fit Gawyn, un bras tendu.

Au sud, quelques centaines de pas après le gué, un petit groupe de soldats sortait de l’eau. En sous-vêtements, ils portaient leur épée attachée dans le dos. C’était trop loin pour qu’on en soit sûr, mais un des hommes de tête semblait très familier.

— Ce ne serait pas Uno ? demanda Egwene.

Elle fit signe qu’on lui amène son cheval, se hissa en selle et partit au galop. Suivie par Gawyn et ses gardes, elle rejoignit les soldats, qui reprenaient leur souffle sur la rive.

Soudain, un chapelet de jurons retentit.

— Uno, c’est bien toi !

— Il était fichtrement temps que quelqu’un arrive ! s’écria Uno tout en se mettant au garde-à-vous. Mère, nous sommes dans la mouise !

— Je vois, oui, fit Egwene entre ses dents serrées. J’étais sur une colline quand tes forces ont subi une attaque. Nous avons fait de notre mieux, mais il y avait trop de Trollocs. Comment t’en es-tu sorti ?

— Comment on s’en est sortis, mère ? En bougeant nos fichues miches ! Quand les types se sont mis à tomber comme des maudites mouches autour de nous, on a fichu le camp alors qu’un éclair de malheur s’abattait sur nos arrières. Comme des fous, on a couru vers ce maudit fleuve, on s’est déshabillés et on a plongé. Mère, sauf ton respect, on a tous nagé comme si on avait le feu aux fesses !

Son toupet oscillant en rythme, Uno continua ses imprécations. Egwene aurait juré que l’œil peint sur son bandeau devenait de plus en plus rouge.

Après avoir inspiré à fond, Uno continua, un ton plus bas.

— Je ne comprends pas, mère. Un idiot de messager est venu nous dire que les Aes Sedai postées sur les collines avaient des problèmes et que nous devions prendre à revers les maudits Trollocs qui les attaquaient. J’ai demandé qui allait se charger de protéger notre flanc gauche, près du fleuve, et qui – nom de nom ! – défendrait notre propre flanc de malheur quand on attaquerait les Trollocs. Le type a dit que le général Bryne avait tout prévu. La réserve de cavalerie nous remplacerait près du fleuve, et les Illianiens défendraient nos fichus flancs. Pour être protégés, on l’a été, ça oui ! Un maudit escadron, comme si une mouche pouvait à elle seule faire fuir un faucon de malheur.

» Les Trollocs nous attendaient, comme si on les avait prévenus de notre arrivée. Mère, ça ne peut pas être la faute de Gareth Bryne. Un fichu traître buveur de lait et égorgeur de moutons nous a mis dedans ! Avec tout le respect que je te dois, mère !

— Je ne peux pas croire ça, Uno. Je viens d’apprendre que Bryne a fait venir une unité de la cavalerie du Seanchan. Ces renforts sont peut-être simplement arrivés en retard. Nous en saurons plus quand j’aurai trouvé le général. En attendant, conduis tes hommes au camp, histoire qu’ils se reposent. La Lumière sait qu’ils le méritent.

Uno acquiesça. Faisant volter sa monture, Egwene retourna au camp au grand galop.


S’aidant du sa’angreal de Vora, Egwene tissa de l’Air et de l’Eau, puis elle mélangea les flux. Du fleuve monta soudain une grande colonne d’eau. Aussitôt, la jeune dirigeante la projeta sur les Trollocs qui se lançaient à l’attaque du flanc gauche de son armée, du côté « Kandor » du cours d’eau.

Son cyclone liquide percuta les monstres. Pas assez violemment pour les projeter dans les airs – pour ça, elle n’avait plus assez de puissance –, mais il les força quand même à reculer, les mains levées pour se protéger le visage.

Derrière la Chaire d’Amyrlin et les autres Aes Sedai, les archers décochèrent des volées de flèches qui s’élevèrent dans le ciel, pas en le noircissant, comme Egwene aurait aimé – il n’y avait pas assez de projectiles pour ça –, mais en fauchant quand même une bonne centaine de monstres chaque fois.

Sur le côté, Pylar et deux autres sœurs marron – toutes très douées pour les tissages de Terre – faisaient s’ouvrir le sol sous les pas des Trollocs. À côté, Myrelle et un grand groupe de sœurs vertes tissaient des boules de feu qu’elles envoyaient sur des groupes de monstres – la plupart continuant à avancer comme si de rien n’était jusqu’à ce que les flammes les forcent à s’écrouler.

Les Trollocs rugissaient et braillaient, mais ils chargeaient toujours les défenseurs qui se tenaient dos au fleuve. Soudain, plusieurs rangs de cavaliers seanchaniens se détachèrent de la ligne de défense et foncèrent sur les attaquants. La manœuvre fut si vive que les monstres n’eurent pas le temps de lever leurs lances avant d’encaisser la charge. Les premiers rangs tombèrent comme des quilles. Satisfaits, les cavaliers s’écartèrent, firent demi-tour et regagnèrent leur point de départ.

Fatiguée ou non – là, on pouvait parler d’épuisement –, Egwene continuait à canaliser. Mais les Trollocs ne cédaient pas. Au contraire, de plus en plus furieux, ils attaquaient les humains avec une étrange frénésie.

Au-dessus des bruits du vent et de l’eau, Egwene entendait clairement leurs cris.

Les Trollocs enrageaient ? Eh bien, ils ne sauraient pas ce qu’était la colère avant d’avoir goûté à celle de la Chaire d’Amyrlin. Allant jusqu’aux limites de ses capacités, Egwene se gorgea de Pouvoir. Ensuite, elle chauffa son cyclone liquide pour que les monstres aient les yeux, les mains et même le cœur brûlés. Le sa’angreal de Vora brandi comme une lance, elle aussi cria à s’en casser les cordes vocales.

Des heures semblèrent s’écouler. Puis, à bout de forces, la jeune dirigeante laissa Gawyn la convaincre d’aller un moment à l’arrière. Le jeune homme partit chercher leurs chevaux. En l’attendant, Egwene regarda de l’autre côté du fleuve.

Aucun doute là-dessus : le flanc gauche avait encore perdu du terrain – une trentaine de pas. Même avec le soutien des Aes Sedai, cette bataille n’était pas gagnable.

Il était temps qu’Egwene trouve enfin Gareth Bryne.

Dès qu’elle fut de retour au camp avec Gawyn, la Chaire d’Amyrlin sauta de selle, confia son cheval à Leilwin et l’encouragea à l’utiliser pour transporter les blessés. Ici, on en trouvait beaucoup, qu’on avait aidés à passer le gué pour les conduire en sécurité. Des braves en piteux état, mais sauvés par leurs frères d’armes.

Hélas, Egwene n’avait plus assez de force pour guérir, et moins encore pour ouvrir un portail en direction de Tar Valon ou de Mayene. Et les Aes Sedai qui ne se battaient plus semblaient aller au moins aussi mal qu’elle.

— Egwene, souffla Gawyn, cavalier en vue ! Cavalière, plutôt. On dirait une noble dame du Seanchan.

Membre du Sang ? se demanda Egwene en suivant le regard de son mari. Au moins, il était encore assez fringant pour monter la garde. Les sœurs qui se privaient volontairement d’un Champion, elle les comprenait de moins en moins…

La femme qui approchait portait de riches soieries typiques de l’Empire. En les voyant, Egwene eut un haut-le-cœur. Cette splendeur existait parce que de pauvres damane étaient contraintes d’obéir au Trône de Cristal. Oui, cette Haute Dame appartenait certainement au Sang, car une escorte de Gardes de la Mort veillait sur elle. Il fallait être importante pour…

— Par la Lumière ! s’écria Gawyn. On dirait que c’est Min !

Egwene n’en crut pas ses yeux, mais il avait raison.

La jeune femme s’arrêta devant la Chaire d’Amyrlin.

— Mère, dit-elle avant de s’incliner au milieu de ses protecteurs au visage de marbre.

— Min, tu vas bien ? demanda Egwene.

Sois prudente, ne lâche pas trop d’informations…

Min était-elle prisonnière ? Quand même, elle ne pouvait pas s’être ralliée aux Seanchaniens…

— Oui, ça va, marmonna-t-elle. On m’a pomponnée, affublée de ces merveilles, et offert les mets les plus délicats. Je précise quand même que, dans l’Empire, « délicat » n’est pas toujours synonyme de « goûteux ». Tu devrais voir ce qu’ils boivent, Egwene.

— Je les ai vus vivre, répondit la jeune dirigeante, glaciale.

— Oui, c’est vrai… Mère, nous avons un problème.

— De quel genre ?

— Eh bien, ça dépend de la confiance que tu accordes à Mat.

— Je me fie à lui quand il s’agit de se mettre dans la mouise ou de dénicher des gargotes et des tripots, et ça où qu’il se trouve.

— Tu le vois en commandant en chef ?

Egwene hésita. Une question pas si stupide que ça.

Min jeta un coup d’œil aux Gardes de la Mort, qui ne semblaient pas décidés à la laisser approcher davantage d’Egwene, puis elle se pencha en avant.

— Mère, Mat pense que Bryne conduit ton armée à sa perte. Selon lui, le général est un Suppôts des Ténèbres.

Gawyn éclata de rire.

Egwene en fut très surprise. Elle aurait cru qu’il s’étranglerait d’indignation.

— Gareth Bryne ? fit-il. Un Suppôt ? Avant lui, je soupçonnerais plutôt ma propre mère. Conseille à Cauthon de ne pas forcer sur les alcools forts de sa royale épouse. À l’évidence, il ne sait plus ce qu’il dit.

— Je suis encline à partager l’avis de Gawyn, fit Egwene.

Pourtant, comment fermer les yeux sur l’étrange façon dont son armée était dirigée ?

Elle tirerait ça au clair bientôt.

— Mat s’occupe toujours des gens qui n’ont pas besoin qu’on s’occupe d’eux. Il essaie de me protéger. Dis-lui que nous apprécions sa… mise en garde.

— Mère, il semble certain de son fait. Ce n’est pas une blague. Il veut que tu lui confies le commandement de ton armée.

— Mon armée ? répéta Egwene, glaciale.

— C’est ça, oui.

— Entre les mains de Matrim Cauthon ?

— Exactement. Je tiens à préciser que l’Impératrice l’a nommé à la tête des forces de l’Empire. Désormais, il est le maréchal général Cauthon.

Les ta’veren

Egwene secoua la tête.

— Mat est un bon tacticien, c’est vrai, mais lui confier l’armée de la Tour Blanche… Non, c’est hors de question. Et ça dépasse mon autorité. Sur ces affaires, c’est le Hall de la Tour qui décide. À présent, peux-tu convaincre les braves hommes qui t’entourent que tu ne risqueras rien si tu viens avec moi ?

Même si elle rechignait à l’admettre, Egwene avait besoin des Seanchaniens. Pour sauver Min, elle ne prendrait pas le risque de saboter l’alliance – d’autant plus que la jeune femme ne semblait pas en danger dans l’immédiat. Mais si les Seanchaniens s’avisaient qu’elle avait prêté leurs serments à Falme…

— Ne t’en fais pas pour moi, dit Min avec une grimace. Je suis à ma place auprès de Fortuona. Elle connaît mon petit secret, si tu vois ce que je veux dire. Un grand merci à Mat ! Ça me met en position de l’aider. Donc, de t’être utile.

Une remarque lourde de sens caché… Trop stoïques pour réagir en entendant Min prononcer le nom de leur dirigeante, les Gardes de la Mort se raidirent cependant.

Sois prudente, Min, pensa Egwene. Tu es entourée de buissons d’épineux d’automne…

Mais la compagne de Rand ne semblait pas s’en soucier.

— Mère, réfléchiras-tu au moins aux propos de Mat ?

— Sur Gareth Bryne ? (Vraiment, c’était risible.) Retourne auprès de Matrim et dis-lui de nous soumettre ses suggestions en matière de tactique, si ça lui chante. Pour l’instant, je dois trouver mes généraux pour décider de la suite.

Gareth Bryne, où es-tu ?


Une volée de flèches noires fendit le ciel, presque invisible sur le fond de nuages, puis s’abattit tel un torrent sur les hommes d’Ituralde qui défendaient l’entrée de la vallée de Thakan’dar. Certains projectiles rebondirent contre les boucliers, et d’autres s’enfoncèrent dans la chair.

Une flèche se ficha même aux pieds du général.

Ituralde ne broncha pas. Les mains dans le dos, droit comme un « i », il marmonna pourtant.

— Celle-là est passée vraiment près, pas vrai ?

Nommé Binde, l’Asha’man qui se tenait près du général eut un rictus.

— Désolé, seigneur.

Binde était censé dévier les flèches. Jusque-là, il s’en était bien sorti. Mais de temps en temps, son regard se voilait et il radotait au sujet des « ils » qui tentaient de « lui voler ses mains ».

— Reste concentré, fit Ituralde.

Il avait la tête comme un melon. Encore des rêves, cette nuit – tellement réels. Il avait vu des Trollocs dévorer vivants des membres de sa famille alors qu’il était trop faible pour intervenir. Luttant et pleurant tandis que Tamsin et ses enfants hurlaient sous les crocs des monstres, il avait pourtant été troublé par les odeurs de chair humaine brûlée ou bouillie. À la fin du cauchemar, il s’était joint au festin des créatures.

Oublie ça, se dit-il.

Ce n’était pas facile, avec un rêve si réaliste. Par bonheur, une attaque des Trollocs l’avait forcé à se réveiller.

Le général savait que ça arriverait. Près des barricades, ses hommes avaient allumé des feux. Non sans mal, les Trollocs étaient venus à bout des défenses « épineuses », mais la note du boucher devait être salée.

À présent, les hommes d’Ituralde se battaient à l’entrée du défilé, empêchant une horde de monstres de déferler dans la vallée.

Pendant que les Trollocs avançaient péniblement dans le défilé, les soldats n’avaient pas perdu leur temps. L’entrée de la vallée était à présent défendue par une série de monticules de terre qui arrivaient à hauteur de poitrine d’un homme de taille normale. D’excellentes protections pour les arbalétriers, si les piquiers étaient contraints de reculer trop loin.

Désormais, Ituralde avait divisé ses forces par groupes d’environ trois mille hommes. Ensuite, il les avait organisés en formations carrées de piquiers, d’arbalétriers et de soldats du rang.

En première ligne, des arbalétriers montés avaient consigne de déclencher des escarmouches. Il avait aussi créé une avant-garde de piquiers de quelque six rangées de profondeur. Ces hommes maniaient des piques longues d’au moins vingt pieds. À Maradon, Ituralde avait appris qu’il fallait rester le plus loin possible des Trollocs.

Les piques étaient des armes merveilleuses. En formation carrée, les hommes d’Ituralde pouvaient résister dans toutes les directions, même si on les encerclait. Les Trollocs pouvaient être dressés à se battre convenablement. Pourtant, ces « carrés », quand on savait s’en servir, étaient en mesure de briser leurs lignes d’attaque.

Et dès que des Trollocs s’éparpillaient, les Aiels les massacraient avec une intense jubilation.

Derrière les piquiers, Ituralde avait fait placer des rangées de hallebardiers et de porteurs de machette. De temps en temps, les Trollocs débordaient les piquiers en écartant leurs armes ou en les renversant comme des quilles. Les porteurs de machette se glissaient alors entre les survivants et tranchaient les jarrets des Trollocs de tête.

Profitant de ce répit, les piquiers avaient le temps de se regrouper tandis que la vague suivante de soldats – des fantassins classiques et d’autres piquiers – avançait pour ferrailler contre les monstres.

Jusque-là, tout se passait bien, et une dizaine de « carrés » affrontaient les monstres sous le ciel nocturne. Sur la défensive, ces formations cherchaient à briser l’élan des Trollocs.

Les monstres se jetaient sur les piquiers, tentant de les submerger. Mais chaque carré opérant de manière indépendante, la tâche se révélait difficile.

Ituralde se souciait fort peu des Trollocs qui passeraient à travers les mailles du filet. Ceux-là, des Aiels les attendraient…

Si Ituralde gardait les mains dans le dos, c’était pour cacher leurs tremblements. Depuis Maradon, il n’était plus le même homme. Il avait appris de sa défaite, certes, mais en payant la leçon au prix fort.

Que la Lumière brûle mes maux de tête ! pensa-t-il. Et qu’elle carbonise les Trollocs.

Trois fois déjà, il avait failli ordonner à ses hommes d’abandonner les carrés et de se lancer dans un assaut sauvage. Dès qu’il fermait les yeux, il voyait ses soldats massacrer et démembrer les monstres. Allons, plus de tergiversations ! Il avait soif de sang.

À chaque occasion, il s’était retenu. Ses hommes n’étaient pas là pour tuer, mais pour tenir. Afin de donner à ce type, dans la grotte, tout le temps dont il avait besoin. C’était le seul enjeu, pas vrai ? Pourquoi avait-il tant de mal à s’en souvenir, ces derniers jours ?

Une nouvelle volée de flèches noires s’abattit sur les défenseurs. Malins, les Blafards avaient posté des archers sur les versants du défilé, là où Ituralde avait commencé par déployer les siens. Faire monter des monstres là-haut n’avait pas dû être facile, avec des pentes si abruptes. Combien de Trollocs avaient basculé dans le vide durant cette escalade ?

Quoi qu’il en soit, ils étaient là. Et même s’ils tiraient mal à l’arc, ce n’était pas un problème quand on visait des hommes serrés les uns contre les autres dans un espace exigu.

Les hallebardiers levèrent leurs boucliers. Quand ils les brandissaient, ils devenaient incapables de se battre. En cas de besoin, cependant, ils les gardaient accrochés dans leur dos.

Dans l’air nocturne brumeux, l’averse de projectiles se fit de plus en plus dense. Dans le ciel, la tempête se déchaînait, mais les Régentes des Vents, de nouveau en action, la gardaient à distance. D’après elles, l’armée était passée plusieurs fois à un souffle d’un cyclone de destruction. À un moment, des grêlons gros comme le poing d’un homme s’étaient abattus sur les soldats. Coup de chance, les Régentes avaient repris le contrôle du temps assez vite pour que ça dure une ou deux minutes seulement.

Si c’était ce qui guettait les défenseurs dès que les Régentes ne se servaient plus de leur Coupe, Ituralde était le premier à se réjouir qu’elles ne baissent pas les bras. Car le Ténébreux se fichait du nombre de Trollocs qu’il tuait lorsqu’il déchaînait sur les humains des catastrophes plus ou moins naturelles.

— Ils se regroupent en vue d’un autre assaut ! cria quelqu’un dans la nuit.

D’autres voix confirmèrent la nouvelle. Avec l’aide de la lumière des feux, Ituralde sonda la brume. Effectivement, les Trollocs se regroupaient.

— Que les septième et neuvième d’infanterie se replient, ordonna Ituralde. Ces gars sont en première ligne depuis trop longtemps. Le quatrième et le cinquième doivent monter au front et prendre position sur nos flancs. Préparez-vous à recevoir d’autres volées de flèches. Et…

Le général s’interrompit et plissa le front. Que faisaient donc ces Trollocs ? Après avoir reculé plus loin qu’il s’y attendait, voilà qu’ils semblaient vouloir battre en retraite ?

Une marée noire se déversa de la gueule du défilé. Des Myrddraals. Oui, des centaines et des centaines de Blafards, avec leur manteau noir qui ne bougeait pas, défiant le vent. Des visages sans yeux, des lèvres minces, des lames noires au poing… Reptiliennes, ces créatures se déplaçaient un peu comme des anguilles.

Sans laisser le temps au général de donner des ordres, les Blafards fondirent sur les carrés de défenseurs, passant entre les piques avec leur lame mortelle.

— Les Aiels ! cria Ituralde. Qu’on envoie les Aiels ! Tous ! Et tous les gens capables de canaliser, sauf ceux qui protègent la Fosse de la Perdition. Vite ! Vite !

Alors que des messagers partaient au pas de course, Ituralde regarda, horrifié. Une armée de Blafards ! C’était pire que dans ses cauchemars.

Le septième d’infanterie céda devant ce raz-de-marée, ses formations en carré explosant. Ituralde ouvrit la bouche pour ordonner que la réserve principale – celle qui défendait sa position – se jette dans la mêlée. Il fallait que la cavalerie aille alléger un peu la pression que subissaient les fantassins.

Hélas, il n’avait pas beaucoup de cavaliers, car il avait reconnu qu’ils seraient beaucoup plus utiles sur les autres fronts. Mais le peu qu’il lui restait pouvait être déterminant ici…

Sauf que…

Le général ferma les yeux. Par la Lumière, il était à bout de forces, le cerveau tout embrouillé.

Replie-toi devant cette attaque, dit une voix dans sa tête. Va rejoindre les Aiels, puis résiste avec eux.

— Me replier…, murmura Ituralde. Replier…

Une manœuvre qui semblait catastrophique. Alors, pourquoi son esprit insistait-il ainsi ?

« Capitaine Tihera, voulut dire Ituralde, je te transmets le commandement. »

Les mots refusèrent de sortir. Une force physique semblait l’empêcher d’ouvrir la bouche.

Il entendit crier des hommes. Que se passait-il ? Face à un seul Blafard, des dizaines d’hommes pouvaient succomber. À Maradon, il avait perdu une unité d’archers – cent hommes exactement – face à deux Myrddraals qui s’étaient introduits en ville pendant la nuit.

Ces escouades de défenseurs étaient formées pour affronter des Trollocs, leur couper les jarrets et les jeter à terre.

Les Blafards massacreraient les carrés et les maraudeurs. Et personne ne faisait ce qu’il aurait fallu faire.

— Seigneur Ituralde ? demanda le capitaine Tihera. Seigneur, je n’ai pas bien compris ce que tu as dit.

S’ils se repliaient, les Trollocs les encercleraient. Il fallait résister ici.

Ituralde ouvrit pourtant la bouche pour donner l’ordre d’abandonner la position.

— Retirez-les…

Des loups !

Des loups venaient d’apparaître dans la brume, semblables à des spectres. En grognant, ils sautaient sur les Myrddraals.

Ituralde sursauta quand un homme vêtu de fourrure se hissa sur la saillie rocheuse d’où il observait le combat.

Tihera recula et appela la garde. L’inconnu en fourrure bondit sur le général et le fit basculer de la saillie.

Ituralde ne se débattit pas. Qui que soit cet homme, il lui était reconnaissant, car il l’avait empêché de donner l’ordre du repli. De quoi éprouver une brève sensation de triomphe.

Il s’écrasa vite sur le sol, le souffle coupé. Des loups prirent ses bras entre leurs crocs, très délicatement, et l’entraînèrent vers l’obscurité tandis qu’il sombrait dans l’inconscience.


Alors que la bataille pour la frontière du Kandor continuait, Egwene était assis dans son camp. Son armée contenait les Trollocs, et les Seanchaniens la soutenaient.

La Chaire d’Amyrlin, elle, dégustait une tasse d’infusion.

Quelle situation irritante, pour une dirigeante ! Mais elle ne tenait plus debout…

Gareth Bryne, elle ne l’avait pas encore trouvé, mais ça n’avait rien d’étonnant, puisqu’il se déplaçait sans cesse. Silviana le cherchait, et des nouvelles arriveraient bientôt.

Alors que des Aes Sedai transféraient les blessés à Mayene, le soleil sombrait à l’horizon, telle une paupière refusant de rester levée. Sur la tasse, les mains d’Egwene tremblaient.

Dans le lointain, on entendait encore le vacarme des armes. À l’évidence, les Trollocs comptaient ferrailler tard dans la nuit, histoire de miner les défenses des humains.

Des cris de rage ou de douleur montaient toujours du champ de bataille. En revanche, il y avait beaucoup moins d’explosions.

Egwene se tourna vers Gawyn. Malgré une étrange pâleur, il ne semblait pas fatigué. En sirotant sa boisson, la jeune dirigeante pesta contre son fringant époux. C’était injuste, mais elle n’avait rien à faire de la justice, pour le moment. Une Aes Sedai avait le droit de ronchonner au sujet de son Champion. Ils étaient là pour ça, après tout.

Une brise soufflait dans le camp. Même à des centaines de pas du gué, on y sentait l’odeur du sang. Non loin de là, des archers décochèrent une volée de flèches sur ordre de leur officier. Quelques instants plus tard, deux Draghkars s’écrasèrent sur le sol, à la lisière du camp. Avec la nuit, d’autres viendraient, car il leur était plus facile de se cacher.

Mat… Dès qu’elle pensait à lui, Egwene se sentait mal à l’aise. C’était un tel fanfaron ! Et un fêtard qui faisait risette à toutes les jolies filles qu’il croisait. Vraiment, il traitait les femmes comme des potiches. Et… Et…

… Et c’était Mat, quoi !

Quand Egwene avait treize ans, il s’était jeté dans la rivière pour sauver Kiem Lewin de la noyade. Sauf que la jeune fille n’était pas en train de sombrer, une amie lui ayant juste enfoncé la tête sous l’eau pour s’amuser. Mais Mat n’y avait vu que du feu, prêt à tout pour défendre la veuve et l’orphelin, même quand ils ne lui demandaient rien. Après cette histoire, les hommes de Champ d’Emond s’étaient moqués de lui pendant des mois.

Le printemps suivant, Mat avait tiré Jer al’Hune de cette même rivière, arrachant le petit garçon à la mort. Après cet exploit, les moqueries avaient cessé pendant un bon moment.

C’était tout Mat ! Pendant l’hiver, il s’était plaint qu’on se gausse de lui, jurant que la prochaine fois il laisserait les gens se noyer. Mais dès qu’il avait vu quelqu’un en danger, il avait tout oublié. Egwene le revoyait encore, tout dégingandé, sortant de l’eau avec le petit Jer serré contre lui, les yeux encore écarquillés d’horreur.

Jer avait sombré sans un cri. À l’époque, Egwene ignorait que ça pouvait arriver. En fait, quand ils se noyaient, les gens ne se débattaient pas et ils n’appelaient pas à l’aide. Sidérés, ils coulaient comme une pierre, et personne ne s’apercevait de rien. Sauf Mat, parce qu’il avait un œil d’aigle.

Quand j’étais à la Pierre de Tear, il est venu à mon secours…

Certes, mais il avait aussi essayé de la « tirer des griffes des Aes Sedai », refusant de croire qu’elle était devenue leur Chaire d’Amyrlin.

Comment analyser les choses, cette fois ? Egwene était-elle en train de se noyer, ou non ?

« Eh bien, ça dépend de la confiance que tu accordes à Mat », avait dit Min.

Par la Lumière ! J’ai confiance en lui, idiote que je suis !

Matrim pouvait se tromper. Ça lui arrivait même souvent. Mais quand il avait raison, il sauvait des vies.

Egwene se força à se lever. La voyant chanceler, Gawyn vint la soutenir. Après lui avoir tapoté le bras, elle s’écarta de son époux. Les soldats ne devaient pas voir une Chaire d’Amyrlin si faible qu’elle avait besoin de s’appuyer à quelqu’un.

— Quels rapports avons-nous sur les autres fronts ?

— Aujourd’hui, rien du tout, répondit Gawyn. C’est le silence total.

— Elayne est censée se battre près de Cairhien. Un affrontement important.

— Elle doit être trop occupée pour envoyer des messages.

— Gawyn, il faut qu’un de nos hommes y aille via un portail. Je dois savoir où en sont les choses.

Gawyn fila exécuter cet ordre. Dès qu’il fut parti, Egwene, à pas prudents, alla rejoindre Silviana, qui conversait avec deux sœurs bleues.

— Bryne ? demanda Egwene.

— Dans la tente-réfectoire, répondit Silviana. Je viens de l’apprendre et j’ai envoyé un messager lui dire de t’y attendre.

— Allons-y.

Une fois sous la tente, la plus grande du camp, Egwene repéra tout de suite le général. Pas en train de se restaurer, mais de consulter des cartes sur la table portative du cuisinier. Le meuble sentait l’oignon, car on avait dû en couper des dizaines et des dizaines dessus.

Yukiri avait ouvert un portail dans le sol afin qu’on puisse observer par en dessus le champ de bataille. Alors qu’Egwene avançait, la sœur le referma. Avec les Shariennes aux aguets, prêtes à y expédier des tissages, on ne laissait jamais longtemps ouverte cette fenêtre sur les massacres.

— Convoque le Hall de la Tour, souffla Egwene à Silviana. Rameute toutes les représentantes que tu trouveras. Rendez-vous ici, aussi vite que tu pourras !

Silviana acquiesça sans trahir la perplexité qu’elle éprouvait sans doute. Alors qu’elle s’éloignait, Egwene se laissa tomber sur un siège.

Sûrement occupée à guérir les blessés, Siuan n’était pas là. Une très bonne chose. Faire ce qui allait suivre sous son regard furibond aurait déplu à Egwene. Restait Gawyn, qui aimait Bryne comme un père. Via le lien, elle avait senti son inquiétude.

Dans cette affaire, Egwene allait devoir se montrer très prudente – donc, pas question de commencer avant l’arrivée des représentantes. Si elle ne pouvait guère accuser Bryne, ignorer Mat n’était pas possible non plus. Il avait tout d’un vaurien et d’un idiot, mais elle lui faisait confiance. Que la Lumière lui vienne en aide, mais c’était ainsi ! À Matrim Cauthon, elle aurait confié sa vie sans sourciller. Et sur le champ de bataille, il s’était vraiment passé des choses bizarres…

Les représentantes ne tardèrent pas. Responsables de l’effort de guerre, elles se réunissaient tous les soirs pour entendre les rapports et les explications tactiques de Bryne et de ses officiers. Du coup, le général ne s’étonna pas de les voir et continua à travailler.

La plupart des sœurs jetèrent un regard interloqué à Egwene. Hochant doctement la tête, elle essaya de les impressionner avec toute la prestance de la Chaire d’Amyrlin.

Quand elles furent assez nombreuses, la jeune dirigeante décida de se jeter à l’eau. Le temps passait, et elle devait ne plus penser aux accusations de Mat – ou agir en conséquence.

— Général Bryne, dit-elle, tu vas bien ? Nous avons eu du mal à te trouver.

Bryne leva les yeux – très rouges – et battit des paupières. Puis il salua les représentantes de la tête.

— Je suis fatigué, mais probablement pas plus que vous toutes. J’étais sur le champ de bataille, attentif au moindre détail. Tu sais ce que c’est…

Gawyn entra en trombe.

— Egwene, dit-il, toujours aussi pâle. Nous avons un problème.

— Lequel ?

— Je… Eh bien, le maréchal Bashere s’est retourné contre Elayne. C’est un Suppôt des Ténèbres ! Sans l’arrivée des Asha’man, la bataille aurait été perdue.

— Pardon ? s’écria Bryne. Bashere, un Suppôt ?

— Oui.

— C’est impossible. Il est aux côtés du Dragon depuis des mois. Je ne le connais pas bien, mais… Un Suppôt ? Non, je n’y crois pas.

— C’est effectivement une accusation déraisonnable, dit Saerin.

— Si tu veux, va donc en parler à la reine, lâcha Gawyn. Ces mots, je les ai entendus de sa bouche, car je reviens de son camp.

Dans un lourd silence, les représentantes se consultèrent du regard.

— Général, dit Egwene, comment se fait-il que tu nous aies envoyé deux escadrons de cavalerie pour nous protéger des Trollocs quand nous étions sur les collines, au sud d’ici ? Ces malheureux sont tombés dans un piège, et le flanc gauche de notre armée s’est retrouvé sans défense.

— Comment ça se fait, mère ? s’étonna Bryne. Tout le monde avait compris que tes sœurs et toi ne résisteriez plus longtemps. C’est vrai, j’ai dégarni le flanc gauche, mais j’ai envoyé les Illianiens renforcer cette position. Quand j’ai vu que la cavalerie de Shara se divisait pour attaquer le flanc droit d’Uno, j’ai chargé les Illianiens d’intercepter les agresseurs. C’était la bonne chose à faire. Comment aurais-je pu savoir qu’il y avait tant de Shariens ?

Alors que sa voix montait de plusieurs tons, le général se tut, les mains tremblantes.

— J’ai fait une erreur, mère. Je ne suis pas parfait.

— C’était bien plus qu’une erreur, intervint Faiselle. Je viens de parler avec Uno et les autres survivants de ce massacre. Uno affirme avoir senti le piège dès que ses cavaliers et lui se sont dirigés vers les sœurs. Mais il prétend, général, que tu lui avais promis de l’aide.

— Je lui ai envoyé des renforts, je viens de le dire. Mais je ne pensais pas que les Shariens mobiliseraient une telle force. De plus, tout était sous mon contrôle. J’avais ordonné à la cavalerie du Seanchan de soutenir nos troupes. Ces cavaliers auraient dû se charger des Shariens. Ils étaient massés de l’autre côté du fleuve et n’auraient jamais dû arriver si tard.

— Oui, dit Egwene d’un ton plus dur, nos hommes, par milliers, étaient pris en étau entre les Trollocs et les Shariens, sans espoir de s’enfuir. Tu les as condamnés, général, et sans aucune bonne raison.

— Il fallait tirer les Aes Sedai de là ! se défendit Bryne. Elles sont notre atout le plus précieux. Toutes mes excuses, mère, mais tu m’as tenu exactement ce discours.

— Les sœurs auraient pu attendre, dit Saerin. J’étais là-bas… Oui, nous avions besoin de nous replier, mais nous résistions encore, et nous aurions pu tenir plus longtemps.

» Général, tu as laissé mourir des milliers de héros. Sais-tu le pire ? Ce n’était pas nécessaire ! Les Seanchaniens postés de l’autre côté du gué – ceux qui auraient dû sauver la situation –, tu les as laissés attendre ton ordre d’attaquer. Mais cet ordre n’est jamais venu. Tu les as abandonnés, comme tu as sacrifié notre cavalerie.

— Mais… je leur ai ordonné d’attaquer. Enfin, ils ont fini par bouger. Un messager… oui, je leur ai envoyé un messager.

— Non, lâcha Egwene. Sans Mat Cauthon, ils seraient encore en train d’attendre de ce côté du fleuve.

Elle se détourna du général.

— Egwene, souffla Gawyn en lui prenant le bras. Que racontes-tu ? Juste parce que…

Bryne porta une main à sa tête, puis il vacilla, comme si tous ses membres venaient de perdre leur force.

— Je ne sais pas ce qui cloche chez moi, fit-il d’un ton étrangement creux. Je multiplie les erreurs, mère. Toutes du genre qu’un homme peut réparer, voilà ce que je me dis. Mais quand j’essaie, c’est pour commettre une bévue encore pire.

— Tu es fatigué, c’est tout, dit Gawyn, compatissant. Comme nous tous.

— Non, dit Bryne, c’est plus grave que ça. Fatigué, je l’ai déjà été. Là, c’est comme si mon instinct m’abusait systématiquement. Je donne un ordre, puis, tout de suite après, je vois ses défauts. Je…

— Une coercition, dit Egwene, les sangs glacés. On t’a placé sous une coercition. Les Ténèbres ont attaqué nos grands capitaines.

Sous la tente, plusieurs sœurs s’unirent à la Source.

— Comment ça pourrait être possible ? objecta Gawyn. Egwene, des sœurs surveillent en permanence le camp pour savoir si des intrus y canalisent le Pouvoir.

— Je ne sais pas comment c’est arrivé, admit la Chaire d’Amyrlin. La coercition était peut-être déjà en place depuis des mois.

Elle se tourna vers les représentantes.

— Je propose que le Hall relève Gareth Bryne de son commandement. La décision vous revient, représentantes.

— Lumière…, souffla Yukiri. C’est… Lumière !

— Il faut le faire, déclara Doesine. Le Ténébreux a bien joué… C’était un moyen de détruire notre armée sans qu’on le remarque. Nous aurions dû voir le piège… Les grands capitaines, il aurait fallu mieux les protéger.

— Nous devons prévenir le seigneur Mandragoran et ceux qui combattent au mont Shayol Ghul ! s’écria Faiselle. Ils pourraient être concernés. Un sabotage de nos quatre fronts, en même temps…

— Je m’en occupe, dit Saerin en se dirigeant vers la sortie. Pour l’heure, je suis d’accord avec notre mère. Bryne doit être relevé de son poste.

Toutes les autres représentantes approuvèrent du chef. Rien à voir avec un scrutin officiel dans le Hall, mais ça ferait l’affaire.

Près de la table, Gareth Bryne se laissa tomber sur un siège. Pauvre homme. À l’évidence, il était bouleversé.

Soudain, il eut un grand sourire.

— Général ? fit Egwene.

— Merci, dit Bryne, l’air très détendu.

— De quoi ?

— Mère, je craignais d’avoir perdu l’esprit… J’ai laissé mourir des milliers d’hommes, je ne le nie pas. Mais ce n’était pas moi. Non, ce n’était pas moi !

— Egwene, dit Gawyn, son chagrin soigneusement caché. L’armée… Si Bryne a été forcé de nous pousser au désastre, nous devons modifier sur-le-champ notre chaîne de commandement.

— Faites venir mes officiers, dit le général. Je leur transmettrai mon autorité.

— Et s’ils ont été corrompus aussi ? avança Doesine.

— Le risque est réel, approuva Egwene. C’est un coup d’un des Rejetés – Moghedien, peut-être. Seigneur Bryne, si tu étais tombé au combat, l’ennemi savait que tes officiers prendraient ta suite. Leur instinct est peut-être aussi faussé que le tien.

— Qui croire ? fit Doesine. Et à qui se fier ? Tous les gens que nous avons nommés à des postes de commandement peuvent être sous coercition.

— Nous devons choisir l’une d’entre nous, dit Faiselle. Influencer un homme incapable de canaliser est bien plus facile que de s’en prendre à une sœur. Nous sentons quand on manie le Pouvoir et nous savons reconnaître les femmes qui ont le don. Statistiquement, nous risquons moins d’être corrompues.

— Mais laquelle d’entre nous est calée en stratégie ? intervint Ferane. Je me considère comme assez instruite pour valider un plan, mais pas pour le concevoir.

— Ce sera toujours mieux qu’un général sous coercition, dit Faiselle.

— Non, fit Egwene en s’accrochant au bras de Gawyn pour se relever.

— Mais que faire, alors ? demanda le jeune homme.

Oui, que faire ? Egwene connaissait un seul homme dont elle pouvait garantir qu’il n’était pas sous coercition. En tout cas, pas tissée par Moghedien. Un garçon qui était immunisé contre les effets du saidar et du saidin.

— Matrim Cauthon, dit-elle. C’est lui que nous devons choisir. Que la Lumière nous protège.


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